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Aux camarades anarchistes

dimanche 22 janvier 2012, par Robert Paris

Les anarchistes en Russie

Aux Camarades du « Libertaire », de la Fédération Anarchiste, aux Militants Anarchistes des diverses tendances

Victor Serge

30 août 1920

Chers camarades,

Au cours de dix-huit mois environ de séjour à Moscou et a Pétrograd, j’ai profondément déploré l’impossibilité absolue où j’étais de correspondre avec vous. A diverses reprises, par des moyens de fortune, j’avais tenté de vous faire parvenir de brèves lettres ; j’ai lieu de croire qu’elles ne vous sont pas parvenues.

L’occasion s’offre enfin à moi de vous écrire aujourd’hui, et j’ai tant de choses à vous dire — des choses importantes relatives à nos idées et à notre action — que j’éprouve un embarras extrême.

Cette lettre sera donc un peu décousue et bien incomplète, mais j’espère qu’il nous sera enfin possible bientôt de correspondre à peu près régulièrement. Et je me mets à votre entière disposition pour vous renseigner à ce moment, pour répondre à toutes vos questions, pour vous fournir tous les documents qui vous paraîtront désirables sur la situation en Russie.

J’ai surtout milité en France dans les groupes anarchistes-individualistes. Mais tout ceci s’adresse à tous les camarades anarchistes et communistes français. Les différentes tendances ont chacune leur rôle ; dans le mouvement, chacune représente un aspect de notre vérité, qui est la vie libertaire ou l’aspiration vers elle. Et je crois que nous pouvons entre nous, même quand il nous arrive d’être des adversaires, demeurer toujours des camarades et fraternellement nous entr’aider dans la recherche de la vérité.

Expulsé de France, sortant d’un camp de concentration, je suis arrivé en Russie — sous bonne escorte de Sénégalais jusqu’en Finlande et, à partir de là, sous escorte de fusilleurs blancs — au cours de l’hiver 1919. J’y ai déjà vécu deux hivers, qui furent terribles. Le blocus, la guerre extérieure et la guerre intérieure s’acharnant sur ce pauvre pays complètement épuisé, où seule une infime minorité de révolutionnaires tenait bon envers et contre tout, voilà ce dont j’ai vu la réalité parfois atroce. J’ai vu la population de Pétrograd tenir avec des rations de 100 grammes de pain noir par jour — plus quelques poissons secs par mois — en plein hiver, alors qu’il n’y avait dans les demeures presque pas de chauffage, presque pas d’éclairage, plus d’eau, naturellement, et plus de water-closets. La Finlande nous menaçait, l’Estonie nous attaquait, les intellectuels sabotaient ou conspiraient, la petite bourgeoisie espérait chaque jour pour le lendemain l’effondrement et le massacre des bolcheviks, des officiers et des ingénieurs de l’armée rouge nous trahissaient — et partout où l’on se battait, les blancs ne faisaient pas de prisonniers. C’était l’égorgement systématique des juifs, des communistes et souvent des ouvriers. Toute la force vive ouvrière et révolutionnaire étant au front, l’industrie, d’ailleurs privée de matières premières et de combustibles, chômait. Je ne sais avec quelle encre il faudrait écrire ces choses, car la réalité en est redoutable. Le révolutionnaire qui a vécu cela a subi une épreuve. Désormais, les idées ont pour lui une signification autrement profonde qu’auparavant.

C’est au cours du premier hiver que, voyant qu’il n’y avait vraiment dans l’immense Russie qu’une force — mais héroïque celle-là et inébranlable — vivante et capable de défendre la révolution, alors que nul ne voyait clair et que nombre de vieux militants même en désespéraient, j’ai cru de mon devoir de m’y rallier, et j’ai adhéré au Parti Communiste russe en tant qu’anarchiste, sans rien abdiquer de ma pensée — sinon peut-être ce qu’elle pouvait avoir d’utopie avant le contact de la réalité !

Cette attitude, je m’en suis aperçu par la suite, m’imposait de véritables sacrifices — au point de vue de ma liberté d’action individuelle — et d’importantes concessions de principes. J’y consens encore en toute lucidité d’esprit. Sacrifices et concessions s’imposent au militant anarchiste (qu’il adhère ou non au P. C.), non devant une doctrine ou devant une organisation, mais devant la révolution même, dont l’intérêt est la suprême loi. Car il s’agit pour la révolution de vivre et de vaincre. Nos individualités et nos idées individuelles pèsent peu de chose dans la balance : le révolutionnaire doit avoir le stoïcisme d’en convenir. Les camarades qui sont venus en Russie et qui ont vu, me comprendront ou m’approuveront sûrement.

