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Que s’est-il passé le 14 juillet ?

dimanche 14 juillet 2013, par Robert Paris

Le mythe du 14 juillet

LA PRISE DE LA BASTILLE

Dès le matin du 14, l’attention de l’insurrection parisienne s’était dirigée sur la Bastille, – cette sombre forteresse aux tours épaisses et formidables de hauteur, qui se dressait au milieu des maisons d’un quartier populeux, à l’entrée du faubourg Saint-Antoine. Les historiens sont encore à se demander, qui dirigea l’attention du peuple de ce côté, et quelques-uns ont prétendu que ce fut le Comité permanent de l’Hôtel-de-Ville qui voulut donner un objectif à l’insurrection, en la lançant contre cet emblème de la royauté. Rien ne confirme cependant cette supposition, tandis que plusieurs faits importants la contredisent. C’est plutôt l’instinct populaire qui comprit dès le 12 ou le 13 que, dans le plan de la Cour, d’écraser l’insurrection parisienne, la Bastille devait jouer un rôle important ; il décida, par conséquent, de s’en emparer.

En effet, on sait qu’à l’ouest, la Cour avait les trente mille hommes de Besenval, campés sur le Champ de Mars ; et à l’est, elle avait pour appui les tours de la Bastille, dont les canons étaient braqués sur le faubourg révolutionnaire de Saint-Antoine et sa rue principale, ainsi que sur cette autre grande artère, la rue Saint-Antoine, qui mène à l’Hôtel de Ville, au Palais-Royal et aux Tuileries. L’importance de la Bastille n’était ainsi que trop évidente, et dès le matin du 14, disent les « Deux Amis de la Liberté », « ces mots : À la Bastille !volaient de bouche en bouche d’une extrémité de la ville à l’autre (1). »

Il est vrai que la garnison de la Bastille ne comptait que 114 hommes, dont 84 invalides et 30 Suisses, et que le gouverneur n’avait rien fait pour l’approvisionner ; mais cela prouve seulement que la possibilité d’une attaque sérieuse de la forteresse était repoussée comme absurde. Cependant le peuple savait que les conspirateurs royalistes comptaient sur la forteresse, et il apprit par les habitants du quartier que des provisions de poudre avaient été transportées dans la nuit du 12 au 13, de l’arsenal à la Bastille. On s’aperçut aussi que le commandant, le marquis de Launey, avait déjà mis, dès le matin du 14, ses canons en position, pour pouvoir tirer sur le peuple s’il se portait en masse vers l’Hôtel de Ville.

Il faut dire aussi que le peuple avait toujours eu en haine les prisons : Bicêtre, le donjon de Vincennes, la Bastille. Pendant les émeutes de 1783, lorsque la noblesse protesta contre les emprisonnements arbitraires, le ministre Breteuil se décida à abolir l’incarcération à Vincennes ; alors ce donjon fameux fut transformé en un magasin à blé, et pour flatter l’opinion publique, Breteuil permit de visiter les terribles oubliettes. On parla beaucoup, dit Droz (2), des horreurs que l’on put voir alors, et, comme de raison, on dut se dire qu’à la Bastille ce devait être encore pire.

En tout cas, il est certain que dès le 13 au soir quelques coups de fusil furent déjà échangés entre des détachements de parisiens armés qui passaient près de la forteresse et ses défenseurs, et que le 14, dès les premières heures de la matinée, les foules, plus ou moins armées, qui avaient circulé dans Paris pendant toute la nuit précédente, commencèrent à se masser dans les rues menant à la Bastille. Déjà, pendant la nuit le bruit avait couru que les troupes du roi s’avançaient du côté de la barrière du Trône, dans le faubourg Saint-Antoine, et les foules se portaient vers l’est et barricadaient les rues au nord-est de l’Hôtel de Ville.

Une heureuse attaque de l’Hôtel des Invalides par le peuple lui permit de s’armer et de se procurer des canons. En effet, dès la veille, des bourgeois, délégués par leurs districts, s’étaient présentés à l’Hôtel des Invalides pour demander des armes, en disant que leurs maisons étaient menacées de pillage par les brigands, et le baron de Besenval, commandant des troupes royales à Paris, qui se trouvait aux Invalides, promit d’en demander l’autorisation au maréchal de Broglie. L’autorisation n’était pas encore arrivée, lorsque, le 14, vers sept heures du matin, – alors que les invalides, commandées par Sombreuil, étaient à leurs pièces de canon, la mèche à la main, prêts à faire feu, – une foule de sept à huit mille hommes déboucha soudain, au pas de course, des trois rues voisines. Elle traversa « en moins de rien », en s’aidant les uns les autres, le fossé de huit pieds de profondeur et de douze pieds de large qui entourait l’esplanade de l’Hôtel des Invalides, envahit l’esplanade et s’y empara de douze pièces de canon (de 24, de 18 et de 10) et d’un mortier. Les invalides, déjà pénétrés d’un « esprit séditieux », ne se défendirent pas, et la foule, se répandant partout, eut bientôt pénétré dans les souterrains et dans l’église, où se trouvaient cachés les 32.000 fusils, ainsi qu’une certaine quantité de poudre (3). Ces fusils et ces canons servirent le même jour à la prise de la Bastille. Quant à la poudre, le peuple, dès la veille, en avait déjà arrêté trente-six barils qui allaient être expédiés à Rouen ; ils furent transportés à l’Hôtel de Ville, et toute la nuit on distribua la poudre au peuple qui s’armait.

L’enlèvement des fusils aux Invalides par la foule se faisait très lentement : on sait qu’il n’était pas encore terminé à deux heures. On aurait eu donc tout le temps voulu pour amener la troupe et disperser le peuple, d’autant plus que de l’infanterie, de la cavalerie et même de l’artillerie étaient stationnées tout près, à l’École militaire et au Champ de Mars. Mais les officiers de ces troupes n’avaient pas confiance en leurs soldats et puis ils devaient hésiter eux-mêmes devant cette multitude innombrable de personnes de tout âge et de tout état, dont plus de 200.000 inondaient les rues depuis deux jours. Les faubourgs, armés de quelques fusils, de piques, de marteaux, de haches ou bien de simples gourdins, étaient en effet descendus dans la rue, et les foules se pressaient sur la place Louis XV (aujourd’hui de la Concorde), aux alentours de l’Hôtel de Ville et de la Bastille et dans les rues intermédiaires. – La bourgeoisie parisienne fut elle-même saisie de terreur en voyant ces masses de gens armés dans la rue.

Apprenant que les abords de la Bastille étaient envahis par les foules, le Comité permanent de l’Hôtel de Ville, dont nous avons parlé plus haut, envoya, dès le matin du 14, des parlementaires vers le gouverneur de la forteresse, de Launey, pour le prier de retirer les canons braquées sur les rues, et de ne commettre aucune hostilité contre le peuple ; en retour, le Comité, usurpant des pouvoirs qu’il n’avait pas, promettait que le peuple « ne se porterait contre la place à aucune entreprise fâcheuse ». Les délégués furent très bien reçus par le gouverneur et s’attardèrent même jusque près de midi à déjeuner chez lui. De Launey cherchait probablement à gagner du temps, en attendant des ordres précis de Versailles qui ne lui arrivaient pas, puisqu’ils avaient été interceptés dans la matinée par le peuple. Comme tous les autres chefs militaires, de Launey entrevoyait qu’il lui serait difficile de résister au peuple de Paris, descendu en masse dans les rues, et il temporisait. Pour le moment, il fit retirer les canons de quatre pieds en arrière, et pour que le peuple ne les vit pas à travers les embrasures, il y fit poser des clanches de bois.

De son côté, vers midi, le district de Saint-Louis-la-Culture envoya deux délégués, parler en son nom au gouverneur ; l’un d’eux, l’avocat Thuriot de la Rozière, obtint du marquis de Launey la promesse qu’il ne ferait pas tirer si on ne l’attaquait pas. Deux nouvelles députations furent envoyées au gouverneur par le comité permanent, vers une heure et vers trois heures ; mais elles ne furent pas reçues. L’une et l’autre demandaient au gouverneur de remettre la forteresse à une milice bourgeoise qui la garderait conjointement avec les soldats et les suisses.

