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La social-démocratie

Thursday 17 June 2010

La crise de la social-démocratie

Rosa Luxemburg

La fin de la lutte des classes

L’autre aspect de l’attitude de la social-démocratie était l’acceptation officielle de l’Union sacrée, c’est-à-dire la suspension de la lutte de classes pour la durée de la guerre. La déclaration du groupe lue au Reichstag le 4 août fut même le premier acte de cet abandon de la lutte de classes : le texte était d’accord à l’avance avec les députés du gouvernement et des partis bourgeois, l’acte solennel du 4 août était un numéro patriotique préparé en coulisse qui était destiné au peuple et à l’étranger, et dans lequel la social-démocratie jouait déjà à côté des autres participants le rôle qu’elle avait adopté.

Le vote des crédits par le groupe parlementaire montra l’exemple à toutes les instances dirigeantes du mouvement ouvrier. Les chefs syndicaux firent aussitôt cesser toutes les luttes de salaires et ils communiquèrent officiellement leur position aux entrepreneurs en invoquant les devoirs de l’Union sacrée. La lutte contre l’exploitation capitaliste fut spontanément interrompue pour toute la durée de la guerre. Ces mêmes chefs syndicaux prirent l’initiative de fournir aux agriculteurs de la main-d’oeuvre des villes, de manière que la rentrée des récoltes ne soit pas interrompue. La direction du mouvement des femmes socialistes proclama l’union avec les femmes de la bourgeoisie et forma avec elles un « service national des femmes » de sorte que la part la plus importante des effectifs du parti restée au pays après la mobilisation ne s’occupait pas de faire de l’agitation sociale-démocrate, mais était enrôlée dans des bonnes oeuvres d’intérêt national : distribuer de la soupe, donner des conseils, etc. Sous la loi des socialistes, le parti avait le plus souvent utilisé les élections parlementaires pour propager ses idées et affirmer sa position en dépit de tous les états de siège et des persécutions dont était l’objet la presse social-démocrate. Maintenant, au cours des secondes élections parlementaires pour le Reichstag, les diètes locales et les représentations communales, la social-démocratie renonça officiellement à toute lutte électorale, c’est-à-dire à toute agitation et à toute discussion idéologique dans le sens de la lutte de classe prolétarienne, et réduisit les élections à leur simple contenu bourgeois : amasser le plus de mandats possible, sur lesquels elle se mettait d’accord à l’amiable avec les partis bourgeois. Le vote du budget par les députés sociaux-démocrates dans les diètes locales et dans les représentations communales - à l’exception de la diète prussienne et de la diète d’Alsace-Lorraine -, accompagné d’un appel solennel à l’Union sacrée, souligna la rupture brutale avec la pratique d’avant le début de la guerre. La presse sociale-démocrate, à quelques rares exceptions près, exaltait tout haut le principe de l’unité nationale dans l’intérêt vital du peuple allemand. Au moment de la déclaration de guerre, elle mit même ses lecteurs en garde contre les retraits des sommes déposées dans les caisses d’épargne ; par là, elle contribua grandement à empêcher des troubles dans la vie économique du pays et elle permit aux fonds des caisses d’épargne de servir aux emprunts de guerre de façon notable ; elle conseillait les femmes prolétariennes de ne pas informer leurs maris envoyés au front de la misère où elles se trouvaient ainsi que leurs enfants, et de ne pas les mettre au courant de l’insuffisance des approvisionnements fournis par l’État, mais leur suggérait plutôt de « produire un effet apaisant et exaltant » sur les combattants en leur dépeignant les charmes du bonheur familial et « en leur décrivant avec bienveillance l’aide dont elles avaient bénéficié jusqu’ici » [1].

