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L’apparition en Europe d’une classe nouvelle, le prolétariat (deuxième partie)

jeudi 7 février 2013, par Robert Paris

Le 26 juillet 1830, des imprimeurs, puis d’autres industriels de Paris, ferment leurs ateliers. Des groupes d’ouvriers inoccupés circulent dans les rues et commencent à manifester.

Le 27, les premières barricades s’élèvent dans les quartiers de l’Hôtel de Ville, de la Bastille, des Faubourgs. Le 29, le drapeau tricolore est planté sur les Tuileries. Mais, le même jour, la révolution est escamotée par Thiers : « Sans d’Orléans, pensait-il, nous ne pouvons pas contenir cette populace. » Le 30, une proclamation rédigée par lui est affichée sur les murs de Paris ; elle promet une charte qui sera l’expression des droits du peuple français. Les républicains s’inclinent devant le fait accompli.

L’initiative de la résistance a été prise par la bourgeoisie ; mais c’est le peuple qui a vaincu. Suscitée par les maîtres, l’intervention des ouvriers a donné à la révolution un élan irrésistible.

C’est le futur ministre de Louis-Philippe, Barthe, qui eut, selon le comte d’Argout, l’idée qu’il conviendrait de jeter les ouvriers imprimeurs sur le pavé de Paris. Le 26 juillet, il engage un imprimeur de ses amis à réunir les autres imprimeurs, ceux-ci se mettent d’accord pour fermer le lendemain matin leurs ateliers. Les ouvriers renvoyés s’attroupent au Palais-Royal et forment le premier noyau de l’insurrection . Des libraires transforment en arsenal leurs magasins, et, dans sa Chronique de juillet 1830, Rozet note que les caractères d’imprimerie servent aux fusils de projectiles.

Les autres maîtres suivent l’exemple des imprimeurs. Ils disent à leurs ouvriers : Nous n’avons plus de pain à vous donner.

Audry de Puyraveau, pour construire les barricades, sacrifie toutes les voitures de son établissement de roulage : ouvrant à deux battants les portes de sa maison, il appelle à grands cris les combattants et leur distribue 300 fusils et 1 800 baïonnettes. Le 27, un fabricant du Pré Saint-Gervais exhorte ses ouvriers à prendre les armes et leur distribue des balles faites avec les tuyaux de plomb de son jardin.

Il en est de même en province, à Bar-le-Duc, à Limoges, à Corbeil, à Nantes, où le maître d’une fabrique d’étoffes, Petit Pierre, après avoir encouragé ses ouvriers à s’armer, demande ensuite la Légion d’Honneur pour prix de son courage : deux de ses employés ont dirigé l’insurrection, et l’un d’eux a succombé dans le combat avec la troupe. A Lille, les ouvriers seuls, au nombre de 10 000, à l’encontre des fabricants, ont assuré le succès de la Révolution.

À Bordeaux, on ferme les chais, on congédie les ouvriers ; à Lyon, les fabricants ont décidé la fermeture générale des ateliers. Les marchands ont envoyé leurs commis pour arrêter les métiers et donner l’ordre aux ouvriers de se rendre sur la place publique afin de seconder le mouvement, sous peine de privation d’ouvrage à l’avenir pour quiconque n’y prendrait pas part.

Grâce à la classe ouvrière, la bourgeoisie industrielle et commerçante a pu s’emparer du pouvoir. Les ouvriers attendent leur récompense. Ils croient pouvoir l’espérer. N’a-t-on pas fraternisé sur les barricades ? Le 30 juillet, Le National n’a-t-il pas déclaré « C’est le peuple qui a tout fait depuis trois jours ; il a été puissant et sublime ; c’est lui qui a vaincu ; c’est pour lui que devront être tous les résultats de la lutte. »

Le peuple a tout fait, c’est lui qui a vaincu. Pour toute reconnaissance, on lui offre de l’argent, qu’il refuse. « Presque personne, dit O. Festy, ne se douta, au lendemain des journées de Juillet, que la conséquence logique de la Révolution était une certaine émancipation, à la fois politique et économique, des ouvriers qui y avaient tenu le premier rôle ; ou, tout au moins, que le germe venait d’être semé d’un nouveau régime social... »

Personne. Si pourtant, les Saint-Simoniens ; mais les seuls Saint-Simoniens. Bazard, dans la nuit du 29 au 30 juillet, s’est rendu auprès de Lafayette ; mais il s’est trouvé en face d’un homme dont la surdité était commune à toute la classe qui arrivait au pouvoir.

Dans sa lettre du 1er août, Enfantin dégage la philosophie des journées de Juillet : « Qui a vaincu ? c’est la classe pauvre, la classe la plus nombreuse, celle des prolétaires... le peuple, en un mot. Ceux qui avaient vaincu (le peuple) avaient leurs armes ; ceux qui ne s’étaient pas battus commençaient à prendre les leurs. [Pas un homme ne s’est trouvé] pour lui commander la résistance à toute restauration d’un ordre social qui vient d’être renversé... Le peuple n’avait pas de chefs ; les bourgeois pouvaient encore dormir en paix... La révolte sainte qui vient de s’opérer ne mérite pas le nom de révolution ; rien de fondamental n’est changé dans l’organisation sociale actuelle ; quelques noms, des couleurs, le blason national, des titres, quelques modifications législatives... telles sont les conquêtes de ces jours de deuil et de gloire. » (L’Organisateur du 15 Août.)

Rien de changé en effet pour la classe des travailleurs. La bourgeoisie industrielle et commerçante, sous le nom de Louis-Philippe, va gouverner en toute liberté. Les ministres, les Thiers et les Guizot. seront plus hostiles au peuple que les hommes de la Restauration. Ils ne rencontrent, au lendemain des journées de Juillet, aucune résistance, pas même celle du parti républicain. Cavaignac a dit à Duvergier de Hauranne : « Nous n’avons cédé que parce que nous n’étions pas en force. » En 1830, les républicains n’ont encore qu’une doctrine politique, pas même teintée de réforme sociale. Est-ce la force qui a manqué au parti républicain, ou les idées ?

Aux classes laborieuses, il manque, plus encore que le sentiment de leur solidarité, une organisation, sans laquelle aucune lutte ne peut être tentée.

Les classes laborieuses ne possèdent aucune organisation ; les corps d’état qui adhèrent au compagnonnage n’ont aucun sens de la solidarité ouvrière. Tout au contraire : ils sont possédés de rancunes persévérantes. L’antagonisme entre les divers compagnonnages égale l’injustice avec laquelle, dans chaque compagnonnage, les compagnons traitent les aspirants soumis aux plus cruelles vexations.

À peine quelques ébauches d’organisation ouvrière. Avant 1830, en dépit de la législation négative de la Révolution et de la Loi Le Chapelier, le premier tiers du XIXème siècle a connu de nombreuses coalitions ; mais aucune n’a le triple caractère qu’elles auront dans la suite : la lutte corporative pour la défense des salaires et des conditions économiques ; la revendication du droit ouvrier ; l’action créatrice et constructive.

Sans doute, certaines sociétés de secours mutuels s’occupent de questions de salaires. Elles forment des Caisses auxiliaires qui déjà prennent le nom de Bourses. Sous le prétexte de secourir les ouvriers victimes de chômages, se constituent de véritables sociétés de résistance. Celles-ci sont généralement dépendantes, quelquefois indépendantes des sociétés de secours mutuels.

En dehors du compagnonnage et de ces sociétés de secours mutuels, assez peu nombreuses, les deux seuls corps d’état qui possèdent des sortes de chambres syndicales sont les ouvriers du bâtiment et les chapeliers, que nous retrouverons bientôt parmi les plus hardis des corps d’état.

Donc, peu ou presque pas d’organisation ouvrière en France, au moment où les deux causes originaires du mouvement ouvrier vont lui donner son essor.