Heureusement, tous ces compromis furent déjoués par le peuple qui comprit parfaitement qu’il lui fallait coûte que coûte s’emparer de la Bastille. Maître des fusils et des canons des Invalides, son enthousiasme montait toujours. Les foules envahissaient les rues voisines de la Bastille, ainsi que les cours qui environnaient la forteresse. Bientôt la fusillade s’engageait entre les assaillants et les invalides postés sur les remparts. Pendant que le Comité permanent cherchait à arrêter l’ardeur du peuple et faisait ses arrangements pour proclamer en place de Grève que M. de Launey avait promis de ne pas tirer, si on ne l’attaquait pas, les foules, en criant : Nous voulons la Bastille ! Bas les ponts !se poussaient vers la forteresse. On dit que lorsqu’il aperçut du haut des murs, le faubourg Saint-Antoine et les rues voisines, toutes noires de monde, marchant contre la Bastille, le gouverneur, qui y était monté avec Thuriot, faillit s’évanouir. Il paraît même qu’il fut sur le point de rendre la forteresse sur le champ au comité de la milice, mais que les Suisses s’y opposèrent (4).

Les premiers ponts-levis de cette partie extérieure de la Bastille qui s’appelait l’Avancée, furent bientôt abattus, grâce à un de ces actes d’audace de quelques-uns, qui toujours se produisent en pareille occasion. Huit ou dix hommes, aidés par un gaillard de haute taille et robuste, l’épicier Pannetier, profitèrent d’une maison adossée au mur extérieur de l’Avancée pour escalader ce mur ; alors ils le suivirent, montés à califourchon, jusqu’à un corps de garde placé près du petit pont-levis de l’Avancée, et de là, ils sautèrent dans la première cour de la Bastille proprement dite – la cour du Gouvernement, dans laquelle était située la maison du gouverneur. Cette cour était inoccupée, les invalides étant rentrés avec de Launey dans la forteresse même, après le départ de Thuriot. A coups de hache, les huit ou dix hommes descendus dans cette cour baissèrent d’abord le petit pont-levis de l’Avancée, en en brisant la porte, puis le grand, et plus de 300 hommes se précipitèrent dans la cour du Gouvernement, courant vers les deux autres ponts-levis, le petit et le grand, qui servaient à traverser le large fossé de la forteresse même. Ces deux ponts, bien entendu, étaient levés..

Ici se place l’incident qui porta la fureur de la population parisienne à son comble et qui coûta ensuite la vie à de Launey. Lorsque la foule envahit la cour du gouvernement, les défenseurs de la Bastille se mirent à tirer dessus, et il y eut même une tentative de relever le grand pont-levis de l’Avancée, pour empêcher la foule d’évacuer la cour du Gouvernement et de la faire prisonnière ou de la massacrer (5). Ainsi, juste au moment où Thuriot et Corny annonçaient, place de la Grève, que le gouverneur avait promis de ne pas tirer, la cour du Gouvernement était balayée par le feu de mousqueterie des soldats postés sur les remparts, et le canon de la Bastille lançait ses boulets dans les rues voisines. Après tous les pourparlers qui avaient lieu dans la matinée, ce feu ouvert sur le peuple fut évidemment interprété comme un acte de trahison de la part de de Launey, que le peuple accusa d’avoir lui-même fait descendre les deux premiers ponts-levis de l’Avancée, afin d’attirer la foule sous le feu des remparts (6).

Il était environ une heure à ce moment. La nouvelle que les canons de la Bastille tiraient sur le peuple se répandit dans tout Paris, et elle eut un double effet. Le Comité permanent de la milice parienne s’empressa d’envoyer une nouvelle députation vers le commandant, pour lui demander s’il était disposé à recevoir dans cette place un détachement de la milice, qui garderait la Bastille de concert avec les troupes. Mais cette députation ne parvint pas jusqu’au commandant, puisqu’une fusillade nourrie continuait tout le temps entre les invalides et les assaillants, qui, blottis le long de quelques murs, tiraient, surtout sur les soldats desservant les canons. D’ailleurs le peuple comprenait que les députations du Comité ne faisaient qu’empêcher l’assaut : « une députation n’est plus ce qu’ils veulent ; c’est le siège de la Bastille ; c’est la destruction de cette horrible prison ; c’est la mort du gouverneur qu’ils demandent à grands cris », vinrent rapporter les députés.

Cela n’empêcha pas le Comité de l’Hôtel de Ville d’envoyer une troisième députation, M. Ethis de Corny, procureur du roi et de la ville, et plusieurs citoyens furent chargés encore une fois de refroidir l’élan du peuple, d’enrayer l’assaut et de parlementer avec de Launey, afin qu’il reçût dans la forteresse une milice du Comité. L’intention d’empêcher le peuple de se rendre maître de la Bastille était évidente (7).

Quant au peuple, dès que la nouvelle de la fusillade se répandit dans la ville, il agit, sans ordres de personne, guidé par son instinct révolutionnaire. Il amena à l’Hôtel de Ville les canons dont on s’était emparé aux Invalides, et vers trois heures, lorsque la députation de Corny revenait rendre compte de son échec, elle rencontra environ trois cents gardes-françaises et une quantité de bourgeois armés, commandés par un ancien soldat, Hulin. Ils marchaient à la Bastille, suivis des cinq pièces de canon. A ce moment, la fusillade durait déjà depuis plus de trois heures. Le peuple ne se laissait pas décourager par le grand nombre de tués et de blessés (8) et continuait le siège, ayant recours à différents expédients ; ainsi on amena deux charrettes de paille et de fumier pour faire un rideau de fumée qui faciliterait l’assaut des portes d’entrée (au petit et au grand pont-levis). Les bâtiments de la cour du Gouvernement avaient été déjà incendiés.

Les canons arrivaient juste au bon moment. On les traîna dans la cour du Gouvernement et ils furent placés en face des ponts-levis et des portes, à 30 mètres seulement de distance.

On imagine facilement l’effet que ces canons, aux mains du peuple, durent produire sur les assiégés ! Il était évident que les ponts-levis devraient bientôt tomber et que les portes seraient enfoncées. La foule, toujours plus menaçante, affluait en nombres toujours croissants.

Alors il arriva un moment où les défenseurs comprirent que résister plus longtemps serait se vouer à un massacre certain. De Launey se décida à capituler. Les invalides, voyant que jamais ils n’auraient raison de tout Paris, venu les assiéger, conseillaient la capitulation depuis quelque temps, et vers quatre heures ou entre quatre et cinq heures le commandant fit arborer le drapeau blanc et battre la chamade – c’est-à-dire l’ordre de cesser le feu et de descendre des tours.

La garnison capitulait et demandait le droit de sortir en gardant ses armes. Il se peut que Hulin et Élie, placés en face du grand pont-levis, l’acceptèrent en leur nom, mais le peuple n’en voulait pas entendre parler. Le cri de Bas les ponts !retentissait avec fureur. Alors, à cinq heures, le commandant fit passer à travers une meurtrière, près du petit pont-levis, un billet conçu en ces termes : « Nous avons vingt milliers de poudre ; nous ferons sauter le quartier et la garnison, si vous n’acceptez pas la capitulation. » Pensait-il donner suite à cette menace, que la garnison ne l’aurait jamais permis, et le fait est que de Launey donna lui-même la clef pour faire ouvrir la porte du petit pont-levis... Immédiatement le peuple envahit la forteresse, désarma les suisses et les invalides et s’empara de de Launey, qui fut traîné à l’Hôtel de Ville. Pendant le trajet, la foule, furieuse de sa trahison, l’insultait de toute façon : il faillit vingt fois être tué, malgré les efforts héroïques de Cholat et d’un autre (9) qui le protégeaient de leurs corps. Il leur fut arraché des mains à quelques centaines de pas de l’Hôtel de Ville, et décapité. De Hue, le commandant des suisses, sauva sa vie en déclarant qu’il se rendait à la Ville et à la Nation et en buvant à elles ; mais trois officiers de l’état-major de la Bastille et trois invalides furent tués. Quant à Flesselles, le prévôt des marchands, qui était en relations avec Besenval et la Polignac, et qui avait – à ce qu’il ressort d’un passage d’une de ses lettres – bien d’autres secrets à cacher, très compromettants pour la reine, il allait être exécuté par le peuple, lorsqu’un inconnu le tua d’un coup de pistolet. L’inconnu pensa-t-il que les morts seuls ne parlent pas ?