Elle louait le travail éducateur du mouvement ouvrier moderne comme fournissant une aide précieuse à la conduite de la guerre, comme par exemple dans ce morceau classique :

« C’est dans le besoin qu’on reconnaît ses vrais amis. Ce vieux proverbe se confirme à l’heure présente. En butte à tant de vexations et de tracasseries, les sociaux-démocrates se lèvent comme un seul homme pour défendre la patrie, et les centrales syndicales allemandes, à qui on a si souvent mené la vie dure en Allemagne prussienne, annoncent toutes unanimement que leurs meilleurs hommes se trouvent sous les drapeaux. Même des journaux d’entreprise du genre du Generalanzeiger, annoncent ce fait et ajoutent qu’ils sont persuadés que " ces gens " accompliront leur devoir comme les autres et que là où ils se trouveront, les coups tomberont peut-être le plus dru. »
« Quant à nous, nous sommes persuadés que, grâce à leur instruction, nos syndiqués peuvent faire bien mieux que " rentrer dedans ". Avec les armées de masse modernes, les généraux n’ont pas la tâche facile pour mener la guerre : les obus modernes d’infanterie qui permettent de toucher une cible jusqu’à 3.000 mètres et avec précision jusqu’à 2.000 mètres font qu’il est tout à fait impossible aux chefs d’armée de faire avancer de grands corps de troupes en colonne de marche serrée. C’est pourquoi il faut au préalable " s’étirer ", et cet étirement exige à son tour un nombre beaucoup plus grand de patrouilles et une grande discipline et une grande clarté de jugement, aussi bien de la part des détachements que des hommes isolés, et c’est là qu’on voit quel rôle éducateur ont joué les syndicats et à quel point on peut compter sur cette éducation dans des jours aussi difficiles que ceux-ci. Le soldat russe et le soldat français peuvent bien accomplir des prodiges de bravoure, mais pour ce qui est de la réflexion froide et calme, le syndiqué allemand les surpassera. En plus de cela, il y a le fait que, dans les zones frontières, les gens organisés connaissent souvent tous les recoins du terrain comme leur poche, et que beaucoup de fonctionnaires syndicaux possèdent aussi leur connaissance des langues, etc. Ainsi donc, si on a pu dire en 1866 que la marche en avant des troupes prussiennes était une victoire du maître d’école, il faudra parler cette fois-ci d’une victoire du fonctionnaire syndical. » (Frankfurter Volksstimme du 18 août 1914).
L’organe théorique du parti, Neue Zeit (numéro 23 du 25 septembre 1914), déclarait :

« Tant que la question est posée simplement sous la forme victoire ou défaite, on fait passer au second plan toutes les autres, y compris celle de la finalité de la guerre. Donc passent au second plan, à plus forte raison au sein de l’armée et de la population, toutes les différences entre les partis, les classes, les nations. »
Et dans le numéro 8 (du 27 novembre 1914), la même revue Neue Zeit écrit dans un article intitulé « Les limites de l’Internationale » :

« La guerre mondiale divise les socialistes en camps différents et essentiellement en différents camps nationaux. L’Internationale est incapable d’empêcher cela, c’est-à-dire qu’elle n’est pas un instrument efficace en temps de guerre ; l’Internationale est essentiellement un instrument valable en temps de paix. »
Sa grande « mission historique » serait « la lutte pour la paix, la lutte de classes en temps de paix ».

Ainsi donc, la social-démocratie déclare qu’à la date du 4 août 1914, et jusqu’à la conclusion future de la paix, la lutte de classes n’existe plus. Ainsi, dès qu’a tonné en Belgique le premier coup des canons de Krupp, l’Allemagne s’est métamorphosée en un pays de cocagne, le pays de la solidarité des classes et des harmonies sociales.

Mais comment peut-on, à la vérité, imaginer ce miracle ? On sait bien que la lutte de classes n’est nullement une invention, une création délibérée de la social-démocratie que celle-ci pourrait à son gré et de sa propre initiative supprimer pendant certaines périodes. La lutte de classes du prolétariat est plus ancienne que la social-démocratie ; c’est un produit élémentaire de la société de classes qui se déchaîne avec l’avènement du capitalisme en Europe. Ce n’est pas la social-démocratie qui a poussé le prolétariat moderne à la lutte de classes, c’est au contraire le prolétariat qui a suscité la social-démocratie afin qu’elle coordonne la lutte des fractions diverses, dans l’espace et dans le temps, de la lutte de classes et qu’elle fasse prendre conscience à tous du but à atteindre. Qu’est-ce que la déclaration de guerre a changé à cela ? Est-ce que par hasard la propriété privée, l’exploitation capitaliste, la domination de classe ont cessé ? Est-ce que par hasard, dans un accès de patriotisme, les possédants auraient déclaré : « Aujourd’hui, étant donné la guerre et tant qu’elle durera, les moyens de production : terrains, fabriques, usines, nous les remettons entre les mains de la communauté, nous renonçons à en tirer profit pour nous seuls, nous abolissons tous les privilèges politiques et nous les sacrifions sur l’autel de la patrie aussi longtemps qu’elle sera en danger » ? Hypothèse tout à fait absurde qui fait penser aux histoires que l’on raconte aux petits enfants. Et pourtant, ce serait la seule prémisse qui, logiquement, aurait pu entraîner la classe ouvrière à déclarer : « La lutte de classes est interrompue. » Mais bien sûr, rien de tel ne s’est passé. Au contraire, tous les rapports de propriété, l’exploitation, la domination de classe et même l’absence de droits politiques pour le prolétariat, sous les diverses formes qu’elle prend dans notre Reich germano-prussien, sont restés intacts. Le tonnerre des canons en Belgique et en Prusse orientale n’a pas changé d’un iota la structure économique, sociale et politique de l’Allemagne.

