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Qui était Jean Jaurès ? Etait-il marxiste ou non, réformiste ou non, idéaliste ou matérialiste, dirigeant bourgeois de gauche ou dirigeant prolétarien, politicien ou non, nationaliste ou universaliste, pro-capitaliste ou pro-socialiste ou même communiste, anti-guerre ou patriote ?

samedi 8 décembre 2012, par Robert Paris

Jean Jaurès à la chambre des députés, déchaînant les haines et attirant les sympathies

Qui était Jean Jaurès ?

Voilà une question à laquelle il est paradoxalement difficile de répondre car, si l’histoire et l’œuvre du grand dirigeant socialiste français sont parfaitement connus, il est difficilement classable, jugeable, étiquetable. On peut trouver dans sa vie des actes de grandeur et des actes de compromission, des grandes déclarations révolutionnaires et de grandes déclarations quasiment de droite. Et tout cela sans véritable signification que Jaurès aurait manipulé les idées politiques pour tromper le peuple mais parce que telle était sa démarche. Etait-il marxiste ou non, réformiste ou non, idéaliste ou matérialiste, dirigeant bourgeois de gauche ou dirigeant prolétarien, politicien ou non, nationaliste ou universaliste, pro-capitaliste ou pro-socialiste ou même communiste, anti-guerre ou patriote ? Aucune réponse simple ne peut convenir à toutes ces questions, non seulement parce qu’il a énormément évolué, mais surtout parce que sa pensée était complexe et contradictoire et son action politique aussi. On pourrait raconter toute une histoire de Jaurès qui en ferait un affreux politicien prêt à toutes les compromissions et on pourrait tout autant en faire le véritable diffuseur du socialisme au sein du prolétariat français et même un défenseur de la révolution sociale. Et, dans les deux cas, on n’aurait pas complètement tort.

La raison en est que Jaurès est le dernier rejeton d’une lignée de grands penseurs français issus de la révolution française, des gens comme Victor Hugo, Augustin Thierry et Michelet, historiens, poètes, hommes politiques, grands par leur plume et par leur parole, portés au lyrisme de l’action révolutionnaire de 1789, à la fois soutenus par le nationalisme et l’universalisme de cette révolution bourgeoise et capables en même temps d’en sentir tout l’élan populaire et même prolétarien. En même temps, aucun n’est véritablement un homme politique du prolétariat comme l’étaient Blanqui, Marx, Engels, Lénine ou Rosa Luxemburg.

On peut aisément faire un contresens sur la pensée de Jaurès et nous allons largement citer des phrases de lui qui font frémir, des actes politiques aussi. Et cependant, il a vraiment le sens de la révolution, vraiment aussi celui de l’action politique socialiste, enfin celui de l’action politique prolétarienne, trois sens politiques qui faisaient défaut à ses adversaires beaucoup plus à gauche que lui, les Guesde, Lafargue, Vaillant et Rappoport à la phrase radicale mais à contretemps, à rebours, à contre performance. Ces derniers étaient révolutionnaires de la phrase, rejetaient le réformisme quand il s’agissait d’une intervention politique réelle et retombaient dedans lorsqu’il s’agissait véritablement de prendre une position prolétarienne.

Jaurès était venu du courant républicain et c’est son républicanisme qui l’a poussé vers le socialisme comme vers le prolétariat qu’il n’avait pas choisi au début de son activité politique. Devenu socialiste « indépendant », il a fini par fédérer un petit parti socialiste qui a fusionné enfin avec le parti de Guesde.

A ses débuts, il a participé à l’opération politique de Waldeck-Rousseau qui n’était même pas un gouvernement de gauche auquel participait Millerand, l’ami de Jaurès, socialiste indépendant lui aussi, un gouvernement qui a réprimé des grèves ouvrières et réhabilité les généraux de l’affaire Dreyfus… Et il ne s’est jamais considéré en faute dans tous ces actes politiques.

Il a préconisé l’alliance avec les bourgeois radicaux avec le même pragmatisme qu’il va ensuite préconiser l’unité de socialistes en un seul parti et c’est lui qui va parvenir à le faire entrer dans les actes en 1905.

Encore politicien du centre, Jaurès avait déjà affirmé son lien avec la classe ouvrière comme le raconte Rappoport :

« Les 17 et 24 juin et le 8 juillet 1887 Jaurès traite la question des délégués mineurs. Ses paroles témoignent que Jaurès comprend à cette époque toute la portée du problème social et qu’il a des préférences socialistes. Il dit : « Je ne prétends pas, je ne peux pas prétendre que nous ayons touché au centre, au cœur même du problème social. Non ; tant que les sociétés n’auront pas réglé l’avènement du prolétariat à la puissance économique, tant qu’elles le laisseront à l’état d’agent extérieur et mécanique, tant qu’il ne pourra pas intervenir, pour sa juste part, dans la répartition du travail et des produits du travail, tant que les relations économiques seront réglées par le hasard et la force, beaucoup plus que par la raison et l’équité, ayant pour organes de puissantes Fédérations de travailleurs libres et solidaires, tant que la puissance brute du capital déchaînée dans les sociétés comme une force naturelle ne sera pas disciplinée par le travail, par la science, par la justice, nous aurons beau accumuler les lois d’assistance et de prévoyance, nous n’aurons pas atteint le cœur même du problème social. »

Mais il a surtout été connu par d’autres actes majeurs : la grève des ouvriers de Carmaux (voir ici) et l’affaire Dreyfus (voir ici). Les deux vont le faire connaître durablement et l’enraciner dans le public populaire comme aucun dirigeant politique ne l’était.

En 1895, Jaurès publia
l’appel suivant à ses électeurs :

« Citoyens de Carmaux !

Pour la troisième fois depuis quatre mois, je suis venu vous rendre compte du mandat que vous m’avez donné ; pour la troisième fois j’en suis empêché par la violence.

Hier, sachant qu’une bande organisée par nos ennemis m’attendait à l’arrivée du train et qu’une bagarre était probable, je suis venu par une autre voie et à une autre heure pour éviter tout ce qui pouvait surexciter les esprits.

C’est devant un véritable guet-apens que nous nous trouvons pour la troisième fois. Nous savons quel est le but, quelle est la tactique de nos ennemis ; ils n’espèrent plus avoir raison de notre foi socialiste par la séduction ou l’intimidation, ils veulent nous réduire par la faim. Entre la Préfecture, la Verrerie, la Mine, il a été convenu qu’à chacune de mes tentatives pour rendre compte de mon mandat, des bagarres seraient provoquées, que nos amis seraient arrêtés, dénoncés par une police à tout faire, livrés aux juges, condamnés par fournées, et exclus de la mine. Ainsi privés de travail et de pain, on espère qu’ils finiront par se rendre à merci, et les misérables lâches qui calculent ainsi imputeront au socialisme les misères créées par eux.

Il ne nous convient pas de servir cette tactique, et jusqu’à nouvel ordre toute manifestation, toute réunion publique sera suspendue ici. On ne fera pas de moi le pourvoyeur involontaire de la police qui nous guette, du patronat qui veut nous affamer pour nous dompter.

A l’insolence du pouvoir, il ne convient pas d’opposer de vaines tentatives. C’est le gouvernement lui-même qui vous apprend que, pour le peuple, il n’y a plus aujourd’hui qu’un recours, qu’un salut : la force.

Les violences du pouvoir préparent et justifient d’avance les violences populaires. Que les responsabilités de l’avenir retombent sur les criminels imprévoyants qui soulèvent dans toutes les consciences honnêtes la colère et le mépris !

Attendez avec calme le jour inévitable de la Révolution, et sachez bien que, si je me préoccupe d’éviter à vos militants d’inutiles souffrances et des persécutions préméditées, je serai parmi vous au premier rang pour les sérieuses et décisives batailles.

Jean Jaurès. »
Nous rapportons un peu plus loin la grève de Carmaux que soutint Jaurès.

Pour rappeler l’affaire Dreyfus, lire le « J’accuse » de Zola : ici

Si Lafargue et Guesde ont vu dans l’affaire Dreyfus une bagarre au sein de la bourgeoisie à laquelle le prolétariat et le mouvement socialiste ne pouvaient pas prendre part, Jaurès y a vu une occasion d’enfoncer d’un seul coup la « réaction » bourgeoise, militariste, raciste, religieuse et de frapper d’un seul coup deux institutions : le haut Etat-major et l’Eglise. Et, dès que Zola a lancé l’attaque avec son « J’accuse », il s’est lancé a porté des coups aussi forts que celui de Zola. Si Lafargue et Guesde avaient raison de dire que cette campagne ne s’attaquait pas à l’ensemble de la politique bourgeoise ni de ses institutions, ils avaient tort de penser qu’il fallait rester à l’écart et proposer aux travailleurs de ne pas participer à la lutte politique sous prétexte que ce n’était pas une lutte directement révolutionnaire. Jaurès, lui, avait comme toujours fait le choix d’aller jusqu’au bout de chaque prise de position et s’était allié politiquement avec les radicaux dreyfusards, au point de conclure une alliance politicienne et de cautionner la participation gouvernementale de Millerand. Il a mené avec les radicaux la campagne pour la laïcité et la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Voilà un extrait de son discours laïc à la chambre des députés :

« Je ne veux pas blesser nos collègues catholiques de la droite, mais je constate un fait historique en disant qu’en 1793 et 1794, dans ces jours de l’an II si ardents, si débordants de saorificesi, ovi la foi chrétienne, pour une heure peut-être, était en bas, en fait et sans que je prétende rattacher les deux ordres d’idées, c’est à l’heure où la foi chrétienne était dans les âmes au plus bas que la patrie était au plus haut.

Et de même, messieurs, ce n’est pas le culte de la foi traditionnelle, ce n’est pas le culte de l’ancienne religion nationale qui a jeté les hommes de l’Empire, incroyants pour la plupart, aux aventures épiques, malgré les oripeaux de catholicisme officiel dont Napoléon drapait son césarisme demi-païen ; oe n’est pas la foi chrétienne qui a suscité alors les énergies et les enthousiasmes, et comme la Révolution avait laïcisé la patrie, l’Empire a laïcisé la gloire.

Et de la science, messieurs, qui ne voit que le caractère autonome apparaît dans les nations modernes ? Je veux parler de la science comme d’une institution, non pas seulement parce qu’elle a des laboratoires publics, mais qu’elle agit si profondément sur les esprits auxquels elle fournit des données communes, et sur la marche même de la vie sociale, qu’elle a, en effet, la valeur d’une institution, institution autonome, institution indépendante. Il y a eu des temps où la science elle-même était obligée de subordonner son enquête à des affirmations religieuses extérieures à sa propre méthode et à ses propres résultats. Eh bien, aujourd’hui, lorsque par sa méthode propre, par l’expérience qui élargit le calcul, par le calcul qui vérifie l’expérience, lorsque la science a constaté des faits, si lointains soient-ils dans l’espace, lorsqu’elle a déterminé des rapports, il n’y a pas de livre, même s’il .se déclare révélé en toutes ses parties, qui puisse faire dans aucun esprit, pas plus dans l’esprit des catholiques que dans l’esprit des libre-penseurs, équilibre et échec à la vérité scientifique proclamée dans son ordre et dans son domaine.

Je ne dis pas non plus que la science épuise tous les problèmes ; et l’admirable savant qui a écrit un jour : « Le monde n’a plus de mystère », me paraît avoir dit une naïveté aussi grande que son génie.

Mais dans son domaine, dans l’ordre des faits qu’elle atteint, des rapports qu’elle constate, elle est invincible et incontrôlable à toute autre autorité ; et si entre un livre et elle, étudiant, explorant l’uni- vers, il y a conflit, c’est le livre qui a tort et c’est l’univers qui a raison.

Voilà donc le mouvement de laïcité, de raison, de pensée autonome qui pénètre toutes les institutions du monde moderne ; et ce n’est pas là une société médiocre. Depuis que dans le vieux monde a retenti l’appel du monde nouveau, depuis que dans les vieux clochers la
Révolution a sonné le tocsin des temps nouveaux, jamais la vie humaine n’a atteint une plus prodigieuse intensité. Ce n’est pas seulement l’intensité de la vie, ce n’est pas seulement l’ardeur de la bataille menée par les principes du monde nouveau contre les principes encore affirmés du monde ancien ; c’est qu’une occasion admirable s’est offerte au monde nouveau soulevé ainsi par la raison. »

Il conclue : « Alors, comme j’ai dit d’une part, et comme je crois avoir démontré, que l’Eglise, si elle veut vivre, doit continuer jusqu’à l’affirmation de sa pleine liberté de conscience et du droit des démocraties la nécessaire évolution qu’elle a été obligée d’accomplir depuis des siècles, et comme je montre d’autre part que vous pouvez enseigner la France nouvelle, la France laïque, la France de la Révolution, l’enseigner tout entière, non pas petitement et humblement, mais hardiment et généreusement, et en l’enseignant tout entière enseigner cependant le respect du passé, de toutes ses forces, de toutes ses initiatives, de toutes ses grandeurs ;comme je crois avoir démontré cela, j’ai démontré par là même qu’une école vraiment laïque et nationale est possible aujourd’hui où se rencontreraient tous les enfants de la patrie. »

Homme politique du centre-gauche à ses débuts, il a soutenu des projets de lois qu’il estimait des lois sociales, même quand elles ne l’étaient pas en réalité. Il n’a pas renaclé pour soutenir l’opération quand ce gouvernement a voulu réhabiliter les généraux qui avaient monté l’opération contre Dreyfus. Rien d’un dogmatique chez Jaurès et pourtant il y a de la grandeur dans son opportunisme non dissimulé et clairement assumé. Il y a un vrai sens du mouvement politique et social, un sens de l’Histoire qui dépasse largement le sens de la formule, du discours enflammé et entraînant. Même ses pires adversaires de gauche et de droite ont reconnu cette grandeur de Jaurès.

Il répond à ceux qui l’accusent de se mobiliser dans la défense de Dreyfus pour un officier de l’Etat-Major, pour un homme de l’ordre bourgeois plutôt que pour la classe ouvrière :
« Qui donc est le plus menacé aujourd’hui par l’arbitraire des généraux, par la violence toujours glorifiée des répressions militaires ? Qui ? Le prolétariat. Il a donc un intérêt de premier ordre à châtier et à décourager les illégalités et les violences des conseils de guerre avant qu’elles deviennent une sorte d’habitude acceptée de tous. Il a un intérêt de premier ordre à précipiter le discrédit moral et la chute de cette haute armée réactionnaire qui est prête à le foudroyer demain.