Dès que les ponts de la Bastille avaient été baissés, la foule, se précipitant dans les cours, s’était mise à fouiller la forteresse pour libérer les prisonniers ensevelis dans les oubliettes. Elle s’attendrissait et versait des larmes à la vue de ces fantômes, sortis de leurs cachots, ahuris par la vue de la lumière et par le son de tant de voix qui les acclamaient ; elle promenait en triomphes ces martyrs du despotisme royal dans les rues de Paris. Bientôt toute la ville fut en délire, en apprenant que la Bastille était aux mains du peuple, et redoubla d’ardeur pour garder sa conquête. Le coup d’État de la Cour était manqué.

C’est ainsi que commença la Révolution. Le peuple remportait sa première victoire. Il lui fallait une victoire matérielle de ce genre. Il fallait que la Révolution soutînt une lutte et qu’elle en sortît triomphante. Il fallait que le peuple prouvât sa force, afin d’imposer à ses ennemis, de réveiller les courages en France, et de pousser partout à la révolte, à la conquête de la liberté.

(1) Déjà dans plusieurs cahiers, les électeurs avaient demandé « que la Bastille s’écroule et s’abîme ». (Cahiers des Halles ; aussi ceux des Mathurins, des Cordeliers, du Sépulcre, etc., cités par Chassin, Les Élections et les cahiers de Paris,t. II, p. 449 et suiv.) Les électeurs avaient raison, puisque, lors de l’affaire Réveillon, l’ordre avait été donné d’armer la Bastille. Aussi, dans la nuit du 30 juin, on parla déjà de s’emparer de cette forteresse. (Récit de l’élargissement... des gardes-françaises, cité par Chassin, p. 452, note.)
(2) Droz, Histoire du règne de Louis XVI,t. I, p. 417.
(3) Je suis ici la lettre du comte de Salmour, ainsi que Mathieu Dumas, cités par M. Flammermont.
(4) Lettre de De Hue à ses frères, texte allemand, cité par Flammermont, p. CXCVIII, note.
(5) Cette tentative fut faite – on affirme aujourd’hui – non sur les ordres de de Launey, mais spontanément par quelques invalides, qui étaient sortis pour acheter des provisions et qui rentraient. Acte fort improbable, ce me semble, de la part de trois ou quatre soldats perdus au milieu de la foule. Et puis – à quoi bon emprisonner cette foule, à moins de vouloir s’en servir comme d’otages contre le peuple ?
(6) Diverses explications ont été données de cette ouverture soudaine des hostilités. Comme le peuple qui avait envahi la cour de l’Orme et la cour du Gouvernement s’était mis à piller la maison du commandant et celles qu’habitaient les invalides, c’est cela qui aurait décidé les défenseurs de la Bastille à ouvrir le feu. Cependant, pour des militaires, la prise d’assautde l’Avancée, – qui donnait au peuple accès jusqu’aux ponts-levis de la forteresse, et jusqu’à ses portes mêmes, – était déjà une raison suffisante. Mais il est possible aussi que l’ordre de défendre la Bastille jusqu’à la dernière extrémité fût transmis à ce moment à de Launey. On sait qu’un de ces ordres fut intercepté, ce qui ne prouve pas que quelque autre ordre ne lui fût parvenu. On souçonne même qu’en effet, de Launey reçut cet ordre.
(7) « Ils étaient chargés d’engager tous ceux qui se trouvaient aux environs de la Bastille à se retirer dans leurs districts respectifs afin d’y recevoir promptement leur admission dans la milice parisienne ; de rappeler à M. de Launey la promesse qu’il avait donnée à M. Thuriot de la Rozière et à M. Bellon... » (Flammermont, l.c.,p. CLVIII.) Arrivée dans la cour de l’Avancée, qui était remplie de gens armés de fusils, de haches, etc., la députation parla aux invalides. Ceux-ci demandèrent, évidemment, que le peuple se retirât d’abord de la cour du Gouvernement, sur quoi la députation d’engager le peuple à se retirer. (Cf. Boucheron, cité par Flammermont, p. CCXIV, note.) Heureusement le peuple se garda bien d’obtempérer à leurs désirs. Il continua l’assaut. Il comprit si bien qu’il n’était plus temps de parlementer, qu’il maltraita ces messieurs de la députation ; on, parla même de les tuer comme des traitres (Boucheron, l.c., p. CCXVI, note, et Procès-Verbal des Électeurs).
(8) 83 tués sur place, 15 morts de leurs blessures, 13 estropiés, 60 blessés.
(9) N’était-ce pas Maillard ? On sait qu’il avait arrêté de Launey.

XIII
LES CONSÉQUENCES DU 14 JUILLET A VERSAILLES

Lorsqu’une Révolution a commencé, chaque événement ne résume pas seulement l’étape parcourue : il contient déjà les principaux éléments de ce qui va arriver ; en sorte que, si les contemporains pouvaient s’affranchir des impressions momentanées et séparer dans ce qu’ils voient se produire l’essentiel de l’accidentel, ils auraient pu, dès le lendemain du 14 juillet, prévoir la marche que prendrait désormais toute la Révolution.

La Cour, même le 13 au soir, ne se rendait encore aucun compte de la portée du mouvement à Paris.

Ce soir-là, on était en fête à Versailles. On dansait à l’Orangerie, on buvait à plein verre pour célébrer la victoire prochaine sur la capitale rebelle, et la reine, son amie la Polignac et les autres belles de la Cour, les princes et les princesses prodiguaient leurs caresses aux soldats étrangers dans leurs casernes, pour les exciter au combat (1). Dans leur folle et terrible légèreté, dans ce monde d’illusions et de mensonges conventionnels qui constitue chaque Cour, on ne se doutait même pas qu’il était trop tard pour attaquer Paris : que l’occasion avait été manquée. Et Louis XVI n’était pas mieux renseigné que la reine ou les princes. Lorsque l’Assemblée, effrayée par le soulèvement du peuple, courut vers lui, le 14 au soir, pour le supplier en un langage servile de rappeler les ministres et de faire rappeler les troupes, il leur répondit en leur parlant comme un maître, encore sûr de la victoire. Il croyait au plan qu’on lui avait suggéré – celui de mettre des chefs fidèles à la tête de la milice bourgeoise et de maîtriser le peuple en s’aidant de celle-ci, après quoi il se bornerait à envoyer des ordres équivoques concernant le retrait des troupes. Tel était ce monde factice, de visions plutôt que de réalité, dans lequel vivaient le roi et la Cour, et dans lequel ils continuèrent de vivre, malgré les courts instants de réveil, jusqu’à ce que le moment fût venu de monter les marches de l’échafaud...

Et comme les caractères se dessinaient déjà ! Le roi, hypnotisé par son pouvoir absolu et toujours prêt, à cause de cela, à faire précisément le pas qui mènera à la catastrophe. Puis, quand celle-ci arrive, il lui oppose son inertie, – rien que de l’inertie, – et enfin, il cède, pour la forme, juste au moment où on le croit prêt à résister avec obstination. Ou bien la reine, – vicieuse, mauvaise langue jusque dans les plus fins replis de son c�ur de souveraine absolue, poussant à la catastrophe, résistant un moment aux événements avec pétulance, puis se résignant soudain à céder et revenant l’instant d’après à ses enfantillages de courtisane. Et les princes ? Instigateurs de toutes les plus funestes résolutions du roi, et le lâchant au premier insuccès, se faisant émigrés, fuyant la France immédiatement après la prise de la Bastille, pour aller intriguer en Allemagne ou en Italie ! Comme tous ces caractères se dessinent rapidement en quelques jours, du 8 au 15 juillet !

