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Comment les modèles idéologiques faux polluent les sciences les plus sérieuses

mercredi 23 mai 2012, par Robert Paris, Tiekoura Levi Hamed

Comment les modèles idéologiques faux polluent les sciences les plus sérieuses

Qui n’a jamais été frappé à quel point les préjugés, les présupposés sociaux et philosophiques marquent les explications et les descriptions scientifiques les plus professionnelles et les moins contestées ?

Donnons quelques exemples de ce que nous voulons dire.

Vous n’avez jamais entendu parler de la « reine des abeilles », comme si l’Etat royal était à la base de l’organisation sociale des abeilles… !!! A quand la prise de la Bastille et l’exécution de la reine ? Car il s’agit d’une reine sans roi ! Quant aux abeilles dites « ouvrières », elles n’attendent que leur Karl Marx pour théoriser leur révolution…

Aristote, théoricien de l’ordre établi, développe cette idée de reine des abeilles de manière entièrement fausse

Vous n’avez jamais entendu parler des gènes homéotiques dits « gène maître, gène contremaître et gène ouvrier » ? Belle organisation du travail qui n’attend que son RH, ses syndicats et son médecin du travail !!

Vous n’avez jamais entendu parler d’ouvriers et d’ouvrières à propos des insectes ! De quelle classe exploitée s’agit-il ? Et si on parlait aussi de révolution de ces ouvrières ? !!!!

Vous n’avez pas entendu parler du lion, « roi de la jungle » ? Alors qu’aucun animal de la jungle n’est agenouillé en passant devant lui et n’est vraiment craintif quand il baille !!! Et pour cause : ce n’est pas lui mais la lionne qui chasse… Les rois de France n’avaient pas pensé à envoyer leurs femmes à la chasse…
L’expression fréquemment employée de hiérarchie sociale n’est pas fondée pour les animaux car elle se réfère à une autre manière de vivre qui est la société humaine.
Vous n’avez jamais entendu parler de gènes altruistes ou égoïstes comme si ces catégories morales proprement humaines avaient un fondement génétique ?

Vous n’avez jamais entendu parler de l’ordre génétique comme si tout le vivant était fondé sur un ordre…

Même l’expression « langage » ou « information » sont des anthropomorphismes déplacés bien souvent lorsqu’il s’agit de matière inerte ou vivant et pas d’animaux ou de plantes.

Nous projetons donc nos préjugés sur tout ce que nous étudions, y compris lorsque nous sommes des scientifiques.
Notre philosophie nous influence pour cela. Inutile de le nier : il vaut mieux en être conscients et le faire de manière réfléchie, contrôlée, affichée.

La sociobiologie est l’exemple typique de l’attitude inverse qui consiste à faire passer les préjugés sociaux, moraux et intellectuels pour de la science.

On retrouve également ce type d’attitude chez les mystiques qui prétendent s’appuyer sur l’observation de la nature pour justifier leur vision du monde. Ils emploient alors des termes scientifiques mais complètement sortis de leur contexte. L’existence des champs du vide leur semble la preuve de l’influence des auras, des mondes virtuels. Le virtuel du vide leur semble une justification du virtuel métaphysique qu’ils imaginent, etc… Peu importe pour eux que les termes ne soient là qu’une ressemblance factice. Ils prennent appui sur la virtualité de la matière pour développer leur croyance dans l’immatériel alors que la science dit simplement que le vide contient la véritable matière et pas qu’elle n’existe pas… Ils tirent partie de l’idée d’émergence pour faire croire à celle de création d’origine extra-terrestres alors que le phénomène de l’émergence en physique n’a nullement besoin d’un monde extérieur au monde matériel.

Bien sûr, il n’y a rien de particulièrement étonnant à ce que les sciences soient elles aussi dépendantes de nos préjugés sociaux et intellectuels. La science n’est nullement un monde à part.
Dans un monde sans Etat, il n’aurait bien sûr pas été pensable de voir le lion comme le « roi des animaux » ni la « reine des abeilles », ni tout autre « hiérarchie sociale » animale. Les animaux n’ont pas des modes de production historiques qui se succèdent…

Ce ne sont pas seulement les maîtres des chats et des chiens, ou autre animaux domestiques, qui bêtifient. Quiconque étudie un domaine projette ses conceptions sur celui-ci. Le fait de croire que les scientifiques seraient des êtres complètement objectifs dépourvus de préjugés dans leur domaine d’étude est d’une très grande naïveté…

Il vaut bien mieux étudier sérieusement la philosophie que de prétendre qu’on n’introduit aucune philosophie dans sa science. On se souvient de Newton qui affirmait ne choisir aucune philosophie et qui présupposait la continuité du temps et de l’espace considérés comme des nombres variant sans rupture. Or c’est bel et bien un présupposé qui n’a toujours pas été démontré… L’idée même du déplacement sur un espace et un temps inchangé servant de toile de fond d’une mécanique est bel et bien une conception philosophique qui doit être discutée et que Newton admettait comme un fait établi donc indiscutable.

L’ordre sans désordre opposé diamétralement au désordre sans ordre est là aussi un préjugé social qui est d’autant plus difficile à combattre qu’il est présenté comme un fait établi et non comme un point de vue…

Il est beaucoup plus intéressant d’expliquer que la conception du chaos déterministe est une philosophie que de dire que c’est un fait établi par l’observation.

Il est souvent impossible de compter sur la seule observation pour discriminer entre différentes thèses comme le continu et le discontinu

Discontinuité de la nature : une question philosophique

Prouvez-moi que la science n’est pas qu’expérience, mesure et calcul et qu’elle est d’abord philosophie

Faut-il une philosophie en sciences ?

Le projet "génome humain" et la transmission du savoir biologique

de Henri Atlan

Le projet dit d’analyse du Génome humain est un exemple privilégié de projet de recherche qui, à partir d’objectifs strictement scientifiques, a tout de suite posé des problèmes difficiles où s’intriquent : l’état du savoir scientifique ; des questions éthiques et juridiques posées par des applications de ce savoir à des techniques nouvelles ; et par voie de conséquence, la vérité du langage que les biologistes utilisent pour transmettre leur savoir et présenter le contenu de leurs travaux au public des citoyens et des décideurs.*
Il y a trois aspects principaux de ce projet de recherche qu’il faut prendre en compte :
 l’aspect proprement scientifique et technique, biologique et médical ;
 l’aspect philosophique au sens large, concernant à la fois les problèmes de société posés par ce projet et les problèmes de langage que pose 1a biologie, tant d’un point de vue théorique, interne à la biologie elle-même, que d’un point de vue pratique de transmission de l’information scientifique aux citoyens et aux décideurs, qui ne sont pas experts mais qui doivent pourtant porter sur elle des jugements de valeur ;
 enfin, l’aspect sociologique, qui tient à la nature des traditions et des moeurs de la société ; car la société ne peut pas réagir à ce projet en faisant table rase de ses déterminations anciennes, culturelles et religieuses.

