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Au nom de la classe ouvrière

vendredi 12 octobre 2012, par Robert Paris

Extraits de « Au nom de la classe ouvrière » de Sandor Kopacsi :

« Entre le soir du 24 février 1956 et l’aube du 25, dans la salle du Grand Palais du Kremlin, à Moscou, il se passa quelque chose qui allait chambarder l’esprit des communistes du monde entier. C’était la lecture du fameux « rapport secret » de Krouchtchev. (…) Le massacre d’innocents, la liquidation de millions de paysans, les goulags venaient de faire leur entrée dans l’histoire de l’Union soviétique et de son régime. Les dirigeants des pays de l’Est chancelèrent sous le coup des révélations. Le chef de l’Etat polonais, Bierut, rendit l’âme sur place. (…) Après Kadar, la veuve de Rajk sortit des souterrains et exigea la réhabilitation de son mari. (…) Rakosi fut congédié par téléphone. Le lendemain, il partit pour Moscou. Pour le pays, le remplaçant ne valait guère mieux : Erno Gerö, son bras droit de toujours, ancien commissaire du GPU en Espagne, champion des plans de production fantaisistes qui en dix ans avaient ruiné le peuple hongrois. Après le départ du dictateur au petit pied, l’opposition du parti obtint la réhabilitation solennelle de ses victimes les plus en vue, principalement celle de son ancien co-équipier Lazlo Rajk. Au terme de recherches longues, on retrouva les restes de son corps dans un bois (…) La cérémonie d’inhumation fut prévue pour le 6 octobre 1956. L’opposition du parti et tout particulièrement la veuve de la victime insistèrent pour qu’elle fut solennelle, avec une participation très large. La population de Budapest se souciait peu des règlements de comptes à l’intérieur du parti, mais la mauvaise gestion et la pénurie l’avaient poussé à bout. C’était la première fois que nous allions mettre à nu l’incompétence criminelle du pouvoir (…) 200.000 personnes manifestèrent (…) La jeunesse bougeait. Les universitaires présentaient une série de revendications concernant leur condition d’étudiant, dont certaines touchaient à la grande politique. Ils avaient placardé des tracts ronéotypés exhortant la jeunesse estudiantine à se rendre à une manif de sympathie avec la Pologne de Gomulka. (…) Une manif organisée par d’autres que les dirigeants officiels du Parti, c’était un événement. (…)

A peine quelques mois plus tôt en Pologne, à Poznan, cinquante mille ouvriers avaient défilé dans les rues réclamant du pain, des élections libres et le départ des troupes soviétiques. Résultat : cent morts, trois cent blessés, trois cent personnes arrêtées. Les forces de sécurité polonaises avaient tiré… Certes, ces victimes anonymes avaient en quelque sorte arraché des concessions aux Russes, puisque, un mois plus tard, la direction désavoua la Sécurité, réintégra dans le parti l’ancien grand chef sorti de prison, Gomulka. En Hongrie, tout le monde commençait à appeler Imre Nagy « le Gomulka hongrois ». Les gens s’attendaient à ce qu’il arrive un triomphe analogue à celui de Gomulka qui était devenu premier secrétaire du parti polonais, tandis que le maréchal Rokossovsky, citoyen soviétique d’origine polonaise placé à la tête de l’armée polonaise, symbole de la sujétion, était écarté du pouvoir. Krouchtchev et les autres dirigeants du Kremlin venaient de donner leur bénédiction à tous ces changements. (…) Les étudiants manifestèrent. Certains arboraient des drapeaux, d’autres des pancartes sur lesquelles on lisait : une bourse qui permette de vivre, plus d’enseignement obligatoire du Russe, démocratisons le parti, Imre Nagy au pouvoir, les Russes en Russie ! (…)

La manifestation longeait le quai où était située la caserne des élèves-officiers de l’armée. Les futurs commandants étaient installés aux fenêtres, pour la plupart juchés sur le rebord, jambes ballantes dans le vide. Ils faisaient des signaux au cortège, ils reprenaient les mots d’ordre que criaient les manifestants. Sur la caserne, je voyais hissé un grand drapeau hongrois. A l’endroit où il devait porter un écusson à la soviétique, le drapeau présentait un trou. Les élèves-officiers avaient découpé l’écusson à l’aide d’une paire de ciseaux. (…)

