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Karl Marx, penseur et agitateur

mercredi 16 mai 2012, par Robert Paris

Karl Marx, penseur et agitateur

Leó Frankel

Novembre 1873

Karl Marx est né à Trêves, le 5 mai 1818. Il fit d’abord son droit aux Universités de Bonn et de Berlin, mais il abandonna bientôt l’étude de la jurisprudence pour celle de l’histoire et de la philosophie.

En 1841, il quittait Berlin pour Bonn, où il voulait s’établir comme professeur de philosophie, mais le mouvement politique qui suivit la mort de Guillaume III le détourna de ce projet.

A ce moment, les chefs de la bourgeoisie libérale, comme Campenhausen, Hausemann, etc. — qui plus tard, après la révolution de mars 1848, entrèrent dans le gouvernement — fondèrent à Cologne un journal d’opposition, la Rheinische Zeitung (Gaiette Rhénane). Les quelques articles par lesquels Karl Marx collabora à ce journal produisirent une telle impression qu’on lui en offrit la rédaction en chef au cours de l’année 1842.

La Rheinische Zeitung, soumise comme les autres journaux de cette époque à une étroite surveillance, eut les honneurs d’une double censure : la censure ordinaire, et celle du préfet de Cologne. Mais comme cette distinction ne put l’apprivoiser, un décret ministériel du commencement de l’année 1843, la lui retira.

« Comme rédacteur à la Rheinische Zeitung, dit Marx dans sa préface à la Critique de l’économie politique, je fus d’abord un peu embarrassé d’avoir à exprimer mon opinion sur ce que l’on appelle les « intérêts matériels ». Les débats de la Diète rhénane sur les vols de bois et le morcellement de la propriété foncière, la polémique officielle que M. de Schaper, alors gouverneur de la province rhénane, ouvrit avec la Rheinische Zeitung sur la situation des paysans de la Moselle, enfin les discussions sur le libre échange et le protectionnisme me fournirent pour la première fois l’occasion de m’occuper de questions économiques. » Cette « occasion » devait déterminer toute la carrière de Marx. Désormais nous verrons toutes ses œuvres inspirées de ce même esprit socialiste dont le Capital est en quelque aorte l’expression la plus haute. Mais l’étincelle qui ne faisait que couver dans ses œuvres de débutant s’épanouit dans son chef-d’œuvre en une flamme claire, le souffle léger qui se dégageait de ses premiers essais devient, dans la Capital, un vent d’orage qui s’empare de l’esprit du prolétariat éveille en lui la conscience de classe et l’entraîne à la lutte.

Après la suppression de la Rheinische Zeitung, Marx plein de ressentiment contre le monde des philistins d’Allemagne quitta la scène politique et se retira dans son cabinet de travail. C’est alors (en mai 1843) qu’il écrit à son ami, le Dr Ruge : « Il n’y a pas de doute, le vieux monde appartient aux Philistins. Il est vrai que s’ils y sont les maîtres, c’est parce qu’ils y pullulent comme font les vers dans un cadavre ». Et il voulait détruire ce « vieux monde ». Son esprit infatigable cherchait une libre activité, pour laquelle il n’y avait nulle place en Allemagne. Il tourna ses regards vers la France, vers Paris, « la nouvelle capitale du monde nouveau ».

Ses vœux furent exaucés quand le Dr Ruge, qui avait entretemps émigré à Paris, lui offrit d’éditer avec lui une nouvelle revue. Marx se hâta de répondre que dût le projet être réalisé ou non, il serait à Paris « avant la fin du mois » (septembre 1843), car, ajoute-t-il, « l’air d’ici rend serf ». Il expose en même temps dans cette lettre un plan pour le programme de la revue à fonder. « Ce que nous avons à faire, éprit-il, c’est la critique impitoyable de tout ce qui existe, impitoyable dans ce sens qu’elle ne recule pas plus devant ses propres résultats que devant, les conflits avec les gouvernements au pouvoir. » Notre mot d’ordre doit être : « Réforme de la conscience de soi. » Cette réforme consiste à faire comprendre au monde « les raisons de se propres actions ». Nous pouvons donc, dit Marx, en terminant sa lettre, exprimer en un mot la tendance de notre feuille : « rendre l’époque actuelle consciente de l’objet de ses désirs et de ses luttes ».

