Accueil > 06- REVOLUTIONNARY POLITICS - POLITIQUE REVOLUTIONNAIRE > 4- Ce qu’est le socialisme et ce qu’il n’est pas > Qui était Marceau Pivert ?

Qui était Marceau Pivert ?

mercredi 13 juillet 2011, par Robert Paris

Ici avec un groupe de grévistes

Marceau Pivert incarne la tentative de faire du parti socialiste un parti révolutionnaire prolétarien et même de faire de dirigeants bourgeois comme Blum des chefs révolutionnaires. Tentative bien plus désespérée que celle de gagner aux idées révolutionnaires les plus conscients des prolétaires afin de les aider à emmener leur classe à la victoire...

Dans les époques de crise de la domination capitaliste, et c’était le cas en 1936, les réformistes de l’aile gauche se radicalisent parfois allant jusqu’à se rapprocher, du moins verbalement, des révolutionnaires, au point de faire illusion ou parfois de les rejoindre. L’essentiel vise surtout à rallier au grand courant réformiste des travailleurs et des jeunes qui ne croient plus au système. L’exemple de Marceau Pivert, même si l’histoire est ancienne, mérite d’être retracée car les situations identiques peuvent revenir…. Un courant réformiste radical peut à nouveau émerger, trouver une audience dans les masses, mais peut aussi servir seulement à redorer le blason du réformisme et détourner les travailleurs et les jeunes d’une voie véritablement révolutionnaire. Les politiciens réformistes se caractérisent par le fait que, malgré un discours radical, ils ne visent nullement à éclairer les masses sur le rôle criminel de l’ensemble du courant réformiste mais prétendent seulement le pousser vers sa gauche et, du coup, vont seulement le recréditer.

La situation en 1936 en France, vue par Trotsky

Trotsky sur Marceau Pivert

Trotsky et Marceau Pivert

Pour Trotsky, la révolution a commencé

Ce que signifiait le front populaire, rapporté par...Léon Blum...

Le front populaire contre la révolution ouvrière

La Gauche révolutionnaire de Pivert racontée par elle-même

Bataille socialiste écrit sur Marceau Pivert :

"Dès 1933 il est un ardent militant du front unique, se prononce pour les milices ouvrières et constitue un centre de liaisons des forces antifascistes auquel participent les Fédérations SFIO de Seine et Seine-et-Oise, la Ligue communiste, le Cercle communiste démocratique et le P.U.P. Après la séparation d’avec Zyromski sur les questions de la guerre et de la défense nationale, il fonde la Gauche Révolutionnaire. Elle deviendra un courant de masse au sein du parti socialiste.

Pivert se montre intéressé par les techniques d’organisation et de propagande. Il lance le logo des trois flèches, fonde les services d’ordre TPPS et un service cinématographique de la Fédération de la Seine..

Promoteur de la ligne du « Front Populaire de combat », Pivert entre au gouvernement en 1936, comme responsable du contrôle de l’information auprès de Blum. Lors de la grève générale, il publie le célèbre article « Tout est possible ! »."

TOUT EST POSSIBLE !

"Qu’on ne vienne pas nous chanter des airs de berceuse : tout un peuple est désormais en marche, d’un pas assuré, vers un magnifique destin.

Dans l’atmosphère de victoire, de confiance et de discipline qui s’étend sur le pays, oui, tout est possible aux audacieux.

Tout est possible et notre Parti a ce privilège et cette responsabilité tout à la fois, d’être porté à la pointe du mouvement.

Qu’il marche ! Qu’il entraîne ! Qu’il tranche ! Qu’il exécute ! Et aucun obstacle ne lui résistera !

Il n’est pas vrai que nos amis radicaux puissent, ou même désirent, s’opposer à certaines revendications d’ordre économique, comme la nationalisation du crédit, de l’énergie électrique ou des trusts. Il n’est pas vrai qu’ils soient destinés à servir de terre-neuve aux compagnies d’assurances.! Le goût du suicide politique n’est pas tellement développé sous la pression croissante des masses vigilantes.
Il n’est pas vrai que nos frères communistes puissent, ou même désirent, retarder l’heure de la révolution sociale en France pour répondre à des considérations diplomatiques d’ailleurs dignes d’examen. On ne freinera pas, on ne trahira pas la poussée invincible du Front populaire de combat.

Ce qu’ils appellent du fond de leur conscience collective, des millions et des millions d’hommes et de femmes, c’est un changement radical, à brève échéance, de la situation politique et économique. On ne pourrait pas impunément remettre à plus tard sous prétexte que le programme du Front populaire ne l’a pas explicitement définie, l’offensive anticapitaliste la plus vigoureuse.

Les masses sont beaucoup plus avancées qu’on ne l’imagine ; elles ne s’embarrassent pas de considérations doctrinales compliquées, mais d’un instinct sûr, elles appellent les solutions les plus substantielles, elles attendent beaucoup ; elles ne se contenteront pas d’une modeste tisane de guimauve portée à pas feutrés au chevet de la mère malade… Au contraire, les opérations chirurgicales les plus risquées entraîneront son consentement ; car elles savent que le monde capitaliste agonise et qu’il faut construire un monde nouveau si l’on veut en finir avec la crise, le fascisme et la guerre.

Des camarades temblent à l’idée que, devant le congrès national du Parti, un sectarisme de mauvais aloi contrarie tout effort de synthèse loyale. Mais la synthèse est facile, si l’on veut bien se placer dans le cadre des préoccupations fondamentales des masses qui animent le mouvement du Front populaire. Tout est possible, là aussi. Il suffit de traduire en décision la volonté du peuple ; il suffit de donner un mandat précis à nos délégués au gouvernement.

Abrogation des décrets-lois ; dissolution des ligues fascistes et arrestation de leurs chefs ; amnistie ; contrats collectifs ; vacances payées, etc., oui. Mais, en outre, on ne comprendrait pas que le retour, par décret, au service d’un an, ne soit pas immédiat. Il n’y a qu’à relire les discours de Daladier, de Blum, de Thorez contre les deux ans pour être convaincu de cette nécessité. Cette mesure aurait un immense retentissement dans la jeunesse, sur les finances et dans le monde. Nous y tenons absolument.

D’autre part, sans aborder les problèmes financiers, ne peut-on pas donner quelques avertissements à messieurs les nouveaux émigrés ; par exemple, à ces capitalistes lyonnais qui achètent des immeubles à Genève, alors que six mille appartements sont vacants dans cette ville ? Ce n’est certes pas un placement de rapport que vont chercher en Suisse ces bons patriotes. Il n’est pas difficile, pourtant, grâce à notre ami Nicole, de retrouver la trace de ces mutations.