La crise économique a précédé la Révolution de Juillet ; elle a commencé en 1825 ; mais ses effets sont plus durement sentis, parmi les masses ouvrières, au lendemain des Trois Glorieuses. Tout d’abord, les ouvriers pensent qu’il leur suffit de faire appel à l’autorité pour obtenir une amélioration de leur sort ; on leur doit bien cela. Pendant les premiers jours, l’autorité prend certains ménagements à l’égard des travailleurs. Mais très vite cette autorité, que ceux-ci espéraient protectrice, leur apparaît sous son véritable visage.

A la mi-août 1830 - le 15 - certains corps d’état font appel au gouvernement « avec beaucoup d’ordre, de respect et de timidité ». Une pétition est rédigée par les ouvriers selliers et carrossiers quatre cents d’entre eux, précédés du drapeau tricolore, la portent au préfet de police, Girod de l’Ain. Celui-ci descend les haranguer. Le même soir, les garçons bouchers promènent le drapeau tricolore avec cette inscription : « Liberté du Commerce ». Le 16, les cochers de fiacre et de cabriolet s’en prennent aux omnibus qui leur font concurrence.

Certains ouvriers crient : « A bas les mécaniques », et nous retrouvons en France la révolte contre les machines que nous avons rencontrée en Angleterre, comme une des formes de la réaction contre la révolution industrielle.

Le 20 août 1830 paraît une brochure, signée par un vieux typographe victime de l’arbitraire, et qui expos Les justes alarmes de la classe ouvrière au sujet des mécaniques : « Les mécaniques plus voraces que les monstres terrassés par Hercule sont contraires à l’Humanité, aux droits de la nature et de l’industrie et à l’intérêt général des membres de la société ... »

Les ouvriers font preuve de mesure et de calme. Le 19 août, une Commission nommée par les ouvriers imprimeurs fait appel à leur modération : elle espère que « la part active que nous avons prise aux événements des journées mémorables du 27, 28 et 29 juillet, où plusieurs de nos frères ont versé leur sang pour la cause de la patrie, ne sera pas ternie par une coupable condescendance aux conseils perfides des ennemis de la patrie ». Elle recommande de ne pas briser les machines, mais « d’attendre avec calme que les représentants de la nation aient apprécié notre demande ». L’appel s’achève par cette phrase : « Les représentants de la nation comprendront que nos besoins sont aussi journaliers que nos travaux ». Mais les représentants de la nation ne le comprenaient pas.

Les autorités, qui se sont montrées indulgentes jusque vers le 20 août, affirment qu’elles sont prêtes à réprimer les manifestations ouvrières et à appliquer la loi dans toute sa rigueur. La législation leur donne les pouvoirs nécessaires.

Le 23 août, 400 ouvriers menuisiers, dans un ordre parfait, remettent au préfet de police une pétition réclamant de l’administration un tarif qui règle les prix des travaux. Girod de l’Ain leur répond que l’intervention de l’administration est contraire au principe de la liberté de l’industrie : « Il convient de s’en tenir au libre jeu de la loi de l’offre et de la demande. » Les ouvriers se retirent en laissant au préfet 248 fr. 75 pour les victimes de juillet.

Les ouvriers serruriers, au nombre de 3 à 4 000, parcourent Paris afin de présenter aux maîtres une pétition par laquelle ils réclament la réduction de la journée de travail de 12 à 11 heures. En face de la coalition des maîtres en vue de faire baisser les salaires, les coupeuses de poil s’unissent pour réclamer 6 sous par cent peaux de lapin. C’en est trop ; et, bien que dans leurs manifestations les ouvriers restent calmes, les pouvoirs publics s’inquiètent. Ils rassurent leur conscience en donnant de ces manifestations une explication qui va devenir traditionnelle, et que nous retrouverons, d’époque en époque, jusqu’à nos jours. Ce sont les ennemis du gouvernement, les ennemis de la Monarchie de Juillet, qui, sont les fauteurs de ces désordres ; ce sont les carlistes qui excitent le peuple à troubler l’ordre et la paix publique : un complot organisé « par les congréganistes et les agents de Charles X ». Cette hypothèse dispense les gouvernements de rechercher les causes profondes. Le Constitutionnel du 17 août, scandalisé, s’écrie : « Les ouvriers devraient se méfier de tous ces excitateurs envoyés au milieu du peuple par ses ennemis, qui, furieux de leur défaite, veulent s’en venger contre leurs vainqueurs. »

Il est certain que le « souci de se débarrasser » des véritables vainqueurs des Trois Glorieuses hantait l’esprit des pouvoirs publics. « Ceux-ci avaient donné au peuple deux semaines de vacances », dit O. Festy, il était décent ensuite qu’il reprît le travail aux conditions que justifiait le jeu de la loi de l’offre et de la demande. C’est le conseil que donne aux classes laborieuses le préfet de police ; dans son ordonnance du 25 août, il rappelle l’illégalité des attroupements et coalitions ; celles-ci sont réservées aux maîtres. « Les réunions [ouvrières] sont en elles-mêmes « un désordre grave » [même si elles ne sont accompagnées d’aucun acte délictueux]. Elles alarment les habitants paisibles, causent aux ouvriers une perte sérieuse de temps et de travail... »

Ce conseil, adressé à « l’héroïque population parisienne », deviendra, s’il n’est pas suivi, un ordre accompagné de sanctions, selon les prescriptions du Code Pénal.

La liberté de l’industrie, voilà le principe qui permet de donner satisfaction à tous les besoins. Le bon Lafayette lui-même le déclare, dans un ordre du jour au peuple de Paris.

Dans les conflits que peut susciter la concurrence des maîtres et des ouvriers, l’autorité déclare rester neutre : ces conflits doivent être réglés individuellement entre maîtres et ouvriers ; et, comme le dit le journal Le Temps, l’autorité « ne doit intervenir que pour appuyer la raison et calmer les passions ». L’autorité se réserve, tout de même, le droit d’intervenir pour jeter dans la balance le poids de sa force. Un seul journal, L’Organisateur, journal saint-simonien, le 4 septembre, souligne l’ironie de cette attitude : « Il n’y a pas un mois que le peuple a vaincu pour les libéraux et les bourgeois, et le peuple subit toute l’ingratitude forcée que nous avions prévue. Pour les excès de la concurrence dont il se plaint, on lui refuse, au nom de la liberté, un remède. On proclame le peuple héroïque ; et, si ce titre ne suffit pas aux affamés, l’autorité leur défend de demander davantage, sous réserve toutefois de leur faire appliquer ultérieurement par les gardes nationaux et la troupe de ligne toutes les douceurs renfermées dans le Code Pénal, la loi martiale, etc. »

Le 27 août 1830 éclate la grève des ouvriers fileurs de Rouen : 300 ouvriers précédés du drapeau tricolore se rendent à l’Hôtel de Ville pour exposer leurs plaintes.

Les rassemblements sont paisibles, les revendications raisonnables. Elles ont trait à la durée du travail et au règlement d’atelier. La journée était fréquemment de 14, 16 et 17 heures avec un repos d’une heure et demie. Les ouvriers réclament la journée de 12 heures. Ils réclament la suppression, dans les règlements d’atelier, de l’article punissant toute absence d’une amende égale au double du salaire correspondant au temps perdu, la suppression de la retenue sur la paye pour le non-achèvement d’une tâche, fût-elle au-dessus des forces de l’ouvrier.

Les ouvriers demandent qu’aucun règlement d’atelier ne puisse être établi sans la participation de l’autorité.

Le 28 août, le préfet rappelle les articles du Code Pénal condamnant les coalitions et les attroupements.

Une commission choisie par tous les filateurs se réunit, le 3 septembre, et adopte un règlement d’atelier-type dont les dispositions, portées à la connaissance des juges de paix, sont affichées dans les usines.

Le 6, des désordres se produisent à Darnétal : les manifestants, armés de fourches et de bâtons, cernent la mairie, où le procureur du roi s’est réfugié, et le forcent à mettre en liberté les ouvriers arrêtés. Le lieutenant général fait marcher la troupe sur Darnétal et charger les manifestants. Et le 7, il écrit au ministre de la Guerre : « Les fileurs sont des instruments aveugles mis en mouvement par les ennemis de notre glorieuse régénération. Le parti prêtre agit en dessous. » « Le parti prêtre » en 1830, comme en 1840 « la main de l’Angleterre ou de la Russie », permet au gouvernement de se cacher à lui-même les causes profondes des conflits sociaux.