Ainsi parurent les Deutsche-französische Jahrbücher (Annales germano-françaises), à Paris, en 1844. On cherchait dans ces annales qui furent interdites en Allemagne, à coordonner les mouvements, intellectuels français et allemands. Outre quelques lettres, deux exposés critiques de Karl Marx y furent publiés : Critique de la philosophie du Droit de Hegel (15 pages) et De la question juive (53 pages).

Karl Marx voulait entreprendre un examen critique de la Philosophie du Droit, de Hegel. Ses études le menèrent à la conclusion que « les rapports juridiques de même que les formes politiques ne sont explicables ni par elles-mêmes, ni par le développement de l’esprit humain en général, mais bien plutôt par les conditions matérielles de l’existence ». Seule l’introduction à cette étude fut publiée.

Marx y fait la critique de l’idéalisme allemand, qui faisant abstraction de l’homme réel le considère comme un être placé en dehors du monde. « L’arme de la critique ne peut assurément pas remplacer la critique des armes, la force matérielle, mais la théorie devient aussi une force matérielle, dès qu’elle s’empare des masses ». Par suite, la théorie doit considérer l’homme comme homme et non comme être abstrait ; elle doit le libérer de tout illusion sur sa situation, afin qu’il modifie cette situation qui ne dure que par ces illusions. La théorie doit tendre « à renverser toutes les conditions qui font de l’homme un être bas, asservi, abandonné, méprisable ». Mais à qui appartient-il de détruire ces conditions, de secouer cette servitude ? Il faut que ce soit une classe dont les revendications soient celles de la société, une classe qui en combattant pour ses propres droits combatte en même temps pour les droits de la société en général. Cette classe particulière, c’est le prolétariat.

La philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, comme le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes spirituelles, et dès que l’éclair de la pensée aura lui, dans les couches profondes du peuple naïf, s’accomplira l’émancipation profonde des Allemands et leur transformation en hommes.

« Quand toutes les conditions intérieures auront été remplies, conclut Marx, à la fin de son introduction, le jour de la résurrection allemande sera annoncé par le chant du coq gaulois. »

Dans son travail intitulé : De la question juive, qui est une critique de l’étude de Bruno Bauer sur la même question, et dans celui intitulé : De l’aptitude des juifs et des chrétiens d’aujourd’hui à s’affranchir. Marx, contrairement à Bauer, considère la question juive non comme religieuse ou théologique, mais bien comme laïque.

La religion est d’après Marx la conscience qu’a l’homme de soi-même. Ce n’est pas la religion qui fait l’homme, mais au contraire l’homme qui fait la religion. L’homme en tant qu’être collectif, c’est-à-dire la société, l’Etat « produisent la religion, une conscience du monde intervertie, parce qu’ils constituent eux-mêmes un monde renversé ». (Introduction à la critique de la philosophie de Hegel). La religion est donc considérée par lui non comme la cause, mais comme la manifestation de l’étroitesse d’esprit universelle. « L’émancipation politique de l’homme religieux consiste par suite à émanciper l’Etat de la religion. L’Etat en tant qu’Etat s’émancipe de la religion en s’émancipant de la religion d’Etat, c’est-à-dire en ne reconnaissant en tant qu’Etat aucune religion. »

« Quel est le fond temporel du judaïsme, demande Marx ? » Et il répond : « C’est le besoin matériel, l’intérêt personnel. Le judaïsme atteint son apogée dans l’achèvement de la société bourgeoise, dont le principe est également le besoin matériel, l’égoïsme, mais la société bourgeoise n’arrive à son expression complète que dans le monde chrétien. »

Le christianisme est sorti du judaïsme mais a été absorbé de nouveau par lui. Le chrétien fut tout d’abord le juif théorisant, c’est pourquoi le juif est un chrétien pratique, et le chrétien est redevenu juif. Non seulement dans le Pentateuque ou dans le Talmud, mais encore dans la société actuelle, nous retrouvons l’essence du juif contemporain, non seulement dans l’étroitesse du juif, mais aussi dans l’étroitesse juive de la société. La nationalité chimérique du juif, c’est la nationalité du marchand, et en général de l’homme d’argent.