Tout commence il y a quelques années, par un certain état du savoir biologique et des techniques disponibles, dont il apparaît aux spécialistes que leur développement systématique va faire avancer l’état des connaissances. Tout de suite, on a affaire à une première ambiguïté entre deux sortes de techniques, différentes mais en relation l’une avec l’autre, l’une plus particulièrement orientée vers des applications médicales, et l’autre vers un approfondissement et un accroissement des connaissances biologiques fondamentales. Pour certains, on ne peut pas vraiment distinguer entre recherche fondamentale et applications techniques, pour d’autres, cette distinction doit toujours être présente à l’esprit, surtout quand il s’agit de porter des jugements de valeur, éthique ou politique, sur la recherche. L’exemple du projet Génome humain est privilégié en ce qu’il montre comment les uns et les autres ont à la fois tort et raison .

D’une part, on avait affaire à des techniques dites de cartographie chromosomique fonctionnelle ; domaine où la France avait pris une certaine avance grâce aux travaux du Centre d’Etudes du Polymorphisme humain, créé par Jean Dausset, et nous avons tous entendu parler de la prouesse technique réalisée par Daniel Cohen et son équipe du Généthon issue de ce Centre. Ces techniques, au départ, permettaient de repérer de façon de plus en plus précise sur les chromosomes humains la position de gènes dont on connaît la fonction.
On sait, par exemple, qu’un gène détermine la survenue de telle ou telle maladie. Et on le sait avant d’avoir identifié le gène, grâce à l’observation de la transmission héréditaire de cette maladie dans des familles dites à risques. L’utilisation de marqueurs qui repèrent des positions sur les chromosomes, et qu’on recherche aussi chez les membres de ces familles, permet, comme dans une cartographie, de situer sur un chromosome la région où doit se trouver le gène responsable de la maladie en question. D’autre part, des techniques enzymatiques nouvelles, dites de séquençage, étaient mises au point, permettant d’analyser la structure physique de molécules d’ADN sous la forme d’une séquence de sous-fragments moléculaires, les nucléotides, attachés les uns aux autres dans une longue chaîne. Comme il existe quatre sortes de nucléotides, qu’on peut désigner par les initiales de leurs noms chimiques, A, C, T, G, la séquence apparaît alors comme une longue suite de ces lettres dans un ordre unique et bien déterminé. Comme chaque gène est constitué schématiquement par une telle molécule d’ADN, la connaissance de la structure physique, responsable de propriétés physiologiques normales ou pathologiques, implique la connaissance précise de la séquence qui le constitue.

Des objectifs différents

Ces deux techniques répondent au départ à des objectifs différents, même si à long terme ils peuvent se rejoindre.

La première, cartographie fonctionnelle, cherche à localiser sur un chromosome un gène responsable d’une maladie comme une myopathie, la maladie de Tay Sacks, la mucoviscidose, etc. Il faut savoir que l’atteinte de cet objectif n’est pas forcément la garantie de ce qu’on saura soigner la maladie. Il existe des maladies dont les gènes sont étudiés depuis des dizaines d’années (drépanocytose), sans que l’on sache encore comment les soigner efficacement. Cela contribue à augmenter notre connaissance des mécanismes de transmission héréditaire et de survenue de la maladie, mais souvent cela ne suffit pas. Inversement, il peut arriver qu’on sache soigner une maladie génétique, comme la phénylcétonurie, par un traitement de substitution, sans avoir localisé son gène. Mais enfin, il est certain qu’une connaissance de la localisation et de la structure des gènes de ces maladies fait avancer dans la direction qui permettra un jour, peut-être, de les soigner ou de les prévenir.
En attendant, la localisation et l’identification de ces gènes permettent le diagnostic de ces maladies avant qu’elles ne se manifestent, en particulier chez l’enfant ou l’adulte jeune, et même avant la naissance. Cela pose déjà toute une série de problèmes liés à cette possibilité de savoir à l’avance qu’une maladie plus ou moins grave va survenir, soit avec certitude, soit seulement selon une certaine probabilité, sans être encore capable de rien faire pour la soigner ou l’empêcher d’arriver, en dehors - et cela n’est pas négligeable - d’un avortement préventif.
L’autre technique, le séquençage total et systématique d’un génome, a un objectif différent. Quand il s’agit de séquencer non pas un gène bien précis, dont on connaît la fonction et qu’on a réussi à localiser, mais de séquencer la totalité des ADN d’un organisme, l’objectif est d’abord de connaissance fondamentale. 0n a beaucoup de mal pour prédire le contenu de cette connaissance avant qu’elle ne soit acquise, ainsi que ses retombées éventuelles sur la médecine. D’autant plus qu’on estime que seulement 5 % sont des gènes proprement dits, et que les autres séquences d’ADN posent encore de grands points d’interrogation quant à leur fonction.

De toute évidence, dès que le séquençage systématique des nucléotides des ADN d’un organisme est techniquement envisageable, il s’agit là d’un objectif de recherche fondamentale qu’il n’y a aucune raison de négliger. Quand les techniques du microscope, puis du microscope électronique, ont été mises au point, il aurait été absurde de ne pas les employer sous prétexte qu’on ne pouvait pas savoir à l’avance ce qu’on allait découvrir. Mais c’est là qu’intervient la façon dont l’objectif de recherche est présenté au public et aux décideurs, surtout quand la technique en question coûte cher.

De plus, ces deux techniques, cartographie fonctionnelle ciblée et séquençage systématique de tout un génome, posent des problèmes éthiques tout à fait opposés : dans le premier cas, souci de confidentialité de l’information et consentement des malades et apparentés dans les familles à risques ; au contraire, souci de transparence et de liberté d’accès à l’information scientifique dans le second cas. Or, la première présentation du projet, celle qui l’a lancé, a joué sur une double confusion : confusion de deux techniques, et confusion entre génome humain et génome d’animaux d’expériences.

