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En rester au texte de Marx, c’est tuer la démarche de Marx

mercredi 28 août 2013, par Robert Paris

En rester au texte de Marx, c’est tuer la démarche de Marx

Pour un grand nombre de militants révolutionnaires qui gravitent dans les groupes d’extrême gauche actuels, se considérer comme les héritiers de la pensée et du combat du révolutionnaire Karl Marx consiste à affirmer que Marx avait raison sur tous les plans sans chercher à faire avancer ses conceptions, c’est-à-dire en figeant la pensée marxiste telle qu’elle était à la mort de son auteur. Ce faisant, ils ne se rendent pas compte qu’ils accomplissent quelque chose qui est la meilleure manière de tuer la pensée vivante de Marx. Si la pensée de Marx doit connaître un point d’arrêt à sa mort (ou, tout au plus, en admettant également les apports de Lénine ou Trotsky mais pas d’apport théorique ensuite), cela signifie qu’elle est métaphysique, qu’elle ne dépend ni du monde, de sa transformation, ni des transformations de la pensée des hommes et de leurs connaissances scientifiques, historiques, etc… Rien de plus éloigné de la pensée de Karl Marx. Et encore, le plus grave n’est pas là : ils considèrent ainsi la pensée de Marx d’une manière qui n’est plus ni matérialiste ni dialectique.

En effet, si sa pensée n’est pas dépendante du monde réel, de la science réelle, de la transformation réelle de la société, c’est une pensée idéaliste qu’ils diffusent.

D’autre part, en cessant de confronter cette pensée aux idées contemporaines et aux connaissances nouvelles, ils la retirent du combat d’idées actuel et elle cesse alors d’être dialectique. Si la pensée n’est pas fondée sur un combat, comme l’était celle de Marx mais sur une simple reconnaissance définitive d’une pensée fermée toute faite, cette pensée n’est pas dialectique car la dialectique est toujours un combat entre forces opposées. Les militants et groupes d’extrême gauche qui ne participent pas à l’élaboration historique et scientifique comme philosophique ne peuvent s’inscrire dans la démarche de Marx dont toute la vie est un combat intellectuel contre les forces opposées, non seulement politiquement mais philosophiquement, socialement et scientifiquement.

Non seulement Karl Marx et son ami inséparable Friedrich Engels ne voyaient nullement le monde comme une entité figée, et pas non plus le capitalisme ou ses crises comme une simple répétition à l’identique, mais, au contraire, ils ont transformé leurs pensées, leurs conclusions sur tous les plans en fonction des avancées des connaissances, des études historiques et scientifiques ou philosophiques de leur époque et aussi des transformations du monde réel. Contrairement à ce type de militants d’extrême gauche actuels, ils ne cherchaient nullement une pensée éternelle, une philosophie mettant le mot FIN sur son analyse. Bien sûr, ces militants peuvent se cacher derrière l’impossibilité d’atteindre le niveau intellectuel des fondateurs pour considérer qu’il ne leur incombe pas de penser par eux-mêmes mais là où ils se trompent le plus, c’est qu’en refusant de reprendre l’étude des idées et le combat d’idées, ils transforment l’activité révolutionnaire en activisme, ce qui est une trahison politique de premier ordre.

Depuis la mort de Marx et celle d’Engels, le monde a changé de bases sur tous les plans même si c’est toujours le capitalisme qui tient la queue de la poêle…

Bien des connaissances ont été profondément bouleversées et cela change fondamentalement les choses au plan philosophique et scientifique. Il serait ridicule même de faire la liste des bouleversements des sciences depuis sa mort...

Du temps de Marx, on connaissait très peu de choses avant J.-C., très peu de choses hors d’Europe, que ce soit sur l’histoire de l’Afrique, de l’Asie, des Amériques et du Moyen-Orient. On savait très peu de choses sur les origines de l’homme, sur l’évolution et le fonctionnement de la vie, sur la transformation de la famille et de l’Etat. Et on en passe…

Les luttes de classe de l’Egypte, de la Mésopotamie ou de Chine antiques étaient encore ignorées du temps de Marx…

Marx et Engels n’ont jamais prétendu que leurs connaissances étaient universelles et que leurs prises de position étaient définitives. Au contraire, ils ont transformé leurs analyses et appréciations tout au long de leur vie, suivant ainsi les transformations de la réalité, celles de la pensée sur le monde comme les connaissances scientifiques et historiques nouvelles qui apparaissaient. Ils se tenaient sans cesse au courant de ces connaissances nouvelles et des transformations du monde capitaliste pour affiner leurs analyses et les remettre en question comme le montre notamment la correspondance entre Marx et Engels.