Cent mille manifestants entouraient la statue de Staline que certains étaient en train de déboulonner. C’étaient les ouvriers des grandes usines de Pest. La mase de bronze s’abattit au milieu de la place des Héros. Ce fut sur cette immense place asphaltée, dans le crépuscule qui tombait vite en cette saison, que les gens apprirent qu’Imre Nagy hésitait à venir : il n’avait aucun poste officiel, ni dans le parti ni dans le gouvernement ! Il ne pouvait venir « faire un discours » comme la bonne population de Budapest le demandait à cor et à cri. (…) Un demi million de personnes scandant avec détermination le nom d’un homme politique, ça fait trembler les carreaux des immeubles environnants, c’est pire que le bang d’une escadre d’avions supersoniques. (…)

Les amis intimes d’Imre Nagy étaient allés le chercher et l’avaient amené presque de force sur la place du Parlement où, d’un balcon, il avait tenu un discours improvisé dont l’essentiel avait été : « Bonnes gens, de la patience, retournez chez vous, le parti va arranger les choses. » La foule avait hué, puis avait fini par quitter la place (…)

A la radio, on entendit la voix désagréable du premier secrétaire Gerö : « Chers camarades, chers amis, peuple travailleur de Hongrie, nous avons l’intention ferme et inaltérable de développer, d’élargir et d’approfondir la démocratie dans notre pays. (…)

L’objectif des ennemis du peuple est aujourd’hui de saper le pouvoir de la classe ouvrière, de dénouer les liens entre notre parti et le glorieux parti de l’Union soviétique. (…) Nous condamnons ceux qui ont profité des libertés démocratiques que notre Etat assure aux travailleurs pour organiser une manifestation de caractère nationaliste ! » (…) Un détachement de la Sécurité posté sur les toits tire sur les manifestants. (…) Sur les grands boulevards, les militaires transportés sur les camions furent témoins de la fusillade et de la panique qui s’en suivit. A l’instant même, ils furent entourés par la foule exaspérée qui leur demanda des armes pour « se défendre contre les assassins de la Sécurité ». Les jeunes recrues – jeunes paysans de la campagne – ne mirent pas longtemps pour réagir. Ils connaissaient la cruauté de la Sécurité. Une nouvelle preuve venait de leur en être fournie à l’instant. La fumée et la poussière du tir ne s’étaient pas encore dissipées. Un soldat puis deux tendirent leurs armes aux gens. D’autres en firent bientôt autant. (…)

Les soldats se joignent à la foule qui fait feu contre les défenseurs de l’immeuble de la radio (qui n’a pas diffusé les « revendications des manifestants). (….) L’armée intervient pour dégager l’immeuble de la radio. (…) Les gens assiègent le journal central du Parti. (…) Ils voulaient faire publier un placard comme quoi, en réponse aux massacres commis par la Sécurité, tout le monde devait se mettre en grève demain. Peut-être qu’on leur a refusé la publication ? Et c’était bien le cas. La rédaction avait même refusé qu’une délégation entre dans l’immeuble. Alors les gens étaient allés chercher ceux qui se battaient près de la radio. Ensemble, ils pénétrèrent d’abord dans la librairie du parti, où ils saccagèrent tout, puis gagnèrent la rédaction du journal, d’où ils fichèrent tout le monde dehors. (…) Nous entendîmes des coups de canon. Les insurgés étaient en train de débusquer un point d’appui de la Sécurité. (…) Les armes à feu crépitaient dans le centre et dans les banlieues. (…) On chuchotait que Kadar était prévu par les camarades soviétiques comme remplaçant de Gerö à la tête du parti. (…)

Imre Nagy fut coopté au Politburo hongrois (…) A deux heures du matin, une grande armée blindée (russe) entrait dans Budapest. Les chars étaient des « Iosip Satline ». C’étaient les réserves de blindés de l’armée soviétique stationnant près du lac Balaton, au sud-ouest de la capitale. (…) Militairement parlant, c’était un coup de poker. Ils avaient probablement songé à rééditer leur succès de Berlin en 1953 lorsque, au milieu des troubles, l’apparition des forces blindées soviétiques avait suffi au désamorçage de la révolte. A Budapest, la consigne des unités russes fut également de jouer la carte de la dureté, de l’intimidation. (…)

