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Les mathématiques peuvent-elles trancher elles-mêmes sur la validité de leurs présupposés philosophiques ?

jeudi 16 février 2012, par Robert Paris

Y a-t-il une continuité là dedans ?

« Notre époque est fière des machines pensantes et se méfie des hommes qui essaient de penser. »

Howard Mumford Jones

Les mathématiques peuvent-elles trancher elles-mêmes sur la validité de leurs présupposés philosophiques ?

Des présupposés philosophiques dans les mathématiques, "de la philo en maths, où avez-vous vu cette horreur ?" diraient bien des mathématiciens en pensant honnêtement n’avoir jamais supposé une telle chose et ne pas toucher de quelque manière que ce soit à de la philosophie en faisant des mathématiques...

Cependant, les mathématiciens Leibniz et Cantor, pas les moins importants et influents, reconnaissaient volontiers que leurs choix de mathématiciens étaient guidés par des présupposés philosophiques. Eh oui ! Nous voilà tombés du haut de la soi disant objectivité pure des mathématiques qui est un mythe qui n’est pas souvent contesté.

C’est ce que rappelait le mathématicien Roger Apéry dans "Penser les mathématiques" (ouvrage collectif) :

"La doctrine de l’infini actuel soutenue par Leibniz et étendue par Cantor l’a été pour des raisons métaphysiques.

« Je suis tellement pour l’infini actuel qu’au lieu d’admettre que la nature l’abhorre, je tiens qu’elle l’affecte partout, pour mieux marquer la perfection de son auteur. Ainsi je crois qu’il n’y a aucune partie de la matière qui ne soit, je ne dis pas divisible, mais actuellement divisée, et par conséquent, la moindre particule doit être considérée comme un monde plein d’une infinité de créature différentes. » (Leibniz)

« Sans un petit grain de métaphysique, il n’est pas possible, à mon avis, de fonder une science exacte. » (Cantor)

« La plus haute perfection de Dieu est la possibilité de créer un ensemble infini et son immense bonté le conduit à le créer. » (Cantor)

Les mathématiques sont considérées par beaucoup comme une matière qui ne se discute pas. Ce serait, selon eux, le domaine du c’est vrai ou c’est faux. Il n’y a pas d’opinion en mathématiques, nous dit-on. Ce sont surtout les non-mathématiciens d’ailleurs qui le pensent. L’expression passée dans le langage courant est "comme un plus un égale deux" pour représenter cette prétendue certitude des mathématiques. Descartes avait rendu publique cette affirmation de la "certitude des mathématiques" sur laquelle il comptait même pour démontrer... l’existence de Dieu ! Belle démonstration du caractère non métaphysique des mathématiques !!!

C’est dans le même sens que L. LIARD dira que les définitions géométriques « sont absolues, immuables et inflexibles » parce qu’elles énoncent « la loi de construction propre à chaque figure ». Les premières phrases des Éléments de mathématique de Nicolas Bourbaki sont catégoriques : « Depuis les Grecs, qui dit mathématiques dit démonstration ; certains doutent même qu’il se trouve, en dehors des mathématiques, des démonstrations au sens précis et rigoureux que ce mot a reçu des Grecs et qu’on entend lui donner ici. » Voilà qui est péremptoire.

Questionnons-nous cependant : quelle type de certitude peut nous fournir un système purement formel ?

Une démonstration d’un énoncé mathématique doit respecter un ensemble de règles logiques : cette rigueur est garante de la validité de cet énoncé. Or certains experts dont Keith Devlin affirment cependant que certaines démonstrations sont désormais impossibles à vérifier avec certitude : " "Je pense que nous sommes désormais dans une ère où les grands théorèmes en mathématiques sont si complexes que nous ne pourrons jamais savoir avec certitude s’ils sont vrais ou faux". Cette opinion a de quoi choquer : retour sur les raisons qui peuvent motiver un tel constat.

Au terme d’un travail de près de trente ans, un groupe de mathématiciens donne en 1983 la classification définitive des groupes simples finis (incluant les 26 groupes sporadiques, voir notre dossier sur la classification des groupes ). L’aboutissement de ce programme titanesque représente des milliers de pages : on conçoit aisément l’ampleur de la tâche que serait la vérification pas à pas de toutes les étapes de la preuve ! Est-ce à dire selon Keith Devlin que nous ne pourrions jamais avoir la certitude de la validité du théorème ?

