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Lettre au capitaine Butler

lundi 26 août 2013, par Robert Paris

Lettre au capitaine Butler

L’empereur Xianfeng est en fuite. Il a abandonné Pékin aux troupes anglo-françaises qui, le 6 octobre 1860, envahissent sa résidence d’été, d’une beauté exceptionnelle, la saccagent, la dévastent. Ce pillage, qui marquera la seconde guerre de l’opium, indigne certains témoins occidentaux. Victor Hugo, lui, ne connaît cette « merveille du monde » qu’à travers le récit des voyageurs, mais, d’emblée, il prend le parti des civilisés, les Chinois, contre les barbares.
par Victor Hugo, octobre 2004

Hauteville House, 25 novembre 1861

Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l’expédition de Chine. Vous trouvez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l’expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l’empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l’Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d’approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française.

Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :

ll y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s’appelait le Palais d’été. L’art a deux principes, l’Idée qui produit l’art européen, et la Chimère qui produit l’art oriental. Le Palais d’été était à l’art chimérique ce que le Parthénon est à l’art idéal. Tout ce que peut enfanter l’imagination d’un peuple presque extra-humain était là. Ce n’était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c’était une sorte d’énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle.

Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d’été. Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d’eau et d’écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d’éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c’était là ce monument. Il avait fallu, pour le créer, le lent travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l’énormité d’une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? pour les peuples. Car ce que fait le temps appartient à l’homme. Les artistes, les poètes, les philosophes, connaissaient le Palais d’été ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d’été en Orient. Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C’était une sorte d’effrayant chef-d’œuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule, comme une silhouette de la civilisation d’Asie sur l’horizon de la civilisation d’Europe.

Cette merveille a disparu.

Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’été. L’un a pillé, l’autre a incendié. La victoire peut être une voleuse, à ce qu’il paraît. Une dévastation en grand du Palais d’été s’est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d’Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Ce qu’on avait fait au Parthénon, on l’a fait au Palais d’été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n’égaleraient pas ce splendide et formidable musée de l’orient. Il n’y avait pas seulement là des chefs-d’œuvre d’art, il y avait un entassement d’orfèvreries. Grand exploit, bonne aubaine. L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits.

Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voila ce que la civilisation a fait à la barbarie.

Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m’en donner l’occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.

L’empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étale aujourd’hui avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d’été.

J’espère qu’un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée.

En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.

Telle est, monsieur, la quantité d’approbation que je donne à l’expédition de Chine.

Victor Hugo


La Chine impériale, au XIXe siècle, refuse les règles de la « nouvelle économie » internationale née de la révolution industrielle. L’Occident, le Royaume-Uni en tête, lui imposera deux guerres qui signeront sa fin.

Pendant près de deux millénaires, de 220 av. J.-C. jusqu’à la proclamation de la première République, l’empire du Milieu aura résisté aux aléas de l’Histoire. Son unité s’est édifiée sur l’autosuffisance alimentaire, obtenue grâce au contrôle de l’eau, sésame permettant d’organiser la culture du riz à grande échelle. Elle s’est reflétée dans une autonomie culturelle fermée aux influences extérieures. Avec l’empereur comme symbole d’unification et la rigoureuse administration de la « bureaucratie céleste » suivant les préceptes de Confucius, la Chine reste un verrou à forcer pour les dynamiques puissances européennes et américaine en cette seconde moitié du XIXe siècle.

Depuis le XVIe siècle, l’Occident commercial est à l’étroit sur ses terres. Il a rapidement compris que la richesse passe par le commerce hors des frontières et l’ouverture de nouveaux marchés, de gré ou de force. Mais l’empire du Milieu fait figure d’anomalie dans cette nouvelle ère. Il n’a que faire des marchandises venues de l’Ouest. Il s’en tient à une équation simple : du thé, de la soie et de la porcelaine, prisés des consommateurs aisés du continent européen, contre de l’argent métal. Pour cela, les autorités chinoises limitent le commerce extérieur au seul port de Canton et le contrôlent en imposant, sous la houlette d’une administration tatillonne, de lourdes taxes sur les produits importés. Pour les pays occidentaux, cela se solde par une balance commerciale fortement déficitaire. Depuis la moitié du XVIIe siècle, 28.000 tonnes d’argent sont passées du continent européen au continent chinois. Aussi, le Royaume-Uni, qui a adopté l’étalon-or depuis la première moitié du XVIIIe siècle, se retrouve dans l’obligation humiliante d’emprunter de l’argent aux autres pays européens. Pour la couronne de Grande-Bretagne, le protectionnisme strict de l’empire du Milieu ne peut pas se perpétuer.

Aussi va-t-elle user d’un stratagème diabolique pour faire plier l’empereur. L’idée est d’introduire massivement sur le sol chinois l’opium, un produit dérivé du pavot cultivé sous contrôle britannique en Inde. L’usage de cette drogue mène à une forte dépendance, obligeant ses consommateurs à en soutenir la demande régulière. L’opium se répand rapidement à travers la société chinoise, transformant nombre d’individus en loques miséreuses. Les fumeries se multiplient. De 200 caisses (1 caisse = 64 kg) importées par la Chine en 1729, on passe à 40.000 caisses en 1838. Le paiement s’effectue en argent, inversant le flux du métal précieux des décennies précédentes.

L’opium devient un fléau social et une tragédie humaine pour la Chine.

