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1968 en Turquie

vendredi 1er mars 2013, par Robert Paris

Mai 68 en Turquie

Du radicalisme républicain au socialisme}

}KÜRKÇÜGIL Masis

2000

L’importance des événements de 1968 en Turquie vient du fait qu’ils constituent le tournant de la période politique initiée par le coup d’Etat de 1960 et
qui s’achèvera par l’intervention militaire du 12 mars 1971. Mais pour la jeune génération d’aujourd’hui, son intérêt est limité, d’autant que les deux
décennies suivantes, ont été le théâtre d’événements beaucoup plus tragiques, celle des années 70 avec l’assassinat de milliers de personnes dans le cadre
de la lutte contre la montée du fascisme, celle des années 80 avec la répression de masse qui a suivi le coup d’Etat de 1980.

En Turquie, les mouvements de jeunesse de 1968 ont plus été le fruit d’un processus cumulatif, que d’une explosion sociale. Le coup d’Etat militaire de
1960, mené par de jeunes officiers proches du CHP (parti kémaliste traditionnel, alors dans l’opposition contre la droite conservatrice), avait été précédé
de manifestations dans les universités. Ce mouvement ayant donné en partie sa légitimité au coup d’Etat, les étudiants ont pu bénéficier durant cette période
d’un statut politique privilégié. Le coup d’Etat a débouché sur la rédaction, par les militaires, d’une constitution qui a toujours été considérée par
la gauche comme étant la plus libérale que la Turquie n’ait jamais eu. Cela a en tout cas aboutit à un éclatement de la droite et à une revitalisation
des mouvements sociaux et de la gauche. Preuve en est, la création par des syndicalistes du Parti ouvrier de Turquie (TIP) en 1961. Ce parti a joué par
la suite un rôle très important dans la gauche turque, avec l’arrivée dans ses rangs et à sa direction d’intellectuels marxistes comme Mehmet Ali Aybar,
qui en est devenu le président. Aybar avait une approche qui lui était propre, très différente de la tradition des PC : il était en quelques sortes un
“eurocommuniste avant l’heure”.

Au début des années 60, le mouvement socialiste a pu ainsi s’exprimer devant de larges masses, dépassant pour la première fois le cercle étroit du petit
PC turc. Il a obtenu 3 % des voix aux élections législatives de 1965 et, grâce à un système de proportionnelle intégrale (qui a été appliqué pour la seule
et unique fois à l’époque), il a pu introduire 15 députés socialistes au Parlement, qui, par leur vitalité, ont marqué l’histoire du parlementarisme turc.
Cette période a marquée l’apogée du mouvement et du prestige de la gauche. Presque tous les groupes socialistes soutenaient d’ailleurs à l’époque le TIP,
à l’exception d’un cercle d’intellectuels qui estimaient que la seule solution “dans un pays comme la Turquie où le prolétariat était encore embryonnaire”
(sic) était de favoriser un putsch militaire de gauche.

Les intellectuels socialistes avaient pu instaurer une réelle hégémonie et même le CHP, parti qui avait fondé la République, avait commencé à se définir
comme un parti de “centre gauche”. Ceci étant, le “socialisme” dont il était question était en fait un mélange de populisme tiers-mondiste et de radicalisme
républicain. Sans parler de léninisme ou de marxisme, il n’était même pas question d’influence stalinienne (le stalinisme s’est surtout imposé dans les
années 70), car même les anciens cadres du PC avaient une piètre formation. En fait, on attendait du TIP, un parti tout au plus social-démocrate populiste,
qu’il joue un rôle politique de parti socialiste.

