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Pourquoi s’appeler communiste plutôt que social-démocrate

lundi 3 janvier 2011

Lénine - discours du 8 mars 1918

Comme vous le savez, camarades, une discussion assez approfondie se déroule depuis avril 1917 dans le Parti au sujet du changement de dénomination du Parti ; c’est pourquoi il a été possible de prendre tout de suite au Comité central une décision qui n’a pas, je crois, provoqué de vives discussions et n’en a peut-être même suscité presque aucune, à savoir : le Comité central vous propose de changer l’appellation de notre Parti et de lui donner le nom de Parti communiste de Russie avec, entre parenthèses : bolchevique. Ce complément, nous le reconnaissons tous comme indispensable, parce que le mot « bolchevique » a acquis droit de cité non seulement dans la vie politique de la Russie, mais aussi dans toute la presse étrangère qui suit les grandes lignes des événements en Russie. Que la dénomination de « parti social-démocrate » soit scientifiquement inexacte, notre presse l’a expliqué également. Ayant créé leur propre Etat, les ouvriers ont fait que l’ancienne notion de la démocratie - de la démocratie bourgeoise, - a été dépassée par le développement de notre révolution. Nous sommes arrivés à un type de démocratie qui n’a jamais existé nulle part en
Europe occidentale. II n’a eu sa préfiguration que dans la Commune de Paris, dont Engels a
dit qu’elle n’était pas un Etat au sens propre du terme [1]. En un mot, pour autant que les masses laborieuses se mettent elles-mêmes à gérer l’Etat et à créer une force armée qui soutient l’ordre existant, l’appareil spécial de gestion disparaît, l’appareil spécial d’une certaine violence de la part de l’Etat disparaît, et nous ne pouvons plus dès lors être pour la démocratie sous son ancienne forme.

D’autre part, au moment où nous nous engageons dans la voie des transformations socialistes, nous devons définir clairement l’objectif vers lequel elles tendent en fin de compte, à savoir la création d’une société communiste, qui ne se borne pas à l’expropriation des fabriques, des usines, du sol et des moyens de production, qui ne se limite pas à un inventaire et à un contrôle rigoureux de la production et de la répartition des produits, mais qui va plus loin, vers la réalisation du principe : de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. C’est pourquoi la dénomination de Parti communiste est la seule qui soit scientifiquement juste. L’objection suivant laquelle elle peut nous faire confondre avec les anarchistes a été tout de suite repoussée au Comité central, parce que les anarchistes ne se donnent jamais simplement le nom de communistes, mais accompagnent toujours ce mot d’autre chose. A cet égard, il y a toutes sortes de variétés de socialisme, mais cela n’entraîne
aucune confusion entre social-démocrates et partis social-réformistes ou socialistes nationaux et autres.

D’autre part, un argument très important en faveur du changement de dénomination du Parti est que les vieux partis socialistes officiels de tous les pays avancés d’Europe ne se sont pas encore désintoxiqués du social-chauvinisme et du social-patriotisme qui ont provoqué la faillite complète du socialisme européen, officiel, pendant la guerre actuelle, si bien que, jusqu’à ce jour, presque tous les partis socialistes officiels ont été pour le mouvement socialiste révolutionnaire ouvrier de véritables freins, de véritables obstacles. Et notre Parti, qui jouit incontestablement à l’heure actuelle d’immenses sympathies parmi les masses laborieuses de tous les pays, a pour devoir de proclamer de la façon la plus catégorique, la plus tranchée, la plus claire, sans la moindre équivoque, sa rupture avec ce vieux socialisme officiel. Et le changement de nom du Parti sera le meilleur moyen d’atteindre ce résultat.