« Puisque, cette fois, c’est à un fils de la bourgeoisie que la haute armée, égarée par des luttes de clan, a appliqué son système d’arbitraire et de mensonge, la société bourgeoise est plus profondément remuée et ébranlée, et nous devons profiter de cet ébranlement pour diminuer la force morale et la puissance d’agression de ces états-majors rétrogrades qui sont une menace directe pour le prolétariat.
« Ce n’est donc pas servir seulement l’humanité, c’est servir directement la classe ouvrière que de protester, comme nous le faisons, contre l’illégalité, maintenant démontrée, du procès Dreyfus et contre la monstrueuse prétention d’Alphonse Humbert de sceller à jamais ce crime militaire dans l’impénétrabilité du huis-clos. »

Tout en estimant que Jaurès serait certainement devenu belliciste et patriotard durant la guerre de 1914 s’il n’avait été tué par un assassin juste avant, Léon Trotsky dressait cependant un portrait flatteur de Jaurès : lire ici

« Chaque fois, écrit Trotsky, ce fut comme si je t’entendais pour la première fois. Il n’accumulait pas les routines. Pour le fond, il ne se répétait jamais. Toujours, il faisait une nouvelle découverte de lui-même, toujours il mobilisait les sources cachées de son inspiration. Doué d’une vigueur imposante, d’une force élémentaire comme celle d’une cascade, il avait aussi une grande douceur qui brillait sur son visage comme le reflet d’une haute culture. »

Mais Trotsky écrivait aussi : « La Grande Révolution française du XVIIIe siècle, bourgeoise tant dans ses objectifs les plus extrêmes que dans ses résultats, était en même temps profondément nationale — dans le sens où elle rallia autour d’elle la majorité de la nation et, en premier lieu, toutes ses classes créatrices. Depuis cent vingt cinq ans cette révolution a lié à de souvenirs communs et des traditions une partie considérable de la classe ouvrière française aux éléments de gauche de la démocratie bourgeoise. Jaurès était le plus grand et le dernier représentant de cet attachement idéologique conservateur. Dans ces conditions l’atmosphère politique de la France ne pouvait manquer de contaminer de larges couches du prolétariat français, en particulier les petits artisans avec les illusions petites-bourgeoises. A l’opposé, ce fut précisément le riche passé révolutionnaire qui a donné au prolétariat français une inclination à régler les comptes avec la bourgeoisie sur les barricades. Le caractère de la lutte de classe, tout en étant théoriquement obscur, mais extrêmement tendu en pratique, a constamment maintenu en garde la bourgeoisie française et l’a tôt contrainte à l’exportation du capital financier. (…)L’idéologue de la démocratie, Jaurès [6], représentait la démocratie comme le tribunal suprême de la nation au-dessus des classes en lutte. Pourtant, vu que les classes en lutte — la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat — constituent non seulement les pôles formels dans la nation, mais sont aussi ses éléments principaux et décisifs, ce qui demeure comme le tribunal suprême, ou plus correctement la cour d’arbitrage, ce sont seulement les éléments intermédiaires — la petite bourgeoisie, couronnée avec l’intelligentsia démocratique. En France, avec sa longue histoire séculaire des métiers et sa culture de petit-artisanat urbain, avec ses luttes de communes urbaines et, plus tard, ses combats révolutionnaires de la démocratie bourgeoise et, finalement, avec son conservatisme de type petit-bourgeois, l’idéologie démocratique jusqu’à récemment reposait toujours sur un certain sol historique. Ardent défenseur des intérêts du prolétariat et profondément dévoué au socialisme, Jaurès, tel le tribun d’une nation démocratique, s’est levé contre l’impérialisme. L’impérialisme, cependant, a démontré de façon vraiment convaincante qu’il est plus puissant que « la nation démocratique », la volonté politique avec laquelle il est mesure de falsifier si facilement par l’entremise du mécanisme parlementaire. En juillet de 1914, l’oligarchie impérialiste, dans sa marche vers la guerre, a piétiné le cadavre du parlement ; tandis qu’en mars 1919, par le truchement du « tribunal suprême » de la nation démocratique, il a officiellement disculpé l’assassin de Jaurès, portant de ce fait un coup mortel aux dernières illusions démocratiques de la classe ouvrière française. » voir ici

Trotsky rajoutait dans « Le marxisme et notre époque » : « Jean Jaurès, le plus doué des sociaux-démocrates de l’époque classique, espérait remplir graduellement la démocratie politique d’un contenu social. C’est en cela que consiste l’essence du réformisme. »
Jaurès écrit :

« La lutte de classe est le principe, la base, la loi même de notre parti. Ceux qui n’admettent pas la lutte de classe peuvent être républicains, démocrates, radicaux ou mieux radicaux socialistes ; ils ne sont pas socialistes. Reconnaître la lutte de classe, c’est dire que dans la société d’aujourd’hui il y a deux classes : la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat, qui sont dans de tels rapports que l’entier développement de l’un suppose la disparition de l’autre. »

Mais Jaurès a à la fois défendu la lutte des classes et son contraire, la conciliation des classes : voir ici

« A mes yeux, citoyens, l’idée de la lutte de classes, le principe de la lutte de classes, est formé de trois éléments, de trois idées. D’abord, et à la racine même, il y a une constatation de fait, c’est que le système capitaliste, le système de la propriété privée des moyens de production, divise les hommes en deux catégories, divise les intérêts en deux vastes groupes, nécessairement et violemment opposés. Il y a, d’un côté, ceux qui détiennent les moyens de production et qui peuvent ainsi faire la loi aux autres, mais il y a de l’autre côté ceux qui, n’ayant, ne possédant que leur force-travail et ne pouvant l’utiliser que par les moyens de production détenus précisément par la classe capitaliste, sont à la discrétion de cette classe capitaliste.
Entre les deux classes, entre les deux groupes d’intérêts, c’est une lutte incessante du salarié, qui veut élever son salaire et du capitaliste qui veut le réduire ; du salarié qui veut affirmer sa liberté et du capitaliste qui veut le tenir dans la dépendance.
Voilà donc le premier élément de la lutte de classes. La condition de fait qui le fonde, qui le détermine, c’est le système de la propriété capitaliste, de la propriété privée. Et remarquez-le bien : comme ici il s’agit des moyens de travailler et, par conséquent, des moyens de vivre, il s’agit de ce qu’il y a pour les hommes d’essentiel, de fondamental, il s’agit de la vie privée, de la vie de tous les jours. Et, par conséquent, un conflit qui a, pour principe, la division d’une société en possédants et en non-possédants n’est pas superficiel ; il va jusqu’aux racines mêmes de la vie. »

Jaurès a défendu le marxisme et pas seulement une version édulcorée, amoindrie, réformiste comme bien des sociaux-démocrates, et il a défendu le matérialisme de Marx mais en même temps son contraire : l’idéalisme. Lire ici « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire »

Il affirmait alors : « J’ai, alors, exposé la thèse du matérialisme économique, l’interprétation de l’histoire, de son mouvement selon Marx ; et je me suis appliqué à ce moment à justifier la doctrine de Marx, de telle sorte qu’il pouvait apparaitre que j’y adhérais sans restriction aucune. Cette fois-ci, au contraire, je veux montrer que la conception matérialiste de l’histoire n’empêche pas son interprétation idéaliste. Et, comme dans cette deuxième partie de ma démonstration, on pourrait perdre de vue la force des raisons que j’ai données en faveur de la thèse de Marx, je vous prie donc, pour qu’il n’y ait pas de méprise sur l’ensemble de ma pensée, de corriger l’une par l’autre, de compléter l’une par l’autre, les deux parties de l’exposé que nous avons été obligés de scinder. »

Dans ce texte, il reprend la dialectique de Hegel mais au ieu du combat interne des contraires, il l’interprète comme « la conciliation des contraires », expression qui revient de nombreuses fois dans sa bouche :« je dis et je crois constater que l’effort de la pensée humaine depuis quatre siècles, depuis la Renaissance, c’est la conciliation, la synthèse des contraires et même des contradictoires : là est la marque, la caractéristique de tout le mouvement philosophique et intellectuel. »

« C’est la même conciliation entre l’universel déterminisme et l’universelle liberté. »

« c’est la même conciliation entre la nature et Dieu, entre le fait et l’idée, entre la force et le droit. »

« Cette grande formule de la synthèse des contraires, de la conciliation des contradictions par l’identité du rationnel et de l’idéal, a eu une influence profonde. »

« Il s’agit pour nous de savoir si cette conciliation entre la conception matérialiste et la conception idéaliste de l’histoire, qui est réalisée en fait dans notre pays par l’instinct, peut-être aveugle, de la conscience socialiste, il s’agit de savoir si elle est théoriquement et doctrinalement possible ou s’il y a là une insoluble contradiction, si nous sommes obligés de faire un choix décisif entre les deux conceptions ou si nous pouvons logiquement et raisonnablement les considérer l’une l’autre comme les deux aspects différents d’une même vérité. »

« La pensée moderne de l’identité des contraires se retrouve encore dans cette autre conception admirable du marxisme : l’humanité a été jusqu’ici conduite, pour ainsi dire, par la force inconsciente de l’histoire, jusqu’ici ce ne sont pas les hommes qui se meuvent eux-mêmes ; ils s’agitent et l’évolution économique les mène ; ils croient produire les évènements ou s’imaginent végéter et rester toujours à la même place, mais les transformations économiques s’opèrent à leur insu même, et à leur insu elles agissent sur eux. L’humanité a été, en quelque sorte, comme un passager endormi qui serait porté par le cours d’un fleuve sans contribuer au mouvement, ou du moins sans se rendre compte de la direction, se réveillant d’intervalles en intervalles et s’apercevant que le paysage a changé. »

« Je ne veux pas faire à chacun sa part, je ne veux pas dire il y a une partie de l’histoire qui est gouvernée par les nécessités économiques et il y en a une autre dirigée par une idée pure, par un concept, par l’idée, par exemple, de l’humanité ou de la justice ou du droit ; je ne veux pas mettre la conception matérialiste d’un côté d’une cloison, et la conception idéaliste de l’autre. Je prétends qu’elles doivent se pénétrer l’une l’autre, comme se pénètrent dans la vie organique de l’homme, la mécanique cérébrale et la spontanéité consciente. »

Voici un exemple de sa conception idéaliste défendant une idée du progrès, de la justice et de la morale sociale :

« Avant l’expérience de l’histoire, avant la constitution de tel ou tel système économique, l’humanité porte en elle-même une idée préalable de la justice et du droit, et c’est cet idéal préconçu qu’elle poursuit, de forme de civilisation en forme supérieure de civilisation ; et quand elle se meut, ce n’est pas par la transformation mécanique et automatique des modes de la production, mais sous l’influence obscurément ou clairement sentie de cet idéal.
En sorte que c’est l’idée elle-même qui devient le principe du mouvement et de l’action, et que bien loin que ce soient les conceptions intellectuelles qui dérivent des faits économiques, ce sont les faits économiques qui traduisent peu à peu, qui incorporent peu à peu, dans la réalité et dans l’histoire, l’idéal de l’humanité. (…)Il ne suffit pas de dire qu’une forme de la production succède à une autre forme de la production ; il ne suffit pas de dire que l’esclavage a succédé à l’anthropophagie, que le servage a succédé à l’esclavage, que le salariat a succédé au servage, et que le régime collectiviste ou communiste succèdera au salariat. Non, il faut encore se prononcer. Y a-t-il évolution ou progrès ? Et s’il y a progrès, quelle est l’idée décisive et dernière à laquelle on mesure les diverses formes du développement humain ? Et encore, si l’on veut écarter comme trop métaphysique, cette idée de progrès, pourquoi le mouvement de l’histoire a-t-il ainsi été réglé de forme en forme, d’étape économique en étape économique, de l’anthropophagie à l’esclavage, de l’esclavage au servage, du servage au salariat, du salariat au régime socialiste, et non pas d’une autre façon ? Pourquoi, en vertu de quel ressort, je ne dis pas en vertu de quel décret providentiel, puisque je reste dans la conception matérialiste et positive de l’histoire, mais pourquoi, de forme en forme, le développement humain a-t-il suivi telle direction et non pas telle autre ? (…)Mais pour revenir à la question économique, est-ce que Marx lui-même ne réintroduit pas dans sa conception historique l’idée, la notion de l’idéal du progrès, du droit ? Il n’annonce pas seulement la société communiste comme la conséquence nécessaire de l’ordre capitaliste : il montre qu’en elle cessera enfin cet antagonisme des classes qui épuise l’humanité : il montre aussi que pour la première fois la vie pleine et libre sera réalisée par l’homme, que les travailleurs auront tout ensemble la délicatesse nerveuse de l’ouvrier et la vigueur tranquille du paysan, et que l’humanité se redressera, plus heureuse et plus noble, sur la terre renouvelée.
N’est-ce pas reconnaitre que le mot justice a un sens, même dans la conception matérialiste de l’histoire, et la conciliation que je vous propose, n’est-elle pas, dès lors, acceptée de vous ? »

Il a reconnu dans son « Histoire socialiste de la révolution française » que la révolution française, interprétée avec des outils du marxisme comme une lutte de classes, avait un caractère permanent et menait les masses vers le socialisme et le communisme tout en développant une mystique nationale et en glorifiant la bourgeoisie révolutionnaire
le texte intégral

voir ici

« Aussi notre interprétation de l’histoire sera-t-elle à la fois matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet. (…) Et nous ne dédaignerons pas non plus, malgré notre interprétation économique des grands phénomènes humains, la valeur morale de l’histoire. Certes, nous savons que les beaux mots de liberté et d’humanité ont trop souvent couvert, depuis un siècle, un régime d’exploitation et d’oppression. La Révolution française a proclamé les Droits de l’homme ; mais les classes possédantes ont compris sous ce mot les droits de la bourgeoisie et du capital.
Elles ont proclamé que les hommes étaient libres quand les possédants n’avaient sur les non-possédants d’autre moyen de domination que la propriété elle-même, mais la propriété c’est la force souveraine, qui dispose de toutes les autres. Le fond de la société bourgeoise est donc un monstrueux égoïsme de classe compliqué d’hypocrisie. Mais il y a eu des heures où la Révolution naissante confondait avec l’intérêt de la bourgeoisie révolutionnaire l’intérêt de l’humanité, et un enthousiasme humain vraiment admirable a plus d’une fois empli les cœurs. De même dans les innombrables conflits déchaînés par l’anarchie bourgeoise, dans les luttes des partis et des classes, ont abondé les exemples de fierté, de vaillance et de courage. »