Et au côté opposé on voit le peuple, avec son élan, son enthousiasme, sa générosité, prêt à se faire massacrer pour le triompghe de la Liberté, mais en même temps demandant à être mené, prêt à se laisser gouverner par les nouveaux maîtres, qui sont venus s’installer à l’Hôtel de Ville. Comprenant si bien les ruses de la Cour, voyant mieux que les plus perspicaces à travers le complot qui grossissait depuis la fin juin, il se laisse envelopper en même temps par un nouveau complot, – celui des classes possédantes, qui vont bientôt faire rentrer dans leurs taudis les affamés, les hommes à piques, auxquels ils avaient fait appel pour quelques heures, lorsqu’il s’agissait d’opposer la force de l’insurrection populaire à celle de l’armée.

Enfin, en ces premiers jours, lorsqu’on envisage la conduite de la bourgeoisie, on voit déjà s’ébaucher les grands drames futurs de la Révolution. Le 14, à mesure que la royauté perd graduellement son caractère menaçant, c’est le peuple qui inspire graduellement de la terreur aux représentants du Tiers, réunis à Versailles, et malgré les paroles véhémentes de Mirabeau, lancées à propos de la fête qui avait eu lieu l’avant-veille à l’Orangerie, il suffit au roi de se présenter à l’Assemblée, de reconnaître l’autorité des représentants et de leur promettre l’inviolabilité, pour que ceux-ci éclatent en applaudissements et en transports, pour qu’ils courent lui faire une garde d’honneur dans la rue, pour qu’ils fassent retentir les rues de Versailles de cris de Vive le Roi !Cela, au moment où le peuple est massacré à Paris, au nom de ce même roi, et qu’à Versailles la foule menace la reine et la Polignac, en se demandant si le roi ne commet pas une de ses fourberies habituelles.

A Paris, le peuple ne se laissa pas prendre par la promesse de retirer les troupes. Il n’en crut pas un mot. Il préféra s’organiser en une vaste commune insurgée, et cette commune, comme une commune du moyen-âge, prit toutes les mesures de défense nécessaires contre le roi. Les rues furent coupées de tranchées ou de barricades, et les patrouilles parcouraient la ville, prêtes à sonner le tocsin à la moindre alarme.

La visite du roi ne rassura pas trop le peuple. Le 17, se voyant vaincu et délaissé, Louis XVI se décida à venir à Paris, à l’Hôtel-de-Ville, pour se réconcilier avec sa capitale, et la bourgeoisie chercha à en faire un acte éclatant de réconciliation entre elle et le roi. Les révolutionnaires bourgeois, dont un très grand nombre appartenait à la franc-maçonnerie, firent au roi, avec leurs épées, l’honneur de la voûte d’acierà son arrivée à l’Hôtel de Ville, et Bailly, nommé maire de Paris, lui accrocha au chapeau la cocarde tricolore. Les bourgeois parlèrent même d’élever à Louis XVI une statue sur la place de la Bastille démolie ; mais cela n’empêcha pas le peuple de garder une attitude de réserve et de méfiance, qui ne disparut même pas après la visite à l’Hôtel de Ville. Roi de la bourgeoisie tant qu’on voudra, mais pas un roi du peuple.

La Cour, de son côté, comprit très bien qu’après l’insurrection du 14 juillet, la paix ne serait jamais faite entre la royauté et le peuple. On fit partir en Suisse la Polignac, malgré les pleurs de Marie-Antoinette, et dès le lendemain, les princes commencèrent à émigrer. Ceux qui avaient été l’âme du coup d’État manqué, – les princes et les ministres, – s’empressèrent de quitter la France. Le comte d’Artois s’échappa la nuit, et il craignait tellement pour sa vie qu’après avoir traversé la ville à la dérobée, il se fit accompagner sur la route par un régiment et deux canons. Le roi promettait de rejoindre ses chers émigrés à la première occasion, et dès lors il fut question du plan de faire fuir le roi à l’étranger, pour qu’il rentrât en France à la tête de l’invasion allemande.

Au fond, le 16 juillet, tout était prêt pour son départ. Le roi devait se rendre à Metz, s’y mettre à la tête des troupes et marcher sur Paris. Les voitures étaient déjà attelées, prêtes à emporter Louis XVI vers l’armée, concentrée entre la frontière et Versailles. Mais Broglie se refusa à conduire le roi à Metz ; et les princes étaient trop pressés de fuir ; sur quoi Louis XVI – plus tard il le dit lui-même, – se voyant abandonné par des princes et des nobles, renonça au projet de résistance armée que lui suggérait l’histoire de Charles 1er. Il alla à Paris faire sa soumission.

Quelques historiens royalistes ont essayé de mettre en doute que la Cour eût préparé un coup d’État contre l’Assemblée et contre Paris. Mais les documents abondent pour prouver la réalité de ce complot. Mignet, dont l’esprit modéré est bien connu et qui avait l’avantage d’écrire bientôt après les événements, n’avait pas de doute à cet égard, et les recherches postérieures ont confirmé sa manière de voir. Le 13 juillet, le roi devait renouveler sa déclaration du 23 juin, et l’Assemblée devait être dissoute. Quarante mille exemplaires de cette déclaration étaient déjà imprimés, pour être envoyés dans toute la France. Le commandant de l’armée concentrée entre Versailles et Paris avait reçu des pouvoirs illimités pour massacrer le peuple de Paris et pour sévir contre l’Assemblée en cas de résistance.

Cent millions de billets de l’État avaient été fabriqués pour subvenir aux besoins de la Cour, sans demander un vote à l’Assemblée. Tout était préparé, et lorsque l’on apprit, le 12, que Paris se soulevait, la Cour considéra ce soulèvement comme une émeute qui favorisait ses plans. Un peu plus tard, lorsqu’on sut que l’insurrection grandissait, le roi fut encore sur le point de partir, en abandonnant à ses ministres le soin de faire disperser l’Assemblée par les troupes étrangères. Ce furent les ministres qui, voyant la vague monter, n’osèrent pas mettre ce plan à exécution. C’est pourquoi une panique si grande saisit la Cour après le 14 juillet, lorsqu’elle apprit la prise de la Bastille et l’exécution de de Launey ; alors les Polignac, les princes et tant d’autres nobles qui avaient été l’âme du complot et craignaient d’être dénoncés, s’empressèrent d’émigrer.

Mais le peuple veillait. Il comprenait vaguement ce que les émigrés allaient chercher de l’autre côté de la frontière, et les paysans arrêtaient les fuyards. Foullon et Bertier furent de ce nombre.

Nous avons déjà parlé de la misère qui régnait à Paris et dans les environs, et des accapareurs, dont l’Assemblée refusait d’approfondir les crimes. Parmi ces spéculateurs sur la misère des pauvres, on nommait surtout Foullon, qui avait fait une immense fortune, comme financier et dans sa charge d’intendant de l’armée et de la marine. On connaissait aussi sa haine pour le peuple et la Révolution. Broglie avait voulu l’avoir pour ministre, lorsqu’il préparait le coup d’État pour le 16 juillet, et si le rusé financier refusa ce poste, dont il voyait déjà les dangers, il ne ménagea pas les conseils. Son avis était de se débarrasser d’un seul coup de tous ceux qui avaient acquis de l’influence dans le camp révolutionnaire.

Après la prise de la Bastille, lorsqu’il apprit comment la tête de de Launey avait été promenée dans les rues, il comprit qu’il ne lui restait plus qu’à suivre les princes et émigrer ; mais comme ce n’était plus commode, sous la surveillance des districts, il profita de la mort d’un de ses valets pour se faire passer pour mort et enterré, tandis qu’il sortait de Paris et se réfugiait chez un ami à Fontainebleau.