Aux premières heures de la matinée, nous eûmes enfin des échos de la situation militaire. Contrairement aux prévisions du gouvernement, l’arrivée des blindés soviétiques n’avait fait qu’exaspérer la lutte. Un très grand nombre d’habitants des quartiers ouvriers de Csepel avaient été approvisionnés en matériel par les travailleurs de l’usine « Lampart » (la principale fabrique d’armes du pays). L’arsenal de l’école d’officiers avait également été vidé. Les armes, transportées en banlieue, furent réparties parmi la population. Certaines casernes de l’armée, situées dans le périmètre, eurent elles aussi des complaisances. L’arrivée des blindés soviétiques avait exaspéré tous les milieux. (…) Pendant ce temps, la radio se manifestait.

Renseignement pris, les émissions se faisaient maintenant de la cave du Parlement, entouré de blindés soviétiques. La maison de la radio, complètement détruite, était occupée par les insurgés. La radio parlait et elle parlait mal (….) : « Attention ! Attention ! D’ignobles attaques à main armée des bandes contre-révolutionnaires ont créé une situation extrêmement grave. Les bandits ont envahi des usines et des bâtiments publics, assassinant des civils, des soldats et des membres de la police de sécurité… » Il est dur d’entendre des mensonges aussi grossiers (…) Vers la fin de la matinée, (…) Imre Nagy, nommé chef du gouvernement, parlait pour la première fois à la radio. Le pays tout entier était à l’écoute. « Peuple de Budapest, je vous informe que tous ceux qui auront déposé les armes et cessé de combattre à 14 heures aujourd’hui ne tomberont pas sous le coup de la loi martiale. » (…) Imre Nagy disait avoir déjà déposé au Parlement un projet de démocratisation de notre gouvernement, de notre parti, de notre vie politique et économique. » Mais il évité de parler des crimes de Gerö contre le peuple, des assassinats que la Sécurité avait commis, et surtout des tanks russes qui sillonaient en ce moment même les rues de Budapest, appelés par quel pouvoir ? En vue de parer quelle « agression extérieure » ? (…)

Au sein des insurgés, les frères Pongracz et Sandor Angal, totalement inconnus hier, étaient les noms les plus prestigieux de Budapest. Les frères Poncracz, jeunes ouvriers de la banlieue de Budapest, et Sandor Angyal, jeune ouvrier de l’île de Csepel, commandaient de concert les deux plus importants groupes d’insurgés. Les frères tenaient le cinéma Corvin. Angyal avait son QG quelques rues plus bas, dans le fin fond du vieux quartier prolétarien Ferencvaros. Ils possèdaient des armes anti-tanks. Une dizaine de carcasses de chars soviétiques témoignaient de l’efficacité de leur travail. Ils me contactèrent par téléphone. (…) Je reçus ordre du gouvernement d’ouvrir immédiatement des pourparlers avec les groupes insurgés. Mission : connaître leurs intentions, les amener si possible à se rendre, en leur assurant une amnistie totale. (…) L’aîné des frères Pongrcz répondit : « Le seul arrangement viable serait celui que le gouvernement hongrois trouverait avec le gouvernement soviétique, en vue du retrait du pays de leur armée. Nous ne nous faisons pas d’illusions : muni d’armes légères le peuple ne parviendra pas à se débarrasser d’eux. Mais il faut que notre gouvernement le sache : il n’y aura pas de cessez-le-feu tant que les Russes seront là. (…)