Non, car les travaux ne se sont pas arrêtés en 1983 ! L’éminent mathématicien Jean-Pierre Serre fut l’un des premiers à émettre des doutes quant à la rigueur de la justification, la possibilité pour qu’un tel ouvrage contienne des erreurs n’étant évidemment pas à écarter. Des lacunes furent tôt mises en évidence et débuta le travail de les combler, qui fut achevé dans les années 90. De plus sous l’impulsion de Daniel Gorenstein, une révision et une simplification de la preuve fut mise en œuvre, culminant avec l’édition en 2005 de six volumes consacrés à la classification des groupes simples finis.

Comme chacun sait, en mathématiques, on débute par des indémontrables qui sont considérés comme des éléments de base de tous les raisonnements, comme les axiomes de la géométrie euclidienne. Aucune mathématique n’est contestable tant que, à partir de ses axiomes et de ses définitions, elle développe une logique formelle sans rupture et ne commet pas d’erreur dans ses calculs et ses raisonnements. Mais peut-on nommer cette démarche l’exactitude ce qui sous-entend qu’elle amène la certitude des résultats ? Oui, si on reste à l’intérieur logiquement de cette mathématique-là. Par contre, dans l’absolu, absolument pas ! L’affirmation contenue dans une mathématique ne peut pas du tout être assimilée à une vérité absolue, incontestable. Les mathématiciens le savent, mais se laissent faire quand on leur affirme que leurs vérités sont solides comme du roc !

En fait de roc, les raisonnements mathématiques, prétendus tout ce qu’il y a de solides, n’ont nullement besoin d’être confrontés à une quelconque réalité matérielle. On peut très bien démontrer en géométrie que la somme des angles d’un triangle vaut 180° et vérifier cette propriété à l’aide d’un rapporteur sur une feuille de papier. Voilà un fait établi, indiscutable ! Eh bien, non ! Cela dépend dans quel type d’espace. On peut très bien refaire cette expérience dans l’espace de l’astrophysique et trouver que cela est faux. On peut également concevoir une mathématique dans laquelle l’espace est courbe et la somme des angles de tous les triangles ne vaut plus 180°… Et cette mathématique-là ne prouvera nullement que l’autre soit fausse. Elles n’ont seulement pas les mêmes axiomes de base. Cela signifie simplement que des mathématiques différentes ne dialoguent pas. Leur exactitude est une propriété purement interne. La vérité du monde extérieur, qu’il soit mathématique ou physique, ne la concerne pas. Du coup, diverses mathématiques coexistent sans se rencontrer. Il y a un très grand nombre de types de mathématiques qui sont incompatibles entre elles et cela ne gène personne car, logiquement, il ne leur pas nécessaire d’être valables en même temps. Aucune d’entre elles ne supprime les autres. L’évolution des mathématiques ne ressemble pas à l’évolution des sciences de la nature où les théories peuvent se succéder mais pas coexister sans discuter entre elles.

Mais, revenons sur les axiomes et ce qu’ils supposent. Le plus simple d’entre eux est la définition. Un tel concept peut sembler ne poser aucune difficulté théorique : on a le droit de nommer comme on veut l’objet mathématique que l’on a envie de créer. Par exemple un segment, une droite, un nombre entier ou décimal… Même celui qui n’a pas fait de mathématiques au-delà du lycée croit bien les connaître et s’imagine que cela ne doit pas trop poser de problème à des mathématiciens pour les définir et il se trompe. Rien de plus compliqué que de définir le nombre un pour produire les entiers. Rien de plus compliqué que de définir le segment [AB] entre deux points A et B. D’ailleurs ces notions se prétendent fondées sur des bases intuitives parce qu’on n’a pas pu valablement les définir !