La suppression de la lutte de classes a donc été une mesure parfaitement unilatérale. Tandis que pour la classe ouvrière, « l’ennemi de l’intérieur », c’est-à-dire l’exploitation et l’oppression capitalistes, a continué d’exister, les dirigeants de la classe ouvrière : la social-démocratie et les syndicats, dans un mouvement de magnanimité patriotique, ont livré sans combat la classe ouvrière à son ennemi pour toute la durée de la guerre. Tandis que les classes dominantes restent sur le pied de guerre, en possession de tous leurs droits de propriétaires et de maîtres, la social-démocratie a ordonné au prolétariat de « désarmer ».

Le miracle de l’harmonie des classes, de la fraternisation de toutes les couches sociales, avait déjà un précédent dans une société bourgeoise : les événements de 1848 en France.

« Dans l’esprit des prolétaires - écrit Marx dans son ouvrage les luttes de classes en France - qui confondaient en général l’aristocratie financière avec la bourgeoisie, dans l’imagination de braves républicains qui niaient l’existence même des classes ou l’admettaient tout au plus comme une conséquence de la monarchie constitutionnelle, dans les phrases hypocrites des fractions bourgeoises jusque-là exclues du pouvoir, le pouvoir de la bourgeoisie se trouvait abolie avec l’instauration de la République. Tous les royalistes se transformèrent alors en républicains et tous les millionnaires de Paris en ouvriers. Le mot qui répondait à cette suppression imaginaire des rapports de classe, c’était la fraternité, la fraternisation et la fraternité universelle. Cette abstraction débonnaire des antagonismes de classes, cet équilibre sentimental des intérêts de classe contradictoires, cette exaltation enthousiaste au-dessus de la lutte de classes, la fraternité, telle fut vraiment la devise de la révolution de Février. [...] Le prolétariat de Paris se laissa aller à cette généreuse ivresse de fraternité. [...] Le prolétariat parisien, qui reconnaissait dans la République sa propre création, acclamait naturellement chaque acte du Gouvernement provisoire qui lui permettait de prendre pied plus facilement dans la société bourgeoise. Il se laissa docilement employer par Caussidière à des fonctions de police pour protéger la propriété à Paris, de même qu’il laissa régler à l’amiable les conflits de salaires entre ouvriers et maîtres par Louis Blanc. Il mettait son point d’honneur à maintenir immaculé, aux yeux de l’Europe, l’honneur bourgeois de la République. »
En février 1848, le prolétariat parisien avait lui aussi suspendu naivement la lutte de classes, mais, bien entendu, il venait d’écraser la monarchie de Juillet par son action révolutionnaire et venait d’imposer la république. Le 4 août 1914, ce fut la révolution de Février mise sur la tête : la suppression de la lutte de classes non pas sous la république, mais sous la monarchie militaire, non pas après une victoire du peuple sur la réaction, mais après une victoire de la réaction sur le peuple, non pas par la proclamation de « liberté, égalité, fraternité », mais par la proclamation de l’état de siège, l’étranglement de la liberté de presse et la suppression de la Constitution ! Le gouvernement proclama solennellement l’Union sacrée et reçut de tous les partis l’engagement de la respecter scrupuleusement. Mais, en politicien expérimenté, il ne se fiait pas aux promesses, et assura l’Union sacrée par les moyens tangibles de la dictature militaire. Cela aussi, la social-démocratie l’accepta sans broncher. Dans sa déclaration au Reichstag le 4 août, de même que dans celle du 2 décembre, le groupe parlementaire ne prenait pas la moindre précaution contre la gifle de l’état de siège. En plus de l’Union sacrée et des crédits de guerre, la social-démocratie approuvait par son silence l’état de siège qui la livrait pieds et poings liés au bon vouloir des classes dirigeantes. Elle admettait du même coup que l’état de siège, le musellement du peuple et la dictature militaire étaient des mesures nécessaires à la défense de la patrie. Mais l’état de siège n’était dirigé contre personne d’autre que contre la social-démocratie. C’était uniquement du côté social-démocrate que l’on pouvait s’attendre à rencontrer des difficultés, de la résistance, des protestations contre la guerre. Au moment même où, avec l’approbation de la social-démocratie, on proclamait l’Union sacrée, donc la suppression des oppositions de classes, la social-démocratie elle-même fut déclarée en état de siège, on proclamait le combat contre la classe ouvrière sous sa forme la plus aiguë : sous la forme de la dictature militaire. Comme fruit de sa capitulation, la social-démocratie reçut ce que, si elle avait pris le parti de résister, elle aurait dû subir dans le pire des cas, celui d’une défaite : l’état de siège ! La déclaration solennelle du groupe parlementaire en appelle, pour justifier son vote des crédits militaires, au principe socialiste du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. La première étape de ce « droit » de la nation allemande à disposer d’elle-même, au cours de cette guerre, fut la camisole de force de l’état de siège dans laquelle on fourrait la social-démocratie ! Assurément, l’histoire a rarement vu un parti se tourner à ce point en dérision.