Le mouvement socialiste, déconnecté du monde extérieur, avançait en tatonnant, au gré du hasard. Les poèmes de Naz ?m Hikmet et les chants populaires étaient
à la base de la formation des militants. Malgré ces limites intellectuelles, quelques débats pointus, notamment sur la nature et la formation sociale de
l’Empire ottoman et des relations entre le kémalisme et le socialisme, étaient menés dans des cercles limités. Mais le mouvement s’intéressait surtout
à la découverte de solutions radicales à court terme. En fait, la traduction de la littérature socialiste et des classiques du marxisme, limitée jusqu’alors
(en raison de la répression) à quelques brochures, n’a réellement vu le jour qu’à la fin des années 60, avec l’impulsion des événements de 68. Du coup,
une furia de livres sur les révolutions cubaine, vietnamiene ou chinoises a été jetée en pâture à un public avide, mais dépourvue de toute formation de
base.D’ailleurs, même le Manifeste et les autres classiques n’ont été publiés qu’à cette période. L’apprentissage du socialisme s’est donc réalisé dans
l’allégresse de 68, bien des années après la fondation du TIP, dans une ambiance de renaissance révolutionnaire et de radicalisme à court terme. Dans cette
furia, où les choix conscients côtoyaient le hasard, le Traité d’économie marxiste de Mandel et le Trotsky de Deutscher ont été publiés pêle-mêle en même
temps que des livres de Staline ou de Dimitrov.

Le mouvement étudiant fondait à l’époque sa légitimité sur sa défense des idées d’Atatürk, ou plus exactement des idées prêtées à Atatürk (considéré par
beaucoup comme un “leader anti-impérialiste précurseur du socialisme”). Du coup, les étudiants bénéficiaient d’une certaine tolérence devant les tribunaux.
Cette radicalisation du mouvement étudiant, qui n’avait pas encore rompu avec l’idéologie officielle du régime (portant d’une main des poster du Che et
de l’autre ceux d’Atatürk) était parallèle à la montée en puissance du TIP.

Les étudiant de gauche, qui se reconnaissaient jusqu’en 1968 dans le TIP, ont commencé à se radicaliser et à se différencier, sous les influences contradictoires
du maoïsme, du guévarisme ou du foquisme. Il faut noter que la direction du T_P avait sérieusement contribué à l’accomplissement d’une période d’accumulation
primitive de forces de l’organisation socialiste. Mais elle avait été incapable de saisir la problématique de la nouvelle période caractérisée par les
montées du mouvement étudiant et du mouvement ouvrier, ainsi que des mouvements des paysans (qui se manifestaient exceptionnellement çà et là). Elle s’est
repliée sur elle-même. L’invasion de la Tchécoslovaquie a d’ailleurs aboutit à une scission de la vielle direction du T_P : Le leader historique de ce
parti, Aybar, a condamné l’itervention soviétique et s’est isolé du reste des cadres. Le déclin du parti s’est exprimé par un recul électoral en 1969.
L’année suivante, le TIP n’était plus qu’une petite fraction dominée par un groupe stalinien pro-moscovite. A partir de la fin de l’année 1969, le mouvement
socialiste était en fait représenté par la jeunesse radicalisée. 68 avait marqué un point de plus.

Le 68 des étudiants...

Lorsque preque toutes les universités ont été occupées en juin 68, avec des revendications essentiellement scolaires, cela n’a pas provoqué de heurt dans
l’immédiat avec le gouvernement. Le premier slogan utilisé (qui cependant vite disparu) était : “Ni droite ni gauche, boycott des cours !”. Très rapidement,
une vie alternative s’est organisée. Débats, forums, manifestations, chants, etc., ont fondé ce que l’on peut surtout appeler un “état d’esprit commun”.

Le principal point commun entre la tradition de radicalisme républicain et du socialisme, était la défense de la souveraineté nationale contre les puissances
étrangères. La visite au Bosphore de la 6e Flotte américaine a donné lieu en juillet 1968 à des manifestations de protestation de grande envergue. Mais
cela a marqué la rupture avec la tolérence du gouvernement, soucieux de ménager son grand allié d’outre Atlantique. La descente de la police dans les cités
universitaires a fait grimper la tension. Les marins américains ont eu alors les pires difficultés à descendre à terre : la police a été vite débordée
et c’est l’armée qui a dû intervenir pour rétablir l’ordre. C’est aussi à cette époque que l’extrême droite, aussi bien les “barbus” intégristes que les
premiers loups-gris (milices fascistes) ont été poussés par le pouvoir à attaquer la gauche. L’assassinat d’un étudiant par la police allait marquer le
début d’une longue vendetta.