Le « un » peut sembler parfaitement clair et intuitif. Et, du coup, on peut croire qu’il ne nécessite pas vraiment de définition. Pourtant, il suppose quelque chose de très philosophique : qu’il existe quelque chose qui, quantitativement, est identique à autre chose. Il faut que un égale un pour que les entiers aient un sens. Or, c’est un présupposé philosophique. C’est ce que l’on appelle l’hypothèse A=A. Rester toujours identique à soi-même, voilà une idée qui n’est pas aussi évidente qu’il y paraît. Bien sûr, on peut prétendre que l’on construit le « un » par généralisation des propriétés d’un cochon, d’un livre et d’une maison. Mais le « un », tout seul, n’a pas la même nature conceptuelle que le « un » du nombre d’objets. On a créé une nouvelle identité, complètement différente philosophiquement. Et on se garde bien de la discuter. Ensuite on affirme que un plus un égale deux, c’est ce qu’il y a de moins discutable alors que c’est « simplement » le résultat du fait que l’on a admis l’existence que « un » soit identique à « un », ce qui est loin de ne poser aucun problème conceptuel. Dans la nature, tout objet est-il tout le temps identique à lui-même. N’arrive-t-il pas des situations où, spontanément, un élément se transforme en son contraire, des situations où un élément se transforme sans cesse en sautant d’un état à un autre qualitativement différent ? Qu’est-ce qui prouve que la philosophie A=A soit plus valable que celle des cycles A -> nonA -> A ? La mathématique ne le discute pas. Elle se fonde, sans le dire, sur ce que l’on appelle la logique formelle. C’est d’autant plus incontestable que ce n’est même pas dit dans les axiomes…

Mais venons-en au segment. Que pourrait-on lui trouver de compliqué à définir ? Voilà bien une figure simple et intuitive, non ? Eh bien, imaginez-vous que la plupart des mathématiciens reconnaissent qu’il est tout simplement impossible de définir correctement le segment sans introduire des contradictions ! Eh oui, on ne vous l’a pas dit au collège ni après ! Par exemple, essayons de la définir comme un ensemble de points qui se suivent en ligne droite et sans rupture. Voilà des notions d’une complication incroyable. Prenons juste celle de points qui se suivent sans rupture. Eh bien, on admet donc que, dès que l’on a deux points différents, il existe un segment contenant d’autres points qui se succèdent entre A et B. Bien. Donc on part de A et on considère un point juste suivant C. Mais il existe un segment [AC] donc des points entre A et C. le point C n’était pas le point juste suivant. Et il n’existe aucun point situé juste après le point A…

On retrouve cette difficulté lorsqu’on prétend suivre de manière continue les nombres décimaux. Il n’y a aucun nombre décimal qui suive le nombre 2,3 par exemple. Il n’y a pas de continuité dans la suite des nombres décimaux. On montre d’ailleurs qu’il existe encore plus de nombres qui ne sont pas décimaux (les "transcendants") comme pi et e entre deux nombres décimaux. La continuité des nombres, comme la continuité des points du segment ou de la droite ne sont que des présupposés philosophiques et non des faits mathématiques. Tout comme la possibilité de diviser à l’infini de Cantor et Leibniz...

La continuité, la linéarité, les nombres, la géométrie, les fonctions, tout cela est soutendu par des philosophies qui n’ont rien d’évident, sont discutables, reposent sur des choix qui ne sont que très rarement discutés ouvertement.

Les notions considérées comme les plus basiques posent des problèmes de fond très épineux. Des problèmes concernant la logique du raisonnement, les ensembles, les fondements du calcul différentiel et intégral, des infinis, etc....

Si les mathématiques utilisent sans cesse le présupposé d’un continuum de l’espace et des nombres, elle n’est pas capable de vraiment le justifier. Elle ne le dit pas, n’en discute pas. La logique formelle pose de multiples problèmes, des contradictions gênantes dont les non-spécialistes ne sont même pas tenus au courant...

Y a-t-il d’autres philosophies que celle qui impose le principe d’identité, de tiers exclus, de non contradiction ? Les mathématiques ne vous le diront jamais... Y a-t-il des difficultés à définir, des risques dans la manière de raisonner ? Aucun mathématicien n’insiste là-dessus ou seulement quelque rares d’entre eux qui sont aussi passionnés de philosophie. C’est pour cela que nombre d’auteurs, mathématiciens ou pas, pensent que les mathématiques se passent parfaitement de philosopher !

Dire que ce sont des choix qui déterminent les philosophies, y compris en mathématiques, cela signifie que l’on ne peut pas trancher seulement mathématiquement.