Toutes les opérations à caractère spéculatif de ces trois derniers mois devront donc donner lieu à enquête, et il ne faudra pas hésiter à sanctionner les déserteurs du franc en confiscant leurs biens.
De même chez nos « munitionnaires ». Croient-ils donc, eux aussi, que nous ignorons leurs trafics ? Et les ministres en exercice qui « expédient les affaires courantes » en passant par télégramme sept ou huit millions de matériel de 380, de manière que tout soit terminé avant le 31 mai, croient-ils que nous allons endosser une telle succession sans mettre un peu en vedette le Russe blanc qui passe de tels contrats ?

Et cette mystérieuse commande de mousquetons fabriqués par nos manufactures nationales, vendus à la Pologne, puis rachetés après usage, à la même Pologne (au prix de 435 francs pièce ?). Les fils d’archevêque qui ont conduit cette opération s’imaginent-ils qu’il suffit de déplacer in extremis un haut fonctionnaire courageux pour que le silence se fasse sur leurs pirateries ?

Tout ceci, à titre d’exemple, et simplement comme critérium. Si, par hasard, des personnes trop prudentes voulaient nous mettre en garde, sous prétexte de ne pas gêner le gouvernement, nous leur répondrions que c’est là méconnaître la volonté de combat qui inspire le Parti, depuis le plus modeste militant jusqu’à ses chefs les plus éminents. Cette volonté de combat, à elle seule, est un élément dynamique dans la bataille qui s’engage : il faudra que le congrès l’exprime en termes catégoriques et concrets. Les mauvais serviteurs du socialisme ne seraient pas ceux qui, quoi qu’il arrive, entendent conserver leur franc-parler, mais ceux qui voudraient transformer en couvent silencieux un grand parti de démocratie prolétarienne ouvert à toutes les idées, et tout entier dressé dans un décisif combat de classe.

CAR TOUT EST POSSIBLE, avec un tel Parti fidèle à son objet, à sa structure et à ses principes.

Enfin, tout est possible encore dans le domaine pour lequel nous devons loyalement reconnaître une certaine supériorité du parti communiste : le travail de masse. Bien loin de vouloir affaiblir notre Parti, nous voulons, au contraire, le mettre au niveau de ses obligations en modernisant et adaptant ses techniques de propagande et de pénétration dans les masses populaires. Il n’y a aucune raison pour que nous soyons incapables de porter dans tous les milieux la pensée socialiste. Non pas en fraude, par tolérance, mais par décision régulière : non pas d’une manière anarchique, mais selon un plan systématique. Les liens entre le gouvernement et le Parti, entre le Parti et les masses seront d’autant plus solides que la confiance réciproque développera les contacts et les échanges dans tous les sens.

Voilà pourquoi nous sommes favorables à la création de Comités populaires entraînant dans le mouvement toutes les énergies démocratiques et prolétariennes sans gêner, bien au contraire, le développement du Parti ni des syndicats.

Tout est possible : la croissance des effectifs et du rayonnement du Parti, le renforcement de son unité, le respect absolu de sa liberté intérieure, la discipline totale de son action extérieure, la hardiesse et l’énergie de ses délégués au gouvernement, l’ardeur passionnée des enthousiasmes soulevés par ses décisions successives…

Tout est possible, maintenant, à toute vitesse…

Nous sommes à une heure qui ne repassera sans doute pas de sitôt au cadran de l’histoire.

Alors, puisque TOUT est possible, droit devant nous, en avant, camarades !"


Article de Marceau Pivert dans la tribune du Populaire du 11 août 1936 :

"Pour que la révolution prolétarienne espagnole triomphe du fascisme international, il nous faut évidemment fournir à nos frères de classe tous les moyens matériels et techniques dont ils ont besoin.
Mais leur victoire, comme la nôtre, exige également une stratégie politique clairvoyante.

Premier écueil à éviter : favoriser le passage de la guerre civile en Espagne à la guerre internationale. Une pression formidable des impérialismes exaspérés s’exerce dans ce sens. En apparence, on peut croire que la guerre que le monde capitaliste porte en son sein est celle des « démocraties » contre « le fascisme ». Mais, en fait, c’est d’un nouveau partage du monde qu’il s’agit. La haute banque, l’industrie lourde, les trusts se disputent âprement les débouchés, les zones d’influence, les colonies. Ils font et défont les accords internationaux. Ils commandent et déterminent les coalitions d’appétits. Ils financent, dans tous les pays, les formations fascistes destinées à briser la résistance prolétarienne. Le régime capitaliste ne peut plus se prolonger que par la guerre et le fascisme : abattre le fascisme doit être un moyen de faire reculer la guerre impérialiste en laissant aux travailleurs la libre disposition de leurs pensées, de leurs bras, de leurs vies… Il n’y a pas de pire aberration que de consentir à la guerre pour se délivrer du fascisme.

 Cependant, diront certains, l’intervention de Hitler et de Mussolini et de nos propres fascistes aux côtés des rebelles espagnols est bien évidente et nous devons en tenir compte.
 Sans aucun doute ! Nous n’avons pas attendu, nous, cette « révélation » pour dénoncer le mensonge de la « défense nationale ». Nous savons, pour l’avoir découverte dans l’expérience historique autant que dans la doctrine, cette vérité socialiste élémentaire : les intérêts de classe du
capitalisme passent désormais avant toute considération de solidarité nationale.

Et c’est pourquoi nous ne confondons pas la nécessaire lutte révolutionnaire pour le renversement du capitalisme avec la criminelle guerre « de défense nationale » destinée à renforcer la domination capitaliste grâce à des millions de cadavres de prolétaires.
C’est pourquoi, en face des tentations monstrueuses de retour à l’union sacrée « des Français », nous lançons notre cri d’alarme ! Mais il ne suffit pas de mettre en garde ; et nous avons toujours préconisé une action directe autonome de classe comme UNIQUE moyen de conquérir le pain, la
liberté, la paix. Nous rencontrons ici les formules jetées dans la discussion au dernier congrès du Syndicat des instituteurs : elles semblent nettement insuffisantes pour traduire une tactique de classe.