J’ai résumé, dans une étude que je vous envoie par ce même courrier, et que je vous prie de publier, ma conception de l’expérience révolutionnaire au point de vue anarchiste. Ces pages sont trop grèves et bien incomplètes. Telles qu’elles sont, j’espère qu’elles peuvent servir de bases à d’utiles discussions. Les idées que j’y expose me sont évidemment personnelles, mais s’accordent, dans l’ensemble, avec celles d’un grand nombre d’anarchistes. Pour être précis, je nommerai, parmi les camarades qui ont adhéré au P. C. russe : Alfa (du Bourevestnik, etc.), Krasnostchékov (actuellement président de la République d’Extrême-Orient), Novomirsky, Bianqui (ex-secrétaire de l’Union des Ouvriers russes d’Amérique) ; et parmi ceux qui militent en dehors du P. C., le groupe du Golos Trouda, le groupe As. Universaliste de Moscou, les camarades Chapiro1, Rochtchine2, William Chatov, Alexandre Ghé3, Vietrov, pour ne nommer que des militants bien connus.

Comme je l’explique brièvement dans les articles en question, la plupart des anarchistes russes occupent cependant une position plutôt hostile au Parti Communiste, avec lequel ils sont quelquefois entrés en conflit. L’immense majorité d’entre eux est néanmoins soviétiste et considère que toute action qui aurait pour résultat de désunir les forces révolutionnaires serait en ce moment néfaste. Ils pensent que la critique même ne pourra s’exercer avec fruit que lorsque l’existence de la Russie des Soviets ne sera plus en danger immédiat. Ce point de vue est, en somme, celui de Kropotkine, qui réside non loin de Moscou, dans la petite ville de Dmitrievo, où il se consacre à des travaux de longue haleine (un livre sur l’Ethique anarchiste), celle des camarades Kareline4, des frères Gordin5, etc.

En Ukraine le conflit entre anarchistes et bolcheviks a revêtu un caractère souvent tragique et s’est terminé par une lutte armée. Le camarade Voline (Eichenbaum), qui résida longtemps à Paris, et qui est en ce moment emprisonné à Moscou, a été l’initiateur d’un mouvement communiste libertaire puissant et vivace, mais qui, dans le chaos de la guerre civile en Ukraine, s’est heurté à la vaste organisation communiste-autoritaire et a été brisé. Je connais peu et mal ces faits. Je sais pourtant qu’il y a eu de part et d’autre des excès quelquefois sanglants, et que, de part et d’autre, on a également fait preuve d’intolérance et d’acharnement. Les paysans insurgés, conduits par un anarchiste (Makhno), ont occupé en Ukraine des provinces entières. Malheureusement, les anarchistes n’ont pas su, dans ces régions, éviter le recours a l’autorité, à la violence, à la terreur, et les abus qui en découlent nécessairement. Dans la bataille qui s’est engagée entre ces groupes et le Parti Commiuniste, on s’est fusillé des deux côtés. Cette lutte navrante a eu des contre-coups à Moscou même.

Je pense qu’elle ne doit en aucun cas nous faire perdre de vue l’intérêt supérieur de la révolution. Pour autant que j’en suis informé, les anarchistes ukrainiens n’ont évité eux-mêmes aucune des erreurs qu’ils reprochaient aux bolcheviks. Je ne doute pas que si leur mouvement avait pu se développer sans entrave, il eût produit de beaux fruits et que c’eût été infiniment heureux et utile. Mais lorsqu’il s’agit de faire la guerre, je ne puis m’empêcher de considérer Trotsky comme un organisateur très supérieur à Makhno, et l’armée rouge comme une arme à laquelle les bandes de partisans ukrainiens — souvent héroïques — ne peuvent être comparées sous aucun rapport... Les « partisans ukrainiens » spéculaient quelque peu sur l’esprit de petite propriété des paysans, sur leur nationalisme, sur l’antisémitisme même, toutes choses dont les conséquences ont été bien affligeantes.

D’une façon générale, il me semble que le manque de programme d’action pratique — l’utopisme — le manque d’organisation ont, en Russie, tué le mouvement anarchiste qui a dépensé au service de la révolution une somme d’énergie prodigieuse. Parmi les camarades tombés au front l’an dernier, je citerai Anatole Jelezniakov6 et Justin Jouk7.