Le mathématicien Jean Dieudonné écrit ainsi dans son article "Mathématiques vides et significatives" :

"Des mathématiciens ont passé des années de leur vie à essayer de démontrer l’hypothèse du continu, problème qui les a tourmentés pendant très longtemps. Je me souviens d’avoir entendu dire à mon maître Polya, qui le tenait lui-même d’Alexandroff, qu’Alexandroff avait pendant un an travaillé à la démonstration de l’hypothèse du continu et puis qu’il avait arrêté parce qu’il se sentait devenir fou. Il a bien fait. Alors, quand Gödel et Cohen sont venus nous dire qu’il était inutile de nous tracasser les méninges et que nous ne démontrerions jamais ni l’hypothèse du continu ni sa contradiction, nous avons dit : Ouf ! Quelle veine ! On n’aura plus à s’occuper de cet abominable problème. (...) Cohen et Gödel nous disent qu’il y a autant de mathématiques que vous voulez. Vous pouvez déclarer que le continuum c’est "aleph trente-six", à moins que ce ne soit "aleph soixante-quinze", ou bien autre chose. Alors, pourquoi serait-ce "aleph un" ?" Rappelons qu’aleph zéro est le nombre d’éléments de l’ensemble des nombres entiers ou des nombres rationnels (les fractions), qu’aleph un est le nombre d’éléments de l’ensemble des nombres dits réels. Les réels sont constitués de toutes les parties des rationnels.

La notion de continuité et celle de divisibilité à l’infini sont inséparables. Elles ont été discutées philosophiquement depuis la Grèce antique. lire Aristote, Euclide et Zénon. Ces questions ne peuvent être discutées que philosophiquement et pas tranchées. Euclide ne s’est pas chargé de définir la continuité ni la divisibilité à l’infini mais ses idées les nécessitaient. Aristote les a affirmées et reliées entre elles. Zénon les a démolies. Bien des mathématiciens pensent que le calcul infinitésimal a résolu la question alors que c’est le contraire : ce calcul suppose la question résolue sans la discuter !!!

Le mythe de l’objectivité, de l’exactitude, de la certitude des mathématiques

Je ne cherche nullement dans ce texte à diminuer l’importance et le rôle des mathématiques, mais à discuter de leurs choix philosophiques et de les mettre en évidence d’abord. Etant moi-même mathématicien à l’origine, j’ai pu apprécier la beauté de la matière, mais aussi son caractère ésotérique....

Einstein expose dans « La géométrie et l’expérience » :

« Parmi toutes les sciences, les mathématiques jouissent d’un prestige particulier qui tient à une raison unique : leurs propositions ont un caractère de certitude absolue et incontestable, alors que celles de toutes les autres sciences sont discutables jusqu’à un certain point et risquent toujours d’être réfutées par la découverte de faits nouveaux. Le chercheur d’une autre discipline n’aurait pas lieu pour autant d’envier le mathématicien si les propositions de ce dernier ne portaient que sur de purs produits de notre imagination et non sur des objets réels. Il n’est pas étonnant en effet que l’on parvienne à des conclusions logiques concordantes, une fois que l’on s’est mis d’accord sur les propositions fondamentales (axiomes) ainsi que sur les méthodes à suivre pour déduire de ces propositions fondamentales d’autres propositions ; mais le prestiges de mathématiques tient, par ailleurs, au fait que ce sont également elles qui confèrent aux sciences exactes de la nature un certain degré de certitude, que celles-ci ne pourraient atteindre autrement.

Ici surgit une énigme qui, de tout temps, a fortement troublé les chercheurs. Comment est-il possible que les mathématiques, qui sont issues de la pensée humaine indépendamment de toute expérience, s’appliquent si parfaitement aux objets de la réalité ? La raison humaine ne peut-elle donc, sans l’aide de l’expérience, par sa seule activité pensante, découvrir les propriétés des choses réelles ?

Il me semble qu’à cela on ne peut répondre qu’une seule chose : pour autant que les propositions mathématiques se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et, pour autant qu’elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité. (…) Interprétation ancienne : tout le monde sait ce qu’est une droite et ce qu’est un point. (…) Interprétation nouvelle : la géométrie traite d’objets qui sont désignés au moyen de termes « droite », « point », etc. On ne présuppose pas une quelconque connaissance ou intuition de ces objets, mais seulement la validité d’axiomes (…) Ces axiomes sont des créations libres de l’esprit humain. (…) Ce sont les axiomes qui définissent en premier lieu les objets dont traite la géométrie. (…) Pourquoi Poincaré et d’autres chercheurs rejettent-ils l’équivalence naturelle entre le corps pratiquement rigide de l’expérience et le corps de la géométrie ? Tout simplement parce qu’un examen un peu précis révèle que les corps solides réels de la nature ne sont pas rigides, étant donné que leur comportement géométrique, c’est-à-dire les diverses positions relatives qu’ils peuvent occuper, est fonction de la température, des forces extérieures, etc. »