Marx ne dit pas comme Bruno Bauer, qu’à moins de s’émanciper radicalement du judaïsme les juifs ne pourront s’émanciper politiquement, il prétend que précisément parce qu’ils peuvent s’émanciper politiquement sans dépouiller complètement le judaïsme, l’émancipation politique en elle-même ne sera pas l’émancipation de l’homme. « L’émancipation sociale du juif, écrit Marx, en terminant la Question juive, se fera le jour où la société se libérera du judaïsme. »

Peu après, en 1846, Marx publiait en collaboration avec F. Engels La Sainte Famille ou critique de l’examen critique. Contre Bruno Bauer et consorts. C’est une critique de la philosophie spéculative de Hegel, qui était alors à la mode. L’exposé se réfère de préférence à l’Allgemeine Literatur Zeitung de Bruno Bauer, parce que c’est là que l’extravagance de l’idéalisme allemand atteint son point culminant. Il y a dans la Sainte Famille, une excellente étude, sur les matérialismes anglais et français, due à la plume de Marx.

Tout en s’occupant principalement d’économie politique, et d’études sur la première révolution française, Marx n’avait pas cessé de publier des attaques contre le gouvernement prussien, aussi celui-ci demanda et obtint-il son expulsion de France. Marx se rendit alors à Bruxelles, où bientôt avec Engels, Wilhelm Wolff (à qui il dédia le Capital) et quelques autres camarades avec lesquels il se trouvait en communion d’idées, il fondait un cercle allemand pour l’éducation des travailleurs. Dans leurs réunions ainsi que dans d’innombrables tracts, les utopies des socialistes anglais et français furent soumises à une critique impitoyable et remplacées par l’éducation à une conception scientifique de la structure économique de la société bourgeoise.

En 18461, parut le Discours sur le Libre Echange dans lequel Marx critique le protectionnisme et le libre échange du point de vue socialiste et accable de ses sarcasmes les partisans de l’un et de l’autre système qui prétendent agir dans l’intérêt de la classe ouvrière.

Misère de la Philosophie. Réponse à la Philosophie de la Misère de M. Proudhon parut en 1847. ’

Dans cet écrit (de 178 pages), le « système des contradictions économiques ou la philosophie de la misère », de Proudhon, est soumise à une critique aussi acerbe que tranchante. Celui qui se croyait au-dessus de l’économie politique et du communisme, celui qui croyait avoir résolu le problème issu des contradictions impliquées dans les deux doctrines apparaît non plus comme « une synthèse » mais comme « une erreur composée » qui prend chez les socialistes l’illusion de ne voir dans la misère que la misère et non le côté révolutionnaire qui doit forcément amener le renversement de l’ancienne société, et chez les économistes la nécessité des rapports éternels en économie politique, lesquels toutefois, selon Marx, ne sont pas des lois naturelles mais des lois historiques, c’est-à-dire des lois qui sont propres chaque fois à la façon de produire d’une époque déterminée.

La Misère de la Philosophie, en dehors de la méthode scientifique qu’elle applique aux questions économiques se distingue par cette chaleur de langage et par cette éloquence entraînante — notamment dans le passage sur les grèves et la coalition des ouvriers — qui est le propre de la jeunesse. Pris dans son ensemble, nous considérons cet ouvrage — en se plaçant à notre point de vue, c’est-à-dire au point de vue d’un ouvrier — comme étant sinon sur le même niveau que le Capital, du moins le meilleur ouvrage après le Capital. C’est dans cet ouvrage qu’il est fait mention pour la première fois de la lutte des classes et de sa signification pour le développement que suivra le monde à l’avenir.

« Les conditions économiques, y lit-on, avaient d’abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du Capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu’elle défend deviennent les intérêts de classe. La lutte de classe à classe est une lutte politique. »

Les trade-unions, que Marx désigne dans cette œuvre comme « coalitions permanentes d’ouvriers » prennent ici la dignité d’une organisation nécessaire pour la lutte des classes, et les sophismes des économistes et des socialistes contre ces unions sont réfutés.

Le Manifeste Communiste qui à l’exception de quelques passages peut être considéré comme le programme du parti ouvrier révolutionnaire a été publié en 1848.