Le 10 septembre, la Commission des filateurs décide, à une grande majorité, la suppression du travail de nuit . Mais les filateurs absents proclament leur liberté de ne pas se conformer à cette décision. Et le travail de nuit continue. Bilan : 24 emprisonnements ; aucune amélioration dans les conditions du travail.

Dès le 24 septembre, les ouvriers se plaignent que la journée de travail se prolonge au delà des limites fixées par le règlement d’atelier adopté le 3 septembre par la majorité des filateurs. Barbet qui avait présidé la Commission, reconnaît qu’à cette date les ouvriers « ne gagnaient pas assez pour nourrir leurs familles, quoique travaillant 20 heures par jour ».

À Paris, en septembre 1830, grève des ouvriers imprimeurs. Le 1er septembre, les ouvriers de l’Imprimerie Nationale refusent d’imprimer l’ordonnance qui ouvre un crédit extraordinaire afin de réparer les presses mécaniques brisées le 29 juillet. Et le 3 septembre la cessation du travail est presque générale.

Le soir du 3, 3 000 ouvriers typographes se réunissent à la Barrière du Maine. Les grévistes s’adressent au colonel qui commande le bataillon de la Garde nationale et lui disent : « Auriez-vous la bonté de nous donner deux grenadiers pour faire la police de notre assemblée et empêcher les étrangers de s’y glisser ? ... » Une commission de 13 membres est nommée, et le colonel invité à prendre part à la discussion. L’assemblée proteste contre les « mécaniques ». Le 4 septembre, certains journaux sont dans l’impossibilité de paraître. Le Moniteur du 5 septembre mérite d’être cité : « L’intelligence et le courage des ouvriers imprimeurs les ont rendus utiles pendant les événements de juillet. Le sentiment de leurs services les rend naturellement exigeants. »

Les autorités hésitent encore à sévir. Firmin-Didot demande « aux anciens compagnons de ses travaux » de reprendre le travail : « Confiez-vous à la sagesse du roi et à son amour pour le peuple français. » Les 13 membres de la commission typographique sont arrêtés, puis relâchés. Et, le 14 septembre, devant le tribunal correctionnel, les prévenus sont acquittés au milieu des acclamations du public. Les ouvriers acquittés vont remercier le préfet de la Seine, Odilon Barrot.

En septembre, on est à peine à quelques semaines des journées de juillet ; mais, le 10 décembre, la Chambre des Députés, examinant la pétition qui lui avait été adressée par les ouvriers imprimeurs, passe à l’ordre du jour sur ces considérants du rapporteur : « On a été surpris que les ouvriers qui ont combattu avec tant de courage et de dévouement dans les mémorables journées de juillet se soient décidés à vous proposer de porter atteinte à la liberté si nécessaire au développement de notre industrie. »

La première idée des ouvriers a été de faire appel à l’autorité. Les ouvriers terrassiers partent de la Villette, drapeau tricolore en tête, pour porter une pétition au bon roi Louis-Philippe. Les ouvriers décatisseurs et apprêteurs de drap, à Paris, s’adressent au préfet de police afin d’obtenir, par son intervention, que les maîtres consentent à la suppression du travail de nuit. Les ouvriers serruriers et mécaniciens agissent de même afin d’obtenir la réduction de la journée de travail de 12 à 11 heures. Les ouvriers maçons adressent une pétition au préfet de la Seine pour lui demander qu’il soit interdit à leurs camarades de travailler plus d’un certain nombre d’heures par jour et de prendre du travail à la tâche. Mais le préfet de la Seine leur fait honte de leur « démarche irréfléchie, peu digne de leur conduite passée et de leur loyauté habituelle ». « Les ouvriers ont oublié un moment, ajoute le préfet de la Seine, les principes pour lesquels ils ont combattu et que plusieurs avaient scellés de leur sang : ils ont perdu de vue que la liberté du travail n’est pas moins sacrée que toutes les autres libertés. »

Les ouvriers ont combattu aussi pour la liberté du travail et de l’industrie. Leur devoir est d’en accepter les conséquences. Mais si la coalition est interdite aux ouvriers, elle est tolérée pour les patrons. Les maîtres maréchaux et vétérinaires de Paris signent une entente par laquelle ils s’interdisent, sous peine d’amende, d’accorder aucune augmentation de salaire à leurs ouvriers. Les ouvriers maréchaux s’étonnent de cette inégalité de traitement, et Le Constitutionnel du 8 octobre publie une lettre dans laquelle ils remarquent que leur droit de se coaliser pour obtenir des augmentations de salaire est égal à celui des maîtres.

Dans ces manifestations, pour la plupart pacifiques, l’autorité ne voit qu’une agitation suscitée par de secrètes intrigues. Elle estime qu’il est grand temps d’interrompre le grand mois de vacances légales données aux travailleurs, et, dès le 5 septembre, le préfet de police envoie une circulaire aux commissaires de police : « Une agitation inquiétante existe dans plusieurs classes d’ouvriers. Il devient urgent de faire cesser cet état d’effervescence. »

En cet automne 1830, le parti républicain ne comprend pas mieux que les autorités les aspirations des classes laborieuses. Le 10 septembre 1830, il fait placarder une affiche ainsi conçue : « Gardes nationaux, chefs d’atelier, ouvriers, vos intérêts communs sont la liberté du travail. Réunissez-vous donc pour renverser une Chambre dont la durée ne peut que perpétuer les discordes qu’on suscite entre vous. » Et Le National du 17 septembre écrit ceci : « Les ouvriers n’ont pas encore acquis assez de lumières pour discerner ce qui convient à leurs intérêts aussi bien qu’aux intérêts de tous. Les préjugés que les classes ouvrières doivent seulement au défaut de leur éducation font beaucoup de mal et mettent souvent obstacle aux améliorations les plus désirables. »

Les Débats sont plus perspicaces que Le National lorsqu’ils écrivent le 13 septembre : « Le parti républicain ne peut offrir aux ouvriers que de leur donner des droits politiques. Or ce n’est pas pour ce résultat que les ouvriers se coalisent... Dans les coalitions et les émeutes, la politique n’est pour rien ; il ne s’agit point d’opinions, mais d’intérêts. Les classes inférieures éprouvent, à n’en point douter, un sentiment de mauvaise humeur contre la propriété ; et cela n’arrive pas seulement en France, mais en Angleterre et en Belgique ; il est visible que les classes inférieures tendent partout à envahir violemment la propriété ; que c’est là la question de l’avenir, question toute matérielle et toute palpable. »

Les classes ouvrières sont profondément déçues : « Les trois journées de Juillet, dit Le Peuple du 20 octobre, n’ont eu d’autre résultat qu’un changement de dynastie. Elles promettaient davantage. »

Cette désillusion donne aux classes laborieuses le sentiment de leur isolement dans la société.

Les chapeliers fouleurs se divisaient en deux camps selon qu’ils acceptaient ou refusaient de travailler chez les maîtres qui n’observaient pas le tarif accepté par les maîtres et les ouvriers et appuyé par l’autorité. Les chapeliers fouleurs cherchent à s’unir . La Bourse auxiliaire qu’ils ont formée voit ses membres passer de 600 à 1 237 ; les ouvriers qui n’adhéraient pas à la Bourse demandent leur adhésion en masse. Première manifestation d’un sentiment qui va se généraliser : les ouvriers commencent à s’apercevoir qu’ils n’ont rien à espérer que d’eux-mêmes, de leur organisation, de leur union.