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Le 68 des ouvriers

Avec la création du DISK (syndicat de gauche) le 13 février 1967, par les mêmes syndicalistes qui avaient fondé le T_P 6 ans auparavant jour pour jour (et
dont certains avaient été élus députés en 1965 sur les listes de ce parti), le mouvement ouvrier allait pouvoir se débarasser de la tutelle de la bureaucratie
du Türk-__, la centrale syndicale pro-gouvernementale. Il s’agissait en fait de la rupture de l’aile gauche de cette bureaucratie syndicale : en effet,
même dans les années 70, qui marqueront son apogée, le DISK restera toujours marqué par ces mêmes structures bureaucratiques. Le mouvement ouvrier connaissait
alors à son tour une mutation importante et acquérait une auto-confiance, avec notamment une série de grèves sauvages. La première occupation d’usine à
Istanbul, celle de Derby, un mois après le début de mai 1968, était le début d’un processus historique. L’occupation de l’usine de fer-forgé, l’une des
citadelles de l’époque, la tentative de répression de la police et la défense héroïque des ouvriers et de leurs familles marqua l’histoire du mouvement
ouvrier.

En fait, malgré certaines intersections, la dynamique du mouvement étudiant et celle du mouvement ouvrier suivaient des cours différents. Au fil des visites
des étudiants sur les lieux de grèves, leur slogan favori de l’époque, “jeunesse et armée au coude à coude”, laissait progressivement sa place au slogan
“armée et ouvriers au coude à coude” ! En juin 1970, un peu comme lors du 68 rampant en Italie, le mouvement ouvrier de Turquie réalisait pour la première
fois de son histoire une manifestation de masse contre un projet de loi syndicale répressive : 100 000 ouvriers descendaient dans la rue, s’affontaient
avec la police, érigeaient des barricades. _stanbul était “libéré”. Mais la loi martiale fût proclamée.

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Le 68 des Kurdes

Un autre 68 a été celui des militants socialistes kurdes, qui s’étaient également organisés jusqu’à lors dans le T_P, bénéfiant cependant d’une certaine
autonomie au sein de ce parti, au même titre que les syndicalistes. Juste dans la foulée de 68, les socialistes kurdes ont créé leurs premières organisations
indépendantes des Turcs, les Foyers révolutionnaires de culture d’Orient (DDKO). Ils ont alors sciscionné des Fédérations de clubs d’idées (FKF), qui allaient
donner naissance au fameux Dev-Genç (Jeunesse révolutionnaire, ancêtre de Dev-Yol). Les cadres kurdes de cette époque ont posé les jalons de leurs partis
politiques indépendants des années 70 dans les jôles de la prison de Diyarbak ?r, après l’intervention militaire de 1971. C’est ainsi que la renaissance
kurde est née dans les années 70, sur base de cette prise de conscience nationale historique de différenciation politiquement indépendante des organisations
turques amorcée en 1968. Ajoutons que le PKK n’existait pas encore à l’époque, même sous forme de projet embryonnaire...

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La fin de 68

1968 marquait à la fois l’apogée et le chant de cygne de la montée de la gauche des années 60. Les luttes de fraction sectaires, les chants paysans (surtout
alévis) sur lesquels on avait monté des paroles “de gauche” et les motifs nationaux, ainsi que les valeurs militaristes viriles plutôt que révolutionnaires
ont rapidement étouffé l’ambiance festive mixte des premières semaines de mai 68. En moins de deux ans, la montée du mouvement de masse laissa rapidement
sa place aux groupuscules intolérants qui s’identifiaient avec la révolution et s’excomuniant mutuellement. Au moment de l’ultimatum des généraux, le 12
mars 1971, les eaux révolutionnaires s’étaient retirées depuis belle lurette.

Les mouvements de masse auxquels les étudiants avaient participé activement n’ont pas pour autant contribué à leur maturation politique. Au moment même
où le pays était confronté aux manifestations ouvrières les plus massives de son histoire, les étudiants s’affairaient à fonder des organisations de guérilla
urbaine. L’intervention militaire allait mettre fin de façon sanglante à tout ce processus.

