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Essénine de Victor Serge

lundi 4 août 2014, par Robert Paris

Essénine de Victor Serge – extrait de « Le tournant obscur »

Un coup de téléphone le 29 décembre 1925 : Essénine vient de se tuer. Il était arrivé hier à Léningrad et descendu à l’Hôtel d’Angleterre dans une des chambres dont les fenêtres donnent sur la cathédrale monumentale de Saint-Isaac – archanges de bronze, colonnades de granit rouge, hautes coupoles d’or, neige, neige.

Descendu dans une des chambres que Raymond Lefèvre, Vergeat, Lepetit et Sacha Tourbine habitèrent quelques jours avant de disparaître. Il but, naturellement ; reçut quelques amis, puis les congédia, ayant besoin de solitude.

Le lendemain matin, dans la tristesse du réveil, l’envie le prit d’écrire quelques vers pour un ami. Ni crayon ni stylo sous la main. Pas d’encre dans l’encrier de l’hôtel, mais une lame de rasoir dont il se taillada le poignet. Et d’une plume rouillé, trempée dans son propre sang, Essénine écrivait ses derniers vers :

Au revoir, mon ami, au revoir…
… Il n’est pas nouveau de mourir en cette vie
Mais il n’est certes pas plus nouveau de vivre.

Il recommanda de ne laisser personne pénétrer jusqu’à lui. On le retrouva le lendemain, pendu, la courroie d’une valise autour du cou, à une conduite de chauffage, le front meurtri par une chute qu’il ne fit peut-être que dans son agonie – ou après.

Je lui ai connu trois visages.

Le premier fut d’un jeune gars aux boucles blondes qui avait des yeux limpides, des lèvres fraîches, beaucoup d’enfance encore sous des traits doux et nets, et qui déclamait au Café des poètes.

Sa voix faisait de tout poème une complainte, une mélopée ou une incantation. Et, tandis qu’elle planait, tout son corps oscillait « au souffle de l’esprit ». On buvait du café d’avoine grillé en l’écoutant. C’était en 1919, pendant la terreur et le péril mortel. La ville était pleine de typhiques, et l’espoir, d’une puissance de certitude, dominait tout.

Le second visage, je l’entrevis à Berlin, trois ans plus tard. Impossible de reconnaître dans ce dandy vêtu de noir, aux escarpins vernis, le beau jeune villageois de Konstantinov, district de Kozminsk, province de Riazan, le lyrique voyou des ruelles de Moscou, l’ « imaginiste » tapageur des petits cafés patronnés par Lountcharksy. Une face bouffie de Pierrot trop poudré, du rouge aux lèvres, des paupières battues, un cerne profond sous les yeux. Des mains gantées de soie blanche, un huit reflets. Il passa, raide comme un mannequin, au milieu d’une foule enthousiaste. Isadora Duncan le précédait, fardée, massive, drapée dans des soies noires. Heureusement, il était soûl et gueula. Autrement, c’eût été écœurant.

Troisième visage, visage du mort, durci par la mort. Traits amincis, cheveux plus bruns que dorés, bien allongés sur le front, yeux clos : une froide dureté dans l’expression. On eût dit un jeune soldat tué seul – après s’être amèrement battu.

Il disait de la même voix chantante :

« Je suis le plus grand poète vivant de la Russie. »

Ou bien

« Je suis un voyou des ruelles de Moscou. »

Peu de jours avant de s’en aller, il se comparait dans le vers final d’un poème pénétré du pressentiment le plus net, à « une fleur qui ne naît qu’une fois ». Il avait aussi écrit : « Les prostituées et les bandits sont les meilleurs admirateurs de mes vers. »

(…)

Il avait tenté de se mettre à l’unisson avec l’époque. En vain.