Ensuite, camarades, la question de la partie théorique du programme, et aussi de ses parties pratique et politique, a été beaucoup plus ardue. Sur la partie théorique, nous disposons de quelques matériaux, à savoir des recueils consacrés à la révision du programme qui ont été édités à Moscou et à Pétersbourg, et des articles parus dans deux principaux organes théoriques de notre Parti, le Prosvéchtchénié de Pétersbourg, et Spartak [2] de Moscou, qui argumentent en faveur de telle ou telle orientation des modifications de la partie théorique du programme. A cet égard, nous disposons donc de certains matériaux. Deux points de vue principaux se sont dessinés, qui, à mon point de vue, ne divergent pas, en tout cas pas fondamentalement, sur les principes ; l’un, que j’ai défendu, consiste à dire que nous n’avons pas de raison de rejeter l’ancienne partie théorique de notre programme et qu’il serait même faux de le faire. Il faut seulement la compléter en définissant l’impérialisme comme le stade suprême du développement du capitalisme, et ensuite l’ère de la révolution socialiste, en partant du fait que cette ère a déjà commencé. Quelles que puissent être les destinées de notre révolution, de notre détachement de l’armée prolétarienne internationale, quelles que puissent être les péripéties ultérieures de la révolution, la situation des Etats impérialistes qui se sont embarqués dans cette guerre et qui
ont amené les pays les plus avancés à la famine,à la ruine, à la barbarie, est, en tout cas, objectivement sans issue. Et il faut reprendre ici ce que Friedrich Engels disait il y a trente ans, en 1887, en considérant la perspective probable d’une guerre européenne. Il disait que les couronnes traîneraient par dizaines sur le sol de l’Europe sans que personne veuille les ramasser ; qu’une effroyable ruine serait le lot des pays européens et que le résultat final des horreurs de la guerre européenne ne pourrait être que celui-ci, je cite : « Ou bien la victoire de la classe ouvrière, ou bien la création de conditions rendant cette victoire possible et nécessaire. » [3] Engels s’exprimait sur ce point avec une précision et une circonspection remarquables. A la différence de ceux qui déforment le marxisme et nous servent des élucubrations attardées selon lesquelles le socialisme ne pourrait pas s’instaurer sur des ruines, Engels comprenait admirablement que toute guerre, même dans une société avancée, ne se bornerait pas à semer les ruines, la barbarie, la souffrance, les calamités parmi les masses étouffant dans leur sang, qu’on ne pouvait pas garantir que la victoire du socialisme en serait la conséquence, mais que le résultat en serait : « Ou bien la victoire de la classe ouvrière, ou bien la création de conditions rendant cette victoire possible et nécessaire » ; en d’autres termes, plusieurs pénibles étapes transitoires sont encore possibles, avec des destructions massives de valeurs culturelles et de moyens de production, mais il ne peut qu’en résulter un essor de l’avant-garde des masses laborieuses, de la classe ouvrière, et le passage à une situation dans laquelle cette classe prendra le pouvoir pour bâtir la société socialiste. Car, si grande que soit la destruction des valeurs culturelles, celles-ci ne pourront pas être rayées de l’histoire : il sera difficile de les reconstituer, mais jamais aucune destruction ne les anéantira complètement. Dans telle ou telle de ses parties, dans tel ou tel de ses vestiges matériels, cette civilisation est indestructible, la difficulté sera seulement de la reconstituer. Voilà donc le point de vue selon lequel nous devons garder l’ancien programme en y ajoutant une définition de l’impérialisme et du début de la révolution sociale.