John Barrow explique dans « La grande théorie » :

« C’est avec des images, des mots et des idées, non des nombres, des symboles et des formules, que commence et que s’achève (ou le devrait) toute démarche scientifique, jusques et y compris dans une discipline aussi formalisée que la physique théorique. (..) Le grand livre de la Nature, nous dit Galilée, est écrit en langue mathématique ; c’est là certes, un programme radical et fécond dans la pratique scientifique. Mais cet énoncé ne doit pas faire illusion : il s’agit là, au mieux, du livre de comptes de la Nature, non de son livre de contes. Et la narration, nécessaire à la compréhension, ne saurait s’assimiler à une traduction, trahison consentie d’une prétendue vérité mathématique du monde (..) » écrit Jean-Marc Lévy-Leblond dans « Aux contraires ». « Nous avons découvert de nombreuses opérations mathématiques non-calculables, ce qui amène les physiciens à jeter quelques soupçons sur la partie des mathématiques couramment mise à contribution dans la description du monde. (..) Donc, si au niveau le plus fondamental les choses étaient discrètes et discontinues, nous nous engagerions dans les sables mouvants du non-calculable. »

Les mathématiques ne se contentent pas de fournir des outils de calcul ; ils présupposent une certaine philosophie : par exemple, la linéarité, la continuité, la stabilité, la fixité, l’équilibre, … Les mathématiques sont des présupposés logiques et philosophiques. L’ancienne mathématique utilisée de Newton à Einstein sont logiques et non dialectiques, continues et linéaires.

Heisenberg expose ainsi le problème dans « Physique et philosophie » :

« Newton commence ses « Principia » par un groupe de définitions et d’axiomes liés entre eux de telle manière qu’ils forment ce qu’on pourrait appeler un « système fermé » ; chaque concept peut être représenté par un symbole mathématique et les rapports entre les différents concepts sont alors représentés par des équations mathématiques exprimées par des symboles ; l’image mathématique de ce système assure qu’aucune contradiction interne ne puisse s’y produire. Ainsi, les mouvements possibles des corps sous l’influence des forces qui s’exercent sont représentés par les solutions possibles des équations. Le système de définitions et d’axiomes pouvant se traduire par un ensemble d’équations mathématiques est considéré comme décrivant une structure éternelle de la Nature, structure indépendante des valeurs particulières de l’espace ou du temps. Les différents concepts sont si étroitement liés à l’intérieur du système qu’en général l’on ne pourrait changer aucun d’entre eux sans détruire le système tout entier. (…) En physique théorique, nous essayons de comprendre des groupes de phénomènes en introduisant des symboles mathématiques pouvant se lier aux faits, c’est-à-dire aux résultats des mesures ; comme symboles, nous utilisons des noms qui mettent en évidence leur corrélation avec la mesure, rattachant ainsi les symboles au langage ; puis ces symboles sont reliés entre eux par un système rigoureux de définitions et d’axiomes et, pour finir, les lois de la Nature sont exprimées sous forme d’équations entre les symboles. L’infinie variété des solutions de ces équations correspond alors à l’infinie variété des phénomènes particuliers possibles dans ce domaine de la Nature. C’est ainsi que l’ensemble mathématique représente le groupe de phénomènes, dans la mesure où la corrélation entre symboles et mesures est valable. C’est cette corrélation qui permet l’expression de lois concrètes à l’aide du langage ordinaire puisque nos expériences, consistant en actions et observations, peuvent toujours se décrire en langage ordinaire. Mais en même temps que s’accroissent les connaissances scientifiques, le langage s’enrichit lui aussi ; de nouveaux termes sont introduits et les anciens termes sont appliqués à un domaine qui s’élargit, ou d’une façon qui diffère du langage ordinaire. Des termes comme « énergie », « électricité », « entropie », en sont des exemples évidents. (…) C’est dans cet état assez calme de la physique qu’éclatèrent les bombes de la théorie quantique et de la théorie de la relativité restreinte, qui déclenchèrent un glissement d’abord assez lent, puis de plus en plus rapide des bases même des sciences de la Nature. (…) Le vrai problème était qu’il n’existait aucun langage dans lequel exprimer de façon cohérente la nouvelle situation. (…) En théorie de la relativité généralisée, l’idée d’une géométrie non euclidienne dans l’espace réel fut contredite avec énergie par certains philosophes qui faisaient remarquer que toute notre méthode de préparation des expériences présupposait déjà la géométrie euclidienne. (…) Mais c’est la théorie quantique qui soulève le plus de difficultés concernant l’emploi du langage. Nous n’avons là au premier abord aucun guide simple pour relier les symboles mathématiques et les concepts du langage ordinaire ; et la seule chose que nous sachions au départ, c’est que nos concepts habituels ne peuvent s’appliquer à la structure des atomes. Le point de départ qui s’impose pour l’interprétation physique du formalisme semble être, encore une fois, le fait que l’ensemble mathématique de la mécanique quantique se rapproche de la mécanique classique pour des dimensions qui sont grandes comparées à celles des atomes. (…) Même dans la limite des grandes dimensions, la corrélation entre symboles mathématiques, mesures et concepts ordinaires n’est aucunement à négliger. (…) En fait, je crois que le langage effectivement utilisé par les physiciens lorsqu’ils parlent des phénomènes atomiques équivaut à celle de « potentia ». (…) Certains physiciens ont fait des tentatives pour définir un autre langage précis qui suivrait des modes logiques définis en totale conformité avec le schéma mathématique de la théorie quantique. Le résultat de ces tentatives de Birkhoff et Neumann et, plus récemment, de Weizsächer, peut s’exprimer en disant que le formalisme mathématique de la théorie quantique peut s’exprimer comme une extension ou modification de la logique classique. Il existe en particulier un principe fondamental de logique classique qui semble avoir besoin d’être modifié : en logique classique, si une affirmation a le moindre sens, on suppose que soit elle soit sa négation qui doit être vraie. (…) En théorie quantique, il faut modifier cette loi du « tiers exclu ». (…) La modification possible du mode de logique classique s’appliquerait alors tout d’abord au niveau qui concerne les objets. (…) Dans les expériences sur les phénomènes atomiques, nous avons affaire à des choses et à des faits, à des phénomènes qui sont tout aussi réels que les phénomènes de la vie quotidienne. Mais les atomes ou les particules élémentaires ne sont pas aussi réels ; ils forment un monde de potentialités ou de possibilités plutôt qu’un monde de choses ou de faits. »