En acceptant le principe de l’Union sacrée, la social-démocratie a renié la lutte de classes pour toute la durée de la guerre. Mais par là, elle reniait le fondement de sa propre existence, de sa propre politique. Dans chacune de ses fibres, est-elle autre chose que lutte de classes ? Quel rôle peut-elle jouer maintenant pendant la durée de la guerre, après avoir abandonné son principe vital : la lutte de classes ? En reniant la lutte de classes, la social-démocratie s’est donné à elle-même son congé pour toute la durée de la guerre en tant que parti politique actif, en tant que représentant de la classe ouvrière. Mais par là, elle s’est privée de son arme la plus importante : la critique de la guerre du point de vue particulier de la classe ouvrière. Elle a abandonné la « défense nationale » aux classes dominantes, se bornant à placer la classe ouvrière sous leur commandement et à assurer le calme pendant la durée de l’état de siège, c’est-à-dire qu’elle joue le rôle de gendarme de la classe ouvrière.

Mais la social-démocratie a, par son attitude, compromis très gravement la cause de la liberté allemande pour une période qui déborde singulièrement la durée de la guerre actuelle, cause qui est actuellement confiée, si l’on en croit la déclaration du groupe parlementaire, aux canons de Krupp. Dans les cercles dirigeants de la social-démocratie, on compte beaucoup sur le fait que, après la guerre, la classe ouvrière verra s’élargir considérablement les libertés démocratiques et qu’on lui assurera l’égalité des droits avec la bourgeoisie, en récompense de son attitude patriotique pendant la guerre. Mais jamais encore dans l’histoire les classes dominantes n’ont concédé aux classes dominées des droits politiques à titre de pourboire en raison de l’attitude adoptée par ces dernières pour complaire aux classes dominantes. Au contraire, l’histoire est pleine d’exemples de dirigeants manquant brutalement de parole, même dans le cas où des promesses solennelles avaient été faites avant une guerre. En réalité, la social-démocratie ne garantit pas, par son comportement, l’élargissement des libertés politiques en Allemagne dans l’avenir, mais ébranle les libertés qui existaient avant la guerre. La manière avec laquelle l’état de siège et la suppression de la liberté de la presse, de la liberté d’association et de la vie publique sont supportés en Allemagne depuis des mois sans le sans le moindre combat, et sont même en partie approuvés du côté social-démocrate [2] - tout cela est sans exemple dans l’histoire de la société moderne.