« Je suis un étranger dans ma propre contrée… »

« Mes poèmes on n’en a plus besoin et moi-même je suis ici de trop. »

« Fleurissez, ô jeunes, en vos chaires saines, votre vie est autre, vos refrains sont autres. »

« Je ne suis pas un homme nouveau, Et pourtant je voudrais rejoindre, moi titubant, moi claudiquant, les cohortes d’acier… »

« Je suis condamné : fumier pour l’époque. N’est-ce pas pourquoi, guitare des cabarets, tu me grises doucement ? »

« Comme je voudrais courir après le Komsomol ! »

(Komsomol est l’abréviation habituelle de Jeunesses Communistes.)

Un train traverse la steppe et voici qu’un poulain à la crinière rouge galope à sa suite :

« Cher, si cher et si risible naïf,

Où va-t-il, où va-t-il ?

Ne sait-il donc pas que les chevaux vivants sont vaincus par les chevaux d’acier ?

Les temps où le Petchenègue donnait deux belles filles des steppes russes

Pour un cheval

Ne reviendront pas dans les champs sans lueur,

Quelque soit ta course – ne sait-il pas ? »

(…)

« Seulement, j’avais oublié que je suis paysan…

Je me suis fané sans savoir où, est-ce dans l’ivrognerie ?

J’ai rêvé dans ce gel, et cette brume grise

Au ciel de Kazan,

Aux chemins perdus dans ma vie.

J’ai été infâme, j’ai été mauvais

Pour brûler avec plus d’ardeur.

….

Paix à toi, ô vie dont la rumeur s’en est allée.

Paix à toi, fraîcheur bleue ! »

(…)

Tous ces vers ont été écrits moins d’un an avant la fin. Sa recherche tendait à libérer l’imagination des contraintes de la pensée logique : de là, l’ « imaginisme » orienté dans le sens où devait naître plus tard, ailleurs, le surréalisme.

« La pluie aux genoux d’or… »

« Je porte, comme une gerbe d’avoine, du soleil sur mes mains… »

« Quand l’aube est sur le toit comme un petit chat qui se lèche la patte… »

« L’isba, vieille femme, mâche du seuil – mâchoire la pâte odorante du silence… »

(…)

L’expression directe d’un grand lyrisme très simple, commun à des millions d’hommes de la terre russe, lui procurait une immense popularité. Ses vers avaient à la fois le succès des romans de carrefour et de la poésie intime. L’attrait du scandale s’y ajouta. (…)

La Russie entière le pleura. Les chefs du parti prolétarien, les poètes, la foule portèrent son deuil. Trotsky dégagea l’enseignement de cette mort.

« Notre époque est dure, écrivait-il, c’est peut-être même une des époques les plus dures de l’histoire de l’humanité dite civilisée. Le révolutionnaire né pour ce temps est dominé par un patriotisme passionné de son époque, de l’époque qui est sa patrie dans le temps. Essénine n’était pas un révolutionnaire… C’était le plus intime des poètes lyriques. Or notre époque n’est pas lyrique. Telle est la raison principale pour laquelle il nous a quittés, nous et son époque, volontairement et si tôt…. »

(…)

« Pourquoi nous as-tu quittés, ô poète… »

L’adieu d’une foule.

Le vœu d’une jeune femme qui se tua un an après Essénine en demandant à être enterrée près de lui a été exaucé.

La suite

Messages

  • « Pourquoi nous as-tu quittés, ô poète… »

    L’adieu d’une foule.

  • La Révolution d’Octobre donne aussitôt, un élan gigantesque à toute la poésie. Dans les cours des usines, dans les rues, chez soi, on récite des vers, ouvriers, paysans et soldats se pressent avec autant d’ardeur aux meetings politiques qu’aux meetings poétiques. Il font la queue devant les théâtres, ces théâtres où ils ne sont encore jamais allés et dont ils découvrent soudain le faste ; ils écoutent les poètes, ceux qui ne font que la propagande, mais aussi les autres, les futuristes Maïakovski, Essénine, Pasternak, Blok.

    C’est tout cela que Tania Balachova et ses anciens élèves tentent de nous faire revivre.