Il est clair que le grand projet de séquençage systématique de tout un génome, dont le coût avait été estimé à trois milliards de dollars, n’aurait jamais été accepté par le Congrès des Etats-Unis s’il n’avait été présenté que comme développement de techniques automatiques performantes en vue de séquencer les ADN d’organismes de laboratoire, dans le but d’une meilleure connaissance des mécanismes fondamentaux de régulation et d’expression des gènes, et accessoirement d’une meilleure compréhension des mécanismes de l’évolution. Il fallait que cet objectif non seulement soit compréhensible pour les décideurs politiques, mais surtout qu’il soit porteur de rêve et d’espoir.
C’est pourquoi le projet fut présenté comme celui du séquençage du génome humain, alors que beaucoup de biologistes étaient à peu près d’accord pour penser que la connaissance fondamentale qui serait acquise de cette façon serait certainement plus féconde si elle concernait d’abord, non pas un génome humain mais celui d’organismes de laboratoire et plus précisément de lignées génétiques contrôlées, sur lesquelles une expérimentation pertinente pourrait être effectuée.

Le génome humain n’existe pas

En effet, le génome humain n’existe pas si l’on envisage un génome unique qui serait commun à tous les individus de l’espèce. Au contraire, chaque individu a un génome qui lui est propre et qui n’est identique à aucun autre, sauf cas de vrais jumeaux. C’est d’ailleurs cette propriété qui est utilisée dans la pratique dite d’empreintes génétiques. Donc, il ne peut s’agir au départ, chez l’homme, que de séquencer un génome d’un individu, ou de quelques-uns, ou encore une association de chromosomes dont chacun proviendrait d’un individu différent. Au contraire, avec des organismes de laboratoire, animaux ou végétaux, on a constitué, par croisements consanguins successifs, des lignées génétiques, c’est-à-dire des ensembles d’individus génétiquement identiques, comme des jumeaux. Le séquençage du génome de telles lignées permettra d’avancer, grâce à l’expérimentation, non seulement dans 1a connaissance de la structure du génome, mais aussi dans la compréhension de ses différentes parties.
Ceci est en général mal compris par les non-spécialistes, pour qui le génome est à la fois le lieu mystérieux où se trouverait le secret de la vie, conservé comme un patrimoine commun à l’espèce humaine, et le lieu non moins mystérieux où seraient déterminées toutes les propriétés singulières d’un individu, présentes et à venir, à la façon d’un destin.
Cette perception confuse des choses aboutit à ce que le domaine du génétique est comme un fétiche, tantôt divinisé, tantôt diabolisé.

A la décharge des spécialistes, il faut dire qu’il ne s’agit pas seulement d’un simple problème de communication, mais aussi d’un problème interne à la biologie, d’une difficulté théorique non résolue, et pas forcément d’une malhonnêteté ni d’une perversion de spécialistes. Car s’il est difficile de transmettre un savoir spécialisé, il est encore plus difficile de communiquer des questions sans réponse ; en revanche, quand on veut, en toute bonne foi, donner du rêve et de l’espoir, il est bien plus facile de simplifier un savoir compliqué à l’aide de métaphores qui escamotent les difficultés en laissant croire qu’elles sont résolues.
Le projet fut donc présenté au début de façon triomphaliste, comme l’équivalent en biologie du projet Apollo de conquête de la Lune, qui devait justifier pour la première fois en biologie l’utilisation de gros moyens, ceux de la "big science", la science lourde, bien connue depuis longtemps en physique des particules et des gros accélérateurs. Pour cela, il fallait trouver les mots, le langage, susceptibles d’expliquer ce qu’est un génome, comment fonctionnent les gènes, de façon telle que ces besoins d’espoir et de rêve soient satisfaits. En ce qui concerne l’espoir, c’était, et c’est toujours, relativement facile. Il suffit d’associer le projet de séquençage à celui de la cartographie fonctionnelle pour confondre les deux objectifs en ce que l’identification des gènes responsables de maladies génétiques passerait nécessairement par le séquençage de la totalité d’un génome humain.
Il est vrai que l’une sera peut-être un sous-produit de l’autre, et c’est sur cette ambiguïté qu’il est toujours possible de jouer en mettant en avant l’objectif médical, sans expliquer que cet objectif pourrait être atteint éventuellement par d’autres moyens ; et qu’en tout état de cause, le passage des découvertes fondamentales aux applications médicales peut demander beaucoup de temps et qu’il est toujours incertain.

Métaphores anciennes et nouvelles

En ce qui concerne le rêve, le caractère métaphorique et problématique du langage de la théorie biologique s’est révélé être une aide extraordinaire, en même temps qu’il entretient la confusion. Henri Meschonnic a relevé, dans des écrits de biologistes, l’usage systématique des métaphores linguistiques et communicationnelles, qui sont chaque fois des glissements du langage mais nécessaires, semble-t-il, pour expliquer comment la réalité physico-chimique des structures moléculaires peut être la cause de processus que nous connaissons traditionnellement par ailleurs comme des fonctions vitales. De toutes ces métaphores, code, information génétique, expression, message, etc., c’est probablement la métaphore du programme génétique qui s’est révélée la plus attractive et en même temps la plus trompeuse. L’utilisation non critique et littérale de cette métaphore du programme a pu conduire à croire vraiment que des découvertes fondamentales tomberaient du ciel, grâce à la réunion de moyens techniques permettant le séquençage automatique et de moyens informatiques supposés capables d’analyser ces séquences et de découvrir leur signification, comme s’il s’agissait de déchiffrer le listing d’un programme d’ordinateur.
C’est ainsi qu’on a lu dans des revues comme Science ou Nature que nous saurions, grâce à ce projet, "déchiffrer le livre de l’Homme" et enfin tout connaître et maîtriser de la nature humaine. En même temps, le rédacteur en chef de Science expliquait sérieusement dans un éditorial que la génétique permettrait de guérir non seulement les maladies, mais aussi les maux de la société tels que la criminalité : le gène du crime serait découvert et la thérapie génétique permettrait d’en triompher.
Ironie de l’histoire : cette présentation triomphaliste d’une toute-puissance de la génétique sur la base de cette utilisation littérale de la métaphore du programme a eu, parfois, un effet contre-productif. Certains ont pris au sérieux ce qui leur était ainsi annoncé et en ont été terrorisés. Il en est résulté une perception de la génétique comme d’une technique diabolique, jetant le soupçon sur le programme de recherche en génétique appliquée, y compris en génétique végétale !

La notion de programme, inscrit dans la séquence nucléotidique des gènes à 1a façon d’un programme d’ordinateur, a eu en son temps une valeur heuristique et opérationnelle indéniable ; ne serait-ce que pour se représenter de façon globale un mode d’action des déterminations génétiques sur le développement des organismes apparemment dirigé vers le futur. Mais comme il arrive souvent, cette notion utilisée de façon non critique, en oubliant qu’il s’agit d’une métaphore et non d’une connaissance explicite de mécanismes bien identifiés, peut devenir un écran et empêcher de progresser dans la recherche de ces mécanismes. C’est en cela que la recherche de métaphores alternatives à celle du programme d’ordinateur, comme celle de l’auto-organisation par exemple, a pu être utile. On peut envisager, en particulier, que les déterminations génétiques liées à la structure séquentielle de l’ADN fonctionnent non pas comme un programme mais comme des données mémorisées, traitées et utilisées dans un processus dynamique, qui, lui, joue le rôle d’un programme. Ce processus est produit par l’ensemble des nombreuses réactions biochimiques couplées du métabolisme cellulaire. Un tel processus dynamique est comparable à celui d’un réseau d’automates, d’une machine d’états dont les travaux actuels en intelligence artificielle montrent qu’elle est capable d’adaptation, d’apprentissage non programmé et, de façon générale, d’auto-organisation structurale et fonctionnelle.