« PLUTOT LA SERVITUDE QUE LA MORT » n’est pas une formule dépourvue de contenu pour l’individu, quoi de pire que la mort ? Mais une classe comme le prolétariat ne meurt pas. Elle est plus ou moins asservie (plus avec le fascisme – moins avec la démocratie bourgeoise). Ce qui importe,
c’est qu’elle lutte et ne se résigne point. En ce sens, l’exemple admirable des travailleurs espagnols dément avec raison la formule trop simpliste : ils conduisent, les armes à la main, la lutte émancipatrice par excellence, celle qui mettra fin à leur servitude, par la mort du capitalisme en tant que classe.

Mais l’autre formule : « plutôt la mort que la servitude », est peut-être plus insidieuse.

Quoi de plus « asservi » qu’un cadavre, même glorieux ! Ce genre de formule a conduit des millions d’hommes aux charniers de la guerre impérialiste ; ils croyaient mourir pour en finir avec la servitude… et ils renforçaient celle-ci, dans la victoire autant que dans la défaite !
La seule lutte acceptable est donc celle qui dresse une classe opprimée contre la poignée de puissants parasites qui l’exploite.
Il faut donc, plus que jamais, refuser l’hypothèse de la guerre impérialiste, derrière laquelle se profilent les appétits des Krupp et des Schneider, des Montécatini et des Vickers.

Il faut donc se consacrer uniquement à une implacable lutte de classe internationale, au lieu de se laisser chloroformer par les constructions juridiques internationales du capitalisme.

Cette lutte de classe internationale nous l’avons appelée lors de la conquête de l’Ethiopie. Elle apparaît encore plus nécessaire pour desserrer l’étreinte du fascisme qui cherche à broyer les travailleurs d’Espagne. La puissance syndicale doit s’engager à fond : faire passer par tous les moyens tout ce qui manque à nos frères de combat ; arrêter par tous les moyens tout ce qui va dans le camp ennemi. Inutile de demander quelque permission que ce soit à qui que ce soit… Réseaux,
routes, bateaux, douanes, arsenaux, usines, télégraphes, transports sont à la merci de la force prolétarienne. Tout ce que doit exiger du gouvernement, de notre gouvernement, c’est qu’il laisse agir les masses qui l’ont porté au pouvoir.

On peut le lui dire, en toute cordialité, mais avec impatience. Il cède trop à la pression de classe de l’ennemi dans certains domaines. Tout se paie ! Et l’expérience espagnole est cruelle à ce sujet : au moment du péril, les généraux, les diplomates, les hauts fonctionnaires obéissent à leur caste et trahissent le peuple. Trop de généraux, trop de diplomates, trop de hauts fonctionnaires sont encore en place, chez nous. Et l’on n’est même pas capables de remplacer à la radio tel « collaborateur » fasciste, casé par Mandel…

Cela ne peut pas durer…

Nous ne voulons pas attendre l’heure des combats décisifs pour sonder le degré de fidélité au peuple de certains complices de l’ennemi bien connus. Nous voulons traquer, dans les services publics, les amis de Franco, de Hitler et de Mussolini avant d’entrer en lutte directe avec leurs
bailleurs de fonds, nos Juan March et autres Schneider.
Enfin, face aux bandes qu’ils constituent, avec leurs Dorgères, Doriot, Sabiani et de la Rocque, nous appelons les travailleurs conscients du péril à la constitution des milices de défense populaire. Ce n’est pas en masquant les antagonismes de classe, c’est en les accusant ; ce n’est pas en protestant
platoniquement, c’est en luttant qu’on restera fidèle aux leçons de l’Histoire.

Qu’on le veuille ou non, avec l’avant-garde espagnole, l’Europe entre dans un nouveau cycle de révolution… ou de guerre. Il faut hâter l’heure de la Révolution prolétarienne internationale si l’on veut éviter la plus effroyables des guerres…

Il faut se souvenir aussi que le fascisme n’est pas autre chose que « le châtiment terrible qui s’abat sur les prolétariats lorsqu’ils ont laissé passer l’heure de la Révolution… » (1)

Marceau PIVERT

P.-S. – Je suis obligé de constater que plus d’un mois après la décision unanime prise au Comité national de Coordination (P.S. P.C.) une lettre de rectification que j’avais adressée à l’Humanité n’a pas encore été insérée. (Pas plus d’ailleurs qu’une autre lettre, datant de trois semaines, émanant de
l’unanimité de la C.E. de la Seine.)
1 Cf. le beau livre de notre mai Daniel Guérin, Fascisme et grand capital (NRF, Gallimard), 18 fr., qui constitue une
analyse pénétrante de cette vérité."

Lire ici l’intervention de Marceau Pivert au congrès de la SFIO de 1937

Et ici son article sur la grève Goodrich (1938)


Pivert proteste en mars 1933 contre l’interdiction faite aux militants socialistes de participer à un « front commun contre le fascisme » et se prononce pour « l’unité révolutionnaire du prolétariat » grâce à un « front unique loyal ». Cette question prend encore plus d’importance après les événements du 6 février 1934, quand les fascistes tentent de renverser le gouvernement. Dans la soirée du 6 février Pivert et Zyromski conduisent une délégation auprès du PC proposant une manifestation commune le 8 février. La réponse vient le lendemain dans un article de l’Humanité qui accuse la SFIO « de préparer l’union nationale réactionnaire et fasciste » et appelle à manifester le 9. Malgré le succès de la manifestation commune du 12 février, le PCF montre son sectarisme en s’attaquant directement à Pivert : « Son rôle consiste à retenir les ouvriers socialistes désabusés par la politique de leur parti dans les rangs de la SFIO en leur faisant croire qu’on peut détruire les bases du fascisme et faire la révolution sans rompre avec les réformistes. »

C’est à l’occasion de la riposte aux manifestations fascistes du 6 février 1934 que Pivert noue ses premiers contacts avec les trotskistes de la Ligue communiste internationaliste. Des comités comprenant des communistes sont formés dans plusieurs arrondissements et en banlieue. Saint-Denis voit la création d’un Comité de vigilance antifasciste avec un programme en 5 points : lutte contre les organisations fascistes, constitution d’une autodéfense de masse, création d’un comité d’action dans chaque entreprise, convocation d’une conférence locale des organisations ouvrières et des comités d’usine, droit de critique des organisations participantes. Trotski est alors très intéressé par ce courant :
La tendance représentée par Marceau Pivert incline fortement à gauche. Constituée par une large base ouvrière et par la plupart des jeunes de la Bataille, elle est beaucoup plus sensible aux réactions de la classe ouvrière. Elle fait dans le 15è (c’est dans le 15è arrondissement que milite Pivert) le premier comité d’alliance avec la Ligue, elle avoue franchement la faillite de la IIème Internationale, elle combat la politique allemande et autrichienne, elle est absolument contre toute défense nationale en régime capitaliste, elle combat la politique syndicale de Jouhaux, elle préconise, au moins en paroles, l’action directe.