Là, il fut découvert et arrêté par les paysans, qui se vengèrent sur lui de leurs longues souffrances, de leur misère. Chargé d’une botte de foin sur les épaules, – par allusion au foin qu’il avait promis de faire manger aux Parisiens, – l’ignoble accapareur fut traîné à Paris par une foule furieuse. A l’Hôtel de Ville, Lafayette essaya de le sauver. Mais le peuple, exaspéré, exécuta Foullon en l’accrochant à une lanterne.

Son gendre Bertier, complice du même coup d’État et intendant de l’armée de Broglie, fut arrêté à Compiègne, et traîné de même à Paris, où il allait être pendu à la lanterne, lorsqu’il essaya de lutter pour sauver sa vie et fut tué.

D’autres complices, qui s’étaient aussi mis en route pour l’étranger, furent arrêtés dans le nord et le nord-est et ramenés à Paris.

On imagine la terreur que ces exécutions populaires et la vigilance des campagnes semèrent au sein des familiers de la Cour. Leur arrogance, leur résistance à la Révolution étaient brisées. Ils ne pensaient plus qu’à se laisser oublier. Le parti de la réaction battait de l’aîle.

(1) Mirabeau, dans son discours à la séance de l’Assemblée, reprise le 15, à huit heures du matin, parle comme si cette fête avait eu lieu la veille. Il s’agissait de la fête du treize.

XIV
SOULÈVEMENTS POPULAIRES

Paris, en déjouant les plans de la Cour, avait porté un coup mortel à l’autorité royale. D’autre part, l’apparition du peuple en guenilles dans les rues, comme force active de la Révolution, donnait un nouveau caractère, une nouvelle tendace égalitaire à tout le mouvement. Les riches, les puissants comprirent parfaitement le sens de ce qui s’était accompli à Paris durant ces journées, et l’émigration, des princes d’abord, puis des favoris, des accapareurs, accentuait la victoire. La Cour cherchait déjà l’appui de l’étranger contre la France révolutionnaire.

Cependant, si le soulèvmeent se fût borné à la capitale, la Révolution n’eût jamais pu se développer au point d’aboutir bientôt à l’écroulement des anciens privilèges. L’insurrection au centre avait été nécessaire pour frapper le gouvernement central, l’ébranler, démoraliser ses défenseurs. Mais pour détruire la force du gouvernement dans les provinces, pour frapper l’ancien régime dans ses attributions gouvernementales et ses privilèges économiques, il fallait le large soulèvement du peuple – dans les villes, les bourgs et les hameaux. C’est précisément ce qui se produisit dans le courant de juillet, sur de vastes étendues de la France.

Les historiens, qui tous, sciemment ou non, ont suivi de très près les Deux amis de la liberté,ont généralement représenté ce mouvement des villes et des campagnes, comme une conséquence de la prise de la Bastille. La nouvelle de ce succès aurait soulevé les campagnes. Les châteaux furent brûlés, et ce soulèvement des paysans sema tant de terreurs, que le 4 août les nobles et le clergé abdiquèrent leurs droits féodaux.

Cependant, cette version n’est vraie qu’à demi. En ce qui concerne les villes, il est exact qu’un grand nombre de soulèvements urbains eurent lieu sous l’influence de la prise de la Bastille. Les uns, comme celui de Troyes le 18 juillet, de Strasbourg le 19, de Cherbourg le 21, de Rouen le 24, de Maubeuge le 27, suivirent de près le soulèvement de Paris, tandis que les autres continuèrent pendant les trois ou quatre mois suivants, – jusqu’à ce que l’Assemblée nationale eût voté la loi municipale du 14 décembre 1789, qui légalisait la constitution d’un gouvernement municipal de la bourgeoisie, favorisé par une très grande indépendance vis-à-vis du gouvernement central.

Mais en ce qui concerne les paysans, il est évident qu’avec la lenteur des communications à cette époque, les vingt jours qui se passèrent entre le 14 juillet et le 4 août, sont absolument insuffisants pour expliquer l’effet de la prise de la Bastille sur les campagnes et le contre-coup de l’insurrection des paysans sur les décisions de l’Assemblée nationale. Au fait, concevoir les événements de cette façon, c’est rapetisser la profonde portée du mouvement dans les campagnes.

Le soulèvement des paysans pour l’abolition des droits féodaux et la reprise des terres communales, enlevées aux communes villageoises depuis le dix-septième siècle par les seigneurs laïques et ecclésiastiques, – c’est l’essence même, c’est le fond de la grande Révolution.Là-dessus vient se greffer la lutte de la bourgeoisie pour ses droits politiques. Sans cela la Révolution n’eût jamais eu la profondeur qu’elle atteignit en France. Ce grand soulèvement des campagnes qui commença dès janvier 1789 (et même dès 1788) et qui dura cinq annéesfut ce qui permit à la Révolution d’accomplir l’immense travail de démolition que nous lui devons. C’est ce qui la mit à même de planter les premiers jalons d’un régime égalitaire, de développer en France l’esprit républicain, que rien n’a pu étouffer depuis, et de proclamer les grands principes de communisme agraire que nous allons voir surgir en 1793. Ce soulèvement, enfin, c’est ce qui fait le caractère propre de la Révolution française et ce qui la distingue profondément de la Révolution de 1648-1657 en Angleterre.

Là aussi, la bourgeoisie abattit, dans le courant de ces neuf années, le pouvoir absolu de la royauté et les privilèges politiques de la camarilla. Mais, à côté de cela, ce qui fait le trait distinctif de la Révolution anglaise, c’est les luttes pour le droit de chaque individu de professer la religion qu’il lui plaira, d’interpréter la Bible selon sa conception personnelle, d’élire ses propres pasteurs, – bref, le droit de l’individu au développement intellectuel et religieux qui lui conviendra. C’est encore le droit d’autonomie de chaque paroisse et, par conséquent, de l’agglomération urbaine. Mais les paysans anglais ne se soulevèrent pas aussi généralement que ce fut fait en France, pour abolir les redevances féodales et les dîmes, ou pour reprendre les terres communales ; et si les bandes de Cromwell démolirent un certain nombre de châteaux qui représentaient de vraies forteresses de la féodalité, ces bandes ne s’attaquèrent malheureusement ni aux prétentions féodales des seigneurs sur la terre, ni même au droit de justice féodale que les seigneurs exerçaient sur leurs vassaux. C’est ce qui fait que la Révolution anglaise, alors qu’elle conquit des droits précieux pour l’individu, ne détruisit pas le pouvoir féodal du seigneur : elle ne fit que le modifier, tout en lui conservant ses droits sur les terres – droits qui persistent jusqu’à nos jours.

La Révolution anglaise constitua sans doute le pouvoir politique de la bourgeoisie ; mais ce pouvoir ne fut obtenu qu’en le partageant avec l’aristocratie foncière. Et si la Révolution donna à la bourgeoisie anglaise une ère de prospérité pour son commerce et son industrie, cette prospérité fut obtenue à la condition que la bourgeoisie qui en profiterait ne s’attaquerait pas aux privilèges fonciers des nobles. Au contraire, elle aida ceux-ci à les accroître, du moins en valeur. Elle aida les seigneurs à s’emparer légalementdes terres communales au moyen du bornage(les Enclosure Acts),ce qui réduisit la population agricole à la misère, la mit à la merci du seigneur et en força une grande partie à émigrer vers les villes, où les prolétaires furent mis en coupe réglée par les bourgeois industriels. La bourgeoisie anglaise aida aussi la noblesse à faire de ses immenses domaines fonciers, non seulement une source de revenus, souvent fabuleux, mais aussi un moyen de domination politique et juridique locale, en rétablissant sous de nouvelles formes le droit de justice des seigneurs. Elle l’aida enfin à décupler ses revenus, en lui laissant (par l’effet d’une législation encombrante sur les ventes des terres) le monopole de la terre, dont le besoin se faisait sentir de plus en plus au sein d’une population dont l’industrie et le commerce allaient toujours en croissant.