L’avantage de cette nouvelle métaphore est d’indiquer un déplacement de centre d’intérêt. D’une attention portée presque exclusivement au "tout génétique", on passe à 1a recherche de processus épi-génétiques et à l’analyse des mécanismes régulateurs de l’expression génique. C’est ainsi que Walter Gehring, après avoir découvert la fonction régulatrice de certaines séquences du génome de drosophiles (dites "homeobox"), posait la question : "Comment les régulateurs sont-ils régulés ?" Et il suggérait de chercher une réponse dans le cytoplasme et son information de position. à propos de cette nouvelle métaphore, on évitera, bien sûr, autant que possible, de tomber dans le même piège qui consisterait à la prendre à son tour trop au sérieux. Car il est probable que la réalité doit se trouver quelque part entre les deux métaphores. Entre la vision d’un programme d’ordinateur inscrit dans les séquences nucléotidiques des gènes, et celle de données mémorisées, traitées par un réseau de réactions métaboliques, comme dans un programme distribué, la réalité doit se trouver quelque part entre les deux, puisqu’on ne peut pas nier que la structure des gènes détermine en retour, bien qu’à une échelle de temps plus longue, la structure du réseau métabolique.

Mais cette discussion, que je viens très brièvement de résumer, n’était qu’un problème compliqué de théorie biologique, sans grande importance pratique, de surcroît, du point de vue des recherches concrètement effectuées dans les laboratoires. Or, voilà que c’est devenu maintenant, à l’occasion de ce projet d’analyse du génome humain, un problème social, éthique et politique de diffusion de la connaissance et de transparence de la communication scientifique entre spécialistes et décideurs non-spécialistes. En effet, la discussion théorique n’a pas empêché le travail expérimental. Des gènes ont été séquencés, y compris des gènes humains, et leur mode de transmission et d’expression est mieux compris. Les mécanismes de la régulation de l’expression génique sont étudiés en laboratoire sur des modèles expérimentaux, en utilisant toutes les techniques disponibles, y compris, bien sûr, le clonage des gènes et leur séquençage. Il résulte parfois de tout cela des avancées importantes telles que 1a découverte de séquences et de gènes régulateurs chez les drosophiles, ou celle du rôle de la méthylation des ADN, ou des mécanismes de transmission génétique du syndrome de l’X fragile, etc.

On peut espérer que plus les mécanismes physico-chimiques sont compris, moins le danger existe de transformer en dogmes des métaphores théoriques globales, qui restent pourtant indispensables comme appui conceptuel provisoire à l’expérimentation. Mais en même temps, certains biologistes mettaient en garde contre une confiance trop grande dans les possibilités de tirer de la biologie toute seule la solution à des problèmes de société. C’était le cas, par exemple, de 1a conclusion du rapport sur "Sciences de la Vie et Société" remis au président de la République en 1978 par François Gros, François Jacob et Pierre Royer. C’était aussi le cas d’un livre-manifeste, par R. Lewontin, S. Rose et L. Kamin, intitulé Nous ne sommes pas programmés (traduction. française, La Découverte, 1985).

Un trop grand écart

On doit aussi reconnaître que le programme Génome humain, dans ses versions plus récentes (National Research Council Report, 1988, Mapping and Sequencing the Human Genome, Washington DC, National Academy Press), semble avoir en partie corrigé les excès de sa présentation initiale. D’une part, du point de vue des priorités, l’accent est mis sur le séquençage des génomes d’animaux et de végétaux sélectionnés dans ce but ; d’autre part, en ce qui concerne l’homme, l’accent est mis sur le séquençage limité à des gènes préalablement identifiés par cartographie fonctionnelle. Reste le nom du projet, "Génome humain", probablement conservé pour ne pas désavouer trop brutalement le projet initial ? Ou parce que la confusion reste présente, même repoussée à un avenir lointain.
Un nom plus neutre, par exemple "Programme de séquençage de nucléotides", récemment suggéré lors d’une conférence sur un futur centre européen, a moins d’impact médiatique mais il est certainement plus adéquat. De même, on tend à parler de plus en plus en France de projet d’analyse des génomes, plutôt que du génome humain. Mais il est clair que tout cela ne suffit pas, car l’impulsion a été donnée, et dans l’esprit du public reste toujours le nom initial, emblématique, le Génome humain, le patrimoine génétique de l’humanité. L’expression "patrimoine génétique de l’humanité" est particulièrement mal venue. Elle suggère un héritage transmis de génération en génération et qu’il s’agit de gérer en le maintenant en état, ou mieux, en le faisant fructifier. Or, le génome se modifie sans cesse par recombinaisons chaque fois qu’un individu est conçu, sans parler même des mutations ; et penser à un patrimoine à faire fructifier est encore pire. On glisse tout de suite dans les délires eugéniques visant à soi-disant améliorer l’espèce humaine en se fondant sur on ne sait quel critère. Il semble que l’expression "patrimoine génétique de l’humanité" ait été éliminée des dernières versions du projet de loi sur l’éthique biomédicale, et c’est une bonne chose. Mais la confusion reste encore très grande, et je crois qu’on doit incriminer aussi une difficulté conceptuelle réelle et objective qu’un public, même cultivé, et même averti sur le plan scientifique et philosophique, a encore du mal à maîtriser. Cette difficulté provient de l’écart trop grand qui s’est creusé entre la réalité de la biologie moléculaire et l’arrière-fonds culturel et religieux, dans nos sociétés, où s’inscrit tout ce qui touche à la vie et l’âme.