J’ai exprimé ce point de vue dans le projet de programme que j’ai publié. Un autre projet a été publié par le camarade Sokolnikov dans le recueil édité à Moscou. L’autre point de vue a été exprimé au cours de nos entretiens, notamment par le camarade Boukharine, et dans la presse par le camarade V. Smirnov, dans le recueil édité à Moscou. Selon eux, il faut, ou bien supprimer complètement, ou bien éliminer presque entièrement l’ancienne partie théorique du programme et la remplacer par un texte nouveau caractérisant non pas l’histoire du développement de la production marchande et du capitalisme, comme le faisait notre programme, mais le stade actuel du développement suprême du capitalisme, l’impérialisme, et le passage direct à l’ère de la révolution sociale. Je ne crois pas que ces deux points de vue divergent fondamentalement ni sous l’angle des principes, mais je défendrai le mien. Il me semble qu’il est théoriquement erroné de supprimer l’ancien programme, qui définit le développement conduisant de la production marchande au capitalisme. Il ne contient rien d’inexact. Les choses se sont passées et se passent effectivement ainsi, car la production marchande a donné naissance au capitalisme, lequel a conduit à l’impérialisme. C’est la perspective générale de l’histoire universelle, et il convient de ne pas oublier les bases du socialisme. Quelles que puissent être les péripéties ultérieures de la lutte, si nombreux que puissent être les zigzags que nous aurons à parcourir (et il y en aura beaucoup : nous voyons par expérience quels détours gigantesques fait l’histoire d’une révolution, et seulement chez nous pour le moment ; les événements seront autrement rapides et complexes, leur rythme sera autrement vertigineux, leurs tournants seront autrement compliqués lorsque la révolution deviendra européenne), il faut, pour ne pas nous perdre dans ces zigzags et ces détours de l’histoire, pour conserver la perspective générale, pour apercevoir le fil directeur qui traverse tant le développement capitaliste que la route vers le socialisme, route qui nous apparaît naturellement comme droite, et que nous devons nous représenter comme telle afin d’en voir le commencement, la suite et la fin, - alors qu’en réalité elle ne sera jamais droite mais d’une complexité invraisemblable,- il faut, pour ne pas nous perdre dans les détours, pour ne pas être désorientés dans les périodes de recul, de retraite, de défaites momentanées, quand l’histoire ou l’ennemi nous rejetterait en arrière, il importe à mon avis, et ce sera la seule attitude théoriquement juste, de ne pas abandonner notre ancien programme fondamental. Car nous n’en sommes encore, en Russie, qu’à la première étape de transition du capitalisme au socialisme. L’histoire ne nous a pas donné l’état de paix que nous concevions en théorie pour un certain temps, qui était souhaitable et qui nous eût permis de franchir rapidement ces étapes de transition. Nous voyons tout de suite combien la guerre civile a créé de difficultés en Russie et comment elle se mêle à toute une série de guerres. Les marxistes ne perdent jamais de vue que la violence accompagnera inévitablement le total effondrement du capitalisme et la naissance de la société socialiste. Et cette violence s’étendra sur toute une période historique, époque de guerres sous de multiples formes : guerres impérialistes, guerres civiles à l’intérieur d’un pays donné, guerres combinant les deux catégories, guerres nationales