En ce moment, je ne vois pas en Russie de possibilité d’un vaste mouvement libertaire. Les dures nécessités de la révolution ne nous laissent pas le choix entre les moyens. Tout ce qu’elles imposaient a été fait par le Parti Communiste avec lequel il faut être, sous peine d’être contre lui, avec la réaction. Sitôt que la paix sera faite, sitôt que nous pourrons nous mettre sérieusement à l’œuvre de réorganisation sociale, je ne doute pas que l’esprit libertaire soit puissant en Russie ; et je pense même que c’est chez les communistes les plus conscients et les plus éprouvés qu’il trouvera son expression la plus vivante.

Depuis décembre dernier, Alexandre Berkman et Emma Goldman, expulsés d’Amérique, sont en Russie. Ils accomplissent en ce moment, en Ukraine, un long voyage pour le compte du Musée de la Révolution de Pétrograd. Ses seize années de prison n’ont rien fait perdre a Berkman de sa vigueur morale.

Permettez-moi maintenant, camarades, de m’arrêter un instant sur le mouvement français et sur la situation en France. Il y a quelques mois, la chance m’advint de recevoir, par grand hasard, cinq ou six numéros du Libertaire, très intéressants à coup sûr, mais qui eussent fort bien pu être publiés en 1912, c’est-à-dire avant la guerre et la révolution russe. J’ai l’impression que les anarchistes, en France, n’ont pas encore procédé à la révision nécessaire de leurs idées en présence de ces expériences historiques et se bornent à conserver les traditions libertaires. Dans ces conditions, il me semble que les uns risquent tôt ou tard, en devenant communistes, de cesser d’être des anarchistes (et je vois là un grand danger), tandis que les autres, faute d’une intelligence nette de la révolution, demeurent sans influence et quelquefois seront désolés de s’apercevoir qu’ils voisinent par la force des choses avec un Bourtzev8 ou un Hervé9...

Pour bien poser les grandes questions vitales aujourd’hui pour tout le monde révolutionnaire, il importe, me semble-t-il, avant toutes choses, que vous soyez informés des expériences russes, que vous preniez contact avec la révolution sociale accomplie ici. Ce ne peut être bien fait que d’une façon : envoyez-nous de bons militants pour voir et même pour travailler ici pendant quelque temps. Et tâchons de demeurer en communication.

L’indifférence des masses du prolétariat français à l’heure où s’accomplissent des événements d’une portée inappréciable, a quelque chose de stupéfiant. L’enthousiasme que suscite pourtant parmi l’élite ouvrière, la révolution russe, pourrait très, bien, si vous n’intervenez pas, être canalisé, utilisé, dévoyé par des politiciens « socialistes » ou « cégétistes ». Les habitudes d’inaction qu’ils entretiendront avec éloquence, peuvent retarder de quelques années encore l’issue de la lutte en Russie. Il ne vous est certainement pas possible de concevoir quels contre-coups terribles vos défaillances peuvent avoir pour la révolution. Rappelez-vous seulement que c’est l’échec, en France, de la gréve générale du 21 juillet qui a permis l’étranglement de la République des Soviets hongrois et l’avènement a Budapest de la Terreur Blanche10. L’agression polonaise, qui retarde encore la paix pour la Russie révolutionnaire ne se fût peut-être pas produite si les travailleurs français avaient réellement donné les preuves d’une volonté révolutionnaire et opposé leur veto aux intrigues du Quai d’Orsay. Sachez bien, camarades, que tant que vous demeurerez inactifs, le sang coulera ici tous les jours, tous les jours et nous ne pourrons pas commencer l’œuvre d’organisation et de libération que veulent tous les communistes sincères, qu’ils soient marxistes ou libertaires.

Tout ce qui pouvait humainement être fait pour le triomphe de la révolution sociale a été fait en Russie — malgré les erreurs et quelquefois malgré les crimes inévitables au cours d’une semblable tourmente sociale. La faim, le froid, l’anxiété quotidienne, d’effroyables misères matérielles et morales, la mort des plus faibles, la terreur, les sacrifices quotidiens — la Russie révolutionnaire a tout consenti. Aux militants étrangers qui le comprennent, ce seul fait impose de grands devoirs. Fraternellement.

Victor-Serge

30 août 1920

Notes de la MIA

1 Alexandre Chapiro (Shapiro) (1882-1946).

2 Iouda Solomonovitch Grossman, dit Rochtchine (Serge ou Le bulletin communiste transcrit improprement « Rostchin ») (1883-1934).