    Partout, c’est l’immense révolte contre la misère et l’humiliation qui secoue la Russie. Les paysans, héros traditionnels de la littérature russe, sont remplacés par les vagabonds de Gorki, le monde des bas-fonds et des ports.

    Cette détresse et cette misère nous sont présentés à travers un récit étonnant de Gorki, Strasti-Mordasti. dans une flaque de boue, ivre morte, une femme, une prostituée remarquablement interprétée par Vera Gregh. Un jeune homme la relève et la raccompagne chez elle. Elle vit dans une chambre sordide, une cave, où un grabats lui sert à accueillir ses hôtes de passage, ses clients. A côté, dans une caisse qui sert de lit, un enfant infirme qui s’invente un monde fantastique en enfermant dans des boîtes des cafards, des punaises, qui symbolisent les gens qu’il aperçoit par la fenêtre ou dans la cour : les fonctionnaires, le propriétaire, les autres hommes. Lorsque le jeune homme les voit, lorsqu’il comprend l’étendue de leur misère, il revient et une étrange amitié se crée entre lui et l’enfant. En les quittant, il a envie de hurler, de frapper, de se prosterner devant cette femme sans nez, laide, repoussante, comme il le ferait devant un dieu.

    Puis c’est Essénine, Essénine le Voyou, le dernier poète paysan, qui fait éclater la scène. Il a étudié à l’école de son village, et dès l’école, il rêve de devenir poète, le plus grand poète de la Russie. Dès qu’éclate la Révolution, il comprend, comme Maïakovski – qui pendant longtemps ne l’aime pas – que c’est sa révolution. On le rencontre dans les cafés, les bouges de Moscou, ivre et rarement heureux. Il chante sa campagne, sa campagne ravagée par la pauvreté et la misère nouvelle du capitalisme. Il parle à sa mère, lui demande de ne pas le guetter sur la route, de ne pas s’inquiéter en entendant parler de ses beuveries et de ses rixes.

    Il promet de revenir, un jour, au printemps. Mais il ne reviendra pas. Le fils de paysan qui arrive à la ville va succomber à ses maléfices. Il regrette la campagne où il est né, mais chaque nuit, il boit. cette ivresse le ronge. Scandales et orgies se succèdent. Le parti bolchévik ferme les yeux sur ses propos lorsqu’il est ivre et ne se souvient que de ses poèmes. A partir de 1925, Essénine n’est plus qu’une épave humaine. Il n’a plus de voix. Bientôt commenceront les hallucinations et le délire de persécution. Il n’est plus seulement le Voyou.

    Nous ne sommes ici que de passage.

    Vois le cuivre sur les arbres pleure

    Mais je crois en ta fragile image

    Fleur de vie, qui t’épanouis, et meurs.

    C’est un grand enfant obsédé par la mort et qui, à plusieurs reprises, tente de se suicider. Une nuit de décembre 1925, il s’ouvre les veines et se pend, écrivant avec son sang un dernier poème : » Au revoir l’ami »

    Je te quitte, adieu, ami fidèle,

    Ami, que je porte dans mon coeur

    La séparation n’est pas cruelle

    Qui promet une rencontre, ailleurs

    Evitons les mains, le mot suprême.

    Sans chagrin, sans froncer les sourcils

    Quoi, mourir n’est pas un vrai problème

    Vivre – hélas – n’est pas nouveau aussi.

    Ces dernières paroles, Maïakovski les mettra en exergue au poème qu’il lui dédie, lui qui le comprit si tard et l’aima tant.

     » Vous êtes passé dans l’autre monde, comme on dit. Dans le vide…

    Vous piquez vers les étoiles,

    Plus question de brasseries,

    D’avance ou de crédit.

    C’est fini,

    Lucidité totale.

    Non, Essénine.

    Ne croyez pas que je plaisante,

    Dans ma gorge,

    le chagrin

    est comme un sac. »

    Maïakovski. Ce nom à lui seul résume le formidable élan poétique des années qui suivent la Révolution.

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