La Fédération des Communistes avait chargé Marx et Engels de le rédiger et au Congrès qui eut lieu à Londres en 1847, et auquel furent présents les représentants suisses, français, belges, allemands et anglais de la Fédération, il fut accepté comme programme de cette Fédération.

Le premier paragraphe, « Bourgeois et Prolétaires », parle de l’histoire de toutes les sociétés existantes jusqu’à ce jour comme de l’histoire de lutte de classes. La lutte ininterrompue entre classes opprimantes et opprimées que furent le Moyen Age et l’antiquité en est la preuve.

« La société moderne, la société bourgeoise née de l’écroulement de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n’a fait que substituer des classes nouvelles, de nouvelles possibilités d’oppression, de nouvelles formes de la lutte à celles d’autrefois. » Mais « l’âge de la bourgeoisie a néanmoins un caractère particulier : il a simplifié les antagonismes de classes. De plus en plus la société tout entière se partage en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes directement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat ».

Le Manifeste parle alors du développement de la bourgeoisie. Il explique comment le mode féodal ou corporatif de l’exploitation industrielle ne peut plus suffire aux besoins créés par des marchés nouveaux acquis au Moyen Age, par exemple par la découverte de l’Amérique, et comment ce mode fut remplacé par la manufacture. Mais ces marchés ne cessant pas de s’agrandir et les besoins de s’accroître, ce fut au tour de la manufacture d’être insuffisante. C’est alors que « La vapeur et la machine vinrent révolutionner la production industrielle. La manufacture céda la place à la grande industrie moderne ; la petite bourgeoisie industrielle céda la place aux millionnaires de l’industrie, aux chefs de véritables armées industrielles, aux bourgeois modernes ».

Chaque étape parcourue par la bourgeoisie fut accompagné d’un « progrès politique d’ampleur égale », lequel progrès, depuis la réalisation de grande industrie et la création d’un marché mondial trouva son expression la plus haute dans l’Etat représentatif moderne, dans lequel la bourgeoisie arriva à une domination exclusivement politique. « La puissance gouvernementale moderne de l’Etat n’est autre chose qu’une délégation qui gère les intérêts communs de la classe bourgeoise tout entière. »

A l’exploitation déguisée sous un illusoire costume de religion et de politique, la bourgeoise a substitué l’exploitation patente, sans pudeur, directe et brutale. Du médecin, du juriste, du prêtre, du savant, elle a fait des salariés à ses gages. Elle a remplacé les croyances antiques et respectables par « l’intérêt tout nu ». A mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, à mesure aussi grandit le prolétariat dans lequel viennent peu à peu tomber toutes les classes moyennes, en partie parce que leur habileté est dépréciée par des méthodes de production nouvelles.

Les conditions d’existence de la société an­cienne sont détruites par les conditions d’existence qui sont faites au prolétariat. Le prolétaire n’a pas de propriété. Il vit avec sa femme et ses en­fants dans des rapports qui n’ont plus rien de commun avec le lien de famille bourgeois. Il a perdu tout caractère national dans ce travail in­dustriel moderne, dans cet assujettissement mo­derne au capital, qui est le même en Angleterre et en France, en Amérique et en Allemagne. Les lois, la morale, la religion constituent pour lui au­tant de préjugés bourgeois, derrière lesquels se dissimulent autant d’intérêts bourgeois. Le mouvement prolétaire contrairement aux mouvements sociaux accomplis jusqu’ici est celui de l’immense majorité, dans l’intérêt de l’immense majorité.

Le prolétariat couche inférieure de la société ne peut se soulever, se redresser sans que toute la superstructure des couches qui forment la société officielle soit emportée dans l’explosion de ce soulèvement.