3 Alexandre Ghé (Heinrich Goldberg).

4 Apollon Andreïevitch Kareline (1863-1926).

5 L’un des deux frères était Abba Gordin (1887-1964).

6 Le bulletin communiste imprime « Jeleznialeov », mais il s’agit très probablement d’Anatoli G. Jelezniak, dit Jelezniakov (1895-1919).

7 Justin Petrovitch Jouk (Iustin Petrovich Zhuk) (1887-1919).

8 Vladimir Bourtsef (1862-1942), journaliste, populiste avant la révolution de 1917, puis soutien de Koltchak et Dénikine.

9 Gustave Hervé (1871-1944), avant 1914 militant socialiste antimilitariste, en 1920 dirigeant du Parti Socialist National, qui s’orientera vite vers le fascisme.

10 Le 21 juillet 1919 devait avoir lieu une action internationale des travailleurs contre la politique d’intervention des Alliés et contre le soutien qu’ils donnaient aux généraux de la contre-révolution. En France et en Italie, la grève devait être générale. Sur menace de Clemenceau, Jouhaux et la direction de la C.G.T. capitulèrent. (Note tirée de Moscou sous Lénine, d’Albert Rosmer)

Les anarchistes et l’expérience de la révolution russe

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  • Expulsé de France, sortant d’un camp de concentration, je suis arrivé en Russie — sous bonne escorte de Sénégalais jusqu’en Finlande et, à partir de là, sous escorte de fusilleurs blancs — au cours de l’hiver 1919. J’y ai déjà vécu deux hivers, qui furent terribles. Le blocus, la guerre extérieure et la guerre intérieure s’acharnant sur ce pauvre pays complètement épuisé, où seule une infime minorité de révolutionnaires tenait bon envers et contre tout, voilà ce dont j’ai vu la réalité parfois atroce. J’ai vu la population de Pétrograd tenir avec des rations de 100 grammes de pain noir par jour — plus quelques poissons secs par mois — en plein hiver, alors qu’il n’y avait dans les demeures presque pas de chauffage, presque pas d’éclairage, plus d’eau, naturellement, et plus de water-closets. La Finlande nous menaçait, l’Estonie nous attaquait, les intellectuels sabotaient ou conspiraient, la petite bourgeoisie espérait chaque jour pour le lendemain l’effondrement et le massacre des bolcheviks, des officiers et des ingénieurs de l’armée rouge nous trahissaient — et partout où l’on se battait, les blancs ne faisaient pas de prisonniers. C’était l’égorgement systématique des juifs, des communistes et souvent des ouvriers. Toute la force vive ouvrière et révolutionnaire étant au front, l’industrie, d’ailleurs privée de matières premières et de combustibles, chômait. Je ne sais avec quelle encre il faudrait écrire ces choses, car la réalité en est redoutable. Le révolutionnaire qui a vécu cela a subi une épreuve. Désormais, les idées ont pour lui une signification autrement profonde qu’auparavant.

  • Pour autant que j’en suis informé, les anarchistes ukrainiens n’ont évité eux-mêmes aucune des erreurs qu’ils reprochaient aux bolcheviks. Je ne doute pas que si leur mouvement avait pu se développer sans entrave, il eût produit de beaux fruits et que c’eût été infiniment heureux et utile. Mais lorsqu’il s’agit de faire la guerre, je ne puis m’empêcher de considérer Trotsky comme un organisateur très supérieur à Makhno, et l’armée rouge comme une arme à laquelle les bandes de partisans ukrainiens — souvent héroïques — ne peuvent être comparées sous aucun rapport... Les « partisans ukrainiens » spéculaient quelque peu sur l’esprit de petite propriété des paysans, sur leur nationalisme, sur l’antisémitisme même, toutes choses dont les conséquences ont été bien affligeantes.

  • Tout ce qui pouvait humainement être fait pour le triomphe de la révolution sociale a été fait en Russie — malgré les erreurs et quelquefois malgré les crimes inévitables au cours d’une semblable tourmente sociale. La faim, le froid, l’anxiété quotidienne, d’effroyables misères matérielles et morales, la mort des plus faibles, la terreur, les sacrifices quotidiens — la Russie révolutionnaire a tout consenti. Aux militants étrangers qui le comprennent, ce seul fait impose de grands devoirs. Fraternellement.

    Victor-Serge

    30 août 1920

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