Sous l’influence de traditions et de philosophies qui restent vitalistes - qu’elles soient religieuses ou non, comme celle de Kant par exemple - , on parle encore de secret de la vie, de caractère sacré de la vie, même dans un discours laïque, tout comme l’âme, qui n’a plus de place dans aucun discours scientifique, continue d’être invoquée d’un point de vue religieux, mais aussi artistique, littéraire et poétique. Les deux notions sont d’ailleurs liées, puisque l’âme ("anima") était traditionnellement ce qui anime, c’est-à-dire rend vivant. Une conception animée de l’existence est forcément vitaliste, et différentes formes de néovitalisme se développent actuellement, jouant sur des ambiguïtés de la théorie de l’évolution et des sciences cognitives. Et inversement, une conception néovitaliste du vivant est forcément animiste, même si c’est de façon confuse et en partie inconsciente. Pendant ce temps, dans les laboratoires de biologie, la recherche du secret est remplacée par une expérimentation physico-chimique d’inspiration mécaniste sur des cellules et des molécules. De plus, cette difficulté conceptuelle autour de l’idée de vie conduit à une incompréhension totale quand on parle de génétique, du fait de la signification du mot, et de son histoire.

Le gène n’est pas vivant

Les gènes étaient autrefois définis de façon formelle sans qu’on en connaisse la nature, à partir de l’observation de transmissions héréditaires de caractères, qui constituent en effet des processus génétiques au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire des processus de transformation et de production, de genèse des organismes à partir de ce qui les produit, comme un effet est produit par sa cause où, comme disait Aristote, "Le père est cause de l’enfant... ce qui produit le changement [est cause] de ce qui est changé." (Physique, II 3).

Or aujourd’hui, connaissant la structure physique des gènes, nous sommes dans une situation curieuse et apparemment paradoxale, si l’on ne s’en tient qu’aux mots du langage, où nous devons admettre que le processus génétique ne se trouve pas dans le gène. Le paradoxe n’est qu’apparent, dès qu’on réalise que le gène n’est pas un processus, puisque c’est une molécule. La structure moléculaire statique du gène joue certes un rôle déterminant, mais comme élément d’un processus de production qui implique d’autres molécules, et surtout un ensemble de réactions de transformations physiques et chimiques entre ces molécules. Le rapport traditionnel entre structure et fonction a changé de nature. Une structure non vivante, celle d’une molécule, est responsable de fonctions qu’on percevait autrefois comme des fonctions vitales. On a bien du mal aujourd’hui à se débarrasser de la connotation vitaliste attachée à la notion même de fonction, alors qu’on envisage pourtant le rôle de structures moléculaires. En un mot, le gène n’est pas vivant et il est encore censé expliquer la vie. à tel point que beaucoup de non-spécialistes ne peuvent pas se résoudre à admettre qu’un gène n’est qu’une molécule. Si l’on admet, comme on le dit trop vite dans certains manuels repris et amplifiés par la grande presse et la télévision, que le génome, ensemble des gènes, contient le secret de la vie, et qu’en conséquence la découverte de chaque gène dévoile un peu plus de ce secret, alors il est en effet bien difficile de comprendre en même temps qu’un gène est une molécule. Car si un gène contient une partie des secrets de la vie, comment pourrait-il n’être qu’une molécule, c’est-à-dire, semble-t-il, un morceau de matière non vivante ?

On voit donc que la difficulté de communication est réelle et a des causes objectives. La transparence impliquerait un effort des biologistes pour présenter leur recherche comme un ensemble de questions et de doutes plus que comme des certitudes et des réponses dogmatiques ; et, d’autre part, un effort du public aidé par des journalistes scrupuleux, pour reconnaître en quoi chaque découverte génère de nouvelles questions et produit de nouvelles incertitudes, et surtout pour accepter qu’une recherche fondamentale n’a pas à être justifiée par l’espoir d’une toute-puissance médicale et le rêve d’un savoir absolu. Il est vrai qu’on est encore loin du compte, et je crains de donner moi-même ici un exemple de cette difficulté de se faire comprendre par un langage trop technique, ou pas assez. De plus, la confusion est trop souvent entretenue plus ou moins volontairement, entre projet médical et projet de recherche fondamentale. Un grand biologiste - que j’admire beaucoup par ailleurs - justifiait un jour cette confusion en la qualifiant de petite hypocrisie dans la présentation des choses. Et en effet, elle est très petite cette hypocrisie, si l’on compare les sommes en jeu avec celles, d’un tout autre ordre de grandeur que nécessitent depuis des dizaines d’années les grands programmes de physique des hautes énergies, champ privilégié de la science lourde des grands accélérateurs. Il serait sans doute préférable, du point de vue d’une meilleure transmission de l’information et d’une transparence sur les programmes de recherches - et aussi surtout pour se prémunir contre des déceptions futures - que le public soit assez mûr pour décider, en toute connaissance de cause, de soutenir une recherche fondamentale en sachant que les retombées médicales thérapeutiques dans un avenir immédiat sont loin d’être certaines. Ni les scientifiques ni les citoyens n’auraient alors besoin de petites hypocrisies, pas plus que de grandes d’ailleurs.

Un double effort

En conclusion, une meilleure circulation de l’information scientifique implique donc un double effort des scientifiques et du public. Les scientifiques doivent s’astreindre à présenter leurs travaux dans le cadre forcément limité et provisoire où ils s’inscrivent toujours, sans extrapoler vers des visions triomphalistes et simplificatrices, qui risquent d’ailleurs toujours de se retourner contre eux. La "guérison du cancer dans dix ans", le "déchiffrage du livre de l’homme", la "maîtrise de la nature humaine", la "guérison prochaine du diabète comme conséquence de la découverte d’un gène de prédisposition", tout cela devrait être éliminé des déclarations par lesquelles des biologistes présentent leurs travaux et leurs programmes de recherche, dont se font ensuite l’écho très largement amplifié des journalistes, dont 1a tâche, par ailleurs indispensable, est de servir d’intermédiaire, de média, avec le public, voire avec les décideurs. En parallèle, le public des citoyens et des décideurs doit faire l’effort, aidé en cela aussi par les médias, d’accepter que la recherche scientifique crée toujours plus de questions nouvelles que de réponses à des questions anciennes, que le savoir qu’elle procure est toujours local, et que toute généralisation ou extrapolation doit être affectée d’un coefficient d’incertitude parfois très grand et d’autant plus que souvent, on ne peut même pas la mesurer.

Enfin, et ceci est plus spécifique de la biologie et de la génétique, les uns et les autres, nous devons apprendre à tirer toutes les conséquences de cette révolution biologique que décrivait François Jacob par une formule lapidaire : "On n’interroge plus la vie dans les laboratoires", ou encore de ce que, comme dirait très bien Charles Lenay, "Il n’y a pas de théorie de 1a vie ou du vivant". Contrairement à ce que l’on voudrait toujours croire, l’organisation de la vie quotidienne, du vécu des hommes, des femmes et des enfants, n’est que relativement peu du ressort de la biologie, et de ce que l’on continue d’appeler de façon ambiguë, les sciences de la vie ou les sciences du vivant. Comme nous l’enseigne Spinoza dans son Ethique, la pratique des sciences est nécessaire pour entraîner la raison à reconnaître l’erreur et démasquer le mensonge ; mais elle n’est pas suffisante pour atteindre le bonheur et la béatitude. Il nous faut donc, devant les limites du savoir scientifique, accepter avec sérénité un relativisme qui ne soit ni régression dans l’obscurantisme des "nouvelles alchimies" et autres astrologies, ni fuite en avant dans une mystique irrationnelle qui s’empare de la science elle-même.