« Le progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie sans préméditation et sans résistance est devenue l’agent, lit-on à la fin de ce § 1er, au lieu de main­tenir l’isolement des ouvriers par la concurrence, a amené leur union révolutionnaire par l’associa­tion. Ainsi le développement même de la grande industrie détruit dans ses fondements le régime de production des produits où s’appuyait la bourgeoi­sie. Avant tout la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. La ruine de la bourgeoisie et la vic­toire ou prolétariat sont également inévitables. »

Le § 2 traite du rapport des communistes aux autres prolétaires. « Les communistes, y lit-on, n’ont pas des intérêts distincts des intérêts du pro­létariat tout entier, et leur but est le même, à savoir la constitution du prolétariat en classe, le renversement de la domination bourgeoise, la con­quête du pouvoir politique par le prolétariat... Mais, dans les diverses luttes nationales des pro­létaires, les communistes font remarquer et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité, et communs à tout le prolétariat. »

Leurs conceptions théoriques ne sont pas fon­dées sur des utopies socialistes. « Elles, ne sont que l’expression générale des conditions de fait données avec une lutte de classe existante, avec un mouvement historique qui se passe sous nos yeux. L’abolition des conditions existantes de pro­priété n’est pas un caractère spécial du commu­nisme. Ainsi la révolution française a aboli la propriété féodale au profit de la propriété bour­geoise. »

Le Communisme ne vise pas à « l’abolition de la propriété en elle-même, mais à celle de la pro­priété bourgeoise », c’est-à-dire à celle de la pro­priété fondée sur l’antagonisme des classes, sur l’exploitation de l’homme par l’homme, et sur le travail salarié.

Le Communisme n’ôte à personne le pouvoir de s’approprier des produits sociaux ; mais il ôte le pouvoir d’assujettir, en se l’appropriant, le tra­vail d’autrui.

Différents autres reproches encore faits au Com­munisme, concernant le mariage, la famille, l’édu­cation, etc., sont soumis à un examen duquel il res­sort qu’ils ont trait non au Communisme, mais bien à la société bourgeoise.

Aux accusations formulées du point de vue reli­gieux, philosophique et idéologique, le « Mani­feste » répond : « Faut-il une perspicacité profonde pour comprendre que les idées des hommes, leurs aperçus concrets autant que leurs notions abstrai­tes, et, en un mot, leurs consciences, se modifient avec leurs conditions d’existence, avec leurs relations sociales, leur vie sociale ? »

Nous avions déjà rencontré cette même idée dans la Misère de la Philosophie et dans les Annales germano-françaises. Si nous la relevons de nou­veau ici, c’est uniquement pour montrer qu’elle est bien l’idée directrice, le fondement sur lequel reposent les recherches de Marx. De même que dans la légende antique Antée, luttant avec Hercule, tire sa force de la terre ; Marx, dans sa lutte avec les idéologues, tire sa force du terrain historique.

D’après Marx, l’histoire du développement de la société humaine est intimement liée à l’histoire du développement des forces de production et aux con­ditions de la production, qui à leur tour transfor­ment les conditions sociales. Avec la transformation des conditions sociales se transforment aussi, s’adaptant à ces conditions, les principes, les idées de la société. C’est ainsi que les « idées dominan­tes d’une époque » ont toujours été « les idées de la classe dominante ». C’est pourquoi les idées n’ont de force révolutionnaire qu’en tant qu’elles naissent en même temps que les éléments d’une nouvelle société qui se forme au sein de l’ancienne. Les représentants de la bourgeoisie ont, de même que les représentants de la classe dominante de toute époque, considéré les forces et les méthodes de production, les relations sociales, en un mot les conditions sociales d’existence de leur société, comme mues par des lois naturelles éternelles. Ils ont opposé à leur époque de société, des époques historiques de sociétés qu’ils ont qualifiées de dé­cadentes et ne pouvant se maintenir qu’artificielle­ment. C’est ainsi qu’ont raisonné les représentants de la religion officielle, qui ont voulu faire croire que seule cette religion était d’institution divine, alors que toutes les autres formes de religion au­raient été forgées par les hommes. Loin que la volonté des hommes détermine l’avènement, le dé­veloppement et la disparition d’époques histori­ques, ce sont les mouvements sociaux, les condi­tions matérielles d’existence de chaque époque historique qui déterminent la volonté des hommes.