En Angleterre règne une complète liberté de presse, en France la liberté de la presse est loin d’être aussi muselée qu’en Allemagne. Dans aucun pays, l’opinion publique n’a disparu aussi complètement comme en Allemagne pour être remplacée par la simple « opinion » officielle, c’est-à-dire par les ordres du gouvernement. Même en Russie, on ne connaît que les ravages du crayon rouge du censeur ; on n’y connaît absolument pas la disposition selon laquelle la presse de l’opposition doit imprimer tels quels des articles que lui remet le gouvernement et doit, dans ses propres articles, soutenir certaines conceptions qui lui sont dictées et imposées par les autorités gouvernementales au cours d’« entretiens confidentiels avec la presse ». Allemagne même, on n’a rien connu de comparable à la situation actuelle au cours de la guerre de 1870. La presse jouissait d’une liberté illimitée et, à la grande colère de Bismarck, les événements de la guerre faisaient l’objet de critiques parfois très vives et de conflits d’opinions très animés, notamment au sujet des objectifs de guerre, des questions d’annexion et des questions constitutionnelles. Lorsque Johann Jakoby fut arrêté, une vague d’indignation déferla sur toute l’Allemagne, et Bismarck lui-même désavoua cet attentat de la réaction comme étant une grave maladresse. Telle était la situation en Allemagne après que Bebel et Liebknecht, au nom de la classe ouvrière allemande, eurent nettement refusé de s’associer au patriotisme délirant qui régnait alors. Il fallut attendre la social-démocratie patriotique et ses 4 millions et demi d’électeurs pour assister à cette fête de réconciliation attendrissante de l’Union sacrée et à l’approbation des crédits de guerre par le groupe social-démocrate, à la suite de quoi on infligea à l’Allemagne la dictature militaire la plus dure qu’un peuple majeur ait jamais eu à subir. Qu’une chose pareille soit possible actuellement en Allemagne, qu’elle soit acceptée non seulement par la presse bourgeoise, mais par la presse sociale-démocrate qui est si développée et si influente, d’une manière résignée, et sans la moindre résistance notable - ce fait en dit long, hélas, sur le destin de la liberté allemande. Cela prouve que, dans la société allemande, les libertés politiques ne reposent sur aucun fondement véritable, puisqu’on peut les enlever sans difficulté ni anicroche. N’oublions pas que la portion congrue des droits politiques qui existait dans l’Empire allemand avant la guerre n’était pas, comme en France ou en Angleterre, le fruit de luttes révolutionnaires importantes et répétées, qu’elle n’était pas ancrée dans la vie du peuple par des traditions, mais qu’elle était le cadeau de la politique de Bismarck après une contre-révolution victorieuse qui avait duré plus de deux ans. La Constitution allemande n’avait pas mûri sur les champs de bataille de la révolution, mais dans le jeu diplomatique de la monarchie militaire prussienne, c’était le ciment avec lequel fut construit l’Empire allemand. Les dangers que courait le « développement libre » de l’Allemagne ne se trouvaient donc pas en Russie, comme le pensait le groupe parlementaire, mais bien en Allemagne même. Ils résidaient dans cette origine contre-révolutionnaire particulière de la Constitution allemande, dans ces groupes réactionnaires de la société allemande qui, depuis la fondation de l’Empire, n’ont pas cessé de mener une guerre silencieuse contre la chétive « liberté allemande », à savoir : les junkers prussiens, les provocateurs de la grosse industrie, le Zentrum archi-réactionnaire, le libéralisme allemand en lambeaux, le régime personnel, et enfin, ce à quoi, tous ensemble, ils ont donné naissance : la domination du sabre, le cours de Saverne qui, juste avant la guerre, fêtait ses victoires en Allemagne. Il y a, il est vrai, une excuse vraiment libérale pour expliquer le calme de cimetière qui règne actuellement sur l’Allemagne : il ne s’agirait que d’une renonciation « provisoire » pour la durée de la guerre. Mais un peuple politiquement mûr peut aussi peu renoncer « provisoirement » à ses droits politiques qu’un homme vivant ne peut « renoncer » à respirer. Un peuple qui admet par son attitude que l’état de siège est une chose nécessaire pendant la guerre admet du même coup que la liberté politique n’est tout compte fait, pas si indispensable que cela. En se résignant à l’état de siège actuel - et elle ne faisait rien d’autre en approuvant inconditionnellement les crédits de guerre et en admettant le principe de l’Union sacrée -, la social-démocratie ne peut qu’exercer un effet démoralisateur sur les masses populaires qui sont le seul soutien de la Constitution, alors que dans une mesure égale elle stimule et encourage le parti de la réaction, qui est l’ennemi de la Constitution.