A l’opposé de cette démarche, bien des militants ou penseurs actuels qui se réclament de Marx considèrent que ce dernier aurait tout dit sur le fonctionnement du système capitaliste, tout dit sur les crises du système, tout dit sur l’homme, sur la société humaine, sur la famille, la propriété privée et l’Etat, tout dit sur la matière et le matérialisme, tout dit sur la dialectique, tout dit sur l’histoire du passé et ses luttes de classe, etc…

Bien sûr, si on considère que les militants révolutionnaires d’aujourd’hui n’ont plus besoin de penser par eux-mêmes, n’ont plus besoin de trouver leur chemin, de construire eux-mêmes leur pensée, en menant leur propre combat philosophique face à leurs adversaires de pensée, en menant leur propre étude scientifique en considérant la science comme une connaissance réservée aux seuls spécialistes bourgeois du domaine, alors c’est transformer l’activité révolutionnaire en un activisme pragmatique de la plus basse espèce et qui n’a rien à voir intellectuellement et socialement avec la conception vivante et combattante de Karl Marx.

Un véritable militant marxiste ne peut pas se contenter de dire « je suis d’accord avec l’analyse de Marx » comme un religieux croyant peut dire « je crois en l’Ancien Testament » ! Pour le croyant, le texte religieux est éternel car il a été dicté par dieu. Pour le croyant en Marx, le texte est tout aussi éternel car Marx ne reviendra pas analyser à notre place le monde actuel à partir des connaissances actuelles !

Il est mortel, pour la pensée comme pour la formation et pour l’action, de considérer la pensée de Marx juste comme un drapeau dans lequel on s’enveloppe pour se protéger des pensées adverses au lieu d’une arme de combat pour mener soi-même un combat allant dans le même sens, en se mouillant intellectuellement autant que physiquement ou politiquement dans le combat d’idées de notre époque.

La défense de la pensée de Marx en n’admettant pas que le monde et les connaissances aient évolué donne le maximum de moyens pour les adversaires afin de ridiculiser la pensée marxiste.

Les premiers à avoir figé ainsi la pensée de Marx ont été les réformistes sociaux-démocrates ou syndicalistes, suivis des staliniens.

Transformer en icones une pensée vivante – et rien n’est plus vivant qu’une pensée révolutionnaire -, tout en prétendant s’en réclamer, est la meilleure manière de la tuer.

D’autre part, cette manière de faire n’a rien de matérialiste parce qu’elle inverse la relation entre pensée et réalité. Celui qui déclare que les crises capitalistes sont cycliques donc qu’une reprise suivra toujours une crise énonce, sans s’en rendre compte, une absurdité totale. De la part de gens qui affirment que le capitalisme sera un jour renversé, cela consiste à dire qu’il le sera sans avoir atteint ses limites. Cela suppose aussi que les prolétaires se poseront le problème de le renverser alors qu’il sera encore capable de donner des solutions aux problèmes de la société. Raisonner ainsi, c’est partir de la pensée (même si c’est celle de Marx) pour analyser la réalité, ce qui est la démarche inverse de celle du matérialisme !

Si le capitalisme vient ou non de buter sur ses limites depuis son effondrement de 2007-2008, c’est à l’étude de la réalité d’en répondre et non au seul texte du Capital de Marx, aussi génial soit-il.

Le monde ne s’est pas arrêté à Marx, la science non plus et pas plus la philosophie ni l’étude des luttes de classe ou des sociétés. Ce n’est pas commettre un crime de lèse-majesté contre Marx que de dire cela, au contraire.

Former un révolutionnaire marxiste nécessite certes de lui faire lire des ouvrages marxistes, mais c’est loin de suffire. Sinon les dirigeants réformistes ou staliniens, qui sont contre-révolutionnaires, n’auraient jamais fait lire les ouvrages marxistes.

Cela nécessite d’abord et avant tout, de mener un combat, non pas pour défendre la pensée de Marx contre ses ennemis (protégez-moi de mes "défenseurs" ! disait Marx en affirmant "je ne suis pas marxiste") mais pour construire la pensée d’avenir contre les défenseurs du passé sans craindre de changer une virgule du texte originel ou même un jugement et une prise de position passée de Marx ou Engels.

Non seulement ils ont très bien pu se tromper mais ils ne disposaient pas nécessairement des connaissances que nous avons aujourd’hui et le combat révolutionnaire n’en était pas au point où il en est. N’oublions pas que le capitalisme n’avait même pas encore conquis le monde et que certains penseurs croyaient même qu’il allait en rester à l’Angleterre !

Certains auteurs ou courants révolutionnaires affirment qu’ils n’ont seulement pas la prétention de bâtir une conception marxiste globale comme Marx parce qu’ils ne sont pas prétentieux et savent qu’ils n’atteignent pas les capacités d’un Marx. C’est de l’hypocrisie. La preuve : si quelqu’un essaie de développer un point de vue global révolutionnaire marxiste, ils n’en discutent pas sérieusement et se contentent d’affirmer que c’est du scientisme de vouloir mêler politique révolutionnaire et science. Cela signifie qu’ils auraient traité les conceptions de Marx, Lénine ou Trotsky de scientisme puisque ces auteurs discutaient des points de vue scientifiques, que ce soit sur la physique, sur la biologie, sur l’évolution ou sur l’histoire de la société humaine, sans se contenter de laisser des spécialistes en traiter. C’est donc bel et bien qu’ils sont contre de développer leur propre conception scientifique du monde en vue de le transformer, ce qui est pourtant la démarche réelle de Marx.