Mais la société de résistance, - premier foyer de l’organisation ouvrière, - ne peut encore se constituer à visage ouvert. Elle est obligée de se dissimuler sous les apparences des sociétés philanthropiques, des sociétés de secours mutuels. Le 1er juin 1831, s’organise la société philanthropique des ouvriers tailleurs, qui, outre les secours de maladie, s’engage à secourir les sociétaires en chômage et dans les autres cas non prévus. Cette société va devenir une des plus puissantes sociétés corporatives.

En France, comme en Grande-Bretagne, on voit naître, en 1830, une presse ouvrière : le 19 septembre paraît le Journal des Ouvriers, le 26, L’Artisan, et le 30, Le Peuple, journal général des ouvriers, rédigé par eux-mêmes .

Dans son premier numéro du 19 septembre, Le Journal des Ouvriers affirme la nécessité d’une presse ouvrière : « Nous avons remarqué que jusqu’à présent la classe si intéressante des ouvriers était la seule qui n’eût pas une feuille spéciale consacrée à la défense de ses droits, à son instruction, à la propagation des doctrines utiles, à l’anéantissement des préjugés qui subsistent encore.... Que demandons-nous ? De l’ouvrage pour donner de l’aisance à nos familles ; aucun de nous n’a l’ambition de vouloir être quelque chose dans le gouvernement ; nous ne demandons seulement à y voir que des hommes de notre choix. Ce résultat est certain ; car nos patrons appelés à faire ce choix sont ouvriers comme nous : plus nous travaillons, plus ils gagnent, et leur intérêt particulier nous est un sûr garant du nôtre. » Le Journal des Ouvriers voudrait instituer une « discussion simple et franche » entre les classes laborieuses et les chefs d’atelier : « Ouvriers nous-mêmes, nous sentirons bien plus fortement que d’autres les besoins de nos frères, et nos colonnes seront ouvertes à toutes les plaintes, à toutes les demandes pourvu qu’elles ne s’écartent pas de la légalité... » La classe ouvrière et les chefs d’atelier pourront, tour à tour, exposer leurs griefs, défendre leurs intérêts, s’éclairer mutuellement par une discussion simple, franche... « Bien-être de tous..., respect des lois... »

L’Artisan, journal de la classe ouvrière, s’affirme « comme l’expression sincère de l’esprit qui anime la masse ouvrière. Tirés nous-mêmes de son sein, nous resterons fidèles à ses besoins... Les principes qui nous guideront dans notre travail sont simples : liberté pleine et entière de toute industrie, abolition du monopole et des corporations, répression des abus de l’autorité des maîtres et de la basse police autant qu’il sera en notre pouvoir, et instruction des ouvriers sur leurs véritables intérêts... Le principe d’association qui nous permet d’entreprendre un travail aussi utile et aussi nécessaire ne sera pas oublié ». Dans le numéro du 17 octobre 1830, L’Artisan traite de l’association comme moyen de remédier à la misère des classes laborieuses. L’Artisan distingue les deux formes essentielles de l’association ouvrière : la société de résistance et l’association de production. L’auteur de l’article, s’adressant aux ouvriers imprimeurs, cherche à leur démontrer l’inutilité de constituer « une espèce d’association pour maintenir les prix et empêcher la formation des apprentis : puisque vous êtes renvoyés de vos ateliers par des machines, cessez d’être des ouvriers et devenez des maîtres à votre tour. » Le capital nécessaire sera constitué par des souscriptions prélevées sur les salaires afin que les ouvriers puissent exploiter eux-mêmes leur industrie.

En attendant la formation de ces associations ouvrières, L’Artisan prend l’initiative d’une enquête méthodique sur tous les corps d’état. Il annonce son intention d’exposer la situation des différents métiers et demande aux ouvriers de collaborer à cette enquête en lui fournissant des renseignements détaillés sur leurs industries respectives. L’Artisan, le 10 octobre 1830, commence la publication d’une statistique de la profession des ouvriers imprimeurs. L’Artisan fait l’éloge des machines : celles-ci allègent le travail humain ; le remède n’est pas de les supprimer, mais de les acquérir, et de les exploiter par des associations ouvrières.

La désillusion aide artisans et ouvriers à prendre conscience de la place que leur travail leur donne dans la société : « Trois jours ont suffi pour changer notre fonction dans l’économie de la société ; et nous sommes maintenant la partie principale de cette société, l’estomac qui répand la vie dans les classes supérieures, revenues à leurs véritables fonctions de serviteurs... Selon nous, le peuple n’est autre chose que la classe ouvrière ; c’est elle qui donne de la valeur aux capitaux en les exploitant, et c’est sur elle que reposent le commerce et l’industrie des Etats. » (L’Artisan, 22 et 26 septembre).

Ces premiers journaux ouvriers, publiés à Paris, sont éphémères ; à Lyon la presse ouvrière a plus de durée ; L’Écho de la Fabrique, L’Écho des Travailleurs, La Glaneuse, Le Précurseur, La Tribune Prolétaire, L’Indicateur, sont, les uns, purement ouvriers ; les autres ont des tendances politiques qui en font les organes à la fois du mouvement social et du mouvement républicain.

Au cours du mois de novembre 1830, le mouvement des coalitions se ralentit ; au commencement de décembre les coalitions ont cessé. Dès le 9 novembre, Girod de l’Ain se félicite de son attitude comme préfet de police ; il a su inspirer, dit-il, aux ouvriers le sentiment que « leurs écarts ne seraient pas soufferts ».

Pourtant, dès le 19 janvier 1831, la crise économique qui se prolonge provoque des manifestations suscitées par le manque de pain et le manque de travail. À Lyon, 800 travailleurs, rassemblés aux Brotteaux, manifestent aux cris de : « Du travail et du pain. » Le 1er et le 2 mars, des démonstrations ouvrières ont lieu à Paris.
Rassemblements pacifiques, que dissipe la force armée : « Le roi ne connaît pas notre position », disaient les manifestants, et ils criaient : « Vive le roi ! Vive la liberté ! du travail, du pain ou la mort ! »

Le 3 mars 1831, 2 000 ouvriers de Saint-Étienne se jettent sur l’usine de Rives pour démolir les machines. Le 1er mai, les ouvriers scieurs de long, à Bordeaux, pénètrent dans les ateliers pour briser les scies mécaniques. En septembre, à Paris, 1 500 ouvrières manifestent contre des fabricants de la rue du Cadran, qui ont fait venir de Lyon une machine à découper les châles. Le 7 septembre, les ouvrières crient : « Plus de mécaniques ! »On les fait charger par la cavalerie. L’ordre n’est rétabli que cinq jours après.

Par opposition avec le reste de la France, Lyon, en 1831, est le théâtre d’un mouvement de révolte ouvrière d’ensemble.

La crise qu’a traversée la fabrique lyonnaise a pris fin grâce aux commandes américaines. Mais l’infériorité du prix de revient britannique est la raison que donnent les fabricants pour maintenir les salaires au taux le plus bas ; et pourtant, malgré la concurrence anglaise sur les marchés extérieurs, les exportations de soieries restent importantes, puisqu’en 1830 et 1831 elles représentent le tiers du chiffre des exportations totales françaises : 29 %.