*Ce texte est celui d’une communication au Colloque "L’analyse du génome humain : libertés et responsabilités" organisé par l’association Descartes en décembre 1992. Henri Atlan reprend et développe ses idées dans un livre d’entretiens avec Catherine Bousquet, Questions de vie, [à paraître au Seuil au printemps 1994].

Les fructueuses rencontres de la science et de la fiction

de Stephen J. Gould

Il est bien évident que l’art de la fiction n’a nul besoin de justifier son existence - et les romanciers n’attendent certainement aucun nihil obstat de la part des scientifiques. Cependant, comptant au nombre de ces derniers (avec, pour spécialité, la paléontologie) et partisan d’interactions fructueuses entre champs d’activité très différents, j’observe qu’il existe deux situations classiques dans lesquelles la fiction peut ajouter beaucoup à la démarche scientifique, en fournissant des aperçus intellectuellement intéressants, que les scientifiques eux-mêmes, étant donné les normes de leur profession, ne sont pas autorisés à envisager dans leurs publications.

Nombre des plus importants sujets de recherche scientifique, et particulièrement dans le domaine des sciences naturelles, doivent être traités sous forme de narrations relatant des séquences d’événements imprédictibles et contingents, et non sous forme de déductions tirées des lois de la nature. C’est notamment le cas de l’histoire évolutive de toutes les espèces - qu’il s’agisse de l’homme, des dinosaures ou de toute autre espèce qui nous intéresse. Par conséquent, si l’on veut fournir une explication évolutive de la morphologie ou du mode de vie de tel ou tel animal, il est nécessaire de savoir quels ont été ses ancêtres successifs au cours des temps et dans quels milieux ils ont vécu. Par suite de l’imperfection des archives fossiles, ces renseignements ne sont, en général, que fragmentaires. La reconstruction de l’histoire évolutive d’un organisme donné fait alors nécessairement appel à d’importants éléments de spéculation. Cette dernière est souvent extrêmement utile, dans la mesure où elle nous pousse à envisager avec fruit de nouvelles directions de recherche ou bien à mettre en question les carcans intellectuels contraignant notre capacité d’imagination - même si le contenu de la spéculation n’est pas vérifiable scientifiquement. Mais les normes de la science ne permettent pas à ses praticiens d’exprimer de telles idées dans leurs forums professionnels (même s’ils le font au bar ou au lit) - et ils sont donc privés de cette fructueuse voie d’approche des questions scientifiques. Mais les romanciers ne connaissent pas ces limitations, car les reconstructions spéculatives sont à la base de leur métier. Ainsi, de façon ironique, ils peuvent exceller dans une dimension de la pensée créative qui serait extrêmement utile aux scientifiques, mais qui leur est interdite.

Pour prendre un exemple concret, mon estimé collègue, Björn Kurtén, aujourd’hui décédé, était à la fois un paléontologiste de premier plan, spécialiste des vertébrés, et un très bon romancier. Il en est venu à s’intéresser, comme beaucoup de paléontologistes, à la façon dont l’homme de Néandertal et celui de Cro-Magnon sont entrés en contact, en Europe, il y a quarante mille ans environ, mais il a choisi de s’exprimer sur ce thème par le biais d’une série de romans, plutôt que par celui de publications scientifiques. Dans ces romans, il dépeint les Néandertaliens comme des hommes à peau blanche, tandis que les Cro-Magnons auraient été noirs. Je dois avouer, à ma grande confusion, qu’avant de lire les romans de Kurtén, je m’étais toujours représenté les Néandertaliens comme noirs. En fait, c’est ainsi qu’ils sont représentés dans presque toutes les illustrations traditionnelles, ce qui (en l’absence de preuve directe, car la peau ne se fossilise pas) ne fait que traduire la conception raciste (autrefois exprimée ouvertement, mais aujourd’hui ne faisant plus que perdurer dans le subconscient) selon laquelle des hommes "primitifs" ne peuvent qu’avoir la peau noire. Je n’avais jamais envisagé de mettre en question cette vision traditionnelle. Mais la reconstruction romancée de Kurtén est bien plus sensée, car les Néandertaliens sont apparus et ont vécu dans le cadre de l’ère glaciaire, et la peau blanche était peut-être une adaptation à la vie sous les latitudes moyennes à hautes, tandis que les Cro-Magnons descendaient probablement d’hommes ayant émigré de régions situées sous les basses latitudes, régions où la plupart des populations actuelles ont la peau sombre. Kurtén a pu exprimer ces intéressantes spéculations dans ses romans ; mais tout scientifique qui publierait un article professionnel sur "La couleur de la peau des Néandertaliens, déduite des principes de l’évolution" serait catalogué, à juste raison, comme "pas sérieux".

Les sciences historiques (paléontologie, biologie de l’évolution, géologie, cosmologie, et bien d’autres) usent de la narration en tant que technique fondamentale d’analyse scientifique légitime. Ce mode - raconter des histoires, dans le meilleur sens du terme - n’atteint vraiment à la réussite que s’il intègre les aspects émotionnels de tout bon conte. Mais ceux-ci sont, à juste raison, éliminés des textes scientifiques, et les publications professionnelles, dans le domaine des sciences historiques, s’en tiennent à la seule description détaillée de la séquence temporelle des événements et de leurs causes. Puisque la nature exerce une fascination sans limites, ces narrations peuvent être palpitantes (la mort des dinosaures, l’apparition des organismes multicellulaires ...), mais quelque chose d’important leur fait nécessairement défaut, à savoir le monde des sensations. Mais les romanciers, justement, peuvent en rendre compte. (Dans ce contexte, je parle des "sensations" dans deux sens distincts - il s’agit de celles perçues par les êtres préhistoriques eux-mêmes, si leur psychisme était suffisamment complexe pour cela ; et de celles éprouvées par des hommes actuels contemplant la fresque de la vie ancestrale.)