Même le fait de dire qu’ils n’ont pas le niveau de Marx ne justifie rien à part le fait de rompre avec la démarche de Marx. Par exemple, serait-il possible que des physiciens refusent de faire une expérience qui pourrait montrer qu’Einstein s’est trompé sur la limite de la vitesse de la lumière par exemple sur la seule justification qu’aucun physicien ne peut prétendre avoir les capacités en physique d’Einstein ?

L’extrême gauche actuelle, loin de favoriser la discussion scientifique de ses thèses qui sont des simples justifications d’une pratique opportuniste, ne pousse pas ses membres à se former de manière scientifique, c’est-à-dire à défendre chacun ses propres points de vue et à développer sa science en combattant dans un débat d’idées les points de vue adverses.

Au lieu de cela, les groupes actuels développent des conceptions où les idées personnelles sont remplacées par les soi-disant « points de vue du groupe ». Mais les idées ne sont pas des produits des organisations et organismes. Même en sciences, en philosophie ou en histoire, ce n’est pas l’organisation de la recherche qui produit les idées mais les individus se mouillant personnellement.

Messages

  • « La conception marxiste de la nécessité historique n’a rien de commun avec le fatalisme. Le socialisme ne se fera pas "tout seul", mais par la lutte de toutes les forces vives, des classes et de leurs partis. Le prolétariat possède dans cette lutte un avantage essentiel, du fait qu’il représente un progrès historique, alors que la bourgeoisie incarne la réaction et la décadence. C’est en cela que réside la source de notre certitude de la victoire. Mais nous avons parfaitement le droit de nous demander : quel caractère présenterait la société si les forces de la réaction l’emportaient.
    Les marxistes ont maintes et maintes fois formulé l’alternative suivante : ou le socialisme ou le retour à la barbarie. Après "l’expérience" italienne nous avons mille fois répété : ou le communisme ou le fascisme. Le passage effectif au socialisme devait fatalement montrer que le problème était infiniment plus complexe, plus délicat et plus contradictoire que ne l’avait prévu le schéma historique général. Marx a parlé de la dictature du prolétariat et de son dépérissement ultérieur, mais il n’a rien dit de la dégénérescence bureaucratique de la dictature. Nous sommes les premiers à observer et à analyser par l’expérience une telle dégénérescence. Est-ce là une révision du marxisme ?
    L’alternative - socialisme ou esclavage totalitaire - n’a pas seulement un intérêt théorique, mais aussi une énorme signification agitative, car elle illustre de façon particulièrement probante la nécessité de la révolution socialiste.
     »

    Défense du marxisme (1939), Léon Trotsky

  • « Marx voulait que l’on ne parlât pas de marxisme, mais de socialisme scientifique, pour éviter qu’on attribuât à sa personne ce qui est le patrimoine théorique du prolétariat. Cependant, l’idéologie bourgeoise imprègne le mode de vie et l’éducation modernes au point qu’on ne peut se faire à l’idée d’une théorie qui ne soit pas liée à un auteur, mais produite par l’activité pratique et intellectuelle d’une collectivité, à l’instar de la Bible, par exemple.

    Certes, le nom de socialisme scientifique est bien pompeux, mais c’est - avec les méthodes de la science, telles qu’elles se pratiquent dans le domaine de la physique, chimie, biologie, etc. - un effort de théorisation des relations et du devenir de la société qui, déjà sous nos yeux, exige une coordination et une organisation de plus en plus étroites. Confondre cet effort prodigieux qui incombe tout naturellement à la classe des producteurs, avec les élucubrations de l’esprit d’un seul homme (qu’il faut dès lors doter de vertus surhumaines) dérive de l’esprit de propriété, soit la domination aussi bien physique que spirituelle du monde et des masses par quelques privilégiés.

    Les efforts théoriques de Marx ne peuvent être que déformés et détournés de leur but par ceux qui les divinisent : les masses devront-elles attendre un nouveau Marx ou Lénine pour qu’une révolution ait une chance de succès ? L’histoire moderne ne se complaît-t-elle pas à détrôner et à ridiculiser les géants de l’histoire, déboulonnant les Staline, etc. ? »

    Dangeville - Préface à "La Commune de 1871"

  • « Amadeo Bordiga, le premier secrétaire du Parti communiste d’Italie, évoquait souvent le désespoir et la colère de Trotsky, disant : « Mais, c’est du pharaonisme, du pharaonisme ! », quand il passa pour la première fois devant le mausolée de Lénine, construit par les créateurs du culte de la personnalité. »

    Dangeville

  • « Mais avons-nous vraiment besoin qu’on continue les travaux théoriques plus loin que Marx les a poussés ? »

    Qui pose la question ?

    C’est Rosa Luxemburg dans "Arrêts et progrès du marxisme".

    Lire ici sa réponse

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