À Lyon, la fabrique comprend des fabricants, des possesseurs de métiers et chefs d’atelier, et des compagnons, c’est-à-dire en fait trois catégories distinctes et parfois quatre, lorsque le chef d’atelier n’est pas propriétaire des métiers qu’il dirige, mais qu’il doit les louer. Le fabricant, maître de la matière première, donne celle-ci à travailler à façon et répartit les commandes entre les chefs d’atelier. Le prix de façon, payé par le fabricant, est partagé entre les chefs d’atelier et les ouvriers qui travaillent sous ses ordres. Le partage se fait par moitié. Si le chef d’atelier n’est pas propriétaire, il doit sur sa part la location des métiers ; mais il peut diriger jusqu’à 8 ou 10 métiers. Sa situation sociale dépend du nombre de ces métiers. Le chef d’atelier, détenteur de l’instrument de travail, est plus ou moins proche du compagnon, selon ses intérêts : « Il existe, dit Norbert Truquin, une hiérarchie très marquée : ceux qui possèdent 2 ou 3 métiers sont considérés comme patrons ordinaires ; ceux qui en ont 4 et au-dessus constituent l’aristocratie du métier... Ils ont leurs cafés distincts où ils se rencontrent et tiennent leurs réunions. Leurs dames sont d’un orgueil incomparable. Elles se garderont de saluer une femme dont le mari n’a que deux métiers. »

Plus redoutable aux ouvriers que le fabricant, son commis, chargé de distribuer les commandes et de contrôler le travail rendu. On s’attire ses bonnes grâces par des pots-de-vin. Ces commis abusent des jeunes ouvrières anxieuses de ne pas perdre leur maigre salaire : « Pour en venir à bout, dit l’auteur anonyme de La Vérité sur les événements de Lyon, ils usaient des moyens les plus révoltants, le besoin et la faim. » Ce n’est là qu’un aspect des souffrances des ouvrières en soie. Elles travaillent l’été dès 3 heures du matin, jusqu’à la nuit ; l’hiver dès 5 heures jusqu’à 11 heures du soir, soit 17 heures par jour « dans des ateliers souvent malsains où ne pénètrent jamais, nous dit Norbert Truquin, les rayons bienfaisants du soleil. La moitié de ces jeunes filles deviennent poitrinaires avant la fin de leur apprentissage. Lorsqu’elles se plaignent, on les accuse de faire des grimaces »... Les compagnons n’ont pas de domicile : ils sont logés et nourris par le chef d’atelier qui les emploie. Ils s’entassent, avec sa famille, dans les étroits logements des quartiers de la Croix-Rousse et de Saint-Georges. Certains d’entre eux ne gagnent pas 20 sous pour 16 heures de, travail. Ils sont les premières victimes de chaque crise qui les rejette de la ville et livre leur vie incertaine au hasard d’occupations agricoles qui sont, pour eux, un refuge.

Le coût de la vie s’est fort élevé à Lyon, et s’est accru par suite de la loi du 26 mars 1831, qui a augmenté les impôts directs et l’impôt sur le logement.

Les classes laborieuses de Lyon sont, à cette époque, à peine organisées. En 1828, les chefs d’atelier ont fondé une société de solidarité et d’entr’aide ; mais les compagnons en sont exclus. Le Devoir Mutuel est divisé en 20 loges de 20 membres, reliées entre elles et dirigées par une commission exécutive.

Le Devoir Mutuel a pour objet le secours mutuel, l’organisation de cours professionnels, la recherche du travail, la lutte contre les abus. Mais cette société ne prendra un développement important qu’après les événements de novembre 1831.

A l’automne de 1831, bien que « les métiers se couvrent d’étoffes », les fabricants ont maintenu des salaires qui, malgré un travail de 18 heures par jour, ne permettent pas d’assurer la vie ouvrière la plus modeste. Les travailleurs de Lyon, chefs d’atelier et compagnons, ressentent de leur infortune une irritation qui grandit au fur et à mesure que se fait plus certaine leur conviction que les promesses de Juillet étaient illusoires. Le rapport présenté au Président du Conseil des Ministres sur les causes qui ont amené les événements de Lyon (1832) est un témoignage digne de foi. Ses auteurs, les deux chefs d’atelier Bernard et Charnier, s’expriment avec une mesure remarquable. Le jugement qu’ils portent sur l’origine des événements de novembre 1831 est confirmé par le préfet du Rhône, Bouvier du Molart : « La souffrance était réelle parmi 60 000 à 80 000 ouvriers. A moins de prendre la cruelle résolution de les tuer tous, on ne pouvait répondre par des coups de fusil à la paisible exposition de leurs besoins. »

Bernard et Charnier marquent, au début même de leur rapport, la double déception des ouvriers lyonnais :

« Les événements de 1830 placèrent, sur le trône de France, un roi citoyen, père et protecteur du peuple, qui promit de veiller à ses intérêts et à sa liberté. Forte de telles promesses, la classe ouvrière de Lyon avait reçu sans s’émouvoir le coup terrible qui devait engourdir son industrie, et s’était préparée sans murmures aux conséquences inévitables qu’on devait attendre d’un tel changement. Hier citoyen, aujourd’hui soldat, l’ouvrier remplit avec zèle le nouveau devoir que la patrie lui imposait. Conséquent avec ses principes, il consentit, comme citoyen, à recevoir, pour prix de son travail, un salaire proportionné à l’état provisoire du commerce, mais bien au-dessous de ses besoins journaliers... Bientôt les métiers qui chômaient depuis longtemps furent couverts d’étoffes, et l’ouvrier qui avait souffert de ces privations sans nombre crut le moment venu où son sort allait changer. Comptant sur l’humanité de ses protecteurs naturels, l’ouvrier réclama individuellement une augmentation de salaire ; il s’était trompé... L’ordre des choses avait changé ; mais le despotisme, chassé des châteaux, s’était réfugié dans les comptoirs... Dès lors, la misère devint générale, et l’ouvrier, tout en se livrant à un travail assidu de 18 heures par jour, ne pouvait plus suffire aux exigences de la vie, et bien moins encore acquitter les dettes qu’il avait été forcé de contracter dans les temps malheureux... Que devait donc faire cette masse d’infortunés citoyens, pères de famille ? Ils se réunissent pour adresser collectivement à leurs juges naturels leurs réclamations, présentées d’abord individuellement et toujours rejetées. »

Des réunions de chefs d’atelier ont lieu à la Croix-Rousse. Chaque quartier est invité à nommer, par voie d’élection, deux chefs d’atelier à une Commission composée de 80 membres pris dans les différents quartiers de la ville et dans les divers genres de fabrication : « La même misère, selon la forte expression de Bernard et Charnier, réunissait des hommes choisis parmi les plus estimables et les plus considérés, et étrangers pour la plupart les uns aux autres. » Le maire de la Croix-Rousse assiste aux réunions et offre sa médiation auprès des autorités.

Le 11 octobre 1831, le Tribunal des prud’hommes prend la délibération suivante :

« Considérant qu’il est de notoriété publique que beaucoup de fabricants paient des salaires fort minimes, considérant que dans les circonstances actuelles, il importe d’ôter tout prétexte à la malveillance et de maintenir la tranquillité de la classe malheureuse, le Conseil décide qu’un tarif minimum soit fixé. »

De son côté, la Chambre de Commerce constate que les ouvriers sont dans un état de souffrance réelle et qu’une petite minorité des fabricants abuse des circonstances pour faire des bénéfices scandaleux, qu’il est utile et urgent de venir au secours des ouvriers par la publication d’un tarif, et que du reste cette mesure n’est pas nouvelle, qu’il y a eu de nombreux précédents.

L’opinion des classes moyennes est favorable à cette revendication. Aussi, lorsque le maire de la Croix-Rousse l’invite à provoquer l’établissement d’un tarif, le préfet Bouvier du Molart obéit à son cœur sensible aux souffrances des classes laborieuses. Lorsque les chefs d’atelier lui demandent de soutenir leur revendication, Bouvier du Molart décide de réunir une Commission qui paraît la voie légale et normale pour arriver à l’établissement d’un tarif, puisque, comme le reconnaît la Chambre de Commerce, il y a des précédents.

Tous les fabricants ne sont pas hostiles au tarif. Un certain nombre d’entre eux y voient avec plaisir le moyen « de mettre des bornes à ces spéculations sur la faim, à cette concurrence pernicieuse que la délicatesse désavoue et qui consiste à livrer les marchandises à tout prix, en ôtant au négociant consciencieux les moyens d’opérer avec sûreté ».

La réunion a lieu le 21 octobre en présence du préfet assisté des maires et des délégués de la Chambre de Commerce et des Conseils des prud’hommes.