Portant des drapeaux et des pancartes, les gens venaient du bois municipal, ils scandaient des mots d’ordre : « A bas Gerö ! », « Rousski go home ! » Hommes, femmes, jeunes gens, ils étaient bien une dizaine de milliers sinon plus. (…) Trois gros tanks soviétiques modèle Iosip-Staline faisaient route en sens opposé, droit en direction de la foule. Les tanks débouchèrent sur l’avenue. Les tankistes virent la foule quand ils étaient déjà nez à nez. Les chars s’arrêtèrent et restèrent sur place, moteur ralenti. La foule ne put absolument pas s’arrêter : elle coula en avant, contournant les trois blindés. D’une seconde à l’autre les armes automatiques des chars pouvaient déclencher un feu d’enfer. Au lieu de ça, il se passa autre chose. Un garçon se fraya un chemin jusqu’au premier char et introduisit quelque chose dans la meurtrière. Ce n’était pas une grenade. C’était une simple feuille de papier. D’autres l’imitèrent. Ces feuilles-là étaient des tracts rédigés en langue russe par des étudiants de la faculté des langues orientales. (…) Les tracts commençaient par une citation de Marx : « ne peut être libre le peuple qui en opprime d’autres. » (…) Le commandant ouvrit la tourelle et se jucha sur le dessus de son char. Immédiatement, des mains se tendirent vers lui. Une jeune fille monta, embrassa le commandant. (…) Les gens criaient : « Vive l’armée soviétique ! » (…) Quelques minutes plus tard, la Sécurité était en train de tirer sur les manifestants désarmés qui réclamaient la démission de Gerö. Et les chars soviétiques ouvraient le feu sur la Sécurité. Ils défendaient la foule ! La foule subissait des pertes énormes, sous le feu des mitrailleuses lourdes de la Sécurité postées sur les toits. La boucherie ne prendra fin que grâce à l’intervention des blindés soviétiques, la vingtaine de blindés qui entouraient le Parlement. Leur commandant fit diriger le feu de ses canons contre la Sécurité hongroise embusquée sur les toits. (…)

Le politburo soviétique décidait la destitution de Gerö qui est remplacé par Kadar à la tête du parti. Imre Nagy est nommé Premier ministre. (…)
La réaction de Gerö fut brutale et immédiate. Officiellement relevé de ses fonctions et remplacé par Kadar sur l’intervention de Souslov et Mikoïan, il continuera quelque temps encore à avoir la haute main sur la totalité des forces de l’ordre. Sans attendre, il fit débrancher toutes nos lignes téléphoniques directes, « téléphone rouge » compris. Pour le simple fait d’avoir négocié avec la foule, je devins hors-la –loi aux yeux du pouvoir. (…)

Devenu insurgé, Yochka Szilagyi vint me parler. Pendant les deux jours de l’insurrection, il était allé partout. Il avait suivi les gens, du fond des usines de Csepel, jusqu’au massacre du Parlement, jusqu’au siège de mon QG. Il avait voulu tout voir, tout savoir :

Sandor, malgré les événements tragiques et les pertes de sang, c’est une révolution, et une révolution merveilleuse. Les gars sont purs, avec une éthique qui ferait pâlir d’envie les plus grands personnages de l’Histoire. (…) Mais Sandor, le plus significatif, c’est l’avenir qui se prépare. Je ne sais pas si tu te rend compte, mais dans les usines, les entreprises, les municipalités, l’armée, les gens se mettent à élire au vote secret des comités révolutionnaires, seuls organes directeurs habilités désormais pour la direction des affaires. (…) Ce sont les soviets qui se préparent, Sandor, les vrais soviets, ceux-là mêmes qui, en Russie en 1917, n’ont pas trouvé le moyen de survivre ! Notre nation saigne et peut-être saignera encore, mais tout porte à croire que de ce bain de sang sortira le premier état socialiste démocratique du monde ! » (…) Yochka Szilagyi restera auprès d’Imre Nagy comme directeur du secrétariat du Premier ministre. (…)

Le 30 octobre, aux environs de 19 heures, mon ami Yochka Szilagyi me convoqua par téléphone chez Imre Nagy, au Parlement : « Sandor, la Hongrie a besoin des forces de l’ordre que tu as préservées. » (…) Les Services secrets et la Sécurité furent dissous, leurs membres licenciés. Des comités révolutionnaires furent élus dans la plupart des entreprises et organismes du pays, préfecture de police comprise. Les Russes eux-mêmes paraissaient changer leur fusil d’épaule. Tout le monde parlait de négociations entre les gouvernements hongrois et soviétique (pour le retrait des troupes russes). (…)