Quelques semaines après avoir rencontré Pivert en mars 1935, Trotski écrit :

Personne ne peut aujourd’hui nier qu’en France, le milieu favorable à la formation de cette avant-garde est constitué par la gauche socialiste. C’est d’elle que proviennent désormais les mots d’ordres révolutionnaires. Il n’y a qu’à lire les articles de Marceau Pivert, le dirigeant de cette gauche. Sur la question de la guerre et celle de la milice ; il combat aussi bien le point de vue des sociaux-démocrates que ceux des staliniens, et soutient nos mots d’ordre.

Cependant c’est la question de la guerre qui va entraîner la rupture entre Zyromski et Pivert. A Zyromski qui renvoie à l’après-guerre les tâches de la révolution, Pivert réplique : « Ceux qui désespèrent, ceux qui attendent la révolution pour « après la guerre » nous entraînent à un nouveau 1914. Non, pas de défense en régime capitaliste. Contre la guerre, révolution partout ! » Cela conduit celui-ci à créer en septembre 1935 une nouvelle tendance au sein de la SFIO : la Gauche révolutionnaire. Celle-ci est créée un mois après que Trotski a demandé à ses partisans de quitter la SFIO qu’ils avaient intégré un an auparavant : « Nous devons nous dire à nous-mêmes : la période de l’adaptation au régime de la SFIO est en train d’approcher de sa fin naturelle. Nous devons nous orienter dans la pratique vers le parti révolutionnaire dans les délais les plus brefs. » Quant à Pivert, il n’envisage pas de quitter la SFIO affirmant « jusqu’à preuve du contraire, oui, je crois à la démocratie intérieure du parti socialiste ».
Sur la question d’entrer dans la SFIO, Pivert répond à Trotski en expliquant soit « Trotski et ses amis considéraient que la IIè Internationale est un cadavre dont il n’a plus rien à tirer » et dans ce cas « nous ne nous prêterons pas à cela », soit ils estimaient que « les masses ouvrières, groupées au sein de l’IOS [IIème Internationale] sont capables d’évoluer » pour participer « à la constitution d’une avant-garde révolutionnaire ». Dans cette hypothèse, Pivert pense que la dénomination « bolchevique-léniniste » est mal adaptée :

Oh ! je sais dit Pivert, il y a le vrai bolchevisme, le bolchevisme des origines, et il y a sa caricature, mais celui qui compte, c’est celui dont les ouvriers ont acquis une connaissance expérimentale qu’on leur fera difficilement oublier. Ce n’est pas s’adapter à la psychologie des cliques opportunistes mais à la psychologie des ouvriers socialistes que l’on veut gagner à une politique révolutionnaire. » Pivert ajoute que l’étiquette compte moins qu’« un contenu réel, sur lequel d’ailleurs un nombre croissant d’ouvriers socialistes se trouve en accord avec les bolchevik-léninistes : milices ouvrières, défaitisme révolutionnaire, grève générale insurrectionnelle, conquête de pouvoir et dictature de classe du prolétariat. Bruno Beschon


Dans son ouvrage intitulé « Front populaire, révolution manquée », Daniel Guérin décrit Marceau Pivert, le dirigeant qui l’a dirigé et formé, qu’il ne se cache pas d’admirer, mais dont il montre, consciemment ou inconsciemment, tous les défauts politiques, et, entre autres, comment ce dirigeant d’une « gauche socialiste » se disant révolutionnaire a pu se faire l’artisan du pire réformisme bourgeois, cela au moment même où le réformisme menait au fascisme… C’est d’autant plus frappant que Daniel Guérin avait été en France le premier à dire justement que la leçon de l’Allemagne de 1933 était que le réformisme menait au fascisme !

En fait, plus que l’histoire du front populaire par un participant de cette « gauche révolutionnaire » pivertiste, « Front populaire, révolution manquée » est dédié personnellement à Marceau Pivert par Daniel Guérin, un de ses membres les plus fervents, du courant de Pivert au sein du Parti socialiste durant toute cette époque.
Laissons donc la parole à Daniel Guérin puisque, malgré une véritable aspiration à être un révolutionnaire prolétarien, il illustre si bien les limites de son propre courant de l’époque :

« (…) Les mots « révolution manquée » figurent dans le titre de ce livre. C’est Trotsky qui, le premier, a salué les grèves françaises avec occupation d’usines comme le commencement d’une révolution. Mais, pour d’autres, l’expression est impropre et ils doutent qu’il y ait eu, en juin 1936, une véritable situation révolutionnaire. (…) Subjectivement, il est vrai, les masses laborieuses, quand elles cessèrent spontanément le travail pour appuyer un cahier de revendications somme toutes limitées, n’avaient pas conscience de s’engager dans une révolution, et il est évident que les partis composant, au sommet, le Front populaire, y songèrent encore moins. Mais, objectivement, l’arrêt généralisé du travail sous une forme qui remettait en cause la propriété capitaliste, l’unité ouvrière enfin scellée, l’alliance des travailleurs industriels avec la petite paysannerie et une large fraction des classes moyennes, l’adhésion, enfin, des intellectuels, tout concourait à frayer, par étapes, la voie d’une authentique révolution. Qu’ensuite elle ait été « manquée », cette révolution – ou confisquée, comme le dira Marceau Pivert- ou ravalée à une « caricature », comme s’en gaussera Trotsky – ne modifie en rien sa nature au départ. (…)