On sait aujourd’hui que la bourgeoisie française, surtout la haute bourgeoisie industrielle et commerciale, voulait imiter la bourgeoisie anglaise dans sa révolution. Elle aussi aurait volontiers pactisé avec la royauté et la noblesse, afin d’arriver au pouvoir. Mais elle n’y réussit pas, parce que la base de la Révolution française était heureusement bien plus large qu’en Angleterre. En France, le mouvement ne fut pas seulement un soulèvement pour conquérir la liberté religieuse,ou bien la liberté commerciale et industriellepour l’individu, ou bien encore pour constituer l’autonomie municipaleentre les mains de quelques bourgeois. Ce fut surtout un soulèvement des paysans : un mouvement du peuple pour rentrer en possession de la terre et la libérer des obligations féodales qui pesaient sur elle ; et alors même qu’il y avait en cela un puissant élément individualiste – le désir de posséder la terre individuellement – il y avait l’élément communiste : le droit de toute la nation à la terre,– droit que nous verrons proclamer hautement par les pauvres en 1793.

Voilà pourquoi ce serait réduire étrangement la portée du soulèvement agraire de l’été de 1789 que de le représenter comme un épisode de courte durée, provoqué par l’enthousiasme de la prise de la Bastille.
XV
LES VILLES

Au dix-huitième siècle, après toutes les mesures que l’autorité royale avait prises depuis deux cents ans contre les institutions municipales, celles-ci étaient tombées en pleine décadence. Depuis que l’assemblée plénière des habitants de la ville, qui possédait autrefois le contrôle de la justice et de l’administration urbaine, avait été abolie, les affaires des grandes cités allaient de mal en pis. Les charges de « conseillers de ville », introduites au dix-huitième siècle, devaient être achetées à la commune, et assez souvent le mandat acheté était à vie (Babeau, La ville sous l’ancien régime,p. 153 et suivantes). Les réunions des conseils devenaient rares – une fois tous les six mois dans certaines villes, – et encore n’y assistait-on pas régulièrement. Le greffier faisait marcher toute la machine, et ne manquait généralement pas de se faire payer grassement par les intéressés. Les procureurs et les avocats, et encore plus l’intendant de la province, intervenaient continuellement pour prévenir toute autonomie municipale.

Dans ces conditions, les affaires de la cité tombaient de plus en plus entre les mains de cinq ou six familles qui mettaient en coupe réglée tous les revenus. Les revenus patrimoniaux, que quelques villes avaient conservés, le produit des octrois, le commerce de la cité, les impôts, tout servait à les enrichir. En outre, maires et syndics se mettaient marchands de grains et de viande et devenaient bientôt des accapareurs. Généralement, la population ouvrière les haïssait. La servilité des syndics, des conseillers, des échevins envers « Monsieur l’Intendant » était telle que son moindre caprice était obéi. Et les subsides des villes pour loger l’intendant, pour augmenter ses appointements, pour lui faire des cadeaux, pour tenir ses enfants sur les fonts baptismaux, etc., allaient grandissant – sans parler des cadeaux qu’il fallait envoyer chaque année à divers personnages à Paris.

Dans les villes, comme dans les campagnes, les droits féodaux restaient debout. Ils étaient attachés aux propriétés. L’évêque restait seigneur féodal, et les seigneurs, laïques ou ecclésiastiques – tels, par exemple, les cinquante chanoines de Brioude – conservaient non seulement des droits honorifiques, ou bien le droit d’intervenir dans la nomination des échevins, mais aussi, dans certaines villes, le droit de justice. A Angers, il y avait seize justices seigneuriales. Dijon avait conservé, outre la justice municipale, six justices ecclésiastiques : « l’évéché, le chapitre, les religieux de Saint-Bénigne, la Sainte-Chapelle, la Chartreuse et la commanderie de la Madeleine. » Tout cela s’engraissait au milieu du peuple à demi affamé. Troyes avait neuf de ces justices, en plus de « deux mairies royales ». De même la police n’appartenait pas toujours à la ville, mais à ceux qui exerçaient « la justice ». Bref, c’était toujours le système féodal (1).

Mais ce qui excitait surtout la colère des citadins, c’est que toute sorte d’impôts féodaux, la capitation, les vingtièmes, fréquemment la taille et les « dons gratuits » (imposés en 1758 et abolis seulement en 1789), ainsi que les « lods et ventes », – c’est-à-dire, des taxes prélevées par le seigneur en cas de vente ou d’achat par ses vassaux, – pesaient sur les maisons des citadins et surtout sur celles des artisans. Moins gros, peut-être, que dans les campagnes, ils pesaient très lourd à côté de tous les autres impôts urbains.

Enfin, ce qui rendait ces impôts encore plus détestables, c’est que lorsque la ville en faisait la répartition, des centaines de privilégiés réclamaient l’exemption. Le clergé, les nobles, les officiers de l’armée en étaient exempts de droit, ainsi que « les officiers de chez le roi », – écuyers honorifiques et autres qui achetaient ces « charges » sans service, pour flatter leur orgueil et s’affranchir des impôts. L’indication du titre, placée sur la porte, suffisait pour ne rien payer à la ville. On conçoit bien la haine que ces privilégiés inspiraient au peuple.

Tout le régime municipal était ainsi à refaire. Mais qui sait combien il aurait encore duré, si le soin de le réformer avait été abandonné à l’Assemblée Constituante. Alors le peuple lui-même s’en chargea, d’autant plus que dans le courant de l’été de 1789, une nouvelle cause de mécontentement vint s’ajouter à celles qui viennent d’être énumérées. C’était la disette, les prix exorbitants du pain, le manque de ce pain, dont les classes pauvres souffraient dans la plupart des villes. Là même où la municipalité faisait de son mieux pour en abaisser le prix par des achats de grains, ou par une taxe qui réglait les prix, – le pain manquait toujours et le peuple affamé faisait queue aux portes des boulangers.

Mais dans beaucoup de villes le maire et les échevins suivaient l’exemple de la Cour et des princes, et spéculaient, eux aussi, sur la disette. C’est pourquoi, dès que la nouvelle de la prise de la Bastille, ainsi que de l’exécution de Foullon et de Bertier se répandit en province, le peuple des villes commença un peu partout à se soulever. Il exigeait d’abord une taxe sur le pain et la viande ; il démolissait les maisons des principaux accapareurs – souvent des officiers municipaux ; il s’emparait de l’hôtel de ville et nommait, par élection au suffrage populaire, une nouvelle municipalité, sans faire attention aux prescriptions de la loi, ni aux droits légaux de l’ancien corps municipal, ou aux « charges » achetées par les « conseillers ». Un mouvement de la plus haute portée révolutionnaire se produisait ainsi, car la ville affirmait, non seulement son autonomie, mais aussi sa volonté de prendre une part active au gouvernement général de la nation. C’était, comme l’a très bien remarqué Aulard (2), un mouvement communaliste de la plus grande importance, dans lequel la province imitait Paris, qui, nous l’avons vu, s’était donné sa Commune le 13 juillet. Evidemment, ce mouvement fut loin d’être général. Il ne se produisit avec éclat que dans un certain nombre de cités et de petites villes, – de préférence dans l’Est de la France. Mais partout la vieille municipalité de l’ancien régime dut se soumettre à la volonté du peuple, ou, du moins, à la volonté des assemblées locales d’électeurs. C’est ainsi que s’accomplit, d’abord de fait, en juillet et août, la révolution communaliste, que l’Assemblée constituante légalisa plus tard par les lois municipales du 14 décembre 1789 et du 21 juin 1790. Ce mouvement donna évidemment à la Révolution un puissant élément de vie et de vigueur. Toute la force de la Révolution se concentra, nous allons le voir en 1792 et 1793, dans les municipalités des villes et des villages, pour lesquelles la Commune révolutionnaire de Paris fut le prototype.

Le signal de cette reconstruction partit de Paris. Sans attendre la loi municipale, que l’Assemblée voterait un jour, Paris se donna sa Commune. Il nomma son conseil municipal, son maire, Bailly, et son commandant de la garde nationale, Lafayette. Mieux que cela : il organisa ses soixantes districts – « soixante républiques », selon l’heureuse expression de Montjoie ; car, si ces districts ont délégué l’autorité à l’assemblée des représentants de la Commune, et au maire, elles l’ont en même temps retenue : « L’autorité est partout », disait Bailly, et il n’y en a point au centre. « Chaque district est un pouvoir indépendant », constatent avec regret les amis de l’alignement, sans comprendre que c’est comme cela que se font les révolutions.