Le siège du gouvernement d’Imre Nagy, l’immense « Westminster au bod du Danube » ressemblait au palais Smolny de Petrograd, centre des bolcheviks en 1917, tant de fois reproduit dans des films. Les couloirs et les antichambres étaient peuplés de délégations ouvrières, paysannes… (…) C’est la première fois que je retrouve la vraie atmosphère des « Dix jours qui ébranlèrent le monde ». (…) La population en révolte était maintenant armée dans tout le pays. L’élection des Comités révolutionnaires dans les organismes et à la tête des communes avait donné un sens aux combats jusque là anarchiques. Mais les unités de l’armée ne pouvaient demeurer longtemps dans l’état de semi-liquéfaction où la révolution les avait conduites. Il était urgent de procéder à l’élection d’une direction générale à leur tête. Imre Nagy avait proposé un trio de candidats : Béla Kiraly pou le commandement, moi-même comme son adjoint et Paul Maléter pour le poste de ministre de la Défense. (…) « Les chefs de nos deux armées vont bientôt se réunir, précisa Nagy. Les blindés quitteront Budapest, et dans trois mois toute l’armée russe se retirera du pays. Nous procéderons à des élections générales, où tous les partis démocratiques présenteront leurs candidats. Naturellement, nous conserverons tous les acquis socialistes, terres, banques, usines, entreprises resteront aux mains de l’Etat. » (…) Nous convînmes, avec Imre Nagy, de mettre sur pied deux divisions susceptibles de nettoyer en quelques jours Budapest de tous les éléments douteux, déclassés et autres aventuriers en puissance. (…) Les tanks russes quittaient Budapest. (…) Le quartier dit « russe », situé autour de l’ambassade, déménageait massivement. Les gros immeubles modernes bâtis pour les hôtes étrangers se vidaient d’étage en étage : les matelas et les canapés prenaient place sur les galeries des voitures, les grosses valises en cuir bouilli façon Russie centrale, partaient encordés avec les duvets à la housse en soie à grosses fleurs achetés dans les dépôts spéciaux de Budapest. A mesure que les étages se vidaient, des squatters de tous âges et de toutes conditions, venus du fin fond des quartiers pauvres, occupaient les lieux, avec leur marmaille, leurs vieux et leurs malades. (…)

Près de la grande acierie, sur la route de Lillafüred, une colonne de l’armée russe se dirigeait vers une place forte tenue par les insurgés. C’était le 4 novembre. Les femmes et les enfants des ouvriers d’Alsohamor et Felsohamor se couchèrent sur l’unique route de montagne qui y conduisait. Le commandant soviétique fit stopper sa colonne de chars, il somma les femmes et les enfants de s’en aller. En vain. Après une lutte intérieure, l’officier opta pour la retraite de colonne. Deux jours plus tard, il fut fusillé dans la cour de la caserne de la ville de Miskolc, en compagnie de ses adjoints. Sans doute aurait-il dû passer avec ses chenilles sur les corps de femmes et d’enfants d’ouvriers ? (…)

Imre Nagy devenait pressant. Par l’intermédiaire de Yochka, il pria le commandement de la nouvelle garde nationale d’accélérer la mise sur pied de l’organisme. (…) Notre objectif était de mettre immédiatement à la disposition du gouvernement une force de frappe susceptible de mater tout ce qui paraissait entraver le retour à la vie normale. Je sais que le mot « normalisation » sonne mal aujourd’hui après les expériences brejnéviennes en Tchécoslovaquie. Notre normalisation à nous signifiait simplement la cessation des combats et le retour à la vie quotidienne, la mise en route de la production, surtout la reprise en main des esprits. Dimanche, le 4 novembre, nous pouvions compter sur deux divisions de la Garde nationale susceptibles d’assurer le redémarrage de la vie à Budapest. (…) Une semaine de combats meurtriers avait laissé des traces. Je rencontrais partout des trams renversés, des débris de voitures et des tanks calcinés. Mais la lutte était visiblement terminée. Au coin d’une rue, je butai contre un attroupement : du haut d’un camion, des paysans distribuaient des canards plumés et des sacs de pommes de terre… gratuitement ! D’autres vivres arrivaient, par convois entiers, dans les usines, également à titre gracieux… Les cultivateurs du pays étaient visiblement reconnaissants à la classe ouvrière de Budapest d’avoir mis fin au régime des kolkhozes, au moins sous sa forme obligatoire. Devant l’ancienne Bourse, les employés du ministère des Finances discutaient des élections de leur comité révolutionnaire, de leur « soviet », comme ils l’appelaient. (…) Un des jeunes employés, ancien social-démocrate ex-bagnard sous Rakosi, qui avait commandé un détachement armé du ministère durant les journées d’insurrection fut élu au vote secret en tant que président du soviet du ministère. Il devait représenter tout le personnel en face du pouvoir d’Etat et cela jusqu’à l’expiration de son mandat. Le ministre devait tenir compte de son avis sous peine de démission. (…)