d’émancipation des nationalités écrasées par les impérialistes, par des combinaisons variées de puissances impérialistes appelées à entrer inévitablement dans diverses coalitions à notre époque d’immenses trusts et cartels du capitalisme d’Etat et militaires. Cette époque, époque de faillites formidables, de violentes solutions militaires de masse, de crises, s’est ouverte, nous le voyons nettement, mais nous n’en sommes qu’au commencement. Aussi n’avons-nous pas de raison d’éliminer du programme tout ce qui se rapporte à la définition de la production marchande et du capitalisme en général. Nous avons à peine fait les premiers pas pour ce qui est de nous débarrasser complètement du capitalisme et de commencer le passage au socialisme. Combien aurons-nous d’étapes transitoires à franchir vers le socialisme, nous n’en savons rien ni ne pouvons le savoir. Cela dépend du moment où la révolution socialiste européenne aura vraiment commencé sur une grande échelle, de la facilité, de la rapidité ou de la lenteur avec laquelle elle viendra à bout de ses ennemis et s’engagera résolument dans la voie du développement socialiste. Cela, nous ne le savons pas ; or, le programme d’un parti marxiste doit se fonder sur des faits établis avec une certitude absolue. C’est en cela seulement que réside la force de notre programme, confirmé par toutes les péripéties de la révolution. C’est seulement sur cette base que les marxistes doivent ériger leur programme. Nous devons prendre pour point de départ des faits établis avec une certitude absolue, à savoir que le développement de l’échange et de la production marchande dans le monde entier est devenu le phénomène historique prédominant et a conduit au capitalisme, lequel s’est transformé en impérialisme : c’est là un fait absolument incontestable, et il faut l’établir en tout premier lieu dans notre programme. Que cet impérialisme ouvre l’ère de la révolution sociale, c’est aussi un fait évident pour nous et dont nous devons parler clairement. En constatant ce fait dans notre programme à la face du monde, nous élevons le flambeau de la révolution sociale, non seulement au sens d’un discours d’agitation, mais sous la forme d’un nouveau programme, en disant à tous les peuples d’Europe occidentale : « Voilà ce que nous avons tiré avec vous de l’expérience du développement capitaliste. Voilà ce que fut le capitalisme, voilà comment il en est arrivé à l’impérialisme, et voici l’ère de la révolution sociale qui commence et dans laquelle il nous a été donné de jouer le premier rôle dans le temps. » Nous nous présenterons devant tous les pays civilisés avec ce manifeste, qui ne sera pas seulement un vibrant appel, mais qui sera fondé, avec une justesse absolue, sur des faits reconnus par tous les partis socialistes. Cela fera ressortir avec plus de netteté la contradiction entre la tactique de ces partis, maintenant traîtres au socialisme, et les prémisses théoriques que nous admettons tous, qui ont pénétré chez nous dans la chair et le sang de tout ouvrier conscient : le développement du capitalisme et sa transformation en impérialisme. A la veille des guerres impérialistes, les congrès de Chemnitz et de Bâle donnèrent dans leurs résolutions une définition de l’impérialisme qui est en contradiction flagrante avec la tactique actuelle des social-traitres [4]. Aussi devons-nous répéter ces choses essentielles pour mieux montrer aux masses laborieuses d’Europe occidentale de quoi l’on accuse leurs chefs.