Ainsi, quand donc l’Assemblée nationale, qui avait tant de peine à ne pas être dissoute et qui avait tant de choses sur les bras, quand donc aurait-elle pu entamer la discussion de la loi sur la réorganisation des tribunaux ? Elle y arriva à peine au bout de dix mois. Mais le district des Petits-Augustins, dès le 18 juillet, « arrête à lui tout seul », dit Bailly, dans ses Mémoires,« qu’il sera établi des juges de paix. » Sans désemparer, il procède à leur élection. D’autres districts et d’autres cités (notamment Strasbourg) font de même, et lorsque viendra la nuit du 4 août, et que les seigneurs auront à abdiquer leurs droits de justice seigneuriale, – ce sera déjà fait dans plusieurs villes : les nouveaux juges auront déjà été nommés par le peuple, et l’Assemblée constituante n’aura qu’à incorporer dans la Constitution de 1791 le fait accompli.

Taine et tous les admirateurs de l’ordre administratif des ministères somnolents sont choqués, sans doute, à la vue de ces districts devançant de leurs votes l’Assemblée, lui indiquant la volonté du peuple par leurs décisions : mais c’est ainsi que se développent les institutions humaines quand elles ne sont pas un produit de la bureaucratie. C’est ainsi que se sont bâties toutes les grandes villes ; on les voit encore se bâtir de cette façon. Ici, un groupe de maisons et quelques boutiques à côté : ce sera un point important de la future cité ; là, une ligne qui se dessine par à peu près – ce sera une des grandes rues futures. C’est l’évolution anarchique, la seule que l’on voit dans la libre Nature. Il va de même des institutions, quand elles sont un produit organique de la vie ; et c’est pourquoi les révolutions ont cette immense importance dans la vie des sociétés, qu’elles permettent aux hommes de s’appliquer à ce travail organique, constructif, sans être gênés dans leur �uvre par une autorité qui forcément représente toujours les siècles passés.

Jetons donc un coup d’�il sur quelques-unes de ces révolutions communales.

Les nouvelles, en 1789, se répandaient avec une lenteur qui nous semble aujourd’hui inconcevable. Ainsi, à Château-Thierry le 12 juillet, à Besançon le 27, Arthur Young ne trouvait pas un seul café, pas un seul journal. Les nouvelles dont on causait étaient vieilles de quinze jours. A Dijon, neuf jours après la grande insurrection de Strasbourg et la prise de l’Hôtel-de-ville par les insurgés, personne n’en savait encore rien. Mais les nouvelles qui venaient de Paris, alors même qu’elles prenaient un caractère légendaire, ne pouvaient que pousser le peuple à l’insurrection. Tous les députés, disait-on, avaient été mis à la Bastille ; et quant aux « atrocités » que Marie-Antoinette aurait commises, tout le monde en parlait avec une parfaite assurance.

A Strasbourg, les troubles commencèrent le 19 juillet, aussitôt que la nouvelle de la prise de la Bastille et de l’exécution de de Launey se répandit en ville. Le peuple en voulait déjà au Magistrat (au conseil municipal) pour la lenteur qu’il avait mise à communiquer aux « représentants du peuple », c’est-à-dire aux électeurs, les résultats de ses délibérations sur le cahier de doléances rédigé par les gens pauvres. Alors la foule se jette dans la maison de l’Ammeister (le maire) Lemp, et cette maison est dévastée.

Par l’organe de son « Assemblée de la bourgeoisie », le peuple demandait (je cite textuellement) des mesures « pour assurer l’égalité politique des citoyens et leur influence dans les élections des adminsitrateurs du bien commun et de ses juges librement éligibles. » (3) Il voulait qu’on passât par-dessus la loi, et qu’une nouvelle municipalité, ainsi que de nouveaux juges, fussent élus au suffrage universel. Le Magistrat, c’est-à-dire le gouvernement municipal, de son côté, ne le voulait guère « et opposoit l’observance de plusieurs siècles au changement proposé. » Sur quoi le peuple vint assiéger l’Hôtel-de-Ville, et une grêle de pierres se mit à pleuvoir dans la salle où avaient lieu des pourparlers du Magistrat avec les représentants révolutionnaires. Le Magistrat céda.

Entre temps, voyant les miséreux descendre dans la rue, la bourgeoisie aisée s’armait contre le peuple et se présentait chez le commandant de la province, le comte Rochambeau, « pour obtenir son agrément que la bonnebourgeoisie soit armée et unie aux troupes pour faire la police, » – ce que l’état-major de la troupe, imbu d’idées aristocratiques, ne manqua pas de refuser, comme l’avait fait de Launey à la Bastille.

Le lendemain, le bruit s’était répandu en ville que le Magistrat avait révoqué ses concessions, le peuple vint de nouveau assaillir l’Hôtel-de-Ville, en demandant l’abolition des octrois et des bureaux des « aides. » Puisque c’était fait à Paris, on pouvait bien le faire à Strasbourg. Vers les six heures, des masses « d’ouvriers armés de haches et de marteaux » s’avancèrent par trois rues, vers l’Hôtel-de-ville. Ils en enfoncèrent les portes avec leurs haches, ils défoncèrent les caves et ils se mirent à détruire avec acharnement tous les vieux papiers entassés dans les bureaux. « Il a été exercé une fureur barbare sur les papiers : ils ont été tous jetés par les fenêtres » et détruits, écrit le nouveau Magistrat. Les doubles portes de toutes les archives furent enfoncées pour brûler les vieux documents, et dans sa haine du Magistrat le peuple brisait jusqu’aux meubles de l’Hôtel-de-Ville et les jetait dehors. La chambre des greffes, « le dépôt des masses en litige » eurent le même sort. Au bureau de perception des aides, les portes furent enfoncées et la recette pillée. La troupe postée en face de l’Hôtel-deVille ne put rien faire : le peuple faisait ce qu’il voulait.

Le Magistrat, saisi de terreur, s’empressa de diminuer les prix de la viande et du pain : il mit à douze sous la miche de six livres (4). Puis il entra amicalement en pourparlers avec les vingt « tribus », ou guildes, de la cité pour élaborer uen nouvelle constitution municipale. Il fallait se presser, puisque les émeutes continuaient à Strasbourg et dans les bailliages voisins, où le peuple destituait les prévots « établis » des communes, et en nommait d’autres par sa volonté, tout en formulant « des demandes sur des forêts et autres droits, directement opposés à une possession légitimement acquise. C’est un moment où chacun se croit en mesure de se procurer la restitution des droits prétendus », dit le Magistrat dans la lettre du 5 août.

Là-dessus, le 11 août, arrive à Strasbourg la nouvelle de la nuit du 4 août, à l’Assemblée, et l’émeute devient encore plus menaçante, d’autant plus que l’armée fait cause commune avec les révoltés. Alors l’ancien Magistrat se résout à déposer ses pouvoirs (Reuss, L’Alsace,p. 147). Le lendemain, le 12 août, les trois cents échevins déposaient à leur tour leurs « charges », ou plutôt leurs privilèges.

Et les nouveaux échevins nommaient à leur tour les juges. Ainsi se constituait, le 14 août, un nouveau Magistrat, un Sénat intérimaire, qui devait diriger les affaires de la cité, jusqu’à ce que l’Assemblée de Versailles eût établi une nouvelle constitution municipale. Sans attendre cette constitution, Strasbourg s’était ainsi donné une Commune et des juges à sa guise.

L’ancien régime s’écroulait ainsi à Strasbourg, et le 17 août, M. Dietrich félicitait les nouveaux échevins en ces termes :

« Messieurs, la révolution qui vient de s’opérer dans notre ville sera l’époque du retour de la confiance qui doit unir les citoyens d’une même commune... Cette auguste assemblée vient de recevoir le v�u libre de leurs concitoyens pour être leurs représentants... Le premier usage que vous avez fait de vos pouvoirs a été de nommer vos juges... Quelle force va naître de cette union ! » Et Dietrich proposait d’établir que chaque année le 14 août, jour de la révolution à Strasbourg, serait fêté par la cité.