A partir du dimanche 29, le chef de gare du poste frontière soviétique signale l’entrée de nouvelles troupes et de matériel neuf en territoire hongrois. (…) Les forces soviétiques massées à l’est du pays son évaluées à 200.000 hommes, douze divisions dont huit blindées, de quoi nous aplatir comme une galette. Ma première réaction fut : « Imre Nagy est au courant ? » Il l’était bien entendu. (…) Je lui demandai ce qui restait à faire. Sa réponse fut formelle : « continuer, continuer comme si de rien n’était. » Il me fit promettre de garder le secret absolu sur tout ce que je venais d’apprendre. (…) Nagy déclara : « Je refuse de donner l’ordre de réisister par les armes. » (…)

L’ancienne citadelle de Maléter subira un bombardement aérien en règle. Elle tiendra cependant jusqu’à l’aube du 7 novembre. Les Russes n’y trouveront pratiquement que des morts et des blessés graves. (…) Les ouvriers en armes de la grande usine sidérurgique de Csepel parvinrent à infliger des pertes lourdes aux chars soviétiques. (…) Par représailles aux cocktails Molotov les unités blindées russes détruisaient systématiquement les immeubles d’où était parti le coup. Des rangées de maisons furent rasées derrière lesquelles les Russes croyaient déceler des groupes d’insurgés. Des centaines d’immeubles furent ainsi détruits, principalement dans les quartiers ouvriers, berceaux des insurgés. Le nombre des civils tués dans les rues ou ensevelis sous les décombres se chiffrait à plusieurs milliers ! (…) Après une nuit de bataille, l’avenue Ulloi brûlait, la gare Deli fumait. (…)

A certains endroits, les troupes russes concluaient un arrangement avec les autorités locales ; en l’absence de gouvernement central (Kadar et ses hommes se gardant bien de se pointer sur le territoire national), les soviets ouvriers hongrois prenaient en mains la direction des affaires. L’armée nationale était régie par des comités révolutionnaires. La grève générale fut déclarée sans délai dans tout le pays « jusqu’au retrait total des troupes soviétiques. » (…) Nous n’avions pas fait cent pas que nous nous trouvâmes au milieu de la plus grande bataille de Budapest. Il s’agissait de l’attaque d’unités d’insurgés renforcée d’une batterie de canons antichars de l’armée régulière hongroise. (…) Deux soldats armés de mitraillettes arrachèrent la kalachnikoff de mes mains. (…) Le général d’armée Sérov me déclara : « (…) Salopard, je vais te faire pendre à l’arbre le plus haut de Budapest. » (…)

A l’enlèvement puis l’arrestation d’Imre Nagy, le Conseil ouvrier national réagit avec fermeté. Il donna pour consigne aux usines d’arrêter la production jusqu’au retour d’Imre Nagy et au départ des Russes. La grève fut totale sur le territoire, aucune branche d’industrie ne travailla, les bureaux, les écoles, les services étaient fermés en Hongrie. ( …) Le 23 novembre, un mois après le début de l’insurrection de Budapest, (…) Sandor Racz, président du Parlement ouvrier, se leva et dit : « (…)

A partir de maintenant et pendant une heure, il n’y aura pas âme qui vive dans les rues de la capitale. C’est notre manière de commémorer nos morts tombés dans la bataille pour la liberté. » (…)

Le 9 décembre, le Parlement ouvrier de Budapest fut mis hors la loi, ses dirigeants, choisis au vote secret par la totalité des usines et entreprises de la Hongrie, arrêtés à leur domicile. »

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