« Il nous plaira, à travers l’évolution à demi mécanique des formes économiques et sociales, de faire sentir toujours cette haute dignité de l’esprit libre, affranchi de l’humanité elle-même par l’éternel univers. Les plus intransigeants des théoriciens marxistes ne sauraient nous le reprocher. Marx, en une page admirable, a déclaré que jusqu’ici les sociétés humaines n’avaient été gouvernées que par la fatalité, par l’aveugle mouvement des formes économiques, les institutions, les idées n’ont pas été l’œuvre consciente de l’homme libre, mais le reflet de l’inconsciente vie sociale dans le cerveau humain. Nous ne sommes encore, selon Marx, que dans la préhistoire. L’histoire humaine ne commencera véritablement que lorsque l’homme, échappant enfin à la tyrannie des forces inconscientes, gouvernera par sa raison et sa volonté la production elle-même. Alors son esprit ne subira plus le despotisme des formes économiques, créées et dirigées par lui, et c’est d’un regard libre et immédiat qu’il contemplera l’univers. Marx entrevoit donc une période de pleine liberté intellectuelle, où la pensée humaine, n’étant plus dé- formée par les servitudes économiques, ne déformera pas le monde. Mais à coup sûr Marx ne conteste pas que déjà, dans les ténèbres de la période inconsciente, de hauts esprits se soient élevés à la liberté ; par eux l’humanité se prépare et s’annonce. C’est à nous de recueillir les premières manifestations de la vie de l’esprit : elles nous permettent de pressentir la grande vie ardente et libre de l’humanité communiste qui, affranchie de tout servage, s’appropriera l’univers par la science, l’action et le rêve. C’est comme le premier frisson qui, dans la forêt humaine, n’émeut encore que quelques feuilles, mais qui annonce les grands souffles prochains et les vastes ébranlements. »

« Gardons-nous, dit Jaurès, de croire que le développement antagonique des classes est un mécanisme rigide que rien ne peut modifier. Gardons-nous de croire qu’il est indifférent au prolétariat que le capitalisme se développe sous un régime de démocratie ou sous un régime d’oligarchie ou de despotisme. » Certes, dit-il, « si la Révolution était restée une république démocratique au cours du XIXe siècle, les rapports essentiels des classes et la structure profonde de la propriété capitaliste n’auraient pas été modifiés : mais il y aurait eu un frein à l’égoïsme de la bourgeoisie, une limite à l’exploitation des ouvriers. »

Lire ici L’Histoire socialiste de la révolution française de Jaurès

« c’est presque par accident aussi que la Révolution a tourné un moment à l’entière démocratie. La bourgeoisie révolutionnaire, tout en proclamant ces droits de l’homme qui étaient son titre contre le vieux monde, en limita les effets par une restriction censitaire du droit de suffrage ; elle ravala trois millions de prolétaires et de pauvres à l’état de citoyens passifs, et elle ne se résigna à élargir la cité que lorsqu’elle eut besoin, pour abattre la royauté factieuse, de la force publique du peuple soulevé. Enfin, jusque dans la lutte implacable contre l’Eglise, complice du roi et des émigrés, elle fut obligée de ménager sans cesse les habitudes et les croyances séculaires de l’immense majorité des Français. A tous ceux qui, par intérêt ou par orgueil, défendaient l’ancien régime et servaient la contre-révolution, se sont ajoutés, de génération en génération, tous ceux qui veulent limiter la Révolution elle-même et l’arrêter au point même oii leur égoïsme s’est fixé, tous ceux qui s’étant constitué des intérêts dans la société nouvelle voudraient la consolider en l’immobilisant, La Révolution ayant abouti à un vaste déplacement de propriété, ils craignent qu’en se développant elle n’ébranle les propriétés nouvelles, comme elle a déraciné une part des propriétés anciennes. Et comme dans la Révolution le mouvement politique et le mouvement social furent liés, ils se tournent contre la démocratie politique pour en prévenir les conséquences sociales. De là, la défiance instinctive d’une partie de la bourgeoisie et des paysans à l’égard de la souveraineté populaire et du prolétariat ouvrier. De là ce prodigieux paradoxe que, pendant près d’un siècle, et jusqu’à l’avènement de la troisième République, la Révolution, pourtant victorieuse, n’avait pu apparaître sous sa forme explicite et vraie qu’en quelques années clairsemées et fuyantes. C’est l’orage de 1792 et 1793 ; ce sont « les éclairs de Février ».
Mais sauf ces brusques révélations, où tout le génie révolutionnaire s’exprime pour un jour, le vaste champ tourmenté du siècle est couvert ou par la monarchie de droit divin restaurée, ou par le césarisme pseudo-démocratique, ou par l’oligarchie censitaire et bourgeoise. »

Jaurès s’y appuie sur Marx : voir ici
Mais, en même temps, Jaurès dressait le réquisitoire du point de vue de Marx de révolution permanente : voir ici

Jaurès est d’autant plus révolutionnaire et socialiste qu’il est davantage dans la lignée de la révolution bourgeoise et d’autant plus réformiste et pro-bourgeois qu’il est un leader du prolétariat. C’est lui qui a le plus réussi en France à implanter le socialisme réformiste sur le plan des idées et de la théorie. Les leaders réformistes comme Blum (appartenant au gouvernement bourgeois en 1914) n’ont eu aucun mal à faire la transition avec le « socialisme » français, bourgeois, nationaliste et pro-impérialiste.

Dans son discours au congrès de Toulouse du parti socialiste, Jaurès déclare :

« Il est impossible de réaliser l’ordre nouveau par un surgissement insurrectionnel, il est impossible de créer la révolution sociale par un simple coup de majorité. (…) Voilà pourquoi nous proclamons nécessaire l’action réformatrice du Parti et nous disons que dès aujourd’hui le prolétariat socialiste doit lutter tous les jours, agir tous les jours, revendiquer tous les jours, réaliser tous les jours pour transformer à son profit, pour modifier à son profit le rapport des forces et pour préparer par l’exercice croissant de son action collective un régime où c’est l’action collective du travail qui sera souveraine et régulatrice. »

Dans son intervention à la chambre des députés pour l’école laïque :

« Les luttes des classes elles-mêmes, si âpres qu’elles puissent être, supposent un terrain commun. La classe bourgeoise et la classe ouvrière sont les filles d’un même monde moderne, d’un même système de production et de pensée. Elles ont l’une et l’autre besoin que la science développe par la liberté de l’esprit les forces productives de l’homme, et de même en se combattant elle reconnaissent des nécessités communes et des communes pensées. »

Il défendait donc autant l’entente des classes que la lutte des classes…

Sur la question de l’Etat, Jaurès a semé toutes les confusions imaginables et au plus haut degré. Voici par exemple ce que disait Rosa Luxemburg de son ouvrage « l’armée nouvelle » où il prétend que l’armée républicaine peut être au service du peuple : lire ici

Contrairement à Marx, Engels, Lénine, Trotsky et Rosa Luxemburg, Jaurès n’a jamais considéré que l’Etat était un outil au service exclusif des classes dirigeantes. Il estimait au contraire que le prolétariat et ses représentants n’avaient qu’à pénétrer l’appareil d’Etat pour l’utiliser à son service et à celui des masses populaires.

« Il est possible de passer du capitalisme au communisme par une série de formes sociales, d’institutions juridiques et économiques ; c’est pourquoi nous avons pour devoir de développer devant le Parlement cette progression logique. » Jaurès (Petite République, 11 février 1902) formulent nettement et clairement cette conception, et cette autre déclaration de Jaurès également : « La seule méthode qui reste au prolétariat est celle de l’organisation légale et de l’action légale » Jaurès (Petite République, 15 février 1902)

Comme le rappelait Daniel Guérin dans « La pensée anarchiste » :
« La généreuse intelligence d’un Jaurès ne l’empêche pas d’admettre la présence, dans un cabinet de Waldeck-Rousseau, du socialiste Millerand, à côté du fusilleur de la Commune, M. le général marquis de Galliffet. »

Il était capable à la fois de dire que « le capitalisme, c’est la guerre » ou « On ne fait pas la guerre pour se débarrasser de la guerre » et en même temps que l’Etat bourgeois devait être un rempart contre la guerre.

« Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène. »

« La paix n’est qu’une forme, un aspect de la guerre : la guerre n’est qu’une forme, un aspect de la paix : et ce qui lutte aujourd’hui est le commencement de la réconciliation de demain. »

« Dans cet immense et commun amour de la paix, les budgets de la guerre s’enflent et montent partout d’années en années, et la guerre, maudite de tous, redoutée de tous, réprouvée de tous, peut, à tout moment, éclater sur tous.(...) Partout ce sont ces grandes compétitions coloniales ou apparaît à nu le principe même des grandes guerres en les peuples européens, puisqu’il suffit incessamment de la rivalité déréglée de deux comptoirs ou de deux groupes de marchands pour menacer peut-être la paix de l’Europe. (…) Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre comme la nuée dormante porte l’orage. »
(Jean Jaurès, discours à l’Assemblée, 1894)

En novembre 1912, au congrès de l’Internationale socialiste, après avoir lu le manifeste contre la guerre au nom du bureau de l’Internationale, Jaurès conclut ainsi son discours :
« L’Internationale représente toutes les forces morales du monde ! Et si sonnait un jour l’heure tragique qui exige de nous que nous nous livrions tout entiers, cette idée nous soutiendrait et nous fortifierait. Ce n’est pas à la légère, mais bien du plus profond de notre être que nous déclarons : nous sommes prêts à tous les sacrifices ! »

Jaurès pouvait à la fois affirmer que « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage » et que les peuples doivent défendre la patrie…

« La patrie n’est pas une idée épuisée, c’est une idée qui se transforme et s’agrandit » (Jean Jaurès dans L’Armée nouvelle)

ou encore « A celui qui n’a rien, la patrie est son seul bien. »
« Tandis que tous les peuples et tous les gouvernements veulent la paix, malgré tous les congrès de la philanthropie internationale, la guerre peut naître toujours d’un hasard toujours possible… Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme une nuée dormante porte l’orage. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir la guerre entre les peuples, c’est abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — un régime de concorde sociale et d’unité. Et voila pourquoi si vous regardez non aux intentions qui sont toujours vaines, mais à l’efficacité des principes et à la réalité des conséquences, logiquement, profondément, le Parti socialiste est, dans le monde, aujourd’hui, le seul parti de la paix. »
Jean Jaurès, 7 mars 1895, à la Chambre des députés

Léon Blum prétendait : « Mais Jaurès a dit que si le prolétaire n’avait pas de patrie, le progrès républicain, peu à peu, lui en ferait une, et que c’est à mesure qu’on crée peu à peu pour les ouvriers une copropriété de la patrie qu’on les engage à défendre cette patrie. »

Jaurès s’est surtout battu pour la république laïque.
« Nous combattons l’Église et le christianisme parce qu’ils sont la négation du droit humain et renferment un principe d’asservissement humain. »
Jean Jaurès, 3 mars 1904, à Paris, Chambre des députés

Jaurès et la participation de ministres « socialistes » au gouvernement bourgeois

C’est en participant au bloc des gauches qui participa au gouvernement avec Millerand que Jaurès s’est fait connaître comme socialiste opportuniste. Il n’a d’ailleurs jamais renié cet épisode.
Rosa Luxemburg a, à plusieurs reprises, analysé la situation politique qui se jouait en France comme Jaurès de son côté a réagi régulièrement sur des événements se passant en Allemagne. Tous deux ont été amenés aussi à prendre position sur des événements internationaux. Il peut être intéressant, de confronter leurs articles, écrits souvent au plus près de l’événement mais s’inscrivant toujours dans une analyse plus globale. Ainsi, Rosa Luxemburg a-t-elle consacré plusieurs articles à l’Affaire Dreyfus et aux conséquences sur la situation politique en France.

Rosa Luxembourg répondait à Jaurès : " L’entrée des socialistes dans un gouvernement bourgeois n’est donc pas, comme on le croit, une conquête partielle de l’Etat bourgeois par les socialistes, mais une conquête partielle du parti socialiste par l’Etat bourgeois ".

Il s’agissait pour elle de dénoncer la participation de Millerand cautionnée par des socialistes comme Jaurès.

Alexandre Millerand était un avocat d’affaires. Elu en 1889, il faisait partie des socialistes indépendants, c’est-à-dire indépendants du contrôle des travailleurs socialistes. En fait, il était républicain et son objectif politique était de rallier le socialisme à la république de la bourgeoisie, cette république qui s’était érigée sur l’écrasement de la Commune de Paris en 1871. Réformiste, il disait : " La substitution de la propriété sociale à la propriété capitaliste ne sera que progressive ". Conséquent, il accepta la proposition de devenir ministre du Commerce et de l’Industrie, de 1899 à 1902, et il gouverna aux côtés du général de Galliffet, bourreau de la Commune devenu ministre de la Guerre.

Rosa Luxemburg écrivait :

" Lorsque, au parlement, les élus ouvriers ne réussissent pas à faire triompher leurs revendications, ils peuvent, tout au moins, continuer la lutte en persistant dans une attitude d’opposition. Le gouvernement, par contre, qui a pour tâche l’exécution des lois, l’action, n’a pas de place, dans ses cadres, pour une opposition de principes ; il doit agir constamment et par chacun de ses organes ; il doit, par conséquent, même lorsqu’il est formé de membres de différents partis, comme le sont en France depuis quelques années les ministères mixtes, avoir constamment une base de principes communs qui lui donne la possibilité d’agir, c’est-à-dire la base de l’ordre existant, autrement dit, la base de l’Etat bourgeois ".

La suite des événements lui donna raison. Très vite, le gouvernement de Millerand montra sa nature de classe en réprimant les grèves ouvrières dans le sang, comme en Martinique en février 1900 où il y eut 9 ouvriers tués, et à Châlons-sur-Marne en juin où il y eut aussi des morts.

Par la suite Millerand deviendra ministre de la Guerre en 1912 et 1913, puis en 1914 et 1915. Il déclarait alors : " Il n’y a plus de droits ouvriers, plus de lois sociales : il n’y a plus que la guerre ". Puis, il gagnera de nouveaux galons contre les cheminots, lors de la grande grève de 1920, pour devenir président de la république de 1920 à 1924.

Le combat pour Dreyfus a servi à Jaurès, Millerand et aux « socialistes opportunistes » pour justifier la nécessité d’entrer dans un gouvernement qui n’était même pas de gauche, aussi anti-ouvrier que les précédents, aussi bourgeois, aussi socialement réactionnaire sous prétexte d’une menace de coup d’état des réactionnaires s’ils ne le faisaient pas. Rosa Luxemburg a combattu cette argumentation comme elle a combattu l’idée de toute entrée de socialistes au gouvernement bourgeois.