Là encore, les romanciers ont apporté d’importantes contributions à la connaissance scientifique, lorsqu’ils ont essayé, par un effort d’imagination contrôlé, de reconstruire le monde émotionnel, le "vécu", des ancêtres de l’homme actuel. (La rencontre des Néandertaliens et des Cro-Magnons me vient de nouveau à l’esprit, car elle a fait l’objet d’un genre littéraire international, avec des livres comme The Inheritors de William Golding, en Grande-Bretagne ; Dance of the Tiger, de Kurtén, en Finlande, déjà évoqué plus haut ; et la triade écrite par Jean Auel dans les années 1980 aux Etats-Unis, où elle a été un grand succès commercial.(1)) Dans Dance of the Tiger, par exemple, Kurtén décrit de façon très vivante la réaction d’incompréhension, puis de crainte respectueuse, d’un Néandertalien (dont le peuple ignore tout de l’art figuratif) qui voit pour la première fois des animaux dessinés ou sculptés avec précision par les Cro-Magnons.

Si la fiction peut ainsi alimenter la connaissance scientifique, aucun groupe d’animaux sûrement ne dépasse les dinosaures quant à leur potentiel d’exploitation. Le public est fasciné par ces énormes bêtes depuis que Richard Owen a inventé leur nom dans les années 1840 - et la vague de dinomanie qui balaye le monde (atteignant un nouveau sommet avec le film Jurassic Park en 1993) nous vaut des millions de sous-produits, des brosses-à-dents-dinosaures aux bonbons-dinosaures, des crayons-dinosaures aux gommes-dinosaures, des jouets-dinosaures en peluche qui réconfortent les petits enfants aux effrayantes images de dinosaures, qui terrifient leurs parents au cinéma.

Supposons, alors, que nous voulions mettre en application la démarche propre aux romanciers dans le cadre du monde fascinant des dinosaures. Nous serons immédiatement confrontés à deux obstacles : d’abord les dinosaures, même si l’on s’est récemment aperçu qu’ils étaient tout à fait efficients (et non pas ces lourdes bêtes stupides des anciennes iconographies), n’étaient évidemment pas capables de conceptualiser et de parler ; ensuite, ils sont morts soixante millions d’années avant l’apparition de l’homme, et il n’y avait, à leur époque, aucune créature qui aurait pu rendre compte de leur existence.

Pour un romancier, il y a deux solutions à ce dilemme, toutes deux exploitées depuis longtemps et avec fruit dans la littérature de science-fiction : soit l’on fait revivre les dinosaures aujourd’hui (c’est le scénario de Jurassic Park) ; soit l’on fait retourner un être humain voyageant dans le temps à l’époque du mésozoïque (c’est la solution adoptée par le présent livre). L’Homme aux dinosaures de J.P. Andrevon, par la qualité de son écriture et par l’attention scrupuleuse accordée aux données les plus récentes de la recherche scientifique sur les reptiles du mésozoïque, s’affirme comme le meilleur roman consacré aux dinosaures qu’on ait écrit sur le mode du "voyage dans le temps".

[Ce texte, traduit de l’américain par Marcel Blanc, est extrait de la contribution de Stephen J. Gould à L’Homme aux dinosaures, roman scientifique de J.-P. Andrevon, illustré par Cadelo, à paraître dans la collection "La Dérivée", aux éditions du Seuil]

1. W. Golding, The Inheritors ; traduction française : Les Héritiers, Gallimard, 1968. B. Kurtén, Dance of the Tiger, Pantheon Books, 1980. J. Auel, Les Enfants de la terre (trilogie comprenant : Le Clan de l’ours des cavernes, La Vallée des chevaux, Les Chasseurs de Mammouth), Presses de la Cité, 1991.

Dinomanie et internationalisation des mythes

de Claudine Cohen

Au moment de la sortie de Jurassic Park en France, tous nos journaux ont célébré le triomphe du film comme un phénomène quasi planétaire. Dans les colonnes du New York Review of Books puis de La Recherche, Stephen Jay Gould a analysé le phénomène du double point de vue du fervent "dinomaniaque" et du paléontologue.1

A la fascination pour les monstres de l’ère secondaire, Gould attribue trois causes. La première se rattache aux grands archétypes de l’imaginaire ; comme les géants et les ogres des contes de notre enfance, les dinosaures parleraient à notre imagination parce qu’ils sont "gros, féroces et éteints". Les monstres de Jurassic Park plaisent parce qu’ils sont à la fois terrifiants et inoffensifs : le "réel" de la fiction (la résurrection des dinosaures grâce à de l’ADN prélevé dans l’intestin de moustiques jurassiques conservés dans l’ambre) se superpose au "réel" du film (les procédés ultra-perfectionnés de reconstitution des animaux en taille réelle ou à l’aide d’images de synthèse) pour faire véritablement revivre, "en chair et en os", les plus gigantesques créatures de l’histoire du monde. La médiation de l’image, au cinéma, permet d’exprimer et de conjurer des peurs ancestrales...

En outre, la recherche scientifique a, ces dernières années, considérablement renouvelé l’approche des dinosaures. Ils ne sont plus, comme au début du siècle, balourds et stupides, mais alertes et dansants, dressés sur leurs pattes de derrière2 ; d’animaux à sang froid, ils sont devenus - pour certains du moins - homéothermes, et leur peau, jadis uniformément brun-verdâtre, est maintenant rayée, ou irisée de couleurs, comme le plumage des oiseaux dont ils sont les ancêtres. Une nouvelle approche de la question des extinctions de masse a mis en avant des thèses spectaculaires, telle celle de la disparition des dinosaures, à la limite du crétacé et du tertiaire, comme effet de la chute d’un astéroïde.3 Enfin, les progrès, depuis une dizaine d’années, de la paléontologie moléculaire, ont conduit à envisager la possibilité d’isoler, voire de cloner, l’ADN des animaux éteints.

à toutes ces raisons se superpose, massivement, celle de l’intérêt économique. Les dinosaures, tels le monstre du Loch Ness, resurgissent périodiquement, lorsque les sirènes de la publicité et du profit réveillent et réactivent le mythe. D’où les crises de "dinomanie" dont le déferlement mondial des dinosaures de Jurassic Park constitue un phénomène rarement égalé. C’est pour des raisons de business que la firme Universal, qui a sponsorisé le film, a lourdement investi dans ce "blockbuster" spectaculaire et efficace, assurant jusqu’à la saturation la promotion de tous les gadgets, et s’associant à Mac Donald pour exploiter l’image des dinosaures de Jurassic Park.

A cette triple explication - orientée chez Gould vers la défense de la science contre son exploitation mercantile - , on peut en ajouter une quatrième : vue de ce côté de l’Atlantique, la "dinomanie" apparaît comme un phénomène culturel américain, profondément enraciné dans l’histoire des Etats-Unis.