Lorsque nous avons dit précédemment que l’his­toire de toutes les sociétés humaines jusqu’à ce jour a été l’histoire de luttes de classes, on au­rait pu conclure que, sous la domination de la classe ouvrière, aussi de nouveaux éléments d’une société nouvelle, fondée sur des antagonismes de classes, allaient se former. Sur quoi repose l’an­tagonisme de classe de la société bourgeoise mo­derne ? Sur l’antagonisme entre le capital et le travail. Sur quoi repose cet antagonisme ? Sur le fait que la constitution, le maintien et l’accroisse­ment du capitalisme créent et déterminent le tra­vail salarié. En supprimant le travail salarié, c’est-à-dire les conditions actuelles de production — et ici nous revenons au Manifeste communiste — le prolétariat supprimera du même coup « les con­ditions d’existence de l’antagonisme des classes et par conséquent sa propre domination comme classe ».

A l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classe, se substituera une association où le libre développement de chacun sera la libre condition du libre développement de tous.

La 3e paragraphe traite en termes brefs et pondérés de la littérature socialiste et communiste antérieure à 1847.

Le 4e et dernier paragraphe traite de l’attitude des Communistes devant les différents partis d’opposition. Il termine par ces mots :

Les Communistes déclarent ouvertement que leurs desseins ne peuvent être réalisés que par le renversement violent de tout l’ordre social traditionnel. Aux classes dirigeantes à trembler devant l’éventualité d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Et c’est un monde qu’ils ont à y gagner.

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

Par suite de sa propagande parmi les ouvriers et des articles dirigés contre le gouvernement prussien, qui parurent dans le journal allemand de Bruxelles, Marx fut, à la demande de ce gouvernement, expulsé de Belgique aussi ; mais il reçut en même temps une invitation officielle de Ferdinand Flocon, membre du gouvernement provisoire français, de rentrer en France (1er mars 1848). « La tyrannie vous a banni, dit cette invitation, la France libre vous ouvre de nouveau ses portes. »

Lorsque la révolution éclata en Allemagne, il quitta Paris et fonda, avec ses amis d’exil, la Neue Kölnische Zeitung (Nouvelle Gazette de Cologne). Le mouvement révolutionnaire qui faisait alors trembler tous les princes d’Europe fut soutenu dans ce journal aussi ardemment que fut défendue l’insurrection de juin (Paris 1848), Cette courageuse campagne devait évidemment faire naître des procès de presse, mais ceux-ci ne firent que donner à Marx, qui était rédacteur en chef, de nouvelles occasions d’attaquer publiquement le gouvernement.

Au mois de février 1849, Marx eut à se défendre, avec Karl Schapper et Schneider, devant les jurés de Cologne, pour un appel publié le 18 novembre 1848, et dans lequel les citoyens étaient incités à opposer partout et de toutes façons, une résistance au prélèvement, par la violence, d’impôts, que l’Assemblée Nationale prussienne avait refusé de voter.

Depuis le moment de cet appel jusqu’au moment où commença le procès, le gouvernement prussien avait dissous l’Assemblée, octroyé une Constituante (5 décembre 1848) et imposé au pays une nouvelle loi électorale ; il avait en un mot, comme le dit Marx, joué un « tour d’Etat » (Staatsstreich).

« C’est le gouvernement lui-même qui s’est placé sur le terrain révolutionnaire ou, plus exactement, contre-révolutionnaire, dit Marx à ses Juges, et il ne peut pas se réclamer de lois qu’il a foulées lui-même aux pieds. La Couronne, ajouta-t-il, a fait une révolution ; elle a jeté par-dessus les moulins l’Etat de droit existant. Il ne peut donc pas en appeler à des lois qu’il a lui-même si honteusement violées. Lorsqu’on accomplit une révolution pareille, on peut pendre ses adversaires, mais non les juger. » Le procureur d’Etat ayant avancé que la Couronne avait renoncé a une partie de son pouvoir en faveur du peuple, par le fait de convoquer une Assemblée nationale (mars 1848), Marx répondit « Ce pouvoir était brisé, c’est pourquoi la Couronne fut obligée de faire des concessions pour sauver ce qui était encore à sauver. » « Le roi a fait les concessions auxquelles la Révolution l’a forcé, ni plus ni moins. »

Marx fut acquitté, malgré les termes dans lesquels il s’était défendu.