Telles sont les raisons essentielles pour lesquelles je considère cette façon de concevoir le programme comme la seule juste du point de vue théorique. Rejeter comme une vieillerie la définition de la production marchande et du capitalisme est une attitude qui ne découle en rien du caractère historique des événements présents, car nous n’avons pas dépassé les premiers degrés du passage du capitalisme au socialisme, et ce passage se complique de particularités propres à la Russie et qui font défaut à la plupart des pays civilisés. Il n’est donc pas seulement possible, mais inévitable, que ces stades transitoires soient différents en Europe ; c’est pourquoi il ne serait pas juste théoriquement de fixer toute l’attention sur des stades transitoires ayant un caractère spécifique national, qui sont nécessaires chez nous, mais peuvent ne pas l’être en Europe. Nous devons commencer par la base générale du développement de la production marchande, du passage au capitalisme et de la transformation du capitalisme en impérialisme. Nous occupons et fortifions ainsi dans le domaine de la théorie une position que personne ne nous fera abandonner à moins d’avoir trahi le socialisme. De là découle une conclusion tout aussi nécessaire : l’ère de la révolution sociale a commencé.

Nous demeurons, ce faisant, dans le domaine des faits incontestables.

Ensuite notre tâche est de caractériser le type de l’Etat soviétique. Je me suis efforcé d’exposer mes vues théoriques sur ce point dans L’Etat et la Révolution. Il me semble que la conception marxiste de l’Etat a été déformée au plus haut point par le socialisme officiel qui dominait en Europe occidentale, ce qui a été remarquablement confirmé par l’expérience de la révolution soviétique et de la création des Soviets en Russie. Nos Soviets sont encore à bien des égards très frustes, inachevés, cela est hors de doute pour quiconque a observé leur travail, mais ce qui importe, ce qui a une valeur historique, ce qui constitue un pas en avant dans le développement du socialisme mondial, c’est qu’en l’espèce il s’est créé un type
nouveau d’Etat. Dans la Commune de Paris, cela n’avait duré que quelques semaines, dans une seule ville et sans que l’on eût conscience de ce qu’on faisait. Ceux mêmes qui l’avaient créé ne comprenaient pas l’essence de la Commune ; ils étaient mus par le génie intuitif des masses qui s’étaient mises en mouvement, mais aucune des fractions du socialisme français n’avait conscience de ce qu’elle faisait, Nous sommes dans d’autres conditions, parce que, grimpés sur les épaules de la Commune de Paris et profitant du long développement de la social-démocratie allemande, nous pouvons voir clairement ce que nous faisons en créant le pouvoir des Soviets. Malgré toutes les imperfections et le manque de discipline des Soviets, - ce sont là des survivances du caractère petit-bourgeois de notre pays, - nos masses populaires ont créé un nouveau type d’Etat. Il fonctionne depuis des mois, et non depuis des semaines, dans un immense pays habité de plusieurs nationalités, et non dans une seule ville. Ce type de pouvoir soviétique s’est déjà affirmé, puisqu’il a gagné un pays aussi différent sous tous les rapports que la Finlande, où il n’y a pas de Soviets, mais où le pouvoir est également d’un type nouveau, prolétarien. C’est là la preuve d’une vérité indiscutable au point de vue théorique, la preuve que le pouvoir des Soviets est un nouveau type d’Etat, sans bureaucratie, sans police, sans armée permanente, où la démocratie bourgeoise fait place a une démocratie nouvelle qui porte au premier plan l’avant-garde des masses laborieuses, fait de celles-ci le pouvoir législatif et exécutif, leur confie la défense militaire, et crée un appareil susceptible de rééduquer les masses.