1968 était le fruit de l’accumulation des années 60 et non pas d’une quelconque influence extérieure. En voulant rompre avec la gauche traditionnelle, il
s’est emmêlé les pinceaux, n’ayant pas le bagage et l’expérience politique nécessaire. Il a donc dû payer toute la facture de toute une période et du vieux
monde. L’armée s’est lancé dans une repression sauvage contre la gauche aaprès avoir renversé le gouvernement de droite du premier ministre Demirel (l’actuel
président de la République). Cela n’a pas empêché les députés du parti de Demirel de donner leur aval à la pendaison de trois jeunes leaders du mouvement
étudiants et d’applaudir l’assassinat de dizaines d’autres. Ainsi, la droite turque se consolait, en estimant qu’elle avait pris sa revanche sur le coup
d’Etat de 1960 (perçu comme venant de la gauche), qui avait pendu le premier ministre de droite et deux de ses ministres. Quant aux jeunes militants révolutionnaires,
qui avaient fondé les organisations subversives les plus radicales de l’histoire de la République, ils se défendaient devant les tribunaux et le régime
militariste en vantant les mérites du kémalisme (qu’ils identifiaient à la révolution démocratique bourgeoise) et de la Constitution de 1961...

Les soixante-huitards rescapés ont également été aux avant postes des différents mouvements d’extrême gauche des années 70. Mais au-delà d’un “état d’esprit
commun”, aucune valeur concrète ni même aucune culture commune ne leur servait de ciment. Le sectarisme et l’étroitesse d’esprit hérité de cette époque
et approfondit par leurs successeurs avec l’hégémonie montante du stalinisme a coûté chers à la nouvelle génération révolutionnaire des années 70, qui
a été décimée dans le courant de la lutte contre le fascime et brisé par la répression de la nouvelle dictature militaire de 1980. Le véritable bilan de
cette histoire dramatique, qui a marqué le processus de rupture de la gauche traditionnelle, ne pourra vraiment être tiré qu’avec les luttes à venir du
Parti de la liberté et de la solidarité (ÖDP), où les soixante-huitards sont toujours présents, mais qui repose surtout sur une fusion des rescapés de
la génération des années 70 et de la jeunesse radicalisée des années 90.

L’ÖDP réussira-t-il à devenir un parti de masse, légitime et socialement actif, comme le TIP de 1965 ? Rêussira-t-il à rétablir une nouvelle hégémonie de
l’intelligentsia de gauche ? A devenir un point de référence sociale ? Réussira-t-il à briser (d’abord en son sein) les relations patriarcales ? Pourra-t-il
connaître une croissance dynamique en étant capable de faire face aux crises politiques ? Va-t-il pouvoir donner toute leur place aux jeunes, aux femmes
et aux travailleurs ? Va-t-il être capable d’être une base de masse pour la création d’une contre société ?

Si les luttes de la période à venir nous permettent de donner des réponses positives à ces questions, on pourra alors dire que
Turquie, il y a 25 ans, le coup d’État du général Evren
Il y a vingt-cinq ans, le 12 septembre 1980, les habitants d’Istanbul, d’Ankara et des grandes villes turques étaient réveillés par le fracas des chars. L’armée venait de prendre le pouvoir. La junte dirigée par le général Kenan Evren annonçait son intention de rétablir la stabilité politique avant de rendre plus tard le pouvoir aux civils. Et elle proclamait : « Désormais il n’y aura de place ni pour le communisme, ni pour le fascisme, ni pour le séparatisme, ni pour le sectarisme religieux ». Les principaux dirigeants politiques étaient arrêtés, les partis et les syndicats interdits, des vagues d’arrestations et de procès commençaient.

Le coup d’État n’en était pas moins accueilli avec une satisfaction ouverte à Washington, et seulement un peu plus discrète dans les capitales européennes, satisfaites à la perspective de voir « stabiliser » la Turquie, fut-ce au prix d’une répression violente contre sa population.

Car un des principaux facteurs de préoccupation de la bourgeoisie turque était l’agitation sociale et la combativité d’une classe ouvrière qui, depuis plusieurs années, se montrait décidée à conquérir ses droits.

Durant les décennies 1960 et 1970, cette combativité s’était manifestée par de nombreuses grèves, mais aussi par le renforcement d’une centrale syndicale, la Disk, moins inféodée au patronat que la vieille confédération Türk-Is. Elle se heurtait à la résistance acharnée du patronat, appuyé par l’appareil d’État, ayant fréquemment recours à la police ou à des milices, souvent constituées avec le secours de militants d’extrême droite et la complicité des gouvernements et de l’État. En juin 1970, l’interdiction de la Disk montra les limites de la tolérance de la bourgeoisie à l’égard d’un mouvement syndical un tant soit peu indépendant. La classe ouvrière y répondit par les deux grandes journées de manifestations et de grèves des 15 et 16 juin 1970, qui ne cessèrent que parce que les dirigeants de la Disk eux-mêmes appelèrent les travailleurs d’ Istanbul à cesser leur protestation.