« Avec l’entrée d’un socialiste dans le gouvernement, la domination de classe continuant d’exister, le gouvernement bourgeois ne se transforme pas en un gouvernement socialiste, mais un socialiste se transforme en un ministre bourgeois. Les réformes sociales qu’un ministre ami des ouvriers peut réaliser n’ont en elles-mêmes rien de socialiste, elles ne sont socialistes qu’en tant qu’elles ont été obtenues par la lutte des classes. Mais venant d’un ministre, les réformes sociales ne peuvent pas avoir le caractère de classe prolétarien, mais uniquement le caractère de classe bourgeois, car le ministre, par le poste qu’il occupe, les rattache à sa responsabilité pour toutes les autres fonctions du gouvernement bourgeois, militarisme, etc. (…) L’entrée des socialistes dans un gouvernement bourgeois n’est donc pas, comme on le croit, une conquête partielle de l’Etat bourgeois par les socialistes, mais une conquête partielle du parti socialiste par l’Etat bourgeois. » (Rosa Luxemburg dans "Cahiers de la Quinzaine", 1899)

La tactique de Jaurès et le radicalisme ( Rosa Luxemburg dans « La crise socialiste en France » - 1900)

« La contradiction entre ce qu’on attendait de la défense républicaine du cabinet Waldeck-Rousseau et ce qu’il a réalisé en fait, a placé cette fraction du socialisme français qui a soutenu l’entrée de Millerand dans le cabinet devant une alternative. Ou bien elle devait avouer sa désillusion, reconnaître l’inutilité de la participation de Millerand au gouvernement et exiger sa démission, ou bien se déclarer satisfaite de la politique du cabinet, la présenter comme la réalisation de ses espérances et, en conséquence, au fur et à mesure de la dégringolade de l’action gouvernementale vers le néant, elle devait modérer de plus en plus ses espérances et ses revendications : Jaurès et ses amis ont choisi la seconde voie. (…)

Pendant deux ans, la lutte pour Dreyfus fait l’axe de toute sa politique, elle était pour lui « une des plus grandes batailles du siècle, une des plus grandes de l’histoire humaine » (Jaurès, Petite République, 12 août 1899), le devoir le plus honorable de la classe ouvrière ; ne pas y répondre serait la « pire abdication et la pire humiliation, la négation même du grand rôle de classe du prolétariat. » (Petite République, 15 juillet 1899). « Toute la vérité ! la pleine lumière ! » tel était le but de la campagne socialiste. Rien ne pouvait arrêter Jaurès et ses amis, ni les difficultés et les manœuvres des nationalistes, ni les protestations de l’autre fraction du socialisme, menée par Guesde et Vaillant. « Nous continuons la bataille » s’écrit Jaurès avec une noble fierté, « et si les juges de Rennes, circonvenus par les ignominieuses manœuvres de la réaction, sacrifiaient une fois de plus l’innocent pour sauver les grands chefs criminels, demain encore, malgré les manifestes d’excommunication, malgré les prétendus rappels à la lutte des classes faussée, rapetissée et travestie, nous nous dresserions, à nos risques et périls, pour crier aux généraux et aux juges qu’ils sont des bourreaux et des infâmes ! » (La Petite République, 15 juillet 1899). (…)

Et Jaurès avait raison. L’affaire Dreyfus avait réveillé toutes les forces latentes de la réaction en France. Le vieil ennemi de la classe ouvrière, le militarisme, était là démasqué, et il fallait diriger toutes les lances contre sa poitrine. Pour la première fois, la classe ouvrière était appelée à mener une grande lutte politique. Jaurès et ses amis l’ont conduite au combat et ont inauguré ainsi une nouvelle époque dans l’histoire du socialisme français. Aussi, lorsque la loi d’amnistie fut proposée à la Chambre, les socialistes de l’aile droite se virent soudainement au bord du Rubicon. Il était clair qu’appelé avant tout pour liquider l’affaire Dreyfus, au lieu de répandre la « pleine lumière », de faire obtenir à la « vérité entière » tous ses droits et de faire mettre à genoux la clique militaire, le gouvernement s’apprêtait plutôt à étouffer la lumière et la liberté et à tomber à genoux devant le clique. (…)

Jaurès et ses amis avaient donc le choix : ou renoncer aux buts de leur campagne de deux ans en faveur de Dreyfus, ou bien renoncer au cabinet Waldeck-Rousseau, renoncer à la « pleine lumière » ou bien au ministère, à la défense républicaine ou bien à Millerand. La balance ne vacilla que quelques minutes : Waldeck et Millerand pesèrent plus lourd que Dreyfus, l’ultimatum du ministère obtint ce que n’avaient pu obtenir les manifestes d’excommunications : afin de sauver le gouvernement, Jaurès et son groupe abandonnèrent leur campagne pour Dreyfus et se déclarèrent pour le projet d’amnistie. (…) Le vote de la loi d’amnistie fut le Waterloo de sa campagne pour Dreyfus ; en un instant Jaurès anéantit ce qu’il avait fait en deux ans. (…)
« Mais aujourd’hui toutes les procédures juridiques seraient une chose ridicule. Elles ne feraient que fatiguer le pays sans l’éclairer, et nuiraient à la cause même que nous voulons servir. » « La vraie solution de l’affaire Dreyfus se trouve aujourd’hui dans une œuvre républicaine d’ensemble. » (Jaurès, la Petite république, 9 août 1899).
(…)

Zola, le « grand ouvrier de la justice », la « fierté de la France et de l’humanité », l’homme du coup de tonnerre de « J’accuse ! », lance une protestation contre l’amnistie, après comme avant il veut « toute la vérité en pleine lumière » et il accuse de nouveau. Quel aveuglement ! Ne voit-il pas, s’écrie Jaurès, qu’il y a déjà « assez de lumière » pour que tous les esprits en puissent être pénétrés ? (…)
L’attitude du groupe Jaurès vis-à-vis de la politique du gouvernement actuel est, il est vrai, d’une part, directement opposée à son attitude dans l’affaire Dreyfus. Mais d’autre part, elle en est la continuation directe. En effet, c’est le même principe de l’union avec la démocratie bourgeoise qui, il y a deux ans, a servi de base au combat acharné des socialistes pour une solution définitive de l’affaire Dreyfus et qui les amène aujourd’hui, parce que la démocratie bourgeoise laisse tomber son devoir, à se désintéresser eux aussi de la liquidation de l’affaire, ainsi que de la réforme complète de l’armée et de ses rapports avec l’Eglise et l’Etat.

Cela prouve que dans la tactique de Jaurès, ce ne sont pas les aspirations propres de Parti Socialiste qui sont l’élément permanent, l’élément de base, et l’alliance avec les radicaux l’élément variable, accessoire, mais que, au contraire, l’alliance avec les démocrates bourgeois constitue l’élément constant, ferme, et les apirations politiques, qui parfois se font jour, ne sont que le produit fortuit de cette alliance. »

La position de Jaurès sur le colonialisme français est tout aussi contradictoire :

« L’Alliance a bien raison de songer avant tout à la diffusion de notre langue ; nos colonies ne seront françaises d’intelligence et de coeur que quand elles comprendront un peu le français. [...] pour la France surtout, la langue est l’instrument nécessaire de la colonisation : l’émigration n’est pas abondante chez nous comme en Angleterre et en Allemagne ; on aura beau la favoriser, elle ne sera jamais suffisante pour distribuer sur les vastes territoires de l’Algérie, de la Tunisie, de l’Annam et du Tonkin, des Français qui, par leur seule présence, propagent notre influence et nos idées. Il faut que des écoles françaises multipliées, où nous appellerons l’indigène, viennent au secours des colons français, dans leur œuvre difficile de conquête morale et d’assimilation. [...]Or, quelle doit être notre ambition ? Que les Arabes et les Kabyles, commandés par par des officiers français, servent à la garde et à la police de l’Algérie, de telle sorte qu’une bonne partie de l’armée d’Afrique puisse, en cas de péril, aller à une autre frontière : qu’ils entrent peu à peu dans nos mœurs politiques et participent à l’administration de rares affaires, enfin qu’ils deviennent le plus possible des producteurs. » (Discours d’Albi de 1884)

« Il y a les coloniaux qui, les uns par chauvinisme, les autres par appétit capitaliste, ont de grands desseins sur la Tripolitaine, sur le Maroc, sur le Siam, sur la Chine méridionale... » disait-il le 22 novembre 1902.

« Quelle douleur de penser que nos sombres convoitises marocaines, destinées d’ailleurs à une aussi cruelle déception, nous ont induits ou nous ont contraints, pour quêter partout des complicités et des complaisances, à favoriser d’un demi-sourire bienveillant l’expédition sauvage et scandaleuse de l’Italie en Tripolitaine ... » (le 28 novembre 1911)

« De la semence empoisonnée du Maroc est sorti un arbre immense et funeste dont l’ombre meurtrière a pesé sur la Tripolitaine, s’allonge sur les Balkans et couvrira peut-être demain toute l’Europe. Ce sera cet arbre maudit dont parle Dante, dont chaque rameau quand on le brise, laisse échapper des gouttes de sang... » (le 28 novembre 1912)

Dénonciateur du colonialisme, il lui est donc arrivé d’en faire l’éloge progressiste !!

Il a dénoncé aussi le tout sécuritaire :

« Quelle abjection dans cette propagande de la peur ! On lit sur les murs de Paris d’ignobles affiches qui apprennent au monde que toutes les boutiques sont forcées, que toutes les existences sont menacées, qu’au coin de toutes les rues le passant est guetté par le couteau d’un apache. « Défendons-nous », hallucinons les cerveaux, affolons les coeurs ; demandons à la société française de répudier toutes les lois humaines sur le sursis, sur la libération conditionnelle, que ce fut son honneur de promulguer ; dénonçons comme des lâches, comme des traîtres, les jurés qui ont cru équitable, après examen des circonstances, un verdict de pitié. Faisons que la loi pénale fonctionne toujours automatiquement avec le maximum de rigueur. Appliquons, s’il le faut, la torture aux condamnés ; arrachons les ongles aux transportés par le rétablissement des poucettes ; et frappons, flétrissons comme des complices des assassins, tous les hommes qui demanderont à la nation de ne pas s’affoler, de ne pas se dégrader. « Défendons-nous, défendons-nous. »
« Une Honte », Jean Jaurès, L’Humanité

Sa vie politique

Il a commencé sa carrière politique comme candidat républicain aux élections législatives de 1885. Il est élu et siège à l’assemblée nationale parmi les républicains « opportunistes » où il soutient le plus souvent Jules Ferry.
Au parlement, il a défendu à la fois un point de vue socialiste radical et une alliance qui ne l’était nullement avec les radicaux et les républicains : voir ici

À partir de 1887, il collabore au journal la Dépêche du Midi (alors appelée Dépêche de Toulouse) de tendance radicale. Il devient conseiller municipal sur les listes radicales-socialistes, puis maire adjoint à l’instruction publique de Toulouse (1890-1893). Ses travaux intellectuels, son expérience d’élu local, sa découverte des milieux ouvriers et des militants socialistes, l’orientent vers le socialisme. Cette évolution s’achève avec la grève des mineurs de Carmaux.

En 1892, quand éclate la grande grève des mineurs de Carmaux, Jean Jaurès est à l’écart de la vie politique nationale. L’origine du conflit est le licenciement de Jean-Baptiste Calvignac - ouvrier mineur, leader syndical et socialiste qui venait d’être élu maire de Carmaux le 15 mai 1892 - par la Compagnie des mines que dirigent le Baron Reille, président du conseil d’administration (l’homme fort de la droite tarnaise) et son gendre Ludovic de Solages, membre de ce même conseil (député de la circonscription depuis septembre 1889), propriétaire de mines et de verreries. Le prétexte motivant le licenciement se trouve dans les absences de Jean-Baptiste Calvignac causées par ses obligations d’élu municipal. Ce licenciement est considéré par les mineurs comme une remise en cause du suffrage universel et des droits réels de la classe ouvrière à s’exprimer en politique.
Les ouvriers se mettent en grève pour défendre « leur » maire. Le président Sadi Carnot envoie l’armée (1 500 soldats) au nom de la « liberté du travail ». En plein scandale de Panamá, la République semble ainsi prendre le parti du patronat contre les grévistes.
Dans ses articles à la Dépêche, Jean Jaurès soutient, aux côtés de Georges Clemenceau, la grève. Il accuse la République d’être aux mains de députés et ministres capitalistes favorisant la finance et l’industrie aux dépens du respect des personnes. Durant cette grève, il fait l’apprentissage de la lutte des classes et du socialisme. Arrivé intellectuel bourgeois, républicain social, Jean Jaurès sort de la grève de Carmaux acquis au socialisme.
Sous la pression de la grève et de Jaurès, le gouvernement arbitre le différend Société des Mines de Carmaux-Calvignac au profit de l’ouvrier Calvignac en lui donnant un congé illimité pour qu’il exerce ses fonctions de maire. Solages démissionne de son siège de député et provoque l’élection anticipée de janvier 1893. Jaurès est alors désigné par les ouvriers du bassin pour les représenter à la Chambre. Il est élu le 8 janvier 1893 comme socialiste indépendant malgré les votes ruraux de la circonscription.
Désormais, Jean Jaurès représente à la chambre des députés les mineurs de Carmaux. Il milite avec ardeur contre les lois scélérates. Surtout, Jaurès se lance dans une incessante et résolue défense des ouvriers en lutte. Il défend les verriers d’Albi, renvoyés par leur patron Rességuier. Ce qui lui vaut l’ouverture d’une information judiciaire pour entrave à la liberté de travail, abandonnée fin 1895. C’est aussi à l’occasion de la découverte de fonds venant de hauts lieux chez un anarchiste de retour de Carmaux qu’il se lance dans un discours à la Chambre, le 30 avril 1894, dans lequel il dénonce la politique répressive du gouvernement, la censure du Père Peinard, « consacré presque tout entier à injurier les députés socialistes », le deux poids- deux mesures avec, d’un côté, la censure des journaux et députés socialistes, de l’autre la tolérance de discours également contestataires de certains catholiques (Albert de Mun, l’article « La Bombe » dans La Croix de Morlay, les articles de La Croix ou l’article du Père Marie-Antoine publié dans L’Univers puis dans L’En-dehors et titré « Le Christ et la Dynamite », qui évoquait la propagande par le fait) et enfin l’usage des agents provocateurs.
Dans le sillage de la grève de Carmaux, il participe à la fondation de la Verrerie ouvrière d’Albi, premier grand exemple d’entreprise autogérée.
Dans le Languedoc viticole, il visite les « vignerons libres de Maraussan » qui créent la première cave coopérative. Aux élections de 1898, il est battu par le marquis Jérôme de Solages, héritier du fondateur de la Compagnie de Carmaux.
Battu aux élections de 1898 (l’installation de la Verrerie ouvrière à Albi et son ardente défense de Dreyfus ont provoqué sa défaite), Jaurès se consacre au journalisme et devient co-directeur de La petite république un journal socialiste républicain. C’est dans les colonnes de ce journal qu’il publie Les preuves relatives à l’affaire Dreyfus. Par ses articles, il soutient le gouvernement Waldeck Rousseau de Défense républicaine, qui associe à son action, pour la première fois dans l’histoire de la République, un socialiste, Alexandre Millerand, nommé au commerce et à l’industrie. Parallèlement, il dirige une Histoire socialiste de la France contemporaine (Éditions Rouff) pour laquelle il rédige les volumes consacrés à la Révolution française (1901-1908).
En 1902, Jean Jaurès participe à la fondation du Parti socialiste français. La même année, il parvient à reconquérir le siège de député de Carmaux qu’il conserve d’ailleurs jusqu’à sa mort (réélu en 1906, 1910 et 1914). Son talent d’orateur lui permet de devenir le porte-parole du petit groupe socialiste de l’Assemblée nationale.
Jaurès et son Parti socialiste français s’engagent nettement en faveur du Bloc des gauches et du gouvernement Combes (1902-1905). Jaurès participe à la rédaction de la loi de séparation des Églises et de l’État (décembre 1905). Cependant, Jaurès et les autres socialistes sont déçus par la lenteur des réformes sociales. Le dynamisme du Bloc des gauches s’épuise. Jaurès, vice-président de la Chambre en 1902, n’est pas réélu à cette fonction en 1904. Le rapprochement politique avec un gouvernement « bourgeois » allant jusqu’à la participation gouvernementale est, de plus, condamné par l’Internationale Socialiste.
En 1904, Jaurès fonde le quotidien L’Humanité qu’il dirige jusqu’à sa mort. Jaurès sous-titre son journal « quotidien socialiste » et l’utilise pour accélérer l’unité socialiste. Celle-ci est réalisée sous la pression de la Deuxième Internationale au Congrès du Globe (avril 1905) avec la création de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), unifiant les différentes sensibilités socialistes de France.
Jaurès partage la direction de la SFIO avec le marxiste Jules Guesde. La SFIO fait sien le constat de la lutte des classes, et s’affirme clairement internationaliste. Pour l’unité, Jaurès a accepté l’abandon du soutien au gouvernement. Mais, il a obtenu des guesdistes l’insertion de la SFIO dans la démocratie parlementaire. Dirigeant politique important, il engage le dialogue avec les syndicalistes révolutionnaires de la CGT. En 1914, la SFIO rassemble 17 % des voix et obtient 101 sièges de députés.
Il est assassiné en 1914, juste avant l’éclatement de la première guerre mondiale par un nationaliste qui est acquitté par le tribunal. Paradoxalement l’assassinat de Jaurès marque le moment où les politiciens socialistes français basculent dans le soutien à la guerre impérialiste.