De mes années de jeunesse, j’ai conservé un faible pour Léon Blum, un faible dont je serai long à me délivrer, un faible que, plus tard, à travers les déceptions du Front populaire, il me faudra réprimer (…) Et Blum me fait la proposition de m’inscrire à la section SFIO du 20ème arrondissement, quartier éminemment prolétarien. (…) Je m’inscris au groupe de Belleville de l’importante section du 20ème. (…) Mais les membres adultes de la section sont décevants. Parmi eux, peu d’ouvriers d’industrie. Petits artisans et petits fonctionnaires, leurs horizons intellectuels et spirituels ne vont guère au-delà de la cuisine électorale et de la défense de leurs intérêts corporatifs. (…) J’ai trouvé refuge au local de la Fédération socialiste de la Seine. Le secrétaire fédéral, Jean Zyromski – il vient d’atteindre la quarantaine – est un « guesdiste » de la vieille école, sanguin, hirsute, tonitruant, quelque peu démagogue. A la tribune, il frappe du poing, le visage empourpré, les yeux injectés, sa voix de stentor près de s’étrangler. Que la SFIO ait perdu sa base ouvrière au profit du Parti communiste et soit en passe de devenir un parti petit-bourgeois, qu’elle ne soit plus qu’une « fédération de comités électoraux », il ne peut, lui, s’y résigner. Il faut, tonne-t-il, disputer au bolchevisme les couches ouvrières les plus exploitées. Pas d’antibolchevisme borné. C’est sur le terrain de l’action révolutionnaire, de la démocratie ouvrière qu’il faut se placer pour arracher au sectaire « bolchevisme » l’âme des prolétaires. Ce langage, qui correspond à mes préoccupations et à mon attente, me surprend et m’enchante. (…) Je prends, à première vue, Marceau Pivert, son adjoint à l Fédération de la Seine, pour le disciple de Zyromski. Il ne l’est plus dans une certaine mesure et, plus il mûrira, plus il s’affranchira de son mentor. Marceau fait jeune : il n’a pas plus de trente-cinq ans. (…) Enseignant, cavalier servant de l’école laïque, il professe dans l’enseignement primaire supérieur, les mathématiques et la physique (…) Le revers de la médaille sera l’hétérogénéité de ses partisans, liés à lui moins par une claire identité de vues politiques que par une allégeance personnelle. (…)

Du point de vue idéologique, Zyromski est, et restera, un socialiste autoritaire, un jacobin marxiste (…) alors que Marceau, en dépit de sa formation social-démocrate et de son affiliation maçonnique, a, bien plutôt, des affinités luxemburgistes et libertaires. (…) Entre temps, j’ai fait la connaissance de nouveaux amis : les syndicalistes révolutionnaires groupés autour de Pierre Monatte et de Maurice Chambelland. Par eux, j’accède à un nouveau terrain d’action militante, celui du syndicalisme « pur ». (…) Obnubilé par les vertus de l’action purement syndicaliste, écœuré, au surplus, par l’électoralisme de la SFIO, j’ai cessé, en mars 1931, un peu étourdiment, de cotiser à la section du 20ème. Si je conserve avec les deux leaders de la gauche socialiste des liens étroits et fraternels, formellement, j’ai cessé d’être des leurs. (…)

Dès ces années 1930-1931, le mouvement ouvrier se trouve soumis à un certain nombre de données qui conditionneront toute l’évolution ultérieure et forment comme un prologue aux batailles sociales du Front populaire. Tout d’abord, la crise économique mondiale. En quelques mois, le fameux « paradis américain » s’est brutalement effondré, transformant le pays le plus riche du monde en une immense terre de mendiants. (…) L’extension de la crise mondiale, l’exaspération des antagonismes impérialistes font mûrir dangereusement les germes de guerre et de fascisme. Aux élections du 14 septembre 1930, les hitlériens ont recueilli 6.400.000 suffrages au lieu de 800.000 en 1928 (…) Au cours d’un voyage outre-Rhin, en août-septembre 1932, j’assistai, la mort dans l’âme, à l’agonie de la république allemande. (…) Les socialistes, derniers avocats de la démocratie et du parlementarisme bourgeois, semblaient ébaudis par la forme ultime que prenait, sans leur permission, l’adversaire de toujours. En Allemagne, pitoyable était leur riposte. Après avoir fait, par leurs capitulations successives, le lit de l’hitlérisme, (…)

Ces épigones d’un mouvement qui, naguère, avait voulu violenter la société bourgeoise, s’accrochaient aux défroques de la bourgeoisie la plus vétuste ; c’était d’un maréchal de Guillaume II qu’ils imploraient aide et protection. Quant aux staliniens, ils mettaient dans le même sac fascistes et socialistes, traités, pour les besoins de la cause, de « frères jumeaux », et, ce qui est pis, il leur arrivait même, alors qu’ils refusaient obstinément l’unité d’action avec les uns, de flirter avec les autres. (…) Pourtant, en Allemagne, au cours de l’été 1932, un courant unitaire avait pris naissance à la « base ». Les travailleurs sentaient d’instinct que la mise en commun de leurs forces contre la marée hitlérienne était, pour eux, une question de vie ou de mort. (…) Les directions centrales des deux partis ouvriers – malgré la forte pression de la « base » - étiaent demeurées irréductiblement hostiles à l’unité d’action. (…) Au printemps de 1933, je me hasarde à entreprendre un nouveau tour d’Allemagne. Je voudrai voir de mes yeux les ravages de la marée hitlérienne. (…) Ma conclusion heurte de front beaucoup de préjugés alors solidement ancrés. Je vois, les mêmes causes engendrant les mêmes effets, le fascisme gagner la France à larges enjambées. Chez nous, son lit est déjà creusé. Et j’apostrophe un peu trop durement mes lecteurs : Attendrez-vous, ici, que pleuvent les coups de matraque ? Le fascisme est essentiellement offensif : si nous le laissons prendre les devants, si nous restons sur la défensive, il nous assommera. Mais le philistin socialiste ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Le calvaire de la lointaine Allemagne ne trouble guère sa digestion : il imagine que les « macaronis » se sont donnés à Mussolini parce qu’ils ont le goût de la bravade et du superlatif. Les « boches » ont succombé aux charmes d’Hitler parce qu’ils ont le vice du pas de l’oie. Nous autres, Français, nous sommes trop « fortiches » pour tomber dans le panneau. (…)