Les mathématiques partent d’axiomes, alors que les sciences partent des phénomènes considérés comme paradigmatiques, comme le pendule pour la périodicité ou le déplacement d’un véhicule pour la mécanique. Ce sont ces phénomènes qui sont modélisés en sciences. La démarche est très différente dès le départ. Les modèles des sciences sont souvent mathématisés ? Mais les mathématiques n’interviennent là qu’après la conceptualisation du paradigme scientifique en question.

La démarche mathématique est différente elle aussi. En mathématiques comme en sciences, on utilise des fonctions, mais les mathématiques pures n’ont pas à définir le statut des variables. Inversement, en sciences, le premier pas n’a pas encore été fait tant que le statut des paramètres et leur validité pour l’expérience n’ont pas été explicités.

Les mathématiques sont fondées sur le démontrable. Ce n’est pas le cas des sciences. Les mathématiques suivent des cheminements logiques. Ce n’est pas toujours le cas en sciences. Par exemple, la physique quantique, ça marche, ça colle avec l’expérience mais on ne sait pas pourquoi. Ce n’est pas toujours rigoureux. On a utilisé la méthode de renormalisation bien avant d’avoir la moindre explication des raisons de sa validité, raisons qui sont encore en discussion.

La validité des théories scientifique n’est pas nécessairement démontrable. Il existe extrêmement peu de faits absolument avérés dans les théories scientifiques. Bien sûr, l’indémontrable peut exister dans certains énoncés mathématiques. Mais, en sciences, c’est de démontrable qui est rare. Et même, la démonstration mathématique est-elle du même ordre de preuve que la démonstration scientifique ? Pas nécessairement. Il y a des énoncés scientifiques qui n’ont aucune traduction mathématique. Et même ceux qui s’expriment mathématiquement, et plus encore ceux qui sont fondés sur des calculs, ne se ramènent pas nécessairement à de simples calculs. En effet, on ne doit jamais oublier que les sciences portent sur des interactions donc sur des propriétés de la matière.