Après l’insurrection badoise (au printemps de 1849), Marx fut expulsé de Prusse. Il retourna à Paris, où, quelques mois après les journées de juin 1849, le Gouvernement provisoire, sur la demande de l’ambassadeur prussien, lui laissa le choix de se laisser interner dans le Morbihan ou de quitter la France. Il se rendit à Londres, dont il fit à partir de ce moment son lieu de résidence.

La contre-révolution, qui avait abouti au coup d’Etat du 2 décembre 1851, était victorieuse partout, laissant derrière elle des traînées de sang. La bourgeoisie et les princes s’embrassaient sur le cadavre du prolétariat assassiné !

Le mouvement révolutionnaire de 1848 était, de par son origine, un mouvement purement bourgeois. Il s’agissait de rompre les liens qui empêchaient l’industrie et le commerce de prendre leur essor. Pour les rompre, la bourgeoisie devait conquérir le pouvoir, afin de pouvoir adapter les institutions d’Etat à ses intérêts. Ceci ne pouvait être réalisé qu’en se débarrassant de ce qui restait de la société féodale et de son représentant, le roi absolu.

La Révolution de 1848 a atteint ce but. La bourgeoisie fut triomphante. Les Chambres législatives, Chambres des députés et Sénats, Diètes et Parlements, sont les monuments de victoire de la bourgeoisie des différents pays ; la liberté du commerce et de l’industrie sont les inscriptions que l’on peut lire sur le frontispice de ces monuments, et la fondation de compagnies de bateaux et de chemins de fer, la construction de tunnels et de canaux, l’organisation de sociétés pour l’exploitation du charbon et des métaux, et pour l’entreprise de fonderies, de filatures, etc., entraînant une accumulation formidable du capital dans les mains de quelques hommes, sont les fruits de cette victoire.

Avec le rapide développement de l’industrie, du commerce et de l’agriculture dans les pays dans lesquels la royauté absolue n’avait été renversée que par la Révolution de 1848, renversement qui entraînait avec lui les barrières qui empêchaient ce développement, le prolétariat entra dans de nouveaux rapports avec la classe dominante. Le petit commerce devint et devient de jour en jour de plus en plus impossible, et en même temps, les relations amicales qui existaient entre maîtres et apprentis par le fait de travailler ensemble dans le même atelier et au même établi et manger à la même table, prirent fin. Le patron fut remplacé par le capitaliste, le grand fabricant et l’apprenti, par l’ouvrier de fabrique. Les relations entre eux ne tardèrent pas à devenir celles de deux ennemis, dont l’un, armé jusqu’aux dents, peut impérieusement poser ses conditions, que l’autre doit accepter, parce qu’il n’a aucun pouvoir.

C’est pourquoi, pour l’ouvrier, il s’agissait avant tout d’acquérir du pouvoir. Mais ce pouvoir, il ne peut l’acquérir qu’en s’unissant avec les autres ouvriers. La grande industrie, avec l’agglomération de forces ouvrières, qui est la condition de son existence, leur fournit le premier moyen de s’unir. C’est ainsi que le prolétariat se développe dans des proportions égales à l’accroissement des forces et à l’augmentation des moyens de production.

Les innombrables syndicats et unions d’ouvriers à caractère mi-politique et mi-économique, fondés dans les différents pays ces dernières décades, prouvent à quel point la conscience de classe a fait des progrès chez les ouvriers. Le développement prodigieux de la presse ouvrière dans ces dernières années et enfin l’association internationale des ouvriers en sont d’autres preuves.

Les connaissances théoriques par lesquelles se distingue le mouvement ouvrier moderne sont dues en grande partie à l’auteur du Capital et a son école. Je crois qu’à moins d’être infatué, il n’est personne qui leur contestera ce mérite. Or, les connaissances théoriques sont d’une grande importance pour l’avenir de la classe ouvrière. Tout grand combat fut d’abord livré sur le terrain de la théorie, et l’on peut dire que la royauté absolue en France fut renversée par les philosophes du dix-huitième siècle, avant d’avoir été décapités en la personne de son représentant Louis XVI.

Etant donné l’espace limité dont nous disposons, nous ne donnerons qu’un court aperçu sur les ouvrages de Marx depuis 1850 jusqu’aujourd’hui, nous réservant d’en parler plus à fond à la prochaine occasion.