En Russie, cette tâche est à peine commencée, et mal commencée. Si nous avons conscience de ce qu’il y a de mal dans nos commencements, nous surmonterons le mal, pourvu que l’histoire nous offre la possibilité de travailler pendant quelque temps à parfaire ce pouvoir des Soviets. Aussi me semble-t-il que la définition du nouveau type d’Etat doit tenir une place importante dans notre nouveau programme. Malheureusement, nous avons dû travailler au programme tout en gouvernant, avec une si grande hâte que nous n’avons même pas pu réunir une commission et élaborer un projet officiel. Ce qui a été remis aux camarades délégués a été désigné sous le nom de brouillon, et chacun verra que c’est bien cela. On y consacre assez de place à la question du pouvoir des Soviets, et il me semble que la portée internationale de notre programme doit se faire sentir sur ce point. Ce serait, je crois, une grave erreur que de limiter le rôle international de notre révolution à des appels, à des mots d’ordre, à des manifestations, à des proclamations, etc. Ce serait insuffisant. Nous devons montrer concrètement aux ouvriers d’Europe ce que nous avons entrepris, comment nous nous y sommes pris, comment il faut le comprendre, cela les amènera à se poser cette question concrète : comment arriver au socialisme ? Là, il leur faudra se rendre compte : les Russes s’attellent à une tâche excellente, et s’ils s’y prennent mal, nous ferons mieux. Pour cela, il faut que nous fournissions le maximum de documentation concrète et que nous disions ce que nous avons voulu créer de nouveau. Nous avons dans le pouvoir des Soviets un nouveau type d’Etat ; essayons de dire ses tâches et sa structure, essayons d’expliquer ce qu’il y a de nouveau dans ce type de démocratie où il y a tellement d’éléments chaotiques et disparates, d’expliquer ce qui constitue son âme vivante, à savoir le passage du pouvoir aux mains des travailleurs, l’abolition de l’exploitation et de l’appareil de coercition. L’Etat est un appareil de coercition. Il faut exercer la coercition contre les exploiteurs, mais on ne peut pas le faire à l’aide de la police, il faut que les masses agissent elles-mêmes, l’appareil doit être lié aux masses, il doit les représenter, comme le font les Soviets. Ces derniers sont beaucoup plus près des masses, ils offrent les moyens d’être plus près d’elles, ils offrent de plus grandes possibilités de les éduquer. Nous savons parfaitement que le paysan russe est animé du désir d’apprendre, mais nous voulons qu’il apprenne par sa propre expérience, et non dans les livres. Le pouvoir des Soviets est un appareil, un appareil grâce auquel la masse doit pouvoir commencer immédiatement à apprendre à gérer l’Etat et à organiser la production à l’échelle du pays. Tâche extrêmement difficile. Mais ce qui est important, du point de vue historique, c’est que nous entreprenons de nous en acquitter, et cela non seulement du point de vue de notre seul pays, mais aussi en appelant les ouvriers d’Europe à nous aider. Nous devons expliquer notre programme de façon concrète en partant précisément de ce point de vue général. C’est pourquoi nous pensons que c’est là continuer plus avant la voie suivie par la Commune de Paris. C’est pourquoi nous sommes convaincus que les ouvriers d’Europe, une fois engagés dans cette voie, sauront nous aider. Ce que nous faisons, en transportant le centre de gravité du point de vue formel aux conditions concrètes, ils pourront le faire mieux encore. Alors qu’une revendication comme la garantie de la liberté de réunion était autrefois particulièrement importante, notre avis à ce sujet est que personne ne peut empêcher aujourd’hui les réunions, et que le pouvoir des Soviets doit seulement assurer des salles à cet effet. Ce qui importe pour la bourgeoisie, c’est la proclamation sur un plan général de principes magnifiques en promesses : « Tous les citoyens jouissent de la liberté de réunion, mais qu’ils se réunissent à ciel ouvert, nous ne leur donnerons pas de locaux. » Nous disons, nous : « Moins de phrases et plus d’actes. » Il faut prendre possession des palais, et pas seulement de celui de Tauride, mais de beaucoup d’autres ; quant à la liberté de réunion, nous n’en disons rien. Et cette façon de faire, il faut l’étendre à tous les autres points du programme démocratique. Nous devons exercer nous-mêmes la justice. Tous les citoyens sans exception doivent participer à l’exercice de la justice et à la gestion du pays. Et il importe pour nous que tous les travailleurs sans exception participent à l’administration de l’État. C’est une tâche extrêmement difficile. Mais le socialisme ne peut pas être instauré par une minorité, par le Parti. Il ne peut l’être que par des dizaines de millions d’hommes, quand ceux-ci auront appris à le faire eux-mêmes. Notre mérite, à nos yeux, est de nous efforcer d’aider les masses à se mettre immédiatement à l’œuvre, au lieu d’apprendre ces choses dans des livres et dans des conférences. C’est pourquoi, en exposant ces tâches clairement et concrètement, nous inciterons toutes les masses européennes à discuter de cette question et à la poser pratiquement. Nous faisons peut-être mal ce qui doit être fait, mais nous poussons les masses à réaliser ce qu’elles doivent faire. Si l’œuvre de notre révolution n’est ni fortuite - et nous en sommes profondément convaincus - ni le fruit de décisions de notre Parti, mais le produit inévitable de toute révolution populaire, selon l’expression de Marx, c’est-à-dire de toute révolution faite par les masses populaires elles-mêmes, avec leurs mots d’ordre et leurs aspirations, et non en reprenant le programme de la vieille république bourgeoise, si nous posons la question sous cet angle, nous arriverons à réaliser l’essentiel. Et nous abordons ici la question de savoir s’il faut supprimer la distinction entre les programmes maximum et minimum. Oui et non. Je ne crains pas cette suppression, parce que le point de vue qui était encore juste l’été dernier n’a plus de raison d’être aujourd’hui. Je disais alors qu’il était « trop tôt », car nous n’avions pas encore pris le pouvoir ; maintenant que nous l’avons pris et en avons fait l’expérience, ce n’est plus trop tôt. Nous devons maintenant, à la place du vieux programme, dresser un nouveau programme du pouvoir des Soviets, sans renoncer le moins du monde à utiliser le parlementarisme bourgeois. S’imaginer qu’on ne nous rejettera pas en arrière serait verser dans l’utopie.