Pour conclure, voici le récit de son camarade de parti Charles Rappoport :

« Je lui demandai : « Quel est donc votre idéal ? Vers quel terme croyez-vous qu’évolue la isociété humaine, et ovi prétendez-vous la conduire ? — Laissez ces choses, me dit-il ; un Gouvernement n’est pas la trompette de l’avenir. — Mais enfin, vous n’êtes pas un empirique, vous avez une conception générale du monde et de l’histoire. Quel est votre but ? »

Il réfléchit un instant, comme pour trouver la formule la plus décisive de sa pensée : « Mon but, c’est d’organiser l’humanité sans dieu et sans roi ». S’il eiit ajouté « et sans patron », c’eût été la formule complète du socialisme qui veut abolir théocratie, monarchie, capitalisme, et substituer la libre coopération des esprits et des forces à l’autorité du dogme, à la tyrannie du monarque, au despotisme de la propriété. Mais il s’arrêtait au seuil du problème social. »
Sur le caractère véritablement révolutionnaire de l’action du prolétariat, il ne tranchait pas :

« Il nous impossible de savoir avec certitude par quel moyen précis, sous quel mode déterminé et à quel moment l’évolution politique et sociale s’achèvera en communisme. Mais ce qui est sûr, c’est que tout ce qui accroît la puissance intellectuelle, économique et politique de la classe prolétarienne accélère cette évolution, élargit et approfondit le mouvement. (…) Quel sera le mécanisme de la victoire ? A mesure que la puissance prolétarienne se réalise, elle s’incorpore à des formes précises, au suffrage universel, au syndicat, à la coopérative, aux formes diverses des pouvoirs publics et de l’Etat démocratique. »

Jaurès a été le dernier des hommes politiques réformistes qui soit à la charnière de la bourgeoisie et du prolétariat, héritier d’une époque où la révolution était elle aussi en transition entre les deux… mais aussi participant d’une époque où le « progrès » ne menait pas continûment au socialisme, comme Jaurès voulait le croire, mais à l’impérialisme et à la boucherie mondiale !

En la personne de Jaurès, le prolétariat français avait choisi un porte-parole très différent de ceux qu’il avait connu précédemment : Blanqui et Proudhon. Ni aussi révolutionnaire que Blanqui et intellectuel d’une toute autre envergure que Proudhon, Jaurès a conquis un crédit à la force de ses seuls discours dans les masses populaires et prolétariennes, une sympathie qu’il a mise au service, à sa manière, du courant socialiste mais cette manière, il faut bien le dire, a toujours été profondément réformiste. Cependant, avec Jaurès, l’erreur à ne pas commettre serait de mépriser un tel adversaire, de le ramener à des simplismes que l’on peut simplement condamner et combattre. Il est tout sauf un adversaire facile à attraper par une patte, par un mensonge, par une duperie politique, tout sauf réductible à quelques trahisons aisément démolies, tout sauf un petit politicien de gauche tels qu’on n’en a connu que trop. Certes, Jaurès n’est pas un révolutionnaire prolétarien et ce n’est nullement par erreur ou méconnaissance de sa part mais il n’est pas non plus un adversaire clair, un simple ennemi, et s’il est vraiment un adversaire de la révolution prolétarienne, ce n’est pas par tromperie, par ruse, par camouflage. Il est un personnage historique qui reflète la réalité de l’histoire de France, de l’évolution des classes et des idées sociales et politiques en France. On peut même dire qu’il est totalement imprégné par cette histoire, de celle du socialisme, du mouvement ouvrier et même de la révolution en France. Il est même l’un des rares hommes politiques français qui connaisse non seulement la théorie de Marx mais aussi la philosophie de Hegel et le socialisme allemand ! Ce qui fait défaut à Jaurès, ce n’est nullement une connaissance, une compréhension de quelque chose. Ses capacités comme ses connaissances l’ont amené aussi loin que ses choix sociaux le permettaient. Elles ont fait d’un simple républicain laïc un dirigeant de grande ampleur du prolétariat socialiste. On peut le regretter mais, quand on voit la grandeur et la générosité intellectuelle et humaine du personnage, il n’y a pas de quoi s’en étonner. A côté de Jaurès, les autres dirigeants socialistes semblent des nains….

Cependant, l’opportunisme politique de Jaurès, comme la cuillère de goudron dans le baril de miel, ne pouvait que tout gâter. Il est inutile d’imaginer la société bourgeoise mener continûment au socialisme et d’œuvrer en ce sens alors que la progression de celle-ci mène à la crise et à la guerre mondiale...

Lire les écrits de Jean Jaurès

Messages

  • Jaurès à la chambre des députés :

    M. Jaurès. - Je n’ai donc point l’intention de demander au gouvernement de reprendre ce système de polémique et je ne veux pas non plus y revenir, pour mon compte. Je lui demande simplement ceci : Pourquoi vous êtes-vous montré depuis quelques mois, dans vos recherches, dans vos perquisitions, si méfiants, si ombrageux envers des militants ouvriers ? pourquoi, sur les indices les plus vagues, sur les prétextes les plus futiles, sur de simples délations de quartiers, sur des dénonciations anonymes, avez-vous multiplié chez les pauvres gens les perquisitions et les arrestations ? (Rumeurs à gauche et au centre. - Applaudissements à l’extrême gauche.) Et au contraire, pourquoi avez-vous systématiquement ignoré des indices sérieux qui pouvaient compromettre, au moins devant la conscience publique, certaines personnalités de la haute banque et du grand capital ? Pourquoi aussi avez-vous systématiquement négligé de saisir ici sur le vif et de signaler au pays les procédés, l’action, les ambitions de l’Église au travers de nos agitations sociales ?

    Messieurs, c’est un très curieux et très saisissant paradoxe en effet, mais très logique et très certain, que la conspiration multiple, variée de l’ordre capitaliste avec l’anarchie qui veut le détruire violemment.

    Et tout d’abord, entre cette société qu’on appelle régulière et polie, d’une part, et d’autre part, tous ces déshérités qui vivent sans pain, sans foyer, sans lendemain, au hasard des embauchages et des renvois, l’ordre capitaliste a creusé un tel abîme que pour surprendre les pensées criminelles qui peuvent germer dans les cerveaux des misérables, il est obligé d’avoir recours précisément à leurs compagnons de misère. C’est ainsi que vous êtes obligés de recruter dans le crime de quoi surveiller le crime, dans la misère de quoi surveiller la misère et dans l’anarchie de quoi surveiller l’anarchie.

    • Jaurès justifiant au congrès de Toulouse du Parti socialiste la collaboration avec le gouvernement bourgeois et le réformisme :

      « Lorsque, par notre propagande, par notre action, par l’organisation croissante, et la pression croissante de la classe ouvrière, le Parti socialiste a obligé une partie de la bourgeoisie à voter des réformes, ne cherchez pas dans ce ralliement forcé de la bourgeoisie, je ne sais quel signe de confusion ou de collaboration de classes. Ou s’il y a collaboration de classes, dites que c’est le prolétariat qui a obligé la bourgeoisie à collaborer malgré elle à une partie de son propre affranchissement. (…) Demain, lorsque nous aurons revendiqué, nous socialistes, l’assurance sociale contre le chômage (…) alors l’assurance sociale ne sera pas une œuvre bureaucratique morte, un rouage de l’Etat, elle sera une œuvre vivante dans laquelle le prolétariat aura l’exercice de sa force d’aujourd’hui et l’apprentissage de sa gestion de demain. Voilà comment nous comprenons l’œuvre des réformes, voilà le sens que nous lui donnons. (…) On nous dit encore : soit ! les réformes peuvent servir à accroitre la liberté d’action, la puissance d’organisation et de combat de la classe ouvrière. Mais ne lui donnez pas l’illusion qu’elles puissent dans la société d’aujourd’hui, créer des institutions où s’annonce, où se préfigure, om se prépare la société nouvelle. (…) Ah, citoyens, c’est un problème immense, que nous ne pouvons qu’effleurer aujourd’hui. »

      Lors de son discours pour défendre l’école laïque, Jaurès lance des discours nationalistes à la chambre des députés :

      « Oh ! messieurs, je ne suis pas de ceux qui disent que c’est la Révolution française qui a créé la nation. La France préexistait à la Révolution française. J’entends qu’elle préexistait comme personnalité consciente – même quand elle n’avait d’autre symbole de son unité, que la famille royale en qui elle résumait mystiquement son origine, son titre, son droit. Même alors elle était une ; mais ce qui est vrai, c’est que cette nation, cette patrie, la Révolution française l’a singulièrement élargie et intensifiée. Et pourquoi la patrie à l’heure de la Révolution est-elle devenue plus une, plus consciente, plus ardente et plus forte ? (…) Parce que tous ces hommes entrant ensemble avec leurs âmes neuves et ardentes dans la patrie d’hier l’ont enflammée et l’ont agrandie. (…)Les luttes des classes elles-mêmes, si âpres qu’elles puissent être, supposent un terrain commun. La classe bourgeoise et la classe ouvrière sont les filles d’un même monde moderne, d’un même système de production et de pensée. Elles ont l’une et l’autre besoin que la science développe par la liberté de l’esprit les forces productives de l’homme, et de même en se combattant elle reconnaissent des nécessités communes et des communes pensées. Au contraire, s’il est entendu qu’entre les fils d’un même pays, d’une même génération, d’un même siècle, d’une même classe, l’antagonisme de doctrine, de pensée et de conscience doit être à jamais si irréductible qu’on ne pourra jamais rassembler ces enfants sous la discipline d’une même école, messieurs, c’est le déchirement intégral de la nation. (…) J’ai peur que nos écrivains ne soient pas justes, lorsqu’ils condamnent toute une époque par le seul trait des famines qui l’ont désolée, oubliant que ce n’est pas la seule faute de l’organisation politique et sociale d’alors, mais d’une insuffisance des moyens de production. (…) Il faut se demander dès l’origine de notre histoire française et avant Clovis, avant le christianisme, dans cette gaule qui avait déjà, même avant les romains, une physionomie saisissable, il faut se demander d’époque en époque, de génération en génération, de quels moyens de vie, d’action, de culture disposaient les hommes (…) et rendre justice à chacun sous leur fardeau. Et pour moi, le Charlemagne qui, au huitième siècle, quand tout croule, sait, un moment, organiser et maintenir pour ainsi dire à la surface de l’eau un monde qui allait sombrer, celui-là m’apparaît avec une admirable hauteur (…) C’est ainsi que les enfants apprendront à connaître la France, la vraie France, la France qui n’est pas résumée dans une époque ou dans un jour, mais la France qui tout entière dans la succession de ses jours, de ses nuits, de ses aurores, de ses crépuscules, de ses montées, de ses chutes et qui, à travers toutes ces ombres mêlées, toutes ces lumières incomplètes, et toutes ces vicissitudes, s’en va vers une pleine clarté qu’elle n’a pas encore atteinte, mais dont le pressentiment est dans sa pensée. »

  • Rosa Luxemburg :

    « Le principe socialiste de la lutte de classes exige l’action du prolétariat partout où ses intérêts en tant que classe sont en cause. Cela est le cas pour tous les conflits qui divisent la bourgeoisie. Tout déplacement dans les rapports des puissances sociales de la société bourgeoise, tout changement dans les rapports politiques du pays influe aussi en première ligne sur la situation de la classe ouvrière. Nous ne pourrions assister à ce qui se passe à l’intérieur de la bourgeoisie, comme des témoins indifférents, qu’au cas où le socialisme pourrait être réalisé à l’extérieur de la société bourgeoise, par exemple par la fondation dans chaque pays d’une colonie séparée. Mais comme nous ne songeons pas à émigrer pour ainsi dire de la société bourgeoise dans la société socialiste, mais au contraire à renverser la société bourgeoise par des moyens créés au sein même de cette société, le prolétariat doit s’efforcer, dans sa marche en avant vers la victoire, d’influencer tous les événements sociaux dans le sens qui lui est favorable. Il doit tâcher de devenir une puissance qui, dans tous les événements politiques de la société bourgeoise, pèse d’un poids de plus en plus lourd dans la balance. Le principe de la lutte de classes non seulement ne peut l’interdire, mais au contraire il impose l’intervention active du prolétariat dans tous les conflits politiques et sociaux de quelque importance qui se produisent à l’intérieur de la bourgeoisie.