En 1850, Marx entreprit la publication de la Neue Rheinische Zeitung (Nouvelle Gazette Rhénane), sous la forme de revue mensuelle. Nous y signalons .tout particulièrement les articles suivants : la Défaite de Juin 1848, Le 13 Juin 1849, Les Suites du 13 Juin 1849. Cette revue d’économie politique succomba à la réaction triomphante.

Après le coup d’Etat de 1851, parut Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (Boston 1872, 2e édition, Hambourg 1869), qui est une critique de la bourgeoisie française, grâce à laquelle la légende napoléonienne revécut dans le petit-neveu du grand-oncle. En 1853, parurent les Révélations sur le procès des Communistes de Cologne (Boston et Bâle, 1853), dans lesquelles l’Etat prussien et sa police politique sont soumis a une critique sévère.

Après la condamnation de ses amis par les juges de Cologne, Marx abandonna pendant de longues années toute action politique. Il passa son temps à puiser, dans les trésors du British Museum, des documents pour ses études d’économie politique, et jusqu’au moment où la guerre civile éclata en Amérique, il fut un collaborateur régulier de la New-York Tribune, à laquelle il envoya non seulement la correspondance anglaise, signée de son nom, mais aussi une série de leaders2 sur le mouvement en Europe et en Asie. Les attaques qu’il dirigea dans ce journal contre la politique étrangère suivie par lord Palmerston furent reproduites en Angleterre sous forme de feuilles volantes.

Herr Vogt parut en 1860. Le professeur Karl Vogt et ses collègues, dans la presse allemande et suisse, sont accusés, dans ce livre, de s’être mis au service de l’homme de Décembre (Napoléon III), à l’occasion de la guerre d’Italie.

Les papiers découverts aux Tuileries, après le renversement de l’Empire, confirment l’exactitude de cette accusation.

En 1859, parurent les Contributions à la critique de l’Economie politique. Le contenu de cet écrit se trouve en résumé dans le premier chapitre du Capital.

Au meeting de Saint-Martin’s Hall (28 septembre 1864), où fut fondée l’Association Internationale des Ouvriers, Marx fut nommé correspondant de cette association pour l’Allemagne. Il rédigea le manifeste et les statuts de cette association, qui furent définitivement acceptés au Congrès international ouvrier à Genève, en 1866,

A partir de ce moment, Marx rédigea les principaux écrits publiés par le Conseil général de Londres, et parmi lesquels La guerre civile en France fit sensation.

En 1867, parut l’œuvre maîtresse de Karl Marx : le Capital ou Critique de l’Economie politique (2e édition, 1872 ; traduction russe, 1872 ; traduction française, 1873). Cette œuvre, dont nous n’avons jusqu’ici que le premier volume (828 pages, vol. I) : le Développement de la production capitaliste, est sans contredit l’œuvre la plus remarquable de notre époque sur le domaine de l’économie politique.

Nous trouvons dans ce livre, indépendamment de son contenu théorique, l’histoire du développement moderne et de l’évolution de la propriété foncière, depuis le commencement du seizième siècle. On a souvent fait, en Allemagne, à Karl Marx et à son école, le reproche de ne pas s’être occupé de l’avenir des intellectuels, des travailleurs de tête. Ce reproche est pour le moins bizarre, si l’on considère la vie lamentable que la société bourgeoise procure aux penseurs, poètes et artistes allemands. (Il suffit de citer Feuerbach.) Mais si l’on désigne sous le nom de travailleurs de tête l’espèce vénale des journalistes, fabricants de livres, qui cherchent à corrompre l’esprit du peuple, nous nous bornerons à répondre que la prostitution intellectuelle à laquelle se livrent ceux-ci disparaîtra d’elle-même avec la prostitution corporelle, puisqu’aussi bien l’une et l’autre ne sont que le fruit d’une société reposant sur l’antagonisme des classes. On comprendra qu’un homme qui a pris pour tâche de faire sauter la société présente ne puisse s’arrêter à pareille ordure.

Marx s’est appliqué à montrer l’anatomie de la société humaine ; il n’avait pas à s’occuper des excréments de celle-ci.

Londres, novembre 1873.

Notes

1 En fait 1848. (note de la MIA)

2 Editoriaux (note de la MIA).

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