On ne peut pas nier, du point de vue de l’histoire, que la Russie a créé la République des Soviets. Nous disons que, s’il nous advenait d’être rejetés en arrière de quelque façon que ce soit, nous continuerions, sans renoncer à utiliser le parlementarisme bourgeois si les forces de l’ennemi de classe nous refoulaient sur cette vieille position, à marcher vers ce qui a été conquis par l’expérience, vers le pouvoir des Soviets, vers l’Etat du type soviétique, vers l’Etat du type de la Commune de Paris. II faut le dire dans notre programme. A la place du programme minimum, nous introduirons le programme du pouvoir des Soviets. La définition du nouveau type d’Etat doit tenir une place importante dans notre programme.

II est évident que nous ne pouvons pas élaborer le programme dès maintenant. Nous devons en arrêter les principes fondamentaux et désigner une commission ou le Comité central pour élaborer ses thèses essentielles. Plus simplement même, ce travail d’élaboration pourrait se baser sur la résolution concernant la conférence de Brest-Litovsk, qui contient déjà des thèses [5]. Il faut, en partant de l’expérience de la révolution russe, définir le pouvoir des Soviets et proposer des mesures pratiques. C’est ici, me semble-t-il, dans la partie historique qu’il faudra faire observer que l’expropriation du sol et des moyens de production a commencé. Nous nous assignons ici pour tâche concrète l’organisation de la consommation, l’universalisation des banques, leur transformation en un réseau d’établissements d’Etat embrassant le pays tout entier et nous fournissant une comptabilité sociale, un inventaire et un contrôle qui soient l’œuvre de la population elle-même et servent de fondement aux mesures ultérieures du socialisme. Je crois que cette partie, la plus difficile, doit être présentée sous la forme d’exigences concrètes de notre pouvoir des Soviets, en indiquant ce que nous voulons faire tout de suite, quelles réformes nous projetons dans le domaine de la politique bancaire, dans l’organisation de la production des denrées alimentaires, dans celle de l’échange, du recensement et du contrôle, comment nous nous proposons d’instituer l’obligation du travail, etc. Quand nous y aurons réussi, nous compléterons en indiquant quelles mesures, petites mesures et demi mesures nous aurons prises à cet effet. Il faut déterminer très exactement, très nettement, ce qui a été commencé et ce qui n’est pas encore achevé. Nous savons tous parfaitement qu’une immense partie de ce que nous avons commencé n’est pas achevée. Il faut dire dans le programme, sans la moindre exagération, en toute objectivité, sans nous écarter des faits, ce qui existe déjà et ce que nous nous préparons à faire. Nous montrerons cette vérité aux prolétaires européens et nous leur dirons : voilà ce qu’il faut faire, afin qu’ils disent : ceci et cela, les Russes le font mal, nous le ferons mieux ! Et quand ce désir s’emparera des masses, la révolution socialiste sera invincible. Nous assistons tous à une guerre impérialiste, qui est de tout point une guerre de rapine. Lorsque la guerre impérialiste se montrera en plein jour, lorsqu’elle deviendra la guerre de tous les impérialistes contre le pouvoir soviétique, contre le socialisme, cela donnera un élan nouveau au prolétariat d’Occident. Il faut mettre ce fait en pleine lumière, en présentant cette guerre comme l’union des impérialistes contre le mouvement socialiste. Telles sont les considérations générales dont j’ai cru devoir vous faire part et sur la base desquelles je fais la proposition pratique de procéder tout de suite à un échange de vues sur l’essentiel, puis, peut-être, d’élaborer quelques thèses fondamentales ici même, quitte à y renoncer si la tâche se trouve être malaisée et à renvoyer la question du programme devant le Comité central ou une commission spéciale, qui se chargerait de rédiger, d’après les matériaux existants et les comptes rendus sténographiques ou les procès-verbaux détaillés du congrès, le programme de notre Parti, qui doit modifier dès à présent sa dénomination. Je crois que nous pouvons le faire en ce moment, et j’espère que tout le monde sera d’accord pour reconnaître qu’étant donné l’état d’impréparation rédactionnelle de notre programme où nous nous trouvions, il n’y a maintenant rien d’autre à faire. Je suis persuadé que nous pouvons y parvenir en quelques semaines. Il y a assez de compétences théoriques à tous les échelons de notre Parti pour que nous puissions avoir notre programme d’ici quelques semaines. Il pourra naturellement s’y trouver bien des fautes, sans parler des inexactitudes de rédaction et des défauts de style, parce que nous n’avons pas la possibilité d’y consacrer plusieurs mois dans les conditions de tranquillité que requiert un travail de rédaction.

Toutes ces erreurs, nous les corrigerons au cours de notre travail, dans la conviction absolue où nous sommes de donner au pouvoir des Soviets la possibilité d’appliquer ce programme. Si, tout au moins, nous savons dire avec précision, sans nous écarter de la réalité, que le pouvoir des Soviets est un nouveau type d’Etat, une forme de la dictature du prolétariat, que nous avons assigné à la démocratie de nouvelles tâches, que nous avons fait
passer les objectifs du socialisme de la formule abstraite de « l’expropriation des expropriateurs » à des formules aussi concrètes que celle de la nationalisation des banques et de la terre, nous aurons rédigé l’essentiel du programme.

