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Le temps où nous chantions de Richard POWERS

jeudi 26 juillet 2012

Le temps où nous chantions de Richard POWERS

Tout commence en 1939, lorsque Delia Daley et David Strom se rencontrent à un concert de Marian Anderson. Peut-on alors imaginer qu’une jeune femme noire épouse un juif allemand fuyant le nazisme ? Et pourtant ... Leur passion pour la musique l’emporte sur les conventions et offre à leur amour un sanctuaire de paix où, loin des hurlements de monde et de ses vicissitudes, ils élèvent leurs 3 enfants. Chacun cherche sa voix dans la grande cacaphonie américaine, inventant son destin en marge des lieux communs : Jonah embrasse une prometteuse carrière de ténor, Ruth, la cadette, lutte aux côtés des Black Panthers, tandis que Joseph essaye, coûte que coûte, de préserver l’harmonie familiale. Peuplé de personnages d’une humanité rare, Le temps où nous chantions couvre un demi-siècle d’histoire américaine, nous offrant, au passage, des pages inoubliables sur la musique.

Le dernier roman de l’américain Richard Powers, peu connu en France mais reconnu aux Etats-Unis comme un des plus grands romanciers actuels, est un monument sublime, quoique difficile à ingérer. Nous l’avions gardé de côté pour l’emmener à la plage, et l’avons enfin digéré.
Le Temps où nous chantions est une fresque de la récente histoire américaine vécue par une famille de musiciens surdoués. Une symphonie de l’écrit sur l’histoire, le temps, et la musique, par dessus tout.
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Richard POWERS

 Lire les fils roman, extrait, Le Cherche Midi sur Mille Feuilles, le blog Livres de Flu.- Lire la biographie de Richard Powers

Naître dans les années 1940 aux Etats-Unis, d’un père juif allemand et d’une mère afro-américaine, c’est être jeté dans la vie avec bien des handicaps. Et c’est le background du narrateur du Temps où nous chantions, qui raconte l’histoire de sa famille, les Strom, dans ce contexte, dont l’importance est cruciale dans certains chapitres, et étrangement secondaire dans d’autres.

Le dernier roman de Richard Powers est ainsi construit. Un temps du narrateur parlant au passé de son enfance et son adolescence, des flashbacks au présent, des sauts dans le futur dont on ne sait plus bien à quel temps il appartient, et retour. Et bien que le titre désigne un temps de la chanson, la musique est partout, dans le présent, le passé et l’avenir, elle est constitutive de l’histoire de cette famille américaine peu banale, prise dans le flot d’événements qui la dépassent.Malgré les origines de la famille Strom et le contexte dans lequel elle évolue, Le Temps... n’est pas tant une réflexion sur les problèmes raciaux que sur la question d’identité. Ils sont là, parfois au centre, mais souvent en toile de fond d’un personnage principal qui serait finalement la musique. C’est elle qui permet à ces personnages, tiraillés entre leurs origines, de définir leur identité.

En presque huit cents pages d’une prose magnifique, d’une richesse et d’une puissance évocatrice rares, Powers revisite donc l’histoire américaine mais à travers un petit bout de lorgnette surprenant, cette famille qui ne vit que pour et par la musique. La musique comme raison d’être et de vivre, comme moteur de l’histoire, générateur des sentiments, comme raison première finalement, que seuls les vrais musiciens doivent pleinement saisir. Ce qui peut de fait entraîner chez le lecteur une certaine frustration, et parfois l’envie de baisser les bras face à des tunnels dont on ne sort qu’au bout de dizaines de pages. Mais au bout, on y trouve de tels instants de grâce que l’on s’accroche malgré tout. Non pour les personnages, qui ne suscitent que peu d’empathie, car leur manquent l’humanité et la profondeur nécessaires. Powers les manipulent comme des instruments - de musique -, ils n’ont que très peu de vie intérieure, ils sont tous traversés par l’histoire, et la musique, comme de simples supports. Non, on s’accroche sans doute à la lecture pour la beauté pure qui émane du texte. Comme d’un grand morceau de musique.Même s’il porte malgré tout un propos, fort quand il s’agit de musique une fois encore, et on peut d’ailleurs regretter que les autres thèmes abordés - le racisme, l’identité, le temps... - ne possèdent pas la même puissance. Mais ce n’est peut-être pas un hasard après tout, s’agissant de personnages qui, malgré le chaos qui les entourent, se retranchent dans les partitions et les vocalises. Ils n’en veulent pas de cette réalité, ils ne souhaitent même pas lutter contre. Ils ne sont ni noirs, ni blancs, ni juifs ou américains, ils sont musiciens. La musique est un rempart contre le monde extérieur. Sauf pour la cadette de la famille, qui a rejeté le cocon familiale minutieusement construit pour s’engager aux côtés des Black Panthers. Pourtant même là, elle semble manipulée, prise par le courant, presque impuissante à lutter contre l’obligation qu’entraîne sa couleur de peau, de lutter justement. Powers a lâché ses personnages dans un monde cruel et injuste, révoltant, schizophrène, mais sur lequel ils glissent ou dans lequel ils se noient, par la seule force vitale, presque divine, de la musique.


Décembre 1961

Quelque part dans une salle vide, mon frère continue de chanter. Sa voix ne s’est pas encore estompée. Pas complètement. Les salles où il a chanté en conservent encore l’écho, les murs en retiennent le son, dans l’attente d’un futur phonographe capable de les restituer.
Mon frère Jonah se tient immobile, appuyé contre le piano. Il a juste vingt ans. Les années soixante ne font que commencer. Le pays finit de somnoler dans sa feinte innocence. Personne n’a entendu parler de Jonah Strom en dehors de notre famille – du moins ce qu’il en reste. Nous sommes venus à Durham, en Caroline du Nord, nous voilà dans le vieux bâtiment de musique de l’université de Duke. Il est arrivé en finale d’un concours vocal national auquel il niera par la suite s’être jamais inscrit. Jonah se tient seul à droite du centre de la scène. Il se dresse sur place, il tremble un peu, se replie dans le renfoncement du piano à queue, c’est le seul endroit où il soit à l’abri. Il se penche en avant, telle la volute réticente d’un violoncelle. De la main gauche, il assure son équilibre en s’appuyant sur le bord du piano, tout en ramenant la droite devant lui, comme pour tenir une lettre étrangement égarée. Il sourit : sa présence ici est hautement improbable, il prend une inspiration et chante.

Pendant un moment, le Roi des Aulnes est penché sur l’épaule de mon frère, il lui murmure une bénédiction mortelle. L’instant d’après, une trappe s’ouvre dans les airs et mon frère est ailleurs, il fait naître Dowland du néant, un zeste de culot enchanteur pour ce public amateur de lieder, abasourdi, sur lequel glissent des rets invisibles :

Le temps s’immobilise et contemple cette jeune femme au beau visage,
Ni les heures, ni les minutes ni les ans n’ont de prise sur son âge.
Tout le reste changera, mais elle demeure semblable,
Jusqu’à ce que le temps perde son nom, et les cieux reprennent leur cours inévitable.

Deux couplets, et son morceau est terminé. Le silence plane dans la salle, il flotte au-dessus des sièges comme un ballon à l’horizon. L’espace de deux mesures, même respirer est un crime. On ne saurait survivre à cette surprise, sauf en la chassant à coups d’applaudissements. La bruyante reconnaissance des mains relance le temps, la flèche file vers sa cible, et mon frère vers ce qui l’achèvera.

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