La matière ne peut être ramenée seulement à des nombres. Trois n’est pas identique à trois électrons ou trois molécules d’hydrogène. Trois ne possède qu’une propriété numérique, soit un plus un plus un. On ne peut rien dire dessus de plus que « trois ». Par contre, trois électrons ne sont pas seulement un électron plus un électron plus un électron. Ils possèdent des propriétés d’interactions entre électrons ainsi qu’avec le reste de l’environnement. De même trois planètes ou trois étoiles. Une conclusion mathématique peut être purement numérique mais pas une conclusion scientifique. On ne pourra jamais ramené la nature à un simple examen de nombres ou d’autres abstractions mathématiques, même si ces dernières sont d’une grande utilité. Il n’est pas dit que les grandeurs physiques soient de même nature que les nombres des mathématiques, qu’ils soient entiers, décimaux ou « réels ». En effet, les nombres mathématiques sont fixes, exactement déterminés, toujours identiques à eux-mêmes.

Les mesures physiques ne possèdent pas de telles propriétés. Une grandeur mathématique peut avoir une incertitude, une valeur approchée par exemple, mais pas d’incertitude fondamentale. Par contre, une mesure physique peut fondamentalement être incertaine. Il ne s’agit pas seulement d’approximations mais de phénomènes qui ne sont pas fondés sur le certain ou même de phénomènes qui sont fondés sur l’aléatoire. Comme le rapporte Ilya Prigogine dans « Les lois du chaos », « ce qui nous intéresse aujourd’hui, ce n’est pas nécessairement ce que nous pouvons prédire avec certitude. La physique classique s’intéressait avant tout aux horloges, la physique d’aujourd’hui plutôt aux nuages. » D’ailleurs, la notion de certitude de la logique formelle et mathématique n’est nécessairement pas identique à la notion de certitude dans l’étude des lois de la nature. La philosophie logique n’admet pas la contradiction, et accepte par contre le principe du tiers exclus. Ce n’est pas le cas en physique. L’exemple bien connu de la dualité onde/particule signifie qu’une particule possède à la fois des propriétés contradictoires.

La partie mathématisable d’un phénomène n’est pas la totalité de celui-ci. C’est plutôt sa part d’ordre mais il ne faut jamais omettre qu’il y a également une part de désordre sans laquelle ce phénomène serait déconnecté du reste de l’univers, ne pourrait pas changer d’état, la loi n’étant valable que pour un seul état. L’équation physique n’est jamais indépendante du reste de l’univers et ne peut jamais, contrairement à l’équation mathématique, être conçue comme une réponse isolée, une solution à un problème.

Les mathématiques partent du désincarné (le nombre, la variable, la courbe, la fonction…) et arrivent également au désincarné (propriétés de la fonction, de la courbe, de la moyenne, …). Elles passent parfois, en intermédiaire, par des faits réels qui étaient le choix des fonctions, des outils mathématiques (les matrices pour la physique quantique, l’espace à quatre dimensions pour la relativité,…). Inversement, les sciences partent des faits réels et concluent sur des jugements sur ces faits réels. Une conclusion purement mathématique en sciences n’aurait aucun sens. Les mathématiques n’y sont qu’un intermédiaire, un outil. Le calcul, même s’il joue un rôle essentiel de démonstration, n’est pas un élément de réalité et ne remplace pas la vérification réelle, ce dont les mathématiques se passent fort bien. On peut imaginer tous les outils mathématiques que l’on veut sans prouver qu’ils fonctionnent sur des objets réels. Ils ont seulement besoin de cohésion logique interne. Les outils physiques peuvent être acceptés par les scientifiques même s’il leur manque une cohésion logique, ce qui est le cas par exemple pour la physique quantique. Les sciences n’ont pas besoin de cohésion logique d’ensemble pour continuer d’avancer. Par exemple, les divers domaines des sciences ne sont pas cohérents comme la quantique et la relativité ou la microphysique et l’astrophysique.