    Pour ce qui est de l’affaire Dreyfus en particulier, l’intervention du prolétariat dans ce cas n’a besoin pour être justifiée ni de ce point de vue général au sujet de conflits bourgeois, ni du point de vue des intérêts de l’humanité pour la société. Car dans le cas Dreyfus se sont manifestés quatre facteurs sociaux qui lui donnent directement le cachet d’une question intéressant la lutte de classes, ce sont : militarisme, chauvinisme-nationalisme, antisémitisme et cléricalisme. Ces ennemis directs du prolétariat socialiste, nous les combattons toujours dans l’agitation générale par la parole et la plume en vertu et de nos principes et de nos tendances générales. Combien incompréhensible serait-il donc de ne pas entrer en lutte contre ces ennemis là où il s’agissait de les démasquer, non pas en tant que clichés abstraits mais en se servant des vivants événements du jour.

    La participation même des socialistes au mouvement provoqué par l’affaire Dreyfus ne peut donc faire aucun doute au point de vue de la lutte de classes. Il ne peut donc s’agir que du comment de cette participation. A ce point de vue le rôle de la classe ouvrière socialiste se distingue essentiellement du rôle des éléments « révisionnistes » bourgeois. Tandis qu’il ne s’agissait pour ceux-ci que de la réparation d’un assassinat légal, le cas présentait aux socialistes l’occasion rare de rendre évidente la désagrégation de la société bourgeoise. Tandis que les éléments bourgeois, par leur action sur l’Etat-major, voulaient guérir le militarisme de son abcès afin de le rendre capable de vivre, les socialistes au contraire étaient forcés de combattre le système même du militarisme dans sa décadence et de lui opposer la revendication des milices et de l’armement populaire.

    L’attitude du parti socialiste pouvait donc se différencier d’une façon tellement fondamentale de celle des dreyfusards bourgeois qu’on n’avait même pas besoin de parler d’un appui du monde « révisionniste » bourgeois de la part des socialistes, ces derniers ayant trouvé l’occasion de mener une lutte tout à fait indépendante, c’est-à-dire une lutte de classes nettement caractérisée qui les différenciait des autres fractions du mouvement.

    Dans quelle mesure ce mouvement a eu en fait ce caractère, cela est une autre question. Il nous semble que par-ci par-là le point de vue de la justice abstraite et de la défense de la personne de Dreyfus a été peut-être mis trop en avant par nos camarades et que l’on a un peu négligé l’agitation en faveur du système des milices. Ce qui a eu pour conséquence que le prolétariat a peut-être acquis moins de conscience de classe qu’il ne pouvait en acquérir. Mais la critique est aisée, l’art est difficile. Et du reste les camarades français auront encore bien des occasions d’utiliser avec toutes leurs conséquences, au profit de la lutte de classes, les enseignements de l’affaire Dreyfus, lorsque l’ensemble des socialistes en France aura saisi la portée de cet événement social pour la cause du prolétariat.

    L’importance politique proprement dite de l’affaire Dreyfus pour le prolétariat consiste, d’après nous, en ce que cette affaire a donné la possibilité de faire d’un grand mouvement politique remuant tout le pays l’objet de la lutte de classes et de cette façon de répandre en un court espace de temps plus de conscience socialiste qu’on n’aurait pu en développer pendant de longues années par la propagande abstraite de nos principes.

    C’est pour cela que ce mouvement a entraîné dans son courant irrésistible les socialistes de plusieurs organisations. Et si le mouvement dreyfusard a provoqué dans les rangs socialistes une forte répulsion, cela vient, selon nous, du sentiment vrai, quoique instinctif, que tout grand mouvement spontané de classe du prolétariat français ne s’arrête pas devant les limites des différentes organisations et menace de les balayer. Mais c’est à cause de cela, précisément, que la réunion des forces éparpillées du socialisme français est apparue comme la condition préalable de toute action large et énergique. Et nous, personnellement, nous ne craignons pas, de la réunion des différentes organisations socialistes dans le libre jeu de la lutte politique quotidienne, le moindre danger pour la doctrine de Marx et les principes de la démocratie socialiste pour autant qu’ils ont déjà pris racine en France. Il n’y a pas pour la démocratie socialiste de meilleure école que la grande et vivante lutte de classes délivrée des clichés abstraits. La conception matérialiste de l’histoire ne nous permet pas ici non plus de croire au développement d’un mouvement populaire vivant, engendré par les formules abstraites, mais au contraire c’est sur la base. matérielle d’une grande et forte lutte de classes embrassant tout le prolétariat que s’élèvera une conception claire de la théorie et des principes.

    La réponse à la deuxième question, à savoir la participation des socialistes au gouvernement bourgeois, dépend de la façon dont on entend cette participation – soit comme une forme normale de la lutte socialiste, telle que la participation aux assemblées législatives – soit comme une mesure exceptionnelle dans un moment exceptionnel de la vie de l’Etat. Il nous semble que le citoyen Jaurès dans son article « Organisons-nous » (Petite République du 17 juillet) s’est placé à ce dernier point de vue. Il y pose la question clairement et distinctement : « Un socialiste peut-il dans un temps de crise et pour un temps déterminé répondre à l’appel des partis bourgeois et s’associer à eux pour un acte gouvernemental ? » Il dit ensuite, en se référant à un article de nous paru dans la Leipziger Volkszeitung (6 juillet) dans lequel nous aussi nous ne reconnaissions comme admissible l’entrée d’un socialiste dans le gouvernement que dans les cas absolument exceptionnels, mais doutions qu’un cas de ce genre se présentât en ce moment en France : « C’est là une question de fait » (et non de principe). Si on pose la question de cette façon, si on n’envisage qu’une œuvre déterminée, alors ce serait vraiment du doctrinarisme étroit que d’opposer un non catégorique aux exigences du moment et aux complications de la situation.

    Alors, dans le cas Millerand, la question se ramènerait à savoir si la situation donnée en France rendait vraiment nécessaire l’entrée d’un socialiste dans le ministère. Ici, ne peuvent entrer en considération les conditions de fait que les camarades français sont seuls capables de juger. Mais dans la mesure où il est permis à une personne du dehors d’avoir une opinion, il nous semble déjà que le manque d’une des conditions préalables, c’est-à-dire un parti fort et unifié qui pourrait seul donner mandat pour cette dangereuse expérience, fait apparaître cette expérience comme inacceptable. Mais dans un article postérieur, Jaurès paraît poser la question un peu différemment. Dans l’article « Méthode socialiste » (Petite République, 3 août) il paraît mettre l’activité des socialistes dans le gouvernement bourgeois sur le même plan que leur activité au parlement, au conseil municipal, etc. « Ce qui est vrai, dit-il, c’est qu’aujourd’hui le socialisme est assez fort pour pénétrer toutes les institutions et s’approprier tous les pouvoirs sans se laisser absorber par la société bourgeoise. »

    Avec cela nous accepterions en principe la pénétration dans le gouvernement comme l’un des nombreux moyens de l’action socialiste, mais cela n’est pas en harmonie avec le caractère essentiel du socialisme. Les points de vue qui d’après nous doivent servir de guides, nous les avons développés dans l’article du 6 juillet cité plus haut et nous ne pouvons ici que nous limiter à l’essentiel.

    L’unique méthode à l’aide de laquelle nous puissions atteindre la réalisation du socialisme est la lutte de classes. Nous pouvons et nous devons pénétrer dans toutes les institutions de la société bourgeoise et utiliser tous les événements qui s’y passent et qui permettent de mener la lutte de classes. C’est à ce point de vue que la participation à l’affaire Dreyfus était imposée pour les socialistes par l’esprit de conservation. Mais c’est précisément à ce point de vue aussi que la participation au pouvoir bourgeois paraît contre-indiquée, car la nature même du gouvernement bourgeois en exclut la possibilité de la lutte de classes socialiste. Ce n’est pas que nous craignions pour les socialistes les dangers et les difficultés de l’activité ministérielle : nous ne devons reculer devant aucun danger et aucune difficulté attachés au poste auquel nous placent les intérêts du prolétariat. Mais le ministère n’est pas, d’une façon générale, un champ d’action pour un parti de la lutte de classes prolétarienne. Le caractère d’un gouvernement bourgeois n’est pas déterminé par le caractère personnel de ses membres, mais par sa fonction organique dans la société bourgeoise. Le gouvernement de l’Etat moderne est essentiellement une organisation de domination de classe dont la fonction régulière est une des conditions d’existence pour l’Etat de classe. Avec l’entrée d’un socialiste dans le gouvernement, la domination de classe continuant à exister, le gouvernement bourgeois ne se transforme pas en un gouvernement socialiste, mais un socialiste se transforme en un ministre bourgeois. Les réformes sociales qu’un ministre ami des ouvriers peut réaliser n’ont en elles-mêmes rien de socialiste, elles ne sont socialistes qu’en tant qu’elles ont été obtenues par la lutte de classes. Mais venant d’un ministre, les réformes sociales ne peuvent pas avoir le caractère de classe prolétarien, mais uniquement le caractère de classe bourgeois, car le ministre, par le poste qu’il occupe, les rattache à sa responsabilité pour toutes les autres fonctions du gouvernement bourgeois, militarisme, etc. Tandis qu’au parlement, au conseil municipal, nous obtenons des réformes utiles en combattant le gouvernement bourgeois, nous n’arrivons aux mêmes réformes en occupant un poste ministériel qu’en soutenant l’Etat bourgeois. L’entrée des socialistes dans un gouvernement bourgeois n’est donc pas, comme on le croit, une conquête partielle de l’Etat bourgeois par les socialistes, mais une conquête partielle du parti socialiste par l’Etat bourgeois. »

  • Le gouvernement de défense républicaine (dans « La crise socialiste en France » de Rosa Luxemburg)

    « L’entrée de Millerand est défendue par Jaurès et ses partisans pour trois motifs : la nécessité de défendre la République, la possibilité de réaliser des réformes sociales au profit de la classe ouvrière, enfin la conception générale d’après laquelle l’évolution de la société capitaliste vers le socialisme doit produire un stade de transition dans lequel le pouvoir politique sera exercé en commun par la bourgeoisie et le prolétariat, ce qui se manifeste extérieurement par la participation des socialistes au gouvernement.

    L’argument de la défense républicaine a été avancé le premier : « La République est en danger ! ». Il était donc nécessaire qu’un socialiste devînt ministre du Commerce. La République est en danger ! c’est pourquoi le socialiste devait rester au ministère après les massacres de grévistes à la Martinique (5 grévistes tués en février 1900) et à Chalon (3 grévistes tués en juin 1900). La République est en danger ! il fallait donc repousser l’enquête sur ces massacres, il fallait rejeter l’enquête parlementaire sur ces horreurs coloniales, il fallait voter la loi d’amnistie (Le 19 décembre 1900, loi blanchissant notamment toutes les activités délictueuses menées par l’Etat-Major des armées dans le cadre de l’affaire Dreyfus). (…)
    Enfin le gouvernement de défense républicaine est arrivé. Le monde entier retient son souffle. « Le grand soleil de la Justice » va se lever.

    Et il se lève. Le 19 décembre, le gouvernement fait voter par la Chambre une loi, promettant l’impunité à tous les crimes, refusant aux victimes la satisfaction légitime et étouffant tous les procès commencés. Ceux qu’on déclarait hier encore les plus dangereux ennemis de la République sont accueillis aujourd’hui avec amour dans son sein comme des enfants prodigues. Afin de défendre la République, on accorde un pardon général à tous ses agresseurs ; pour réhabiliter la justice républicaine, on escamote la réhabilitation des victimes du meurtre judiciaire. (…) Et pour mettre au monde cette action grotesque et minime, la participation d’un socialiste au gouvernement et avec lui toute l’énergie de la classe ouvrière auraient donc été indispensables ? (...)

  • Rosa Luxemburg :

    « Le principe socialiste de la lutte de classes exige l’action du prolétariat partout où ses intérêts en tant que classe sont en cause. Cela est le cas pour tous les conflits qui divisent la bourgeoisie. Tout déplacement dans les rapports des puissances sociales de la société bourgeoise, tout changement dans les rapports politiques du pays influe aussi en première ligne sur la situation de la classe ouvrière. Nous ne pourrions assister à ce qui se passe à l’intérieur de la bourgeoisie, comme des témoins indifférents, qu’au cas où le socialisme pourrait être réalisé à l’extérieur de la société bourgeoise, par exemple par la fondation dans chaque pays d’une colonie séparée. Mais comme nous ne songeons pas à émigrer pour ainsi dire de la société bourgeoise dans la société socialiste, mais au contraire à renverser la société bourgeoise par des moyens créés au sein même de cette société, le prolétariat doit s’efforcer, dans sa marche en avant vers la victoire, d’influencer tous les événements sociaux dans le sens qui lui est favorable. Il doit tâcher de devenir une puissance qui, dans tous les événements politiques de la société bourgeoise, pèse d’un poids de plus en plus lourd dans la balance. Le principe de la lutte de classes non seulement ne peut l’interdire, mais au contraire il impose l’intervention active du prolétariat dans tous les conflits politiques et sociaux de quelque importance qui se produisent à l’intérieur de la bourgeoisie.

    Pour ce qui est de l’affaire Dreyfus en particulier, l’intervention du prolétariat dans ce cas n’a besoin pour être justifiée ni de ce point de vue général au sujet de conflits bourgeois, ni du point de vue des intérêts de l’humanité pour la société. Car dans le cas Dreyfus se sont manifestés quatre facteurs sociaux qui lui donnent directement le cachet d’une question intéressant la lutte de classes, ce sont : militarisme, chauvinisme-nationalisme, antisémitisme et cléricalisme. Ces ennemis directs du prolétariat socialiste, nous les combattons toujours dans l’agitation générale par la parole et la plume en vertu et de nos principes et de nos tendances générales. Combien incompréhensible serait-il donc de ne pas entrer en lutte contre ces ennemis là où il s’agissait de les démasquer, non pas en tant que clichés abstraits mais en se servant des vivants événements du jour.

    La participation même des socialistes au mouvement provoqué par l’affaire Dreyfus ne peut donc faire aucun doute au point de vue de la lutte de classes. Il ne peut donc s’agir que du comment de cette participation. A ce point de vue le rôle de la classe ouvrière socialiste se distingue essentiellement du rôle des éléments « révisionnistes » bourgeois. Tandis qu’il ne s’agissait pour ceux-ci que de la réparation d’un assassinat légal, le cas présentait aux socialistes l’occasion rare de rendre évidente la désagrégation de la société bourgeoise. Tandis que les éléments bourgeois, par leur action sur l’Etat-major, voulaient guérir le militarisme de son abcès afin de le rendre capable de vivre, les socialistes au contraire étaient forcés de combattre le système même du militarisme dans sa décadence et de lui opposer la revendication des milices et de l’armement populaire.