En renonçant à la lutte de classes, notre parti s’est du même coup ôté la possibilité d’exercer une influence réelle sur la durée de la guerre et sur la tournure que pourrait prendre la conclusion de la paix. Et par là, sa propre déclaration officielle se retourne contre lui. Un parti qui se déclarait solennellement contre toutes les annexions - et les annexions sont la conséquence logique de la guerre impérialiste, dès l’instant où il y a des succès militaires - se désaisissait en même temps de toutes ses armes et de tous les moyens qui lui auraient permis de mobiliser les masses populaires et l’opinion publique, de les rallier à son point de vue, et, par leur intermédiaire, d’exercer une pression efficace et de contrôler la guerre pour contribuer au rétablissement de la paix. Au contraire : bien loin d’exercer un contrôle, la social-démocratie, en adoptant la politique d’Union sacrée, assurait au militarisme la tranquillité sur ses arrières et lui permettait d’aller de l’avant sans tenir compte d’autres intérêts que ceux des classes dominantes, elle lui laissait déchaîner sans entraves ses instincts impérialistes innés qui aspirent précisément à des annexions, et ne peuvent conduire qu’à des annexions. Autrement dit, en acceptant le principe de l’Union sacrée, et en désarmant politiquement la classe ouvrière, la social- démocratie a condamné sa propre protestation solennelle contre les annexions à rester lettre morte.

Mais, ce faisant, elle a obtenu encore autre chose : la prolongation de la guerre. Et ici, on peut toucher du doigt le dangereux piège que recèle, pour la politique du prolétariat, le dogme actuellement admis selon lequel nous ne pouvions lutter contre la guerre qu’aussi longtemps que celle-ci menace ; une fois que la guerre est là, le rôle de la politique sociale-démocrate serait terminé ; la seule question serait alors victoire ou défaite, autrement dit, la lutte de classes cesserait pour la durée de la guerre. En réalité, c’est après le déclenchement de la guerre que la tâche la plus importante de la politique sociale-démocrate commence. On lit dans la résolution adoptée à Stuttgart en 1907 par le Congrès de l’Internationale et confirmée à Bâle en 1912, résolution qui avait été adoptée à l’unanimité par les représentants du parti et des syndicats allemands :

« Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, c’est le devoir de la social-démocratie d’agir pour la faire cesser promptement et de s’employer, de toutes ses forces, à exploiter la crise économique et politique provoquée par la guerre pour mettre en mouvement le peuple et hâter de la sorte l’abolition de la domination capitaliste. »
Or, qu’a fait la social-démocratie pendant cette guerre ? Exactement le contraire de ce qu’ordonnaient les congrès de Stuttgart et de Bâle. En votant les crédits, en maintenant la politique d’Union sacrée, elle s’emploie à empêcher par tous les moyens la crise économique et politique, à empêcher que la guerre n’amène les masses à se mettre en mouvement. De toutes ses forces, elle s’emploie à sauver la société capitaliste de sa propre anarchie consécutive à la guerre, donc elle s’emploie à prolonger la guerre indéfiniment et à accroître le nombre de ses victimes.

Mais il paraît qu’il n’y aurait de toute façon pas eu un homme de moins tué sur le champ de bataille si la social-démocratie n’avait pas voté les crédits de guerre : voilà le raisonnement que l’on entend parmi nos parlementaires. Et la presse de notre parti défend généralement le point de vue suivant : nous devions participer à la défense du pays et la soutenir précisément pour réduire au minimum le nombre des victimes sanglantes de la guerre, dans l’intérêt de notre peuple. Mais la politique poursuivie par la social-démocratie a abouti exactement à l’inverse : c’est l’attitude « patriotique » de la social-démocratie, c’est l’Union sacrée assurée à l’arrière qui ont permis à la guerre impérialiste de déchaîner ses furies sans être inquiétée. Jusqu’alors, la peur de l’agitation intérieure, de la fureur du peuple misérable était le cauchemar perpétuel des classes dirigeantes et, du même coup, le garde-fou le plus efficace à leurs désirs de guerre. On connaît le mot de von Bülow, qui disait que c’était essentiellement par crainte de la social-démocratie que l’on s’efforçait autant que possible de différer toute guerre. Rohrbach écrit à la page VII de son livre la Guerre et la politique allemande : « Si des catastrophes naturelles n’interviennent pas, la seule chose qui puisse contraindre l’Allemagne à la paix, c’est la famine des sans-pain. » Il songeait évidemment à une famine qui s’exprime, qui se met nettement en évidence, et qui oblige les classes dirigeantes à la prendre en considération. Ecoutons enfin ce que dit un homme militaire éminent, un théoricien de la guerre, le général von Bernhardi. Dans son grand ouvrage, De la guerre actuelle, il écrit :