La combativité ne cessa pas pour autant de se développer, notamment à partir de la seconde moitié des années soixante-dix. Le 1er mai 1977, la fusillade de la place Taksim à Istanbul, qui fit 37 morts parmi les centaines de milliers de manifestants ouvriers, tenta d’y mettre un coup d’arrêt. Malgré cela les conflits sociaux continuèrent à se développer, auxquels répondirent souvent des actions de l’extrême droite, de la police ou même de l’armée, avant d’arriver au coup d’État.

C’est une pesante répression qui s’abattit sur le pays. En deux ans, des centaines de milliers de personnes furent arrêtées et plus de 98000 jugées, 21700 condamnées à des peines de prison, cinquante exécutées à l’issue de procès politiques. La constitution promulguée par les militaires en 1982 instaura un système électoral éliminant tout parti qui n’obtient pas 10% des voix à l’échelle nationale. Sur le plan social, elle soumit le droit de grève à toute une série de procédures pour le limiter, accroissant du même coup le caractère bureaucratique des syndicats et leur pouvoir sur les travailleurs.

C’est dans ces conditions que, dans les années suivantes, les militaires s’effacèrent quelque peu de la scène, même si une sorte de super-gouvernement réunissant l’état-major, le chef du gouvernement et le chef de l’État, continue périodiquement à se réunir sous le nom de « Conseil national de Sécurité » (MGK en turc).

Le nouveau régime n’a réussi, ni à empêcher vraiment les luttes ouvrières, qui ont resurgi dès 1986-1987, ni même à instaurer une véritable stabilité, la vie politique turque étant marquée par les crises à répétition, la corruption, mais aussi les vagues de panique financière. Malgré tout, la Turquie est considérée par les dirigeants américains ou européens comme ayant un régime stable, où les capitaux peuvent être en sécurité, et cela explique que le grand patronat européen soit largement favorable à son entrée dans l’Union, malgré les objections avancées parfois sur le caractère « non démocratique » du régime.

Mais au fond, le régime turc d’aujourd’hui est fils du coup d’État de 1980 à peu près comme celui de la cinquième République en France est fils du coup d’État de De Gaulle en 1958. Si le pouvoir n’est pas plus démocratique à Ankara qu’à Paris, il n’est pas sûr qu’il le soit moins...

André FRYS

Turquie

Chronologie :

