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Le culte du chef - Victor Serge

jeudi 21 février 2013, par Robert Paris

Le culte du chef

La répression a donc décimé le parti communiste. Ses cadres les plus anciens ont disparu. Les principaux survivants des luttes illégales de l’ancien régime et des temps héroïques sont en prison. Par dizaines de milliers, les petits fonctionnaires du parti, rendus à tout propos responsables des effets désastreux de la politique intérieure, ont fait l’expérience de l’inquisition. Il n’est plus question dans ce parti, qui est en vérité tout autre chose qu’un parti, d’émettre une opinion, un jugement, un vote, de prendre une initiative. Désignée de haut en bas, à partir du secrétaire général, la hiérarchie des secrétaires veut des exécutants dociles et zélés, jamais assez dociles, jamais assez zélés, toujours tenus eux-mêmes en suspicion. Si soumis qu’ils puissent être, ces exécutants n’ont pas de sécurité réelle. Des coupes sombres sont périodiquement faites parmi eux. Quand l’ordre arrive de Moscou de découvrir des trotskistes certainement cachés au cœur de l’organisation, chaque comité sait à quoi s’en tenir. S’il répond : Mais nous n’en n’avons pas ! – on lui reprochera tout au moins son manque de vigilance, plus probablement de saboter la défense du parti contre l’ennemi intérieur et peut-être de verser lui-même dans la contre-révolution trotskiste. Il faut qu’il trouve des victimes autour de lui et leur invente des crimes. Les malheureux désignés, par l’intrigue ou le hasard, pour tenir ce rôle auront beau protester de leur dévouement au Chef, de leur foi bien pensante, ils n’échapperont ni à la prison, ni au camp de concentration. J’ai rencontré par centaines de ces trotskistes malgré eux qui, sous d’implacables condamnations, continuaient à affirmer leur indéfectible fidélité à Staline, à se moucharder entre eux, à accepter toutes les situations et toutes les basses besognes dans l’espoir de rentrer en grâce…

La vie du parti se réduit à celle, très intense, des bureaux. Ils nomment les administrateurs de la production et du commerce, les détenteurs du pouvoir ; rien n’échappe à leur surveillance. Pas un emploi tant soit peu important qui ne soit affecté à un membre du parti, lui-même surveillé par d’autres, ayant son dossier au comité local. Ce système, loin d’empêcher la corruption et les abus, les nécessite en réalité. Que n’avons-nous pas vu ! Un des dirigeants des institutions économiques de Léningrad, Kolgouchkine, s’est trouvé être, il y a quelques années, un ancien agent provocateur ou un ancien délateur. On se borna à le déplacer. Des opposants déportés en Sibérie découvrent que les autorités sont constituées d’anciens fonctionnaires et sous-officiers de l’amiral Koltchak ; ils dénoncent ce fait et c’est eux que l’on emprisonne comme « incorrigibles », et d’ailleurs « malades incurables ». Une enquête est ouverte, mais un membre du Comité central, Koubiak, qui fut longtemps tout-puissant à Vladivostok, couvre les fusilleurs…

En dehors de ses fonctions administratives, le parti n’a pas de vie politique. Depuis de longues années les grandes assemblées de « membres actifs » où l’on discutait n’ont plus lieu. Les fonctionnaires sont convoqués plusieurs fois l’an pour entendre des rapports commentant les paroles du Chef et voter à l’unanimité, après les ovations d’usage. C’est tout. Ces résolutions sont toujours prises après coup. Si formelles que soient ces consultations du parti, elles ne portent jamais que sur des faits accomplis. On est invités, par exemple, à approuver l’entrée de l’URSS dans la SDN ; on n’a pas été invité, par exemple, à en débattre avant. A la base, les cellules du parti se réunissent pour étudier les discours des chefs, c’est-à-dire en entendre lecture (car personne ne se risque à les exposer à sa façon) et en répéter, chacun à son tour, quelques passages. La crainte de l’hérésie est telle que la répétition mot à mot des termes officiels est devenue d’usage. La Pravda a-t-elle qualifié les opposants de « misérables déchets sociaux », personne ne s’exprimera autrement. Au septième congrès de l’Internationale Communiste, le porte-parole de Staline présenta Dimitrov à la tribune en ces termes : « Vive le pilote de l’Internationale Communiste, notre camarade Dimitrov ! » Pour toute la presse, pour tous les orateurs, Dimitrov fut à partir de ce moment « le pilote ». Nul ne s’est permis de dire le leader, le chef, le guide, l’animateur, le conducteur. Non, c’est le pilote. Toute variation dans le vocabulaire même devient un crime. Pas un souffle de pensée ne passe sur le parti livré à l’idolâtrie du Chef.

Ouvrez la presse du parti : comme il n’y en a pas d’autre, ceci concerne toute la presse. Pas un article de journal ou de revue qui ne commence et ne finisse par des citations de paroles du Chef. Déplions au hasard un quotidien, les Izvestia ou la Pravda de Moscou, grandes feuilles répandues dans l’URSS entière. Voici les Izvestia du 2 août 1936. L’éditorial, intitulé « Vers de nouvelles victoires », invoque quatre fois en deux colonnes « la sage pensée de Staline ». La péroraison d’un discours du commissaire du peuple aux transports, Kaganovitch, deux colonnes porte ce sous-titre : « Mettons-nous à l’école du grand machiniste de la locomotive de la révolution, le camarade Staline ». En deux cents lignes « notre grand Staline » y est cité dix-sept fois et presque à chaque fois avec plusieurs lignes d’éloges. « Par sa grande fermeté léninienne, sa sagesse, son stoïcisme, sa grande et géniale intelligence, sa perspicacité, son œuvre pratique, par l’éducation et l’organisation des hommes, le camarade Staline nous assure la victoire sur les ennemis de notre pays ! (Tonnerre d’acclamations, cris : Hourra !) « Persévérons dans l’itinéraire stalinien de notre politique internationale ! (Applaudissements). « Le plus grand document de l’histoire, la constitution stalinienne ! (Applaudissements). « Son amour léninien du peuple, Staline l’a incorporé à la constitution… » Et voici, traduites mot à mot les dernières lignes de ce compte-rendu : « Rassemblons-nous plus étroitement encore autour du Comité central et du gouvernement et, sous la direction de Staline, remportons de nouvelles victoires ! Hourra pour notre grand Staline ! (Tonnerre d’applaudissements. Les ovations se succèdent sans interruption. Cris : Hourra ! Vive le grand Staline ! Vive l’organisateur de nos victoires, le camarade Staline ! Vive le créateur de la Constitution soviétique, notre cher Staline ! Vive notre commissaire du peuple bien-aimé, le camarade Kaganovitch ! L’assistance unanime se lève et entonne l’Internationale). »

Tous les discours et tous les congrès ont cette allure. Dans les grandes circonstances, les hourras, les applaudissements, les épithètes décernées au Chef génial, père de la patrie, chef du prolétariat mondial, au « plus grand homme de tous les temps », au « plus grand homme de la plus grande époque de l’histoire », prennent jusqu’à vingt lignes et ces vingt lignes-là sont recommencées jusqu’à quatre et cinq fois dans le même numéro de journal…

Extraits de « Destin d’une révolution » de Victor Serge

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