Dans la soirée du 6 février 1934, en effet, le fascisme fait son apparition en plein cœur de Paris. (…) Vers 22 heures, voici que débouche sur la place de la Concorde, venant de la rue Royale et occupant toute la largeur de la rue, une colonne qui brandit des drapeaux tricolores. (…) Sous l’impulsion, paraît-il, d’un colonel de gendarmerie (…) deux colonnes d’argousins passent à l’attaque. (…) Les balles crépitent (…) Des gens tombent sur le dos (…) La fusillade finale semble avoir été la plus meurtrière. (…) Les premières victimes, celles du début de soirée, n’étaient pas tout à fait suffisantes pour provoquer la forte commotion politique qui renverserait le ministère Daladier, baptisé « gouvernement des fusilleurs » et hisserait au pouvoir le régime pré-fasciste de Gaston Doumergue. (…) Les scandales politiques et financiers se succédaient. (…) A la fin janvier, le ministère tout entier, éclaboussé par le scandale, devait se retirer. L’extrême droite exploita à fond la boue dont s’était maculée la gauche et qui avait rejailli sur le Parti socialiste lui-même, Léon Blum s’étant obstiné à couvrir Chautemps. (…) Les hommes du grand capital préparaient, de sang froid, une opération d’envergure. Stimulés par l’exemple allemand, ils aspiraient à un « gouvernement fort », capable de résoudre la crise au profit des possédants (…) La gauche ouvrière avait été prise à l’improviste et, tout d’abord, décontenancée. Les communistes criaient plus fort que les émeutiers fascistes eux-mêmes : « A bas les voleurs ! » et leur sympathie allait à tout manifestant, quel qu’il fût, qui se heurtait à la police. (…)

La classe ouvrière elle-même va entrer en scène.

La grève générale du 12 février 1934 a été manigancée, le 7 au matin, par le ministre de l’Intérieur de Daladier, Eugène Frot, avec Léon Jouhaux et Léon Blum. A l’origine, ses objectifs sont limités et nullement révolutionnaires : elle vise à faire contrepoids à la pression exercée par les ligues factieuses sur un gouvernement qui n’est pas encore démissionnaire. Mais, à l’insu, ou au-delà de l’attente, de ses initiateurs, elle va prendre figure de formidable démonstration des masses. A travers la France, quelques cinq millions de travailleurs se croisent les bras. (…) L’après-midi du 12, en pleine grève, les socialistes ont organisé une manifestation au cours de Vincennes. Les communistes, tempérant, enfin, leur hargne sectaire, ont décidé de s’y rallier. C’est le premier des rassemblements gigantesques qui marqueront l’âge dit du front populaire. (…) Mais au sommet, sur le plan parlementaire, le « Front populaire » fut moins l’aboutissement ou le renforcement de l’unité d’action de 1934 que sa distorsion. Le cartel électoral formé en 1935 fut une opération de politique intérieure essentiellement motivée par des considérations de politique extérieure. (…) Il nous dépouilla de notre victoire. Quelles étaient ces considérations de politique extérieure ? (…) Un coup de théâtre, en effet, était en train de se tramer entre le dictateur russe et le gouvernement ultra-réactionnaire de Pierre Laval, qui avait succédé à celui de l’émeute du 6 février. (…) L’homme du Kremlin, entré dans les bonnes grâces de Pierre Laval, signa avec la France, le 2 mai 1935, un Traité d’assistance mutuelle en cas d’agression allemande. Quelques jours plus tard, le chef du gouvernement français était l’hôte de Moscou. (…) « Mr Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité ». (…) La nouvelle du voyage de Pierre Laval éclata comme une bombe. Elle bouleversa toutes les données de la politique internationale comme de la politique intérieure française. (…) Les staliniens avaient dû faire un tête à queue complet. (…) Du jour au lendemain, le Parti proclama que « Staline avait raison ». (…) Le Parti devenait le « Parti de la nation française » et il oeuvrait pour « une France libre, forte et heureuse ». (…) Le Parti associa désormais au drapeau rouge le drapeau tricolore, la Marseillaise à l’Internationale. (…)

Seul manifesta énergiquement sa réprobation un « Comité de liaison contre la guerre et l’union sacrée », créé pour la circonstance, qui groupa un certain nombre d’écrivains, tels que Henry Poulaille, Simone Weil, Magdeleine Paz, Jean Giono, etc, la gauche socialiste de Marceau Pivert, les trotskystes, les syndicalistes révolutionnaires de Pierre Monatte, et quelques libertaires. (…) Bien que nous haïssions le régime hitlérien d’une haine implacable, ce n’était pas d’une guerre impérialiste mais de la lutte révolutionnaire internationale que nous attendions sa chute. (…) L’alliance de toutes la gauches, rendue possibles par le tournant social-patriotique du Parti communiste et par les très larges subventions que l’allié moscovite allait désormais faire pleuvoir sur l’antifascisme français, telles étaient les conséquences logiques du Pacte Laval-Staline. (…) qui eut une conséquence directe et presque immédiate : la formation du Front populaire. (…)

Entre le radicalisme bourgeois et le national-communisme s’inséra Léon Blum. Le lecteur sait déjà que l’aventure du Front populaire, dans l’optique stalinienne, devait prendre la forme d’un gouvernement à direction radicale où les ministres socialistes ne joueraient que le rôle de « brillants seconds ». (…) Trotsky, rappelant que socialistes et communistes avaient les uns escompté, les autres préparé un ministère radical, il souligna : « Qu’ont fait les masses ? Elles ont imposé aux socialistes et aux communistes un ministère Blum. Est-ce que ce n’est pas un vote direct contre la politique du Front populaire ? » (…)

Le mythe Blum prend naissance le jeudi 13 février 1936. Ce soir-là, la voiture du leader S.F.I.O. se trouve arrêtée boulevard Saint-Germain par un cortège fasciste qui suit la dépouille mortelle de l’historien Jacques Bainville. Aux cris de « Blum à mort ! », un manifestant brise la lunette arrière de la voiture et, par un coup assez sérieux porté à la tête, confère au grand homme l’auréole du martyre. Le dimanche 16, nous déferlons, en signe de protestation, du Panthéon à la Bastille. Nous sommes, au bas mot, un demi-million. Marceau Pivert s’empresse d’affirmer que l’attentat et ses conséquences « ont puissamment renforcé les perspectives et les solutions que nous proposons obstinément au Parti. » Dans un sens, oui, puisque l’événement dérange les épousailles stalino-radicales. Mais ce n’est pas la « Gauche Révolutionnaire » qui en récoltera les fruits. Nous avons contribué nous-mêmes à la sacralisation de Léon Blum. Sur l’initiative de Marceau, le Parti Socialiste consacre un film à l’attentat contre le chef vénéré, présenté comme un des « meilleurs serviteurs du peuple de France, un des meilleurs combattants pour le pain, pour la paix, pour la liberté ». Ses traits sont reproduits sur des panneaux gigantesques. Lorsque, au lendemain de sa présentation devant les Chambres, le 7 juin, il vient au Vélodrome d’Hiver, jurer au peuple de France, de ne jamais se laisser déloger du pouvoir sans combat, une mise en scène extraordinaire salue son entrée. Des projecteurs sont braqués sur lui. Un orchestre joue l’Internationale. Les militants se métamorphosent en choristes. Les Jeunes Gardes (socialistes) en chemise bleue forment une double haie vibrante. Les fidèles scandent indéfiniment et à perdre haleine : « Vive Blum ! » ou « Blum ! Blum ! » L’artisan de ce culte est Marceau Pivert lui-même. Il croît aux techniques de propagande moderne. Il a fait la connaissance d’un hurluberlu dont le véritable nom est Serge Tchakhotine et qu’il introduit à la « Gauche Révolutionnaire » sous le pseudonyme de « Professeur Flamm ». Ce personnage a vécu en Allemagne. Il y livré à la social-démocratie, qui, assure-t-il, n’a pas su s’en servir, le miraculeux symbole des trois flèches pourfendeuses de croix gammées. Il s’est mis à l’école du fascisme. Les hitlériens, selon lui, ont compris intuitivement la véritable nature de l’homme. La foule aspirerait à être violée. Il faut l’exciter par des « toxiques » visuels et sonores. (…) Marceau Pivert embauche le « professeur Flamm » au service du mythe Blum. Pendant le mois qui s’écoulera entre les élections triomphales et la prise effective du pouvoir par le gouvernement du Front populaire à direction socialiste, nous marcherons comme des funambules et nous réagirons comme des drogués.