    L’attitude du parti socialiste pouvait donc se différencier d’une façon tellement fondamentale de celle des dreyfusards bourgeois qu’on n’avait même pas besoin de parler d’un appui du monde « révisionniste » bourgeois de la part des socialistes, ces derniers ayant trouvé l’occasion de mener une lutte tout à fait indépendante, c’est-à-dire une lutte de classes nettement caractérisée qui les différenciait des autres fractions du mouvement. »

  • L’Armée nouvelle de Jean Jaurès
    par Rosa Luxembourg

    Sous ce titre le camarade Jaurès a fait paraître un nouveau livre volumineux qui aborde les questions mêmes de la guerre et de la paix qui, dernièrement, ont aussi éveillé un vif intérêt en Allemagne dans les cercles du Parti. L’ouvrage est du début à la fin consacré à l’idée de paix que Jaurès imprègne de la puissance passionnée du verbe qui lui est propre. Ce livre n’est pas une recherche des conditions objectives du militarisme moderne et de ses rapports avec le développement capitaliste, mais seulement une discussion pénétrante des idées répugnantes et des préjugés du patriotisme français officiel et de ses appétits bellicistes. Le leitmotiv du livre est la conception de la “nation armée” que Jaurès veut instaurer à la place du présent système de l’armée permanente et son œuvre n’est qu’un grand plaidoyer en faveur de l’armée populaire considérée comme le meilleur et le plus sûr moyen de défense de la nation contre l’ennemi extérieur. Il présente aussi en conclusion de son livre un projet de loi détaillé d’organisation nouvelle de l’armée française en duit-huit articles. (...)

    Le fait, pour Jaurès, de déclarer criminelle toute guerre qui n’est pas manifestement défensive serait à ses yeux un moyen de prévenir les guerres. Mais qu’arriverait-il si cette affirmation ne produisait pas la plus petite impression sur les gouvernements d’aujourd’hui ?

    Voilà comment Jaurès répond à cette question dans l’article 17 de son projet de loi :

    Tout gouvernement qui entrera dans une guerre sans avoir proposé, publiquement et loyalement, la solution par l’arbitrage, sera considéré comme traître à la France et aux hommes, ennemi public de la patrie et de l’humanité. Tout parlement qui aura consenti à cet acte sera coupable de félonie et dissous de droit. Le devoir constitutionnel et national des citoyens sera de briser ce gouvernement et de le remplacer par un gouvernement de bonne foi [...]

    (...)

    Si la social-démocratie propage sa revendication des milices et demande que la décision sur la guerre et la paix appartienne à la représentation populaire, au moins ne se fait-elle pas la plus petite illusion sur le fait que tout le développement du capitalisme moderne rend ces revendications inapplicables jusqu’au moment où le prolétariat aura pris le pouvoir. Nos revendications doivent indiquer la direction vers laquelle s’orientent nos vœux, ainsi que l’intérêt du prolétariat. Mais s’abandonner à l’illusion que des formules juridiques l’emportent en quoi que ce soit sur les intérêts et le pouvoir du capitalisme, c’est la politique la plus nocive que puisse mener le prolétariat.

  • La tactique de Jaurès et le radicalisme (Rosa Luxemburg dans « La crise socialiste en France » - 1900) :

    « Ce qui distingue la politique socialiste de la politique bourgeoise, c’est qu’en tant qu’adversaires de l’ordre existant, les socialistes sont obligés, par leurs principes, de se tenir sur le terrain de l’opposition au parlement bourgeois. La tâche primordiale de l’activité parlementaire des socialistes : éclairer la classe ouvrière, réside avant tout dans la critique systématique de la politique gouvernementale. Mais, loin de rendre impossibles des résultats pratiques, des réformes immédiates d’un caractère progressif, l’opposition de principes est, pour tout parti en minorité, en général, et particulièrement pour le Parti socialiste, l’unique moyen efficace d’arracher des résultats pratiques.

    Etant dans l’impossibilité de donner à leur propre politique la sanction directe de la majorité parlementaire, les socialistes sont obligés d’arracher à la majorité bourgeoise des concessions dans une lutte incessante. Mais grâce à leur critique d’opposition ils y parviennent par trois moyens : en faisant aux partis bourgeois une concurrence dangereuse par leurs revendications les plus larges et en poussant ces partis en avant par la pression des masses électorales, ensuite en dénonçant le gouvernement devant le pays et en l’influençant par l’opinion publique, enfin en groupant autour d’eux, de plus en plus, par leur critique à la Chambre et au dehors, les masses populaires jusqu’à devenir ainsi une puissance telle que le gouvernement et la bourgeoisie aient à compter sur elle.

    Avec l’entrée de Millerand au ministère les socialistes français groupés autour de Jaurès se sont privés de ces trois moyens.

    Et d’abord, la critique sans réserve de la politique gouvernementale leur est devenue impossible. S’ils voulaient flageller sa faiblesse, ses demi-mesures, sa lâcheté, leurs coups leur retomberaient sur le dos. Car si l’action républicaine du gouvernement est un fiasco, la question se pose aussitôt de savoir quel rôle un socialiste joue dans ce gouvernement ? (…) De plus, les partisans de Millerand, même lorsqu’ils critiquent le gouvernement, ont enlevé à leur critique toute signification pratique. Leur attitude à l’égard du projet d’amnisitie a montré qu’aucun sacrifice ne leur semblait trop grand pour maintenir le gouvernement au pouvoir. »

  • Les réformes sociales de Millerand (Rosa Luxemburg dans « La crise socialiste en France » - 1900) :
    « Outre l’« action de défense républicaine » du ministère Waldeck-Rousseau, on a allégué comme second motif à la participation ministérielle de Millerand, l’activité réformatrice de celui-ci en matière sociale. (…) Ce qui gâte la loi Millerand, qui fait date dans l’histoire, c’est que la journée de 10 heures ne sera appliquée que quatre ans après sa promulgation (le 1er avril 1904). En quatre ans la Seine peut charrier beaucoup d’eau. (…) Mais le doute au sujet de sa réalisation future n’est pas la seule ombre qui s’étend sur la lumineuse loi de Millerand. La diminution du temps de travail pour les adultes à 11 heures et ensuite, 10, a été obtenue au prix d’un lourd sacrifice : la prolongation provisoire d’une heure de la journée de travail des enfants. (…) Millerand donc, en assimilant la durée de travail des enfants à celle des adultes et en nivelant d’un audacieux trait de plume bureaucratique toutes les catégories naturelles de travailleurs, a non seulement ramené la législation ouvrière française en arrière de celle des autres pays, mais il l’a paralysée dès ses débuts. De quelque façon que la journée de travail maximum soit appliquée, la même durée de travail pour toutes les catégories de travailleurs est devenue la règle pour les industries françaises. (…) Le droit de coalition assuré aux travailleurs en 1884 reste jusqu’à maintenant sans protection légale. (…) Le projet Millerand assure au droit de coalition une garantie juridique, en prévoyant pour l’ouvrier sanctionné à cause de son adhésion au syndicat, un droit de procès en dommages-intérêts contre le patron, et envisage une punition légale pour ce dernier s’il a usé de menaces et de violences. Mais ce n’est pas tout, le projet de loi reconnaît aux syndicats et à leurs fédérations la « personnalité juridique », c’est-à-dire qu’elle leur permet de posséder des biens en quantités illimitées et d’entreprendre des transactions commerciales.

    Au premier abord, nous voyons, là encore, une réforme sociale audacieuse dépassant de loin la législation ouvrière des autres pays. Mais hélas ce beau fruit est également rongé par un ver.

    L’ouvrier syndiqué avait déjà auparavant en France un « droit personnel de plainte » contre le patron sur la base du code civil ordinaire. Mais la garantie de droit privé s’est montrée totalement inefficace, à cause de la pauvreté des travailleurs leur rendant impossible les procès coûteux, de la difficulté de prouver devant la justice l’intention du patron et de l’insuffisance des amendes infligées aux capitalistes. Il s’agissait de créer une garantie pénale correspondant seule au caractère de droit public du droit de coalition. (…) Au lieu de cela, Millerand introduit comme garantie du droit de coalition, un droit de plainte de l’ordre du droit privé, il offre uniquement aux travailleurs, sous couleur de nouvelle protection juridique, l’ancienne absence de protection contre les abus du patronat.

    Le second cadeau, le droit illimité de possession et de transaction est tout aussi illusoire. (…) La réforme projetée consiste seulement en ceci qu’elle permet aux syndicats de fonder comme tels des coopératives. (…) Mais une telle interpénétration immédiate entre le mouvement syndical et le mouvement coopératif semble un bienfait extrêmement problématique. »

  • Dans une lettre à Lafargue du 27 juin 1893, Engels écrivait :

    « L’émancipation prolétarienne ne peut être qu’un fait international, si vous tâchez d’en faire un fait simplement français, vous la rendez impossible. La direction exclusivement française de la révolution bourgeoise – bien qu’elle fut inévitable, grâce à la bêtise et à la lâcheté des autres nations – a mené, vous savez où ? A Napoléon, à la conquête, à l’invasion de la Sainte-Alliance. Vouloir attribuer à la France dans l’avenir le même rôle, c’est dénaturer le mouvement prolétarien international, c’est même, comme le font les blanquistes, rendre la France ridicule, car au-delà de vos frontières on se moque de ses prétentions. »

    Engels écrivait cela à un courant socialiste d’extrême gauche et il aurait aussi bien pu répondre au socialisme patriotard de Jaurès…

  • Engels dans une lettre à Paul Lafargue, écrite le 6 mai 1894 :

    “Puis ce M. Jaurès, ce professeur doctrinaire, mais ignorant, surtout en économie politique, talent essentiellement superficiel, abuse de sa faconde pour se forcer dans la première place et poser comme le porte-voix du socialisme qu’il ne comprend même pas.”

  • Les réponses de Jean Jaurès :

     « C’est une injustice meurtrière de nous reprocher les fautes, les crimes de ceux que nous ne soutenons que pour empêcher des crimes plus grands ! »

     « Aller à l’idéal et comprendre le réel. »

     « Et c’est ainsi que nous voulons discuter encore ;et nous voulons préparer au grand jour la grande unité socialiste, la grande fraternité socialiste, par la lumière, par la raison, par l’organisation ; et cela pour faire d’abord oeuvre de réforme, et dans la réforme, oeuvre commençante de révolution ; car je ne suis pas un modéré, je suis avec vous un révolutionnaire. »

     « Tant que le prolétariat a pu attendre ainsi des tuteurs, tuteurs célestes ou tuteurs bourgeois, tant qu’il a pu attendre son affranchissement d’autres puissances que de la sienne, d’autres forces que la sienne, il n’y a pas eu lutte de classes. La lutte de classes a commencé le jour où, à l’expérience des journées de Juin, le prolétariat a appris que c’était seulement dans sa force à lui, dans son organisation, qu’il portait l’espérance du salut.
    C’est ainsi que le principe de la lutte de classes, qui suppose d’abord la division de la société en deux grandes catégories contraires, les possédants et les non-possédants ; qui suppose ensuite que les prolétaires ont pris conscience de la société de demain et de l’expérience collectiviste, c’est ainsi que la lutte de classes s’est complétée par la conviction acquise par le prolétariat qu’il devait s’émanciper lui-même et pouvait seul s’émanciper. »

     « Mais il ne vous est pas possible, par la seule idée de la lutte de classes, de décider si le prolétariat doit prendre part à la lutte électorale et dans quelles conditions il doit y prendre part ; s’il peut ou s’il doit et dans quelles conditions il peut ou il doit s’intéresser aux luttes des différentes fractions bourgeoises. Il ne vous est pas possible de dire, en vertu du seul principe de la lutte de classes, s’il vous est permis de contracter ou si vous êtes tenus de répudier toutes les alliances électorales. Ce principe si général, vous indique une direction générale ; mais il ne vous est pas plus possible d’en déduire la tactique de chaque jour, la solution des problèmes de chaque jour, qu’il ne vous suffirait de connaître la direction générale des vents pour déterminer d’avance le mouvement de chaque arbre, le frisson de chaque feuille dans la forêt. De même, vous aurez beau connaître tout le plan de campagne d’un général, il vous sera impossible, par connaissance générale de ce plan de campagne, de déterminer d’avance tous les mouvements particuliers d’offensive ou de défensive, d’escalade ou de retraite que devra accomplir chacune des unités tactiques qui composent l’armée. Par conséquent, au nom de la lutte de classes, nous pouvons nous reconnaître entre nous pour les directions générales de la bataille à livrer ; mais, quand il s’agira de déterminer dans quelle mesure nous devons nous engager, dans l’affaire Dreyfus, ou dans quelle mesure les socialistes peuvent pénétrer dans les pouvoirs publics, il vous sera impossible de résoudre cette question en vous bornant à invoquer la formule générale de la lutte de classes. »

  • Voilà le point de vue de Jaurès sur nationalisme et internationalisme :

    « Non, l’internationalisme n’est ni l’abaissement, ni le sacrifice de la patrie. Les patries, lorsqu’elles se sont constituées, ont été une première et nécessaire étape vers l’unité humaine à laquelle nous tendons et dont l’internationalisme, engendré par toute la civilisation moderne, représente une nouvelle étape, aussi inéluctable. Et de même que la patrie française ne s’est pas organisée contre les différentes provinces qu’elle arrachait à un antagonisme caduc pour les solidariser, mais en leur faveur et pour leur plus libre et large vie, de même la patrie humaine que réclame l’état social de la production, de l’échange et de la science, ne s’opère pas, ne peut pas s’opérer aux dépens des nations de l’heure présente, mais à leur bénéfice et pour leur développement supérieur.

    On ne cesse pas d’être patriote en entrant dans la voie internationale qui s’impose au complet épanouissement de l’humanité, pas plus qu’on ne cessait à la fin du siècle dernier d’être Provençal, Bourguignon, Flamand ou Breton en devenant Français.