En 1836, le gouvernement impérial de la dynastie Qing bannit son usage. Mais l’interdiction n’est pas suffisante, tant ce juteux commerce a les moyens de corrompre les agents officiels du port de Canton. Le démantèlement va être confié à un fonctionnaire impérial, Lin Tse-su, qui décide de sévir à la source. Il impose un embargo sur l’importation de tous les produits britanniques. L’action est efficace. En mars 1839, Charles Eliot, le commissaire britannique au Commerce, demande à tous les sujets de la reine Victoria qui font commerce d’opium de lui apporter leurs lots, le gouvernement s’engageant à les dédommager. L’équivalent d’une année d’importation d’opium est ainsi livrée à Lin Tse-su qui, en quelques mois, détruit tous les stocks, principalement britanniques, et autorise à nouveau l’importation de marchandises britanniques, sauf l’opium, dont le trafic est passible de la peine de mort. Le fonctionnaire va jusqu’à écrire à la reine Victoria et avance un argument imparable : comment pouvez-vous exporter de l’opium en Chine et l’interdire chez vous en raison de ses dangereux effets ? Le commerce ne devrait-il pas profiter à tous ?

Mais Lin ne reçut aucune réponse ni de la reine ni du gouvernement. Au contraire, ces derniers sont scandalisés par l’action chinoise et, plus prosaïquement, par le montant que doit verser le ministère des Finances aux importateurs d’opium britanniques à titre de compensation. Il est donc décidé d’envoyer la canonnière pour reprendre la situation en main, c’est la première guerre de l’opium.

En juin 1840, une flotte britanno-indienne arrive au large des côtes chinoises. Les attaquants disposent d’une immense supériorité en armement et Canton tombe rapidement. Les troupes de Sa Majesté remontent le Yang-Tse, prennent le contrôle du trafic sur le fleuve et privent ainsi le budget impérial des taxes que ce commerce lui procurait. Au bout de deux ans, les Qing plient. La première guerre de l’opium (1839-1842) se solde par le traité de Nankin. Celui-ci impose le paiement d’indemnités au Royaume-Uni et la cession du port de Hong Kong ainsi que l’ouverture au commerce international de quatre autres ports. Autre concession importante, les citoyens britanniques opérant sur le sol chinois relèvent de la loi britannique et non plus de celle de l’empire du Milieu. Mais cette situation est source de tensions croissantes au fil des années. Le trafic d’opium a repris de plus belle. L’empire commence à connaître des jacqueries importantes, qui vont déboucher sur le soulèvement Taiping (1851-1864), prélude à la décomposition du pouvoir impérial. Cette rébellion massive contre la « bureaucratie céleste » était animée par un ardent messianisme égalitaire. Partie du sud du pays, elle se propagea jusqu’à contrôler durablement plusieurs provinces, établissant sa capitale à Nankin. Elle ne put être jugulée puis écrasée qu’au prix de millions de morts - et avec l’active complicité des puissances occidentales prédatrices.

C’est dans un tel climat que survient l’épisode qui va déclencher la deuxième guerre de l’opium (1856-1860). Le 8 octobre 1856, l’« Arrow », un navire enregistré à Hong Kong, battant pavillon britannique, est arraisonné par des officiers chinois qui soupçonnent son équipage de se livrer à la piraterie et au trafic d’opium. L’arrestation des douze hommes donnera le prétexte pour attaquer à nouveau la Chine.

La ville de Canton est bombardée par les Anglais et les Français en 1857. Après trois années d’affrontements, les armées occidentales pénètrent dans Pékin le 5 octobre 1860, pillent et incendient le palais d’Été. Le 24 octobre 1860, la convention de Pékin est conclue. Ses termes signent la fin de l’indépendance économique du pays et son ouverture forcée à l’Occident : commerce de l’opium légalisé, reconnaissance des droits des chrétiens incluant le droit de propriété et d’évangéliser. Parmi les autres obligations, il y a l’ouverture de Tientsin en tant que port commercial pour commercer avec Pékin, et surtout la possibilité d’embarquer la main d’œuvre chinoise à l’étranger pour remplacer les esclaves affranchis. Ces « coolies » iront travailler dans des conditions proches de l’esclavage dans les mines ou les plantations de Malaisie, d’Australie, d’Amérique latine ou encore des États-Unis, pour la construction des chemins de fer transcontinentaux. Outre ces mesures, l’empire du Milieu doit verser au Royaume-Uni une indemnité de 3 millions d’onces d’argent et 2 millions d’onces à la France. Sans compter que durant ces années de guerre, la Russie a avancé ses pions et occupe désormais plusieurs territoires chinois. Le pays doit verser 50 millions de roubles au régime tsariste pour les récupérer. L’humiliation est totale pour la Chine.

Face à l’effondrement du monde issu de la « bureaucratie céleste »

L’impératrice Ts’eu Hi (Cixi) opère une « révolution culturelle » en s’inspirant de l’Occident : industrialisation, production d’armes, introduction de bateaux à vapeur, construction de lignes de chemins de fer. Mais il est trop tard, cette balbutiante entrée dans la modernité n’empêchera pas le pays de connaître un déclin durant des décennies. Au final, la Chine impériale, forte d’un droit et d’une civilisation millénaires, n’aura pas compris la nouvelle donne mondiale produite par la révolution industrielle. Son refus d’entrer dans le jeu économique se sera heurté aux appétits de nouveaux marchés d’un Occident dont les menées impérialistes restent fort éloignées de l’idée d’un commerce profitant à tous. « Nous, Européens, nous sommes les civilisés et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie », résumera avec ironie Victor Hugo.

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