Le statut des nombres n’est pas le même en mathématiques et en sciences. Le nombre est égal à lui-même en mathématiques mais il n’en va pas de même en sciences. Un c’est un. Une particule, cela peut être deux particules ou zéro particules. Le nombre de particules n’est pas un invariant de la physique quantique. Les créations et annihilations amènent ce type de situations invraisemblables dans le monde macroscopique. Pire, le nombre de particules dites « réelles » dépend de l’observateur et de son accélération. On ne raisonne plus sur un nombre d’objets. La mesure, elle aussi, n’est pas un nombre au sens mathématique. En effet, une mesure est influencée par d’autres mesures, corrélées, en physique quantique. On ne peut pas dire d’un paramètre qu’il vaut telle ou telle valeur. Le nombre fixe n’a donc pas cours et il ne peut s’agit non plus d’une évolution régulière d’une mesure du type d’une fonction. Il n’y a tout simplement pas une valeur attachée à la particule mesurée…

Et ce n’est pas seulement le cas en physique quantique. C’est la situation qui prévaut également à chaque fois que l’on passe du désordre à l’ordre. La fonction mathématique ne décrit que l’ordre d’un état mais pas le passage d’un état à un autre état. En sciences, il n’existe jamais un état qui ne peut pas passer à un autre état, qualitativement. Et cette dernière expression signifie justement que la description quantitative ne suffit pas.

La loi mathématique, c’est l’ordre. Bien sûr, à partir de ces lois mathématiques, on peut produire des descriptions du désordre comme celles du hasard, des « vols de Lévy », des lois du mouvement brownien, de la percolation, des lois du type de Mandelbrot, des lois du chaos déterministe… Mais elles consistent toujours à passer de l’ordre au désordre alors que la démarche de la science est toujours de montrer comment le désordre a pu produire un ordre. C’est ce que l’on constate dans l’ordre du cristal, dans l’apparition d’un magnétisme, la formation d’une étoile, d’un nuage, etc… Dans chacun de ces cas, les sciences montrent que l’ordre est issu du désordre. Les mathématiques savent modéliser les symétries mais elles ont beaucoup plus de mal à modéliser des symétries qui sont très légèrement brisées comme c’est le cas général en sciences.

Einstein écrit dans « La géométrie et l’expérience » :

« Parmi toutes les sciences, les mathématiques jouissent d’un prestige particulier qui tient à une raison unique : leurs propositions ont un caractère de certitude absolue et incontestable, alors que celles de toutes les autres sciences sont discutables jusqu’à un certain point et risquent toujours d’être réfutées par la découverte de faits nouveaux. Le chercheur d’une autre discipline n’aurait pas lieu pour autant d’envier le mathématicien si les propositions de ce dernier ne portaient que sur de purs produits de notre imagination et non sur des objets réels. Il n’est pas étonnant en effet que l’on parvienne à des conclusions logiques concordantes, une fois que l’on s’est mis d’accord sur les propositions fondamentales (axiomes) ainsi que sur les méthodes à suivre pour déduire de ces propositions fondamentales d’autres propositions ; mais le prestiges de mathématiques tient, par ailleurs, au fait que ce sont également elles qui confèrent aux sciences exactes de la nature un certain degré de certitude, que celles-ci ne pourraient atteindre autrement.

Ici surgit une énigme qui, de tout temps, a fortement troublé les chercheurs. Comment est-il possible que les mathématiques, qui sont issues de la pensée humaine indépendamment de toute expérience, s’appliquent si parfaitement aux objets de la réalité ? La raison humaine ne peut-elle donc, sans l’aide de l’expérience, par sa seule activité pensante, découvrir les propriétés des choses réelles ?

Il me semble qu’à cela on ne peut répondre qu’une seule chose : pour autant que les propositions mathématiques se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et, pour autant qu’elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité. (…) Interprétation ancienne : tout le monde sait ce qu’est une droite et ce qu’est un point. (…) Interprétation nouvelle : la géométrie traite d’objets qui sont désignés au moyen de termes « droite », « point », etc. On ne présuppose pas une quelconque connaissance ou intuition de ces objets, mais seulement la validité d’axiomes (…) Ces axiomes sont des créations libres de l’esprit humain. (…) Ce sont les axiomes qui définissent en premier lieu les objets dont traite la géométrie. (…) Pourquoi Poincaré et d’autres chercheurs rejettent-ils l’équivalence naturelle entre le corps pratiquement rigide de l’expérience et le corps de la géométrie ? Tout simplement parce qu’un examen un peu précis révèle que les corps solides réels de la nature ne sont pas rigides, étant donné que leur comportement géométrique, c’est-à-dire les diverses positions relatives qu’ils peuvent occuper, est fonction de la température, des forces extérieures, etc. »

Dans « L’évolution des idées en physique », Einstein et Infeld remarquaient : « Les ouvrages scientifiques sont remplis de formules mathématiques compliquées. Mais c’est la pensée, ce sont les idées qui sont à l’origine de toute théorie physique. »

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