    Les internationalistes peuvent se dire, au contraire, les seuls patriotes, parce qu’ils sont les seuls à se rendre compte des conditions agrandies dans lesquelles peuvent et doivent être assurés l’avenir et la grandeur de la patrie, de toutes les patries, d’antagoniques devenus solidaires. »

  • Voici, sous la direction de Jaurès, le commentaire de Louis Dubreuilh sur la Commune de Paris 1871. On constatera que ces auteurs sont très loin du commentaire révolutionnaire de Marx selon lequel « Grâce au combat livré par Paris, la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste et son Etat est entrée dans une phase nouvelle. Quelqu’en soit l’issue immédiate, un nouveau point de départ d’une importance historique universelle a été acquis. »

    Lettre de Karl Marx à Kugelman du 17 avril 1871

    Voici le texte de Dubreuilh :

    « La classe qui s’était emparé du pouvoir et qui se trouvait du fait de la volonté de l’adversaire, beaucoup plutôt que de la sienne, jetée à la barre était inapte, en effet, à assumer la tâche que le destin moqueur lui imposait. Elle manquait presque totalement, même dans son élite et, à plus forte raison dans sa masse, des capacités indispensables. Elle pouvait fournir des combattants et des martyrs en nombre, non des administrateurs et des dirigeants ; son pauvre état-major était et s’accusa bien vite insuffisant quantitativement et qualitativement. Imaginez du reste, cette première difficulté dominée, ce premier obstacle tourné ou surmonté, qu’un autre, infranchissable celui-là, se fut dressé, aussitôt. Eut-elle compté dix Varlin et dix Frænckel au lieu d’un, que l’élite révolutionnaire se serait trouvée aussi impuissante à hausser à son niveau le gros du prolétariat parisien. Toutes les lois, tous les décrets étayés des considérants les plus orthodoxes et les plus rigides, toutes les mesures, même les plus radicales et les plus osées, n’y eussent rien fait. C’est qu’une Révolution, une Révolution sociale, moins que toute autre, ne s’improvise pas, ne se commande pas. Il y faut une longue, lente et appropriée préparation. Il faut que la classe qui en est le support et l’agent, soit en mesure de succéder, Une minorité audacieuse peut, c’est évident, se substituer dans le gouvernement à une autre minorité et quelquefois durer, en s’adaptant par transactions au milieu ambiant. Mais une classe ne se substitue à une autre, n’impose avec son idéal un statut social nouveau, que si elle a acquis les capacités requises pour assurer au mieux les fonctions vitales de la collectivité, pourvoir aux besoins essentiels de cette collectivité plus exactement et plus complètement que la classe qu’elle chasse, élimine ou résorbe.

    Or, en ces jours de mars et de mai 1871, la classe ouvrière, assurément, n’était pas prête pour cette œuvre colossale. La conscience claire n’en était pas en elle. Surtout elle ne possédait pas, fût-ce en germe, les institutions destinées à remplacer les institutions de l’ordre capitaliste et à assurer et régler dans un monde renouvelé le procès de la production et de l’échange, ses institutions propres corporatives et coopératives dont l’apparition et le développement doivent précéder et non suivre l’affranchissement prolétaire, car ces institutions, éléments constitutifs de la société de demain, sont dès à présent, en puissance, toute cette société et sont donc par avance la Révolution elle-même.

    Ainsi, à la supposer même — hypothèse absurde — momentanément victorieuse, la Commune aurait pu démocratiser les institutions politiques existantes, frayer à la classe ouvrière sa voie, lui faciliter sa marche, en l’allégeant de quelques-unes des entraves qu’elle traîne au pied comme autant de boulets. Rien de plus apparemment, et du point de vue strictement prolétaire et socialiste, sa victoire, comme on l’a dit, n’aurait été sans doute qu’une autre forme de sa défaite.

    La défaite alors a mieux valu peut-être. Par la répression féroce qui a suivi, elle a conféré à une insurrection qui sinon aurait pu rester quelconque une grandeur tragique. Elle a creusé entre dirigeants et dirigés, exploiteurs et exploités, expropriateurs et expropriés, un abîme sur lequel nul pont n’a pu être depuis jeté et ne sera jeté. Du coup, l’ère des transactions et des compromis s’est trouvée close. La légende enfantine d’une classe bourgeoise sœur aînée de la classe ouvrière et lui tendant la main, pour la hausser à son niveau, a cessé d’avoir cours. Il est apparu clairement aux vaincus et à leurs héritiers, inscrit non plus en caractères d’imprimerie sur une feuille de papier, mais en caractères de sang sur le champ du carnage, que l’émancipation des prolétaires ne pouvait être que l’œuvre des prolétaires eux-mêmes ; et un mouvement socialiste et ouvrier autonome est né, en tous les pays de civilisation capitaliste, qui tend à se séparer de plus en plus de tous les partis de la bourgeoisie pour la réalisation de ses fins propres et la refonte absolue et totale d’une société condamnée jusque dans ses assises. »

    (voir ici le texte intégral)

  • Léon Trotsky écrit en janvier 1909 :

    Au-dessus de la politique moderne française deux figures dominent : Clémenceau et Jaurès. Il ne serait pas difficile du tout d’expliquer comment Clémenceau trouva au fond de son encrier de journaliste, les moyens, qui lui ont permis finalement de conduire le destin de la France. Ce radical « intransigeant », cet effrayant tombeur de ministères s’est avéré être en pratique le dernier recours politique de la bourgeoisie française : il a « anobli » l’autorité de la Bourse avec le drapeau et la phraséologie du radicalisme. Dans ce cas tout est clair jusqu’au denier degré.

    Mais qu’en est-il de Jaurès ? Qu’est-ce qui lui permet de prendre tant de place dans la vie politique de la république ? La force de son parti ? Certes en dehors de son parti Jaurès serait inconcevable, cependant on ne peut se débarrasser de l’impression – en particulier si on jette un regard sur l’Allemagne – que le rôle de Jaurès a dépassé les forces réelles de son parti. Comment expliquer cela ? Par la force de sa personnalité ? Autant le charme personnel peut être une manière satisfaisante d’expliquer les événements dans les limites d’un salon ou d’un boudoir, autant sur l’arène politique les personnalités les plus « titanesques » restent les organes exécutifs des forces sociales.

    La solution de l’énigme du rôle politique de Jaurès se trouve dans la tradition révolutionnaire.

    Quelle est la tradition ? La question n’est pas aussi simple qu’il le semble d’abord. Où se niche-t-elle : dans les institutions financières ? Dans la conscience individuelle ? A première vue elle semble être dans les deux. Cependant après examen, il s’avère qu’elle est quelque part plus en profondeur : dans la sphère de l’inconscient.

    Durant une période connue des événements révolutionnaires conduisirent la France, saturèrent son atmosphère de ses idées, baptisèrent de ses noms ses rues et reproduisirent sa triple devise sur les murs des bâtiments publics, du Panthéon aux bagnes. Mais les événements, dans le jeu implacable de leurs forces internes, ont révélé tout leur contenu, la dernière vague s’est levée puis à reflué ; la réaction règne. Avec une obstination infatigable elle a effacé tous les souvenirs, des institutions, des monuments, des documents, du journalisme, du langage quotidien – et ce qui est plus frappant – de la conscience collective. Les faits, les dates, les noms ont été oubliés. Le mysticisme, l’érotisme et le cynisme règnent – où sont les traditions révolutionnaires ? Elles ont disparu sans laisser de trace… Mais quelque chose d’imperceptible arriva, quelque chose commença, quelque souffle étrange est passé dans l’atmosphère de la France – l’oublié revient à la vie et les morts se relèvent. Et les traditions révèlent toute leur puissance. Où se cachaient-elles ? Dans les profondeurs mystérieuses de l’inconscient, quelque part aux extrémités des nerfs exposés au traitement historique, ce qu’aucun décret ne peut abroger ou supprimer. Ainsi à partir de 1793 s’est développé 1830, 1848 et 1871.

    Impondérables et éthérées sont ces traditions, cependant elles deviennent un réel facteur de la politique car elles sont capables de prendre forme humaine. Même dans les plus mauvais jours de sa chute, l’esprit du prolétariat français, déchiré en pièces par des factions et des sectes, était debout telle une ombre alarmante au-dessus des pères officiels de la patrie. C’est pourquoi l’influence politique immédiate des travailleurs français a toujours été plus importante que le niveau de leur organisation et leur représentation parlementaire. Et cette force historique qui va de génération en génération fait la puissance de Jaurès.

    Mais ce Jaurès-là – le porteur de l’héritage – n’est pas tout Jaurès. Il nous montre un autre côté, celui d’un parlementaire de la troisième république. Un parlementaire de la tête au pieds ! Son monde est celui du pacte électoral, de la tribune parlementaire, de la demande, de la joute oratoire, des accords de coulisse, et parfois des compromis équivoques. Un compromis contre lequel les traditions et les buts de la même façon – du passé et du futur – pourraient rapidement protester. Où est le nœud psychologique qui relie ces deux visage ensemble ?

    « L’homme pratique » dit Renan dans un article à propos de (Victor) Cousin, « doit être à la base. S’il a des buts élevés ils l’induiront seulement en erreur. C’est pour cette raison que les grandes personnalités participent seulement à la vie pratique avec leur défaut et leur petites qualités ». Dans ces mots d’un sceptique contemplatif et spirituel épicurien, il n’est pas difficile de trouver la clef des contradictions de Jaurès – la supposition que nous n’avons pas seulement là une calomnie malveillante pour l’homme en général, mais sur Jaurès en particulier. Toute la vie est la pratique, la création et l’acte. « Les buts élevés » ne peuvent pas induire en erreur car il sont seulement ses organes et la pratique gardera toujours son suprême contrôle sur eux. Dire que l’homme pratique – c’est-à-dire l’homme social – doit être nécessairement bas, signifie seulement exposer son propre cynisme moral en craignant les conclusions pratiques et se noyer dans des considérations idéalistes.

    Jaurès détruit la calomnie de Renan sur l’homme par toute sa stature morale. Un idéalisme efficace le guide même dans ses pas les plus risqués.

    Dans le jours les plus sombres du millerandisme – 1902 – j’ai eu l’occasion de voir à la tribune Jaurès aux côtés de Millerand mains dans la main, apparemment liés par une unité complète de buts et de moyens. Mais un inoubliable sentiment me disait qu’un abîme infranchissable les séparait : cet enthousiaste extrême, désintéressé et ardent et ce carriériste parlementaire froid et calculateur. Il y a quelque chose d’irrésistiblement convaincant, une sorte de sincérité athlétique dans sa voix, son visage et son geste.

    Sur la tribune il semble immense, pourtant il est plus petit que la taille moyenne. Trapu, la tête bien assise sur le cou, avec des pommettes « dansantes » expressives, les narines gonflées quand il parle totalement pris par le flot de sa passion, en apparence il appartient au même type humain que Danton et Mirabeau. En tant que tribun il est incomparable et ne souffre d’aucune comparaison. Il n’y a pas dans ses paroles ce fin raffinement parfois irritant par lequel Vandervelde brille. Il ne peut être comparé à la logique implacable de Bebel. L’ironie cruelle et venimeuse de Victor Adler lui est étrangère. Mais dans le tempérament, la passion et l’esprit il est l’égal tous réunis.

    Le Russe de nos steppes noires dirait peut-être parfois que les discours de Jaurès ne sont que de la rhétorique oratoire artificielle faussement classique. Il ne ferait que témoigner de la pauvreté de notre culture russe. Les français possèdent une technique oratoire, un héritage commun qu’ils adoptent sans efforts et en dehors duquel ils sont tout aussi inconcevables qu’un « homme respectable sans son costume ». Chaque français qui s’exprime parle bien. Il en est d’autant plus difficile pour un français d’être un grand tribun. Mais Jaurès l’est. Ce n’est pas sa riche technique, ni l’immense et miraculeuse résonance de sa voix, ni la profusion de ses gestes, mais la naïveté quasi-géniale de son enthousiasme qui l’approche des masses et fait de lui ce qu’il est.

    Mais nous nous sommes éloignés de notre sujet : quel est le nœud psychologique qui lie Jaurès en tant qu’héritier de la tradition prométhéenne à un parlementaire.

    Qu’est-ce que Jaurès ? Un opportuniste ? Ou bien un révolutionnaire ? L’un et l’autre – selon l’instant politique – de plus il est près à aller jusqu’aux extrêmes limites dans chaque direction. Il est toujours prêt à « couronner l’idée par la couronne de l’exécution ».

    Durant l’affaire Dreyfus Jaurès a dit : « qui ne saisit pas le main du bourreau qui est pesée sur sa victime deviendra lui-même le complice du bourreau » et sans estimer le résultat politique de la campagne, il se jeta dans la flot des « Dreyfusards ». Son maître, ami et irréconciliable antagoniste Guesde lui a dit : « Jaurès, je vous aime parce que chez vous l’acte suit toujours la pensée ».

    « Chaque époque croit, écrit Heine, que sa propre lutte est plus importante que tout le reste. C’est en cela que la foi en une époque consiste et c’est dans cette foi qu’elle vit et meure… »

    Dans Jaurès il y a quelque chose au-delà de la foi de son époque : il a l’entrain du moment. Il ne mesure pas les combinaisons politiques passagères à la grande mesure des perspectives historiques. Il est complètement ici dans l’adversité du jour. Et dans la pratique quotidienne, il n’a pas peur d’entrer en contradiction avec son grand but. Il dépense une passion, une énergie et un talent avec une spontanéité si prodigue exactement comme si de chacune des questions politiques dépendait l’issue de la grand lutte entre les deux mondes.

    En cela se trouve la force mais aussi la faiblesse fatale de Jaurès. Sa politique manque de proportions, bien souvent il ne voit que les arbres et non la forêt.

    « Il y a dans les affaires humaines (dit Brutus de Shakespeare) une marée montante ; qu’on la saisisse au passage, elle mène à la fortune ; qu’on la manque, tout le voyage de la vie s’épuise dans les bas-fonds et dans la détresse. ».

    De par sa nature, et l’envergure de son caractère Jaurès était né pour l’époque du grand flot. Mais il était destiné à développer son talent dans une période de profonde réaction européenne. Ce n’est pas sa faute, mais son malheur. Ce malheur a engendré à son tour sa faute. Parmi tous ses talents Jaurès n’en possède pas un : la capacité d’attendre. Non pas d’attendre passivement, sur la mer du temps, mais réunir les forces et préparer les cordages avec la certitude de la prévision d’une future tempête. Il veut immédiatement échanger la pièce sonnante du succès pratique, aux grandes traditions et aux grandes occasions. De là il tombe souvent dans des contradictions insolubles dans les bas-fonds et les désastres de la Troisième République.

    Seul un aveugle compterait Jaurès parmi les doctrinaires du compromis politique. Il a seulement apporté son talent, sa passion et sa capacité d’aller jusqu’au bout, - mais il n’en a pas fait un catéchisme. Mais à l’occasion, Jaurès serait alors le premier à déployer la grand-voile et à naviguer des rivages sablonneux à la haute mer…

    "Kievskaya Mysl" ["La Pensée de Kiev"] - N° 9, 9 janvier 1909.

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    Jean Jaurès : « La guerre sociale »

    « Il y a dans notre société un antagonisme profond d’intérêts. ( … ) Il n’y a entre les classes d’autres arbitrages que la force, parce que la société elle-même est l’expression de la force. C’est la force brute du Capital maniée par une oligarchie qui domine tous les rapports sociaux ; entre le Capital qui prétend au plus haut dividende et le Travail qui s’efforce vers un plus haut salaire, il y a une guerre essentielle et permanente ».

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