Un fabricant, le vice-président du Conseil des prud’hommes, ouvre la séance :

« Nous savons que votre position est pénible, je dis plus : insupportable. Veuillez nous faire part des moyens que vous voulez proposer pour l’amélioration de vos conditions d’existence, et nous nous ferons un devoir d’y coopérer de toutes nos forces ; car vous pouvez compter sur notre bonne volonté. »

Puis le président s’adresse à un des chefs d’atelier : « Que réclamez-vous ? - Nous ne réclamons pas de l’ouvrage, nos ateliers travaillent ; mais nous vous supplions de faire augmenter nos façons : car il nous est impossible de vivre avec les prix du moment. L’article châle 314 corps plein est payé actuellement 25 centimes les 1 000. L’ouvrier ne peut en passer par jour que 12 000, ce qui fait une journée de trois francs à partager entre le maître et l’ouvrier. Ainsi chacun a 1 fr. 50. II faut déduire de cette somme 35 centimes pour l’enfant qui lance avec l’ouvrier, 50 centimes pour la femme qui dévide et met en cannette les trames nécessaires au tissage du châle, plus 25 centimes pour la location et autres frais relatifs au métier : le bénéfice du chef d’atelier est ainsi réduit à 40 centimes par jour. Je demande que le minimum de prix de cet article soit porté [de 25 centimes] à 40 centimes les 1000. » Le président de la réunion s’adresse alors à l’un des fabricants : « L’ouvrier ne peut vivre avec une aussi mince rétribution ; pensez-vous que sa demande soit exagérée ? - Non, répond ce fabricant, je sais que l’ouvrier ne peut pas vivre à ce prix, et sa demande est trop juste pour être rejetée. » Les fabricants reconnaissent que la demande des ouvriers est juste et leur salaire insuffisant pour vivre. La Chambre de Commerce et le Conseil des prud’hommes, consultés à la demande du préfet, reconnaissent qu’il y a urgence.

Vingt-deux fabricants sont désignés par la Chambre de Commerce pour débattre le tarif au minimum, avec vingt-deux chefs d’atelier nommés au scrutin. Les délégués des chefs d’atelier recueillent tous les renseignements possibles relatifs au prix le plus bas qui permît à l’ouvrier de vivre, sans ôter au fabricant le moyen de faire encore un honnête bénéfice : « Nous avions tout lieu de croire, disent Bernard et Charnier, que ce tarif, tout imparfait qu’il était, pourrait servir de base et de comparaison. »

À la séance du 21 octobre 1831, les fabricants disent qu’ils ne sont pas mandatés par l’ensemble de leurs confrères, mais seulement par la Chambre de Commerce. Ils se déclarent incompétents, mais décident que le tarif sera consenti avant le 1er novembre et exécutoire à cette date. Le 25 octobre, le tarif est signé, en présence du préfet, par les membres des deux commissions réunies. Les chefs d’atelier croient à la parole donnée : « Dès ce moment, l’ouvrier, tranquille, plein de confiance, comptant plus sur l’humanité et la bonne foi du fabricant pour l’exécution du tarif que sur la légalité d’un tel acte, se livra avec un nouveau courage à son travail, qui lui donnait l’espoir de son existence et de celle de sa famille. » (Bernard et Charnier). Le même jour à l’issue de la discussion, les chefs d’atelier et les compagnons défilent devant la Préfecture. Accueilli aux cris de : « Vive le préfet ! Vive notre père ! » le préfet leur annonce la signature du tarif ; celui-ci est porté à la connaissance du public, certifié par le préfet et par le maire. Le soir, les canuts illuminent à Saint-Georges et à la Croix-Rousse ; leur joie est grande.

Mais la bonne foi des chefs d’atelier et des fabricants qui s’étaient engagés le 25 octobre comptait « sans une certaine espèce de fabricants connue depuis longtemps pour de vrais spéculateurs sur la faim » (Bernard et Charnier).

Bouvier du Molart évalue à 104 sur 1 400 le nombre des fabricants qui expriment, seuls tout d’abord, leur hostilité au tarif. Sachant qu’ils ont l’appui du ministre du Commerce, le comte d’Argout, ces 104 envoient un mémoire à la Chambre des députés, afin de présenter les plaintes des « malheureux fabricants ». Ils mettent en cause le préfet, dont « la faute immense a placé les industriels dans une position affreuse » - la faute du préfet était d’être humain. Les 104 concluent en déclarant que le tarif enlève à la soierie lyonnaise la possibilité de fabriquer un tiers, peut-être la moitié de ses articles : « Les autorités doivent songer à mettre en réserve de quoi nourrir quelques milliers de personnes qui vont se trouver à peu près sans pain à l’entrée de l’hiver, car l’on sent bien qu’il n’y a aucun moyen de persuasion qui puisse engager les manufacturiers à continuer un genre de fabrication qui les ruinerait au bout d’un certain temps. »

Les 104 font annuler à leurs clients une partie de leurs commandes et en refusent d’autres. Ils déclarent que les délégués patronaux n’ont accepté le tarif que « comme une nécessité fâcheuse et dans la crainte des excès auxquels se porteraient les masses soulevées… Les délégués patronaux qui ont voté le tarif cédèrent à ces considérations morales, et ainsi leur liberté de jugement n’était pas entière ». Ils ajoutent que le tarif n’a pas été débattu, mais voté en hâte et sans discussion. Les archives départementales du Rhône prouvent le contraire.

Depuis la signature du tarif, les prud’hommes condamnent les fabricants qui se refusent à l’appliquer. Le comte d’Argout vient à l’aide des 104. Il donne l’ordre au préfet Bouvier du Molart de dire « que le tarif n’a pas force de loi, qu’il n’est qu’un engagement d’honneur ». Alors les prud’hommes ne se croient plus le droit de donner raison aux ouvriers réclamant l’application du tarif.

Les 104 espèrent, par la menace de l’arrêt des métiers, faire cesser le mouvement en faveur du tarif. Ils rallient les autres fabricants. Par la crainte de la faim, ils espèrent vaincre l’agitation ouvrière. Leur attente est déçue.

La menace des 104 est une des causes immédiates de la révolte qui va éclater. Une révolte toute spontanée. Non une action concertée. La violence est née des circonstances.

Lé dimanche 20 novembre 1831, les ouvriers décident une grande manifestation pour le lundi. Ce jour-là, les chefs d’atelier et compagnons ne songent pas à sortir de la légalité. Le maire de la Croix Rousse rassure le préfet et lui promet que son faubourg restera calme. Le préfet compte sur sa popularité parmi les ouvriers.

Le matin du 21, des groupes se forment à la Croix-Rousse. On envoie pour les disperser un détachement de la première légion de la Garde nationale : « Il ne fallait pas justement choisir, disent Bernard et Charnier, pour doubler les postes et faire la police, cette première légion de la Garde nationale composée en partie de fabricants. On mettait ainsi en présence deux, ennemis dont le moindre geste pouvait être mal interprété. »

Les gardes nationaux sont accueillis à coups de pierre. Le préfet et le général Ordonneau sont faits prisonniers. Au commandant d’un détachement de troupe qui fait les sommations, les canuts répondent : « Le tarif ou la mort ! » Sur l’ordre du général Roguet, qui commande la garnison, les soldats ouvrent le feu.

Certains chefs d’atelier, qui appartiennent à la Garde nationale, ont donné des fusils aux canuts. Au nombre d’une cinquantaine, ils descendent la Grand’Côte, suivis de plusieurs centaines d’ouvriers porteurs de sabres ou d’étais arrachés aux métiers. Au bas de la Côte ils rencontrent des gardes nationaux. Les canuts les désarment. Une poignée d’hommes armés et résolus suffit pour tenir en échec des troupes nombreuses.

Les soldats se battent mollement. Sur les 12 000 gardes nationaux, 1 200 à peine ont répondu à leur convocation ; ceux de la Croix-Rousse se sont en partie ralliés aux canuts. Et d’autres se laissent désarmer sans opposer de résistance ; des soldats du génie se sont aussi laissé désarmer par un groupe d’insurgés, parmi lesquels se trouvent des femmes et des enfants. La ligne hésite à tirer sur les ouvriers. Dans certains quartiers, les habitants lui sont hostiles.