Au congrès de la SFIO qui précéda immédiatement l’ouverture de l’ « expérience », Blum eut la coquetterie de faire en sorte que s’assemblât autour de sa personne l’unanimité du Parti. Pour enjôler ses ouailles, et, tout particulièrement, la « Gauche Révolutionnaire », il dut mettre en œuvre une insurpassable dialectique.

Au centre de cette ratiocination, il y avait le sempiternel problème du Pouvoir, dont les Pères de l’Eglise SFIO discutaient, depuis des années, avec autant de stérile ardeur que s’il se fut agi du sexe des anges. Selon la Révélation initiale, celle des congrès socialistes internationaux de 1900 et 1904, le socialisme ne devait participer au gouvernement dans la société bourgeoise. Mais, par la suite, Blum avait insidieusement tourné ce dogme. Il avait imaginé un subtil distinguo entre « l’exercice du pouvoir » et la « conquête révolutionnaire du pouvoir ». L’ « exercice » ne serait qu’une simple « occupation » des organismes gouvernementaux. Le gouvernement socialiste se placerait dans la situation d’un gérant loyal qui s’efforcerait de tirer du régime le maximum de justice sociale compatible avec les institutions, mais qui ne pourrait porter la main sur elles et devrait toujours être prêt à les rendre en l’état où il les avait trouvées. Jamais, au grand jamais, les socialistes, une fois installés au gouvernement, n’en profiteraient pour transformer l’ « exercice » en « conquête ». Ils étaient trop gentilshommes pour se permettre une telle « escroquerie » (discours de Léon Blum du 10 janvier 1926). (…) Au lendemain du Congrès de Mulhouse de 1935, Blum cessa, pour un temps, de considérer l’ « exercice » et la « conquête » comme deux catégories étrangères l’une à l’autre, sans communication possible : le prolétariat n’avait intérêt, selon lui, à exercer le pouvoir que dans la mesure où il pouvait en user pour accélérer le rythme du mouvement politique qui conduisait à la conquête. (…)

A la veille d’être intronisé, Blum, au congrès de Huyghens, se replia prudemment sur l’ancien distinguo. A l’entendre, il y avait incompatibilité, de nouveau, entre l’ « exercice » et la « conquête ». L’expérience qui commençait, c’était celle d’un exercice du pouvoir dans le cadre de la société capitaliste. Il fallait jouer la règle du jeu, ne pas abuser de la force qu’allait conférer a détention du pouvoir. On devait éviter à tout prix que les masses populaires ne confondent « exercice » et « conquête » et n’exigent une transformation révolutionnaire que le chevaleresque Parti Socialiste s’était défendu d’entreprendre.

La pilule n’était pas aisée à faire avaler aux militants, et notamment à notre « Gauche Révolutionnaire ». (…) La Gauche Révolutionnaire était sur des charbons ardents. Elle se sentait empêtrée, une fois de plus, dans les contradictions qui l’avaient assailli dès es premier pas. (…) Elle était assez clairvoyante pour prévoir qu’une « expérience » partant de telles prémices, était grosse, selon l’expression que j’employais alors, d’ « effroyables dangers ». (…) Et pourtant, elle ne crut pas devoir fermer ‘oreille à « certaines obligations tactiques ». Elle se persuada qu’il ne fallait ni présenter de fissures à l’adversaire, ni faire preuve d’un parti pris de critique systématique, que Léon Blum avait besoin d’une « autorité suffisante » et que seule la confiance de l’ensemble du Parti pouvait la lui conférer. Au congrès de Huyghens, elle se rallia à la motion d’unanimité. (…)

Le 27 mai, écrivant dans « Le Populaire », Marceau Pivert avait clamé que « tout était possible ! » (…) Au Conseil National du 10 mai, le porte-parole de la « Gauche révolutionnaire » avait littéralement adjuré Blum : « Nous avons confiance en vous. Nous savons que vous resterez toujours au service du peuple. Ecoutez ses aspirations, entendez ses cris, ses appels. Et s’il veut aller loin, restez toujours à sa tête. » Se remémorant ce passé, Marceau Pivert commentera plus tard, avec aux lèvres, un « goût d’amertume » : « Mais il était Léon Blum. Il était trop « grand bourgeois », subtil, raffiné, pour devenir un chef révolutionnaire… »

Léon Blum ne se contenta pas d’obtenir la caution de la « Gauche Révolutionnaire ». Il essaya de la neutraliser en offrant à son leader des fonctions officielles sous l’astucieuse condition que leur détenteur conserverait son « droit de critique ». Marceau Pivert fut chargé, au secrétariat général de la Présidence du Conseil, du contrôle politique de la presse, de la radio et du cinéma, poste qui équivalait, sans le titre et sans participation aux délibérations gouvernementales, au portefeuille de l’Information. Notre chef de file, pressenti, consulta démocratiquement le Comité directeur de la « Gauche Révolutionnaire » : la « mission », après discussion, fut acceptée, moins une voix, par les présents. J’avais été le seul à voter contre. Nous nous étions laissé lier au gouvernement par un fil à la patte, erreur dont s’étaient gardés les staliniens. Comment pouvions-nous, avec l’appui des masses, tenter de déborder ?