 1947 : la Turquie fait partie du bloc de l’ouest. En 1947, 10 millions de dollars de crédits ont été accordés sous le slogan de l’ « aide » à la Turquie. Sous l’égide de la doctrine Truman de « guerre froide », une aide militaire a été accordée et le Plan Marshall, accord de collaboration économique, a suivi en 1948. La participation de la Turquie au bloc pro-US ne s’est pas démentie jusqu’à la fin de la politique des blocs.
 1950, le pouvoir met en place la centrale Türk-Is comme médiateur obligatoire entre les ouvriers et le patronat. La « politique économique » de Menderes se propose de développer le capitalisme et l’industrie en Turquie, en accroissant la dépendance des USA et l’exploitation de la classe ouvrière.
 1960 : coup d’Etat militaire
 1961, fondation par des syndicalistes du Parti ouvrier de Turquie (TIP, parti de gauche réformiste qui reconnaît la revendication kurde)
 1963, l’occupation de l’usine d’allumettes Kavel marque les débuts de la lutte des classe et les travailleurs obtiennent le droit légal de faire grève.
 13 février 1967, suite à une montée des grèves dans les années 60, un syndicat indépendant du pouvoir, la DISK, est fondé.
 1968 : montée des luttes et de la contestation, dans la jeunesse (en juin) puis dans la classe ouvrière. La première occupation d’usine à Istanbul, celle de l’usine de pneus Derby, un mois après le début de mai 1968, était le début d’un processus historique. L’occupation de l’usine de fer-forgé, l’une des citadelles de l’époque, la tentative de répression de la police et la défense héroïque des ouvriers et de leurs familles marqua l’histoire du mouvement ouvrier. L’armée intervient pour rétablir l’ordre.
 1969, fondation de la « Dev-Genc » (Fédération des étudiants révolutionnaires, ancêtre de Dev-Yol), qui regroupe des tendances maoïstes, castristes et trotskistes et affirme le droit du peuple kurde à la lutte armée. En même temps, les luttes ouvrières continuent de se développer. En 1969, de la compagnie Singer, de l’Alkpagut tar et, la même année, de l’usine de produits d’entretien Demirdokum ; en 1970 de la compagnie Sungurlu Steel, de l’usine de savon Citi, de l’usine textile Kilimsan
 juin 1970, manifestation de masse contre un projet de loi syndicale répressive : 100 000 ouvriers descendaient dans la rue, s’affrontaient avec la police, érigeaient des barricades. La Disk est interdite et des manifestations de protestation contre cette interdiction ont lieu les 15 et 16 juin. La Disk appelle à cesser les manifestions, démobilisant les militants. Le mouvement kurde se développe.
 12 mars 1971, coup d’Etat militaire : des officiers renversent Demirel et installent la loi martiale. Pendant des années, des milliers d’opposants et de syndicalistes sont assassinés par des milices payées et armées par le patronat et l’Etat, des fascistes, des éléments des forces armées et policières.
 1er mai 1977, fusillade de la place Taksim à Istanbul (37 morts parmi les centaines de milliers de manifestants ouvriers). En deux ans, des centaines de milliers de personnes furent arrêtées et plus de 98000 jugées, 21700 condamnées à des peines de prison, cinquante exécutées à l’issue de procès politiques.
 de 1979 à 1983, les prix sont multipliés par 12, les salaires par 8 seulement. La baisse des salaires réels est très forte dans les années 1980.
 janvier 1980, plan gouvernemental soi-disant « contre l’inflation » : restriction du crédit, diminution des investissements publics, blocage des salaires.
 février 1980, le complexe agro-industriel d’Izmir licencie des militants actifs et provoque la mobilisation des travailleurs, qui occupent les locaux. C’est l’intervention de l’armée, de l’extrême droite qui agit en force supplétive du pouvoir d’État et des patrons, en pratiquant l’assassinat de syndicalistes et de militants d’extrême gauche.
 de janvier à septembre 1980, 2 000 personnes sont ainsi assassinées.
 12 septembre 1980, coup d’État du général Evren. Les organosations syndicales et politiques sont interdites pendant trois ans. Les militants sont arrêtés et emprisonnés. En deux ans, des centaines de milliers de personnes furent arrêtées et plus de 98000 jugées, 21700 condamnées à des peines de prison, cinquante exécutées à l’issue de procès politiques. La constitution promulguée par les militaires en 1982 instaura un système électoral éliminant tout parti qui n’obtient pas 10% des voix à l’échelle nationale. Sur le plan social, elle soumit le droit de grève à toute une série de procédures pour le limiter, accroissant du même coup le caractère bureaucratique des syndicats
 1983, la langue kurde est interdite jusque dans les discussions privées.
 1986-1987 : reprise des grèves ouvrières
 printemps 1989, vague de grèves et de manifestations, avec une grosse mobilisation des travailleurs du secteur public, notamment ceux des chantiers navals.
 en 1990-1991, une seconde vague de grève, en, particulier dans les mines, contraint les patrons à céder des augmentations allant de 150 à 250 %
 1994, la crise économique plonge à nouveau les salaires vers le bas.
 1998, les métallurgistes de Renault et Tofas (filiale de Fiat) entrent en lutte aussi bien contre leur patron que contre le syndicat Metal-Is, filiale de Türk-Is (la plus importante confédération) qui a accepté une augmentation des salaires de 43 %, alors que l’inflation annuelle est de l’ordre de 100 %.
 1999, contre le recul de l’âge de la retraite et la baisse du pouvoir d’achat, des manifestations qui regroupent des centaines de milliers de travailleurs.
 février 2001, crise économique et dévaluation de la livre.

Extraits d’un rapport du DHKP-C :

« Après les années 50, la classe ouvrière a commencé à se développer à la suite de l’approfondissement des relations néocolonialistes, du mode de production capitaliste et de l’exode rural.