Bien sûr, les dinosaures ont eu, en leur temps, une expansion internationale. Au début de l’ère secondaire, ils ont peuplé le continent unique, la Pangée, qui réunissait toutes les terres aujourd’hui émergées. Ils se sont ensuite répartis, à partir du jurassique, dans les territoires déjà dissociés de la Laurasie (au Nord) et du Gondwana (au Sud). On trouve leurs restes de la Norvège en Antarctique, de la Chine à l’Australie, en Amérique comme en Europe. Mais c’est en Amérique du Nord qu’ont été faites depuis le XIXe siècle les trouvailles les plus spectaculaires. Les iguanodons de Bernissart (Belgique) mis à part, l’Europe occidentale est assez pauvre en restes complets de dinosaures. Des quelque vingt genres connus en France, on n’a le plus souvent recueilli que des fragments. On trouve aussi des traces et des oeufs de dinosaures en Provence, dans la région d’Aix : découvertes intéressantes, mais pas de quoi, jusqu’ici, vraiment alimenter une "dinomanie"... Nos mythes préhistoriques se situeraient plutôt du côté du quaternaire, de Lascaux, de l’homme de Néandertal et de Cro-Magnon. La plupart de nos dinosaures sont d’importation : dans la galerie de paléontologie du Muséum d’histoire naturelle de Paris, le squelette du diplodocus est un moulage en plâtre dont l’original se trouve au musée de Pittsburgh. Presque tous ses congénères exposés sont aussi des moulages, et viennent d’Amérique ou d’Asie...

C’est en Angleterre qu’ont été trouvés les premiers dinosaures et qu’en 1841, Richard Owen a inventé leur nom. Mais aux Etats-Unis, l’affaire devient beaucoup plus sérieuse. à partir de 1870, sont explorés, à la faveur de la ruée vers l’or, les territoires de l’Ouest des Etats-Unis : c’est là que sont découverts les immenses gisements de dinosaures. Le Gold Rush s’achève en une véritable "ruée vers l’os", dont les héros-frères ennemis sont deux paléontologues, Edward Drinker Cope et Othniel Marsh : beaucoup des prospecteurs et des fouilleurs de fossiles qu’employèrent Cope et Marsh dans l’Ouest américain étaient d’anciens chercheurs d’or... La fameuse voie ferrée qui fut construite entre les villes de la côte Est et celles du Far West joua un rôle essentiel pour convoyer les énormes et précieuses dépouilles des tricératops, stégosaures et autres diplodocus découvertes dans le Nouveau Mexique, le Colorado, l’Utah ou le Nevada. La quête des dinosaures suivit, elle aussi, la construction de la voie ferrée. Henry Fairfield Osborn, qui fut le fondateur du musée de paléontologie au Museum de New York (aujourd’hui la plus grande collection de dinosaures du monde), était le fils d’un magnat des chemins de fer. Il finança, au début de ce siècle, de nouvelles campagnes de fouilles dans l’Ouest américain (qui exhumèrent entre autres le célèbre Tyrannosaurus rex), et une expédition paléontologique en Mongolie extérieure qui, partie à la recherche des restes du premier homme, exhuma ceux du protocératops et du vélociraptor... C’est Osborn qui commanda au peintre Charles Knight des reconstitutions de la vie préhistorique, parmi lesquelles le combat du tyrannosaure et du tricératops (l’un carnivore, l’autre végétarien) est resté un must de la BD et du cinéma américains.4 Le premier dessin animé mettant en scène des dinosaures (Gertie the Dinosaur) date de 1912 ; il est suivi de dizaines d’autres films, pratiquement tous américains (à l’exception de quelques japonais). Et à partir de 1930, une marque d’essence - la Sinclair Oil - prend pour emblème le brontosaure, distribue à ses clients des vignettes à l’effigie des pachydermes du jurassique et fait reconstituer en 1933, pour l’exposition de Chicago "A Century of Progress", des dinosaures animés, grandeur nature.
Les joutes et les rivalités scientifiques des années du tournant du siècle, la quantité fabuleuse d’ossements toujours plus gigantesques et impressionnants (le plus grand dinosaure connu aujourd’hui, Supersaurus, a été découvert dans le Colorado, il mesurerait 40 mètres de long), les énormes sommes engagées par des mécènes pour la construction des grands musées qui abritent les dépouilles de ces géants mésozoïques, toute l’imagerie qui s’en est suivie, ont produit dans l’historiographie américaine, une véritable mythologie, dont l’écho résonne jusqu’à nos jours et renvoie aux temps héroïques de l’exploration d’un territoire. Tout se passe comme si la nation américaine, réputée neuve et sans histoire, avait véritablement conquis ses racines, en découvrant que son sol recelait les os fossilisés des "ancêtres" du jurassique et du crétacé.

La popularité américaine des dinosaures a donc une longue histoire. Les mêmes foules enthousiastes qui depuis des décennies se pressent pour voir leurs squelettes aux Museums de New York, de Pittsburgh, de Chicago ou de Yale, au Dinosaur Monument dans l’Utah, ont couru les admirer, terrifiants, dans le film de Spielberg. La grande majorité des dinosaures de Jurassic Park sont américains d’origine (tyrannosaures, maiasaures, stégosaures, tricératops ; Othnelia, Apatosaurus, Hadrosaurus, Dilophosaurus) ou d’adoption (comme l’asiatique vélociraptor, rapporté de Mongolie par Chapman Andrews, et dénommé par Osborn en 1924). Seul Compsognathus (de toute petite taille, mais incontournable parce qu’il représente la transition des reptiles avec les oiseaux) est un dinosaure européen...

Le succès du film en France doit-il être interprété comme le résultat d’une campagne publicitaire efficace, amplifié, ainsi que par une énorme caisse de résonance, par les commentaires des journalistes et des scientifiques eux-mêmes - comme une retombée des découvertes scientifiques de la dernières décennie - ou sur le fond d’archétypes universels ? Si archétypes il y a, ils semblent appartenir pour une grande part à la mythologie propre à l’histoire et à la culture américaines. Faut-il voir, dans l’universalité présumée des dinosaures de Jurassic Park, une forme masquée du colonialisme culturel et de l’internationalisation des mythes ?

Notes

1. Stephen Jay Gould, "Dinomania", New York Review of Books, 1er août 1993, pp.51-57 ; traduit dans La Recherche, novembre 1993. Voir également de S.J.Gould, La Foire aux dinosaures, Seuil, 1993, pp. 87-97.
2. S.J. Czercas et E.C. Olson, Dinosaurs. Past and Present, Natural History Museum of Los Angeles et The University of Washington Press, 1987.
3. David M. Raup, De l’extinction des espèces, Gallimard, 1993.
4. S.M. Czercas et D.F. Glut, Dinosaurs, Mammoths and Cavemen, Dutton, 1982.

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