« Ainsi donc, les armées de masse modernes rendent la conduite de la guerre plus difficile à tous les points de vue. Mais en outre, elles présentent en elles-mêmes et pour elles-mêmes un facteur de danger qu’il ne faut pas sous-estimer. »
« Le mécanisme d’une telle armée est si colossal et si compliqué qu’il ne peut rester opérationnel et maîtrisable que si ses rouages fonctionnent, au moins dans l’ensemble, d’une manière sûre et si on évite au maximum les fortes secousses morales. A vrai dire, on ne doit pas espérer l’élimination complète de tels phénomènes dans une guerre mouvementée, et il ne faut pas s’attendre à une campagne limpide et victorieuse. Toutefois, on peut les surmonter s’ils se manifestent sur une échelle réduite. Mais si de grandes masses échappent au contrôle du haut commandement, si elles sont prises de panique, si l’intendance fait défaut sur une grande échelle, si l’esprit d’insubordination s’empare des troupes, dans ce cas, de telles masses non seulement ne sont plus capables de résister à l’ennemi, mais elles deviennent un danger pour elles-mêmes et pour le commandement de l’armée ; elles font sauter les liens de la discipline, troublent arbitrairement le cours des opérations et placent ainsi le haut commandement devant des tâches qu’il n’est pas en mesure d’accomplir. »
« La guerre menée avec des armées de masse modernes est donc, en tout état de cause, un jeu risqué, qui est excessivement éprouvant pour les forces personnelles et financières de l’Etat. Dans de telles conditions, il n’est que naturel que des dispositions soient prises partout pour mettre rapidement un terme à la guerre lorsqu’elle éclate et pour supprimer rapidement l’énorme tension que provoque la levée en masse de nations entières. »
Des politiciens bourgeois et des experts militaires considéraient donc la guerre moderne menée avec des armées de masse comme un « jeu risqué », et c’était là la raison essentielle qui pouvait faire hésiter les maîtres actuels du pouvoir à déclencher la guerre et les amener à tout faire pour qu’elle s’achève rapidement au cas où elle éclaterait. L’attitude de la social-démocratie au cours de la guerre actuelle - attitude qui, à tous points de vue, a eu pour effet d’amortir « l’énorme tension » - a dissipé leurs inquiétudes, elle a abattu les seules digues qui s’opposaient au torrent déchaîné du militarisme. Il s’est produit quelque chose que ni un Bernhardi, ni aucun homme politique bourgeois n’auraient jamais osé espérer : dans le camp de la social-démocratie a retenti le mot d’ordre de « tenir bon », c’est-à-dire de continuer le carnage. Et ainsi, ces milliers de victimes qui tombent depuis des mois et dont les corps couvrent les champs de bataille, nous les avons sur la conscience.


Notes

[1] Voir l’article de l’organe du parti à Nuremberg, reproduit dans le Hamburger Echo du 6 octobre 1914.

[2] La Chemnitzer Volkstimme écrivait le 21 octobre 1914 : « En tout cas, la censure militaire en Allemagne est dans l’ensemble plus convenable et plus raisonnable qu’en France ou en Angleterre. Ies hauts cris au sujet de la censure, qui cachent souvent l’absence d’une position cohérente sur le problème de la guerre, ne font qu’aider les ennemis de l’Allemagne à répandre le mensonge selon lequel l’Allemagne serait une seconde Russie. Celui qui croit sérieusement ne pas pouvoir écrire selon ses opinions sous la censure militaire actuelle, il n’a qu’à déposer la la plume et se taire. »

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