Le soir de cette première journée pendant laquelle ils ont eu l’avantage, les ouvriers donnent la liberté au préfet Bouvier du Molart. Pour le général Ordonneau, ils le retiennent jusqu’à ce que les canuts prisonniers leur soient rendus en échange.

Dans la nuit du 22, les faubourgs des Brotteaux et de la Guillotière envoient à la Croix-Rousse un renfort de 500 ouvriers. Cette aide fait naître l’espoir d’un soulèvement général. Dans les faubourgs ouvriers, le travail a complètement cessé.

Le matin du 22, les canuts de la Croix-Rousse décidés à descendre dans la ville, inscrivent sur leur drapeau : « Vivre libres en travaillant ou mourir en combattant. » Le général Roquet a fait mettre en position des pièces de canon qui visent les cimes de la Grand’Côte. Les canuts, dans leur descente sur la ville, rencontrent la troupe. Un combat s’engage. L’insurrection a gagné la Guillotière, les Brotteaux, puis la ville entière.

Le soir du 22 novembre, il y a des milliers d’ouvriers sous les armes. Le général Roquet ordonne à ses troupes la retraite : l’armée quitte la ville en se battant. A 3 heures du matin, le 23, les ouvriers entrent à l’Hôtel de Ville. Les canuts ont combattu avec courage et avec humanité : « Quand tombent leurs ennemis, les ouvriers prennent leurs armes et ne font pas de mal aux blessés... ». « Les malheureux ouvriers, dit A. Baron, étaient acharnés au combat et généreux après la victoire... Place des Cordeliers, ils mettent en fuite un détachement de la Garde nationale, entourent deux officiers et les accompagnent chez eux sans leur faire du mal... On a vu des femmes d’ouvriers, nouvelles Spartiates, panser les leurs sur le lieu même du combat, ranimer leur courage et les renvoyer au feu... On a remarqué que les plus acharnés ou les plus audacieux d’entre les ouvriers étaient les plus jeunes ; c’étaient des enfants qui formaient les barricades . »

Les canuts mettent le feu à quelques entrepôts ; mais le vol et le pillage sont punis de mort par les insurgés ; des pillards pris sur le fait sont fusillés. La recette d’un bureau d’octroi est mise en dépôt chez un commerçant. Et le procureur général Duplan écrit au ministre de la Justice : « La population a faim et elle ne pille pas ; elle s’est révoltée et n’a pas abusé de sa victoire. »

Un des caractères des journées de novembre a été le maintien de l’ordre, le respect des personnes et des propriétés que les ouvriers s’appliquent à assurer. Le Journal du Commerce signale de nombreux actes de dévouement des ouvriers. Les archives municipales de Lyon possèdent des certificats émanant de fabricants qui attestent que leurs chefs d’atelier ont protégé leurs magasins : « Jamais, dit Louis Blanc, dans son Histoire de Dix Ans, la ville de Lyon n’avait été mieux gardée que dans cette étonnante journée du 23 novembre. »

L’officier légitimiste Adolphe Sala rend justice à l’humanité et à la modération des combattants : « Il faut le dire, le peuple lyonnais en 1831 se montre généreux après son triomphe, comme il avait été terrible dans ce choc imprévu... Personne après la victoire ne fut inquiété pour sa conduite, et l’autorité appelée médiatrice n’eut qu’à se faire entendre pour se faire obéir. »

Les ouvriers sont maîtres de la ville ; mais l’union qui a fait la force de l’insurrection ne survit pas à la victoire. Chefs d’atelier et compagnons, unis dans le combat, s’opposent maintenant.

Le 23, un petit groupe, dirigé par Lacombe et composé surtout de volontaires du Rhône (formés militairement dès le début de 1831), mais aussi de petits bourgeois républicains, veut substituer une autorité nouvelle à l’autorité officielle : il s’installe à l’Hôtel de Ville, proclame par voie d’affiches que « Lyon, glorieusement émancipé par ses enfants, doit avoir des magistrats de son choix, dont l’habit ne soit pas souillé du sang de leurs frères... Soldats, vous avez été égarés, venez à nous. L’arc-en-ciel de la vraie liberté brille depuis ce matin dans notre ville ». Proclamation sans écho, ce gouvernement insurrectionnel est aussi éphémère que la République proclamée le 22 place des Célestins, par M.-A. Périer.

Les chefs de section des ouvriers en soie sont scandalisés par ces deux tentatives ; ils croient nécessaire d’affirmer les sentiments loyalistes des populations laborieuses de Lyon : « Dans les événements qui viennent d’avoir lieu, des insinuations politiques ou séditieuses n’ont eu aucune influence. Nous sommes dévoués entièrement à Louis-Philippe, roi des Français, et à la Charte constitutionnelle. » L’ensemble de la population n’a aucune arrière-pensée politique. Le mouvement de novembre 1831 a été purement corporatif : ses artisans restent fidèles à la monarchie, si celle-ci leur permet de « vivre en travaillant ».

Les chefs d’atelier, qui ont été les chefs de l’insurrection, ne songent qu’à se rapprocher des autorités légales. Et cela leur est d’autant plus facile que le préfet est un brave homme qui sincèrement recherche le moyen de soulager a notre malheureux état de souffrances ». Il en sera puni par la mise en disponibilité.

Le 24, les chefs de section ont formé un gouvernement provisoire, différent du gouvernement insurrectionnel du 23, qui, moins par son personnel que par son état d’esprit, et en accord avec le préfet, restera maître de Lyon jusqu’aux premiers jours de décembre : ils assurent l’ordre à la place de la gendarmerie et de la police, qui ont disparu aussi rapidement que l’armée. Il les font revenir. Le maire, Prunelle, disparu, lui aussi, rentre pour lancer une proclamation : « De perfides conseils ont seuls pu égarer un grand nombre d’entre vous. La paix allait augmenter la masse de travail, et vos salaires se fussent accrus au delà de vos espérances. »

Les canuts de la Croix-Rousse avaient réclamé une indemnité de 7 millions pour les victimes de ces journées et pour les ouvriers nécessiteux. On leur avait promis 100 000 francs. Lorsque, le 26 novembre, ils viennent les réclamer à la mairie, la gendarmerie disperse ces indiscrets manifestants.

Les ouvriers rentrent pacifiquement chez eux ; le procureur général écrit au ministre de la Justice : « Cette masse armée paraît disposée à rentrer dans les ateliers, si on lui assure du travail. »

Le maire réunit des représentants des fabricants et des ouvriers afin de reviser quelques articles du tarif, « lequel a été fait avec précipitation ». C’est un premier pas vers l’annulation du tarif. Le maréchal Soult arrive à point pour affirmer que le tarif est contraire au paragraphe 14 du titre 3 de la loi du 22 Germinal An II. Sans doute les conventions faites de bonne foi entre les ouvriers et ceux qui les emploient seront exécutées, mais, en cette circonstance, préfet et prud’hommes ont eu le tort de « s’immiscer dans les contestations qui s’étaient élevées entre les fabricants et des ouvriers de la ville de Lyon ». Aussi, en appuyant son autorité sur le droit, le maréchal déclare, le 7 décembre, que « les tarifs relatifs à la fabrication des étoffes de soie et rubans sont annulés ».

En même temps, le gouvernement prend des précautions pour l’avenir. Le comte d’Argout, le17 décembre, recommande aux préfets de se servir des articles 414 et 416 du Code Pénal pour réprimer les appels illégaux des ouvriers aux autorités lorsqu’ils réclament des augmentations de salaires ; car il est contraire aux lois que les ouvriers tiennent à cette fin des réunions et nomment des chefs et des délégués. La loi du 14 juin 1791 n’autorise pas, pour la profession entière, des traités obligatoires entre patrons et ouvriers. Chaque individu est libre de contracter à son gré : il faut défendre cette liberté individuelle, ce libre débat. C’est la concurrence qui fixe le taux des salaires. L’administration n’a pas le droit d’intervenir. Les travailleurs, chefs d’atelier, compagnons, restent face à face, et sans arbitre, avec les fabricants.