Avec le développement rapide de l’industrie de la construction après 1963, des changements se sont avérés possibles dans la structure démocratique de la Turquie. Même s’ils étaient spontanés au départ, ils étaient l’amorce d’un caractère de classe.

L’occupation par les travailleurs de l’usine d’allumettes de Kavel en 1963 joue un rôle important dans l’histoire de la classe ouvrière turque. A travers cette lutte de résistance, les ouvriers ont obtenu le droit légal de faire grève.

En 1968, occupation de l’usine de pneus Derby ; en 1969, de la compagnie Singer, de l’Alkpagut tar et, la même année, de l’usine de produits d’entretien Demirdokum ; en 1970 de la compagnie Sungurlu Steel, de l’usine de savon Citi, de l’usine textile Kilimsan ; en 1976, résistance et occupation de la fabrique de produits d’entretien Profilo.. Ces occupations de compagnies et d’usines étaient des luttes pour devenir membre du Disk (Confédération syndicale des ouvriers révolutionnaires) fondé le 13 février 1967.

Les 15 et 16 juin 1970 : la première réaction de classe de la classe ouvrière turque
La lutte de résistance la plus importante dans l’histoire de la classe ouvrière en Turquie est celle des 15 et 16 juin 1970. Pour empêcher le renforcement du DISK et mettre fin au développement de l’opposition ouvrière, pour mettre en garde une classe ouvrière qui échappait à son contrôle, la classe au pouvoir a voulu modifier les lois de la grève et les conventions collectives. Ces changements avaient été préparés par le Parlement. Pour la première fois, la classe ouvrière turque a eu une réaction de classe et a entamé une grande résistance.

Le rôle des syndicats réformistes et jaunes, qui voulaient empêcher la résistance des 15 et 16 juin, a été important dans tout le pays. Le dirigeant du DISK, Kemal Turkler, voulant que les ouvriers retournent à leur travail, a désigné les jeunes révolutionnaires comme des provocateurs pour arrêter les ouvriers. Dans cette lutte, les classes au pouvoir ainsi que les réformistes et les négociateurs ont tout fait pour détourner la lutte des ouvriers de la lutte révolutionnaire.

Une des cibles du gouvernement nationaliste de front était TARIS et ses travailleurs. TARIS était une usine de transformation de produits agricoles dont les dirigeants étaient élus parmi les propriétaires. Pendant cette période, elle était principalement entre les mains des forces démocratiques. Le 22 janvier 1980, elle a été occupée par les forces armées sous prétexte d’une perquisition. En réaction, les travailleurs ont occupé l’entreprise. A Izmir, la population du bidonville autour des entreprises, soutenue en cela par les étudiants et les familles des travailleurs, a entamé une résistance acharnée.

Mais la résistance a été détruite par les efforts de la direction du DISK. Avec la prise du pouvoir par la junte le 12 septembre 1980, une nouvelle guerre a débuté contre le peuple. Les classes dirigeantes ont jeté en prison toutes les forces révolutionnaires et démocratiques du peuple travailleur pour arrêter la lutte révolutionnaire et se sauver eux-mêmes de la crise. En interdisant toutes les institutions démocratiques, le DISK et tous syndicats dépendants et révolutionnaires, la junte a tenté de créer un être humain d’un type uniforme. Dans l’intérêt de l’impérialisme et de ses collaborateurs, il fallait que le peuple se soumette. Tous les droits et libertés du peuple ont été bafouées. Dans les conventions collectives, on expliquait que les hauts salaires nuisent à l’économie du pays, et les salaires ont été gelés. Les grèves ont été interdites. Des milliers de travailleurs qui étaient en grève ont été contraints de retourner à leur travail. Leurs dirigeants ont été arrêtés et emprisonnés.

Après le 12 septembre, ce sont les révolutionnaires qui ont été arrêtés les premiers et jetés en prison. Les classes dirigeantes et les généraux ont lancé de grands cris de victoire. Mais la résistance des prisonniers de Devrimci Sol a donné le signal de ne pas se soumettre. Cette perspective idéologique et la force de la résistance se sont reflétées en dehors des prisons.