Fait important à relever dans cette révolution. La bourgeoisie de Strasbourg s’était affranchie du régime féodal. Elle s’était donné un gouvernement municipal, démocratique. Mais elle n’entendait nullement se dessaisir des droits féodaux (patrimoniaux), qui lui appartenaient sur certaines campagnes environnantes. Lorsque les deux députés de Strasbourg à l’Assemblée nationale furent pressés par leurs confrères d’abdiquer leurs droits pendant la nuit du 4 août, ils refusèrent de le faire.

Et lorsque plus tard, un de ces deux députés (Schwendt) insista auprès des bourgeois de Strasbourg, les priant de ne pas s’opposer au courant de la Révolution, ses commettants persistèrent néanmoins à réclamer le maintien de leurs droits féodaux. On voit ainsi se former dans cette cité, dès 1789, un parti qui se ralliera autour du roi, – « le meilleur des rois », « le plus conciliant des monarques » – en vue de conserver leurs droits sur « les riches seigneuries » qui appartenaient à la cité sous le droit féodal. La lettre par laquelle l’autre député de Strasbourg, Türckheim, après s’être enfui de Versailles le 5 octobre, donna sa démission (elle est publiée par Reuss), représente un document du plus haut intérêt sous ce rapport : on y voit déjà comment et pourquoi la Gironde ralliera sous son drapeau bourgeois les « défenseurs des propriétés », en même temps que les royalistes.

Ce qui se passait à Strasbourg donne une idée assez nette de ce qui se produisit dans d’autres grandes villes. Ainsi, à Troyes, ville pour laquelle nous avons aussi des documents assez complets, on voit le mouvement composé des mêmes éléments. Le peuple, aidé par les paysans voisins, se soulève dès le 18 juillet, – dès qu’on y apprend que les octrois ont été brûlés à Paris. Le 20 juillet, des paysans, armés de fourches, de faux et de fléaux, entrent en ville, probablement pour y saisir le blé qui manque et que les accapareurs auront amassé dans leurs magasins. Mais la bourgeoisie se forme en garde nationale et repousse les paysans – ceux qu’elle nomme déjà les « brigands ». Pendant les dix ou quinze jours suivants, profitant de la panique qui se répand (on parle de 500 « brigands », sortis de Paris pour tout ravager), la bourgeoisie organise sa garde nationale, et toutes les petites villes s’arment de même. Mais alors le peuple est mécontent. Le 8 août, probablement à la nouvelle de la nuit du 4 août, le peuple demande des armes pour tousles volontaires et une taxe pour le pain. La municipalité hésite. Alors, le 19 août, celle-ci est déposée et l’ont fait comme à Strasbourg : une nouvelle municipalité est élue.

Le peuple envahit l’hôtel de ville, saisit les armes et se les répartit. Il force le grenier de la gabelle, mais ici encore il ne les pille pas : « il se fait délivrer le sel à six sous ». Enfin, le 9 septembre, l’émeute, qui n’avait pas cessé depuis le 19 août, atteint son point culminant. La foule s’empare du maire Huez, qu’elle accuse d’avoir pris la défense des commerçants accapareurs, et le tue. Elle saccage sa maison, ainsi que celle d’un notaire, de l’ancien commandant Saint-Georges qui, quinze jours auparavant, avait fait tirer sur le peuple, du lieutenant de la maréchaussée, qui avait fait pendre un homme pendant une émeute précédente, et elle menace (comme on l’avait fait à Paris après le 14 juillet) d’en saccager bien d’autres. Après cela la terreur règne dans la haute bourgeoisie pendant quinze jours environ. Mais la bourgeoisie parvient entre temps à organiser sa garde nationale, et le 26 septembre elle finit par prendre le dessus sur le peuple sans armes.

En général, il paraît que la fureur du peuple se portait tout autant contre les représentants bourgeois, qui accaparaient les denrées, que contre les seigneurs qui accaparaient la terre. Ainsi, à Amiens, comme à Troyes, le peuple révolté faillit assommer trois négociants, sur quoi la bourgeoisie s’empressa d’armer sa milice. On peut même dire que cette création de milices dans les villes, qui se fit partout en août et septembre n’aurait probablement pas eu lieu si le soulèvement populaire s’était borné aux campagnes et s’était porté seulement contre les seigneurs. Menacée par le peuple dans sa fortune, la bourgeoisie, sans attendre les décisions de l’Assemblée, constitua, à l’image des Trois Cents de Paris, ses municipalités, dans lesquelles, forcément, elle dut admettre des représentants du peuple révolté.

A Cherbourg, le 21 juillet, à Rouen le 24, et dans beaucoup d’autres villes de moindre importance, c’est à peu près la même chose. Le peuple affamé se soulève aux cris : Du pain ! Mort aux accapareurs ! A bas les octrois !(ce qui signifie : entrée libre des approvisionnements venant de la campagne). Il force la municipalité à réduire le prix du pain, ou bien il s’empare des magasins des accapareurs et en enlève le blé ; il saccage les maisons de ceux qui sont connus pour avoir trafiqué sur les prix des denrées. La bourgeoisie profite de ce mouvement pour mettre bas l’ancien gouvernement municipal, imbu de féodalisme, et pour nommer une nouvelle municipalité, éluesur une base démocratique. En même temps, tirant avantage de la panique produite par le soulèvement du « bas peuple » dans les villes, et des « brigands » dans les campagnes, elle s’arme et organise sa garde municipale. Après quoi elle « rétablit l’ordre », exécute les meneurs populaires et très souvent va rétablir l’ordre dans les campagnes, où elle livre des combats aux paysans et fait pendre, – toujours pendre – les « meneurs » des paysans révoltés.

Après la nuit du 4 août, ces insurrections urbaines se répandent encore plus. Elles éclatent un peu partout. Les taxes, les octrois, les aides, les gabelles ne sont plus payés. Les receveurs de la taille sont aux abois, dit Necker dans son rapport du 7 août. Force a été de réduire de moitié le prix du sel dans deux généralités révoltées ; la perception des « aides » ne se fait plus, – et ainsi de suite. « Une infinité de lieux » est en révolte contre le fisc. Le peuple ne veut plus payer l’impôt indirect ; quant aux impôts directs ils ne sont pas refusés – loin de là ; mais sous condition. En Alsace, par exemple, « le peuple a généralement refusé de rien payer, jusqu’à ce que les exempts et les privilégiés eussent été inscrits sur les rôles ».

C’est ainsi que le peuple, bien avantl’Assemblée, fait la révolution sur les lieux, se donne révolutionnairement une nouvelle adminstration municipale, distingue entre les impôts qu’il accepte et ceux qu’il refuse de payer, et dicte le mode de répartition égalitaire de ceux qu’il paiera à l’État ou à la Commune.

C’est surtout en étudiant cette façon d’agir du peuple, et non pas en s’acharnant à l’étude de l’oeuvre législative de l’Assemblée, que l’on saisit le génie de la grande Révolution – le génie, au fond, de toutes les révolutions passées et à venir.

(1) Voyez Babeau, La ville,p. 323, 331, etc. – Rodolphe Reuss, L’Alsace pendant la Révolution, t. I, donne le cahier du Tiers-État, de Strasbourg, très intéressant sous ce rapport.

(2)Histoire politique de la Révolution française,2ème édition, 1903.

(3)Lettre des représentants de la bourgeoisie aux députés de Strasbourg à Versailles,28 juillet 1789. (R. Reuss, L’Alsace pendant la Révolution française,Paris 1881, documents, XXVI.)

(4) Le sac de blé était alors à 19 livres. Les prix montèrent, fin août, jusqu’à 28 et 30 livres, si bien qu’il fut défendu aux boulangers de cuire des gâteaux, des pains au lait, etc.

Quand la fête nationale du 14 juillet a été inventée

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