Au procès de Riom, il s’expliquera sans ambages : « A ce moment, dans la bourgeoisie, et en particulier dans le monde patronal, on me considérait, on m’attendait, on m’espérait comme un sauveur. » (…) Son devoir apparut à Léon Blum « clair, impérieux » : éviter la guerre civile entre patrons et ouvriers.

L’après-midi du 7 juin, le Président du conseil réunit, autour du tapis vert, les délégués de la Confédération Générale du Patronat et ceux de la CGT. Dans la nuit du 7 au 8, en grande hâte, les « accords Matignon » étaient bâclés et signés. (…) Le patronat, trop heureux de s’en tirer à si bon compte, ne marchanda point sa signature. (…) Tout ce lest précipitamment jeté ne suffit pas à museler le géant populaire. Il avait soudain pris conscience de sa force colossale et hésitait à mettre bas les armes. Au cours de deux réunions successives, les 9 et 11 juin, les délégués des ouvriers métallurgistes, en dépit des efforts conciliateurs de leur direction syndicale, estimèrent insuffisantes les concessions patronales et décidèrent de poursuivre la grève jusqu’à satisfaction de toutes leurs revendications. Le bruit couru qu’ils allaient sortir en masse des usines et descendre sur la capitale. (…) En prévision des troubles, le gouvernement acheminait des pelotons de gardes mobiles vers la région parisienne. (…)

Le 11 juin, Maurice Thorez, au gymnase Jean-Jaurès, avait donné le signal du repli : « Il faut savoir terminer une grève ! ». Au même moment, le gouvernement faisait saisir le journal des trotskystes : la « Lutte Ouvrière », qui titrait sur la largeur de sa première page « dans usines et dans la rue, le pouvoir aux ouvriers ! » (…)

Tout au long de la bataille sociale, la « Gauche Révolutionnaire » avait témoigné une solidarité active aux grévistes. Marceau Pivert avait fait voter à l’unanimité par le congrès de Huyghens une motion saluant le grand mouvement revendicatif, et soutenu que l’action directe de la classe ouvrière, loin de desservir le gouvernement, allait l’aider à briser toutes les résistances. Il avait multiplié ses visites aux usines et grands magasins occupés, haranguant avec flamme les travailleurs. Mais toute son éloquence fraternelle ne pouvait effacer le handicap initial : il appartenait à l’équipe gouvernementale ; ses apparitions étaient celles d’un personnage consulaire apportant le salut d’en haut. Mais ce boulet au pied ne fut pas l’unique ni peut-être l’essentielle raison de notre carence (…) L’admirable article de Trotsky « La révolution française a commencé », paru dans le numéro saisi de Lutte Ouvrière, ne fut lu que par un quarteron d’initiés. Si nous avions vraiment rempli notre mission, nous disposions, nous d’autres moyens de nous faire entendre. Le stalinisme n’avait pas encore consolidé son empire sur les millions de nouveaux syndiqués et nous eussions pu entrer en compétition avec lui. Les masses en grève, sans doute, n’étaient pas révolutionnaires de façon consciente. (….) Mais, même aveugle ou, pour le moins confus, le comportement des masses était révolutionnaire en ce qu’il rompait avec l’ordre établi. Comme nous l’avions déclaré solennellement le 15 juin 1936 : « En réalité la grève généralisée pose la question même de l’existence du capitalisme que tous les partis du front populaire ont cherché à esquiver. » (…) Comme le dira Marceau Pivert, « La révolution prolétarienne passait à portée de nos mains : nous n’avons pas su la saisir. »

(...) Daniel Guérin poursuit :

"L’expérience de juin 36 avait été pour nous une leçon un peu humiliante, mais salutaire. Le brusque essor des masses nous avait pris au dépourvu. Nous avions été débordés. Malgré des improvisations merveilleuses, dont le mérite revenait à l’instinct de classe, à l’ingéniosité des travailleurs, il avait manqué, à l’heure décisive, l’essentiel : une coordination entre les divers éléments en lutte, une direction d’ensemble de la bataille. Et ce fut pourquoi les organisations traditionnelles, s’étant enfin ressaisies, purent aussi facilement museler la classe. Comment éviter, à l’avenir, de répéter les fautes commises ? Ce que nous avions appris, c’était que les structures essentiellement corporatives de l’organisation syndicale, indispensables en période "normale" pour la défense des intérêts professionnels immédiats des travailleurs, ne suffisaient plus en période de lutte généralisée. D’abord parce qu’en de tels instants le moteur doit être à la base (...) ensuite parce que les cloisonnements corporatistes deviennent, dans une situation révolutionnaire, autant d’entraves (...) Les comités locaux pourraient jouer un rôle infiniment plus important (...) De même que les entreprises enverraient des délégués à chaque comité local, à leur tour les comités locaux éliraient des délégués à un Conseil central des délégués ouvriers de la région parisienne. "

En guise de conclusion

Messages

  • Et Blum avait prévu... que le fascisme allemand ne risquait pas de triompher et était définitivement battu :

    « Hitler est désormais exclu du pouvoir : il est même exclu, si je puis dire, de l’espérance même du pouvoir. »

    Léon Blum dans Le Populaire, 08/11/1932

    Trotsky, lui, écrivait en 1932 :

    « Ce serait faire preuve d’une légèreté impardonnable que de considérer un succès d’Hitler comme exclu. Quelle que soit la voie par laquelle Hitler arrive au pouvoir, par la porte grande ouverte ou par effraction, la fascisation de l’Allemagne déclencherait un grave conflit politique intérieur. Cela paralyserait inévitablement les forces du pays pour une longue période et Hitler se verrait obligé d’aller chercher dans les pays voisins non pas une vengeance, mais des alliés et des protecteurs. C’est de cette idée fondamentale que doit partir l’analyse. »

    dans « La victoire d’Hitler signifierait la guerre contre l’U.R.S.S »

  • Et en 1936, Blum poursuivait avec son blabla démocratique :

    « Contre ce danger (le nazisme) je défie quelqu’un d’entre vous de trouver une autre parade sûre, d’autre moyen de garantie possible, que le désarmement de l’Allemagne, accepté volontairement par elle, ou qui lui serait imposé par l’accord unanime de toutes les autres puissances ».

    Léon Blum, devant les députés, 1936

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.