En 1984, avec la nouvelle loi sur les prisons, la plupart des travailleurs n’avaient pas d’autre choix que de rejoindre le syndicat d’Etat Turk-Is à cause des entraves à la formation de nouveaux syndicats. A ce moment, les révolutionnaires ont à nouveau pénétré le terrain syndical avec de petites institutions indépendantes. Ils ont tenté de créer une alternative révolutionnaire à Turk-Is. Mais les syndicats mis en place pendant cette période n’ont pas pu acquérir la forme d’associations et n’ont pas pu développer une force pour utiliser les conventions collectives d’une manière utile. Pendant la même période, les opportunistes, révisionnistes et réformistes n’ont pas réussi à démontrer qu’ils étaient une force effective en tentant de changer la direction de Turk-Is sous le slogan d’une lutte unie au sein de Turk-Is.

Après le coup d’Etat du 12 septembre 1980, l’extrême gauche participe à l’organisation de la grève chez Migros, contre le Sabanci and Koc Holding, le plus grand holding de Turquie. Elle a joué un rôle important pour surmonter le silence de la classe ouvrière, la répression arbitraire après le 12 septembre et pour déjouer les lois répressives.

Des comités de travailleurs ont été créés durant la campagne contre les attaques impérialistes menées contre les peuples du Moyen-Orient. Durant cette campagne, les travailleurs ont organisé des manifestations de masse.

La grève générale du 3 janvier 1991

La grève générale du 3 janvier 1991 a été une nouvelle victoire dans la lutte de classe. En faisant usage de sa force de production, la classe ouvrière a condamné le Turk-Is qui soutenait la junte et la constitution fasciste de la junte. Le 3 janvier 1991, le DHKP-C et le Mouvement Révolutionnaire des Travailleurs ont appelé les travailleurs, les fonctionnaires, les étudiants, les petits commerçants, le peuple entier à participer à une grève générale.
Le 3 janvier, des manifestations de masse et des meetings ont été organisés. Les petits commerçants ont fermé leurs boutiques. Les femmes sont descendues dans la rue. 95% des fonctionnaires des communes ont participé ainsi que 100% des syndicats dans lesquels le Mouvement Révolutionnaire des Travailleurs est organisé.

La résistance de Maga Deri

Du 25 février au 29 mai 1991, les travailleurs de l’entreprise Maga Deri ont décidé de faire grève pour leurs salaires et pour leurs droits sociaux. Mais le gouvernement a décidé de dissoudre la grève en l’interdisant pour une décennie. Le propriétaire de l’entreprise Maga Deri, Ali Sen, a viré 535 travailleurs.

Le 25 février, les travailleurs ont occupé l’entreprise. L’occupation a duré 75 jours. Pendant la résistance, Devrimci Sol a détruit l’hélicoptère d’Ali Sen. Conscient des dimensions de la résistance, Ali Sen a rencontré les revendications des travailleurs et a signé un contrat avec le syndicat. Alors que beaucoup d’autres actes de résistance et de grève dans d’autres entreprises n’obtiennent pas de résultats positifs, les travailleurs de Maga Deri ont obtenu la victoire en résistant et en recourant à la violence révolutionnaire.

Le DHKP-C et le Devrimci Memur Harekti (Mouvement Révolutionnaire des Fonctionnaires)

Le DHKP-C a organisé le Mouvement Révolutionnaire des Fonctionnaires. Les fonctionnaires, qui n’avaient pas le droit de s’unir dans des syndicats, ont formé
le Syndicat des fonctionnaires révolutionnaires et se sont mis en grève. Ils se sont battus pour une loi syndicale. Ils ont rejeté la loi proposée par l’Etat et qui ne prévoyait pas le droit de grève et de conventions collectives.

Le soutien à la lutte dans les prisons

Les unions du Mouvement Révolutionnaire des Travailleurs et du Mouvement Révolutionnaire des Fonctionnaires ont soutenu la grève de la faim au finish des prisonniers révolutionnaires en 1996. Dans les usines où ils sont organisés, ils ont mené des actions qui ont conduit à des arrêts de travail. En offrant douze martyrs à la génération des prisonniers révolutionnaires, ils ont écrit une page d’histoire. Ils ont fait plier l’oligarchie et la victoire est revenue aux prisonniers. Vingt syndicalistes ont participé à cette grève de la faim. »

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