Le 1er décembre 1832, les ouvriers tailleurs d’habits de Parie donnent à leur association philanthropique une nouvelle constitution.

Les tailleurs d’habits ont été les premiers à calquer leur règlement sur l’organisation de la Société des Droits de l’Homme : chaque section a 20 membres au plus, un chef, un sous-chef et trois quinturions. Chaque série a de 5 à 9 sections. La Société philanthropique alloue des secours de maladie et des secours aux sociétaires sans travail.

La forme de société philanthropique des ouvriers tailleurs est aussi adoptée, pour les mêmes raisons de prudence, par les doreurs de Paris ; ils définissent leur union « une société progressive et impérissable, composée d’ouvriers grands et puissants par la connaissance qu’ils ont acquise de la dignité de l’homme qui travaille pour vivre et faire vivre ceux qui ne travaillent pas. Ayant conscience que l’industriel prolétaire est l’homme le plus utile, ils, ont placé ce dernier au premier degré de l’échelle sociale en lui faisant accepter les conditions suivantes... » Le règlement a pour objets la fixation du prix et de la durée des journées, l’interdiction du travail aux pièces et du travail à l’année. On ne doit plus travailler à l’année pour aucun des entrepreneurs de dorure et peinture, car « la dignité de l’ouvrier du XIXe siècle ne lui permet plus d’être le très obéissant serviteur d’autrui ». L’année 1832 est considérée comme la première année de la rénovation industrielle des doreurs.

Mais la manifestation la plus significative de l’état d’esprit des classes laborieuses est celle que relatent Le Précurseur du 22 novembre 1832 et L’Écho de la Fabrique du 9 décembre, soit la pétition adressée à la Chambre des députés par des ouvriers de Paris : « La Révolution de 1830 avait été l’œuvre du peuple ; cependant sa victoire lui a peu profité jusqu’ici ; les réformes ont été sans intérêt immédiat pour le peuple des ateliers et des chaumières qui forment les 29 /30e de la Nation. »

Cette pétition des ouvriers de Paris est la suite d’autres pétitions dont la plus curieuse est celle du 3 février 1831 de Charles Béranger prolétaire, ouvrier horloger, qui définit ainsi le peuple :

« Ici j’entends par le peuple tout ce qui travaille, tout ce qui n’a pas d’existence sociale, tout ce qui ne possède rien : vous savez qui je veux dire, les prolétaires. Vous avez entendu parler d’eux ; je n’en doute pas ; ils ont fait assez de bruit dans le monde depuis un certain temps, et d’abord le 28 juillet. Oh ! ce jour-là, j’étais dans les rues, moi, j’en sais quelque chose ; elles n’étaient remplies que de ces gens-là... Dans la première semaine du mois d’août 1830, on en a dit du bien : Vous êtes le premier peuple du monde. Ah ! messieurs, ils ont cru cela, les bonnes gens, et vous savez qu’ils étaient payés pour le croire ; moi, j’ai fait comme eux ; ils ont cru qu’ils allaient enfin mettre la poule au pot qu’on leur promet depuis si longtemps ; on répétait à tout propos à ces pauvres prolétaires : Vous êtes le premier peuple du monde... Excusez-moi si je me répète : je ne suis qu’un prolétaire, et j’ai besoin d’indulgence...

« Voyez cet autre prolétaire, Christ le Galiléen, qui prêchait l’égalité et la fraternité... il bouleversa l’ordre établi... il fut en un mot le plus grand perturbateur qu’on ait encore vu... que deviendrions-nous, grand Dieu ! si quelqu’un de ces misérables s’avisait de vouloir faire comme ont fait Spartacus et Christ ? Jugez quel désastre si tout à coup les pauvres, les ouvriers, les cultivateurs… au lieu d’être écrasés sous le poids de 15 heures d’un travail excessif, lorsque toutefois ils travaillent, se trouvaient pouvoir chaque jour donner un certain temps à la culture, au développement de leur intelligence ; si, au lieu de passer leurs dimanches et leurs moments de repos au cabaret, à s’enivrer comme des Allemands ou à boxer comme des Anglais, ils pouvaient suivre des cours élémentaires, acquérir des connaissances au moyen desquelles le travail deviendrait plus productif et moins pénible ; jugez quel malheur. Non, vous ne le souffririez pas, et vous auriez raison.

« Je manque d’éloquence. Mais notez bien que, si je n’ai pas d’éloquence, j’ai des enfants, une femme, une mère même. Cependant, depuis six mois, j’ai perdu l’habitude du travail. Néanmoins femme, enfants, mère et moi-même, n’avons pas perdu l’habitude de manger. A vrai dire, nous n’avons pas encore essayé, mais cela va venir : dans quelques jours nous n’aurons pas de ressources pécuniaires... J’aurais de la peine à plaisanter, quand je songe que bientôt je puis entendre crier à mes oreilles « du pain » et me trouver dans l’impossibilité d’en donner...

« Libéraux... réunis au jour du danger, riches et prolétaires, oisifs et travailleurs, tous étaient ralliés, entraînés vers un but commun, tous avaient foi dans leur dieu, la liberté. Dieu puissant qui enfante des prodiges pour la destruction d’un ordre de choses vieilli ; mais, après la victoire, lorsqu’il s’est agi de constituer un édifice nouveau, haletants, épuisés, incertains, ils ont rassemblé à la hâte quelques débris encore fumants. Chacun a cherché à se faire une petite niche : les plus heureux ont ramassés quelques solives et quelques tronçons de colonne, ils se sont emparés de quelques pans de mur, ils se sont barricadés, et le grand nombre, nous tous, prolétaires, nous sommes restés à l’air, sans abri, sans vêtement, sans pot-au-feu, bientôt nous serons sans pain... Nous étions dehors à la pluie, à la neige, nous nous sommes plaints : les hommes du dedans qui étaient nantis, bien nourris, bien fourrés, nous ont entendus ; et, comme ils ont vu que nous pleurions, que nous nous désespérions, ils nous ont pris en pitié et ils nous ont dit : Pauvres gens ! vous avez faim et froid, ayez patience, nous avons une recette à vos maux ; et là-dessus, ils se sont mis à danser, à rire, à se réjouir ; ils se sont parés, ils ont bien bu et bien mangé ; puis par la fenêtre, ils nous ont jeté quelque menue monnaie et quelques bribes, nous promettant de recommencer l’année prochaine. »

Les masses ouvrières, en cette année 1832, ne se bornent plus è exprimer leurs déceptions : en France, comme en Grande-Bretagne, elles commencent à s’organiser.

Ce commencement d’organisation, soulignons-le, c’est en grande partie à l’insurrection de 1831 à Lyon qu’il est dû, comme le montre Fernand Rude dans son beau livre sur Le Mouvement ouvrier à Lyon de 1827 à 1832. Les journées de novembre ont suscité parmi les républicains la première manifestation réelle de sympathie envers « ceux qui ont accoutumé leurs bras à travailler et leur cerveau à raisonner », et, parmi les ouvriers de Lyon eux-mêmes, le premier mouvement de solidarité interprofessionnelle. Et la résonance internationale de l’événement s’est fait sentir dans toute l’Europe. C’est donc grâce aux canuts de Lyon que « pour la première fois s’imposèrent à l’attention de tous les revendications ouvrières fondamentales et surtout cette idée que tout homme doit avoir la possibilité de travailler et que le travail doit nourrir son homme ».

Histoire du mouvement ouvrier de Dolléans

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  • Sarah ABDELNOUR, Les nouveaux prolétaires, Textuel, 2013 [Nonfiction]
    Le livre remet en question des lieux communs, sur la disparition du monde ouvrier, la « moyennisation » de la société, la fin du travail, ou encore l’extinction des grèves.
    Il décrit la transformation des formes de domination au travail, notamment par la pression du chômage et de la précarité, générateurs d’inégalités et de tensions sociales.
    Il réactualise Marx, en observant les capacités de résistance et d’organisation de cet archipel de précaires, malgré la perte de vitesse de la gauche et des syndicats.

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