Il faudra modifier notre exposé de la question agraire, pour faire ressortir que nous voyons ici les petits paysans - désireux de se ranger aux côtés du prolétariat et de lui venir en aide dans la révolution socialiste, faire leurs premiers pas dans ce sens et, malgré tous leurs préjugés, malgré leurs vieilles conceptions, s’assigner pour tâche pratique le passage au socialisme. Nous n’imposons pas cette voie aux autres pays, mais le fait est là. La paysannerie a montré, non par des mots mais par des actes, qu’elle veut aider et qu’elle aide le prolétariat, qui a conquis le pouvoir, à réaliser le socialisme. On nous accuse à tort de vouloir instaurer le socialisme par la force. Nous partagerons le sol équitablement, en nous plaçant surtout au point de vue des petites exploitations, mais en donnant la préférence aux communes et aux grandes artels de travail. Nous sommes pour le monopole sur commerce du blé. Nous sommes, ont dit les paysans, pour l’expropriation des banques et des fabriques, et nous sommes prêts à aider les ouvriers à réaliser le socialisme, je pense qu’il faut éditer dans toutes les langues la loi fondamentale sur la socialisation du sol. Ce sera fait, si ce ne l’est déjà [6]. Cette idée, nous l’exprimerons en termes concrets dans le programme, mais il faut aussi lui donner une expression théorique, sans s’écarter d’un seul pas des faits concrètement constatés. Les choses se passeront autrement en Occident. Peut-
être commettons-nous des erreurs, mais nous espérons que le prolétariat d’Occident les corrigera. Et nous prions le prolétariat d’Europe de nous aider dans notre travail.

En nous y prenant de cette façon, nous pouvons élaborer notre programme en quelques semaines : les erreurs que nous y ferons, la vie les corrigera et nous les corrigerons nous-mêmes. Elles seront légères comme une plume en comparaison des résultats positifs que nous obtiendrons.

Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] Voir la lettre de F. Engels à A. Bebel des 18-28 mars 1875. [N.E.]

[2] Prosvéchtchénié (l’Instruction), revue mensuelle bolchevique ; parut légalement à Pétersbourg de décembre 1911. A la veille de la première guerre mondiale, en juin 1914, la revue fut interdite par le gouvernement tsariste.

La parution reprit à l’automne 1917 ; il n’y eut qu’un seul numéro (double).

Spartak (Spartacus), revue, organe du Comité de Moscou du P.O.S.D.R. ; parut à Moscou du 20 mai (2 juin) au 29 octobre (11 novembre) 1917. [N.E.]

[3] Lénine cite l’Introduction à la brochure de Borkheim « A la mémoire des patriotes allemands de 1806- 1807 », rédigée par Engels le 15 décembre 1887. [N.E.]

[4] Le Congrès de Chemnitz du Parti social-démocrate allemand, qui se déroula du 15 au 21 septembre 1912, adopta une résolution « Sur l’impérialisme » dans laquelle il appelait la classe ouvrière à lutter contre l’impérialisme.

Le Congrès socialiste international extraordinaire de Bâle (du 24 au 25 novembre 1912) adopta à l’unanimité un manifeste appelant les ouvriers de tous les pays à lutter pour la paix. Le manifeste recommandait aux socialistes d’utiliser la crise économique et politique suscitée par la guerre, au cas où elle serait déclenchée par les impérialistes, pour lutter pour la révolution socialiste.

Pendant la guerre de 1914-1918, les leaders des partis social-démocrates dans des pays de l’Europe occidentale violèrent les décisions des congrès socialistes internationaux, s’alignèrent sur les positions du social-chauvinisme et soutinrent leurs gouvernements respectifs. [N.E.]

[5] Voir Résolution sur la guerre et la paix [N.E.]

[6] La publication en langues étrangères du Décret sur la terre fut entreprise au début de 1918 par le Bureau de la propagande révolutionnaire internationale auprès du Commissariat du Peuple aux Affaires étrangères. Le décret fut publié en anglais, en février 1918, à Petrograd dans Decrees issued by the revolutionary people’s gouvernment (Lois publiées par le gouvernement populaire révolutionnaire), vol. I, Petrograd, february 1918. [N.E.]

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