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Un article publié par les communistes en France… en novembre 1922

lundi 28 octobre 2013, par Robert Paris

Un article de Léon Trotsky publié par les communistes en France… en novembre 1922

Léon Trotsky
Les contradictions de la politique soviétique
3 novembre 1922

Point n’est besoin, même quand on suit avec attention la vie politique de la France, de lire le Populaire, organe réformiste et social-patriote. Ce journal ne contient ni faits ni idées. C’est en quoi d’ailleurs il reflète son parti. Y collaborent des hommes qui, en règle générale, consacrent les neuf dixièmes de leur attention à des questions complètement étrangères au socialisme. Certains d’entre eux sont attachés à ce dernier par d’anciennes habitudes depuis longtemps périmées, d’autres par l’irritation que provoquent les espérances déçues, et d’autres enfin par de très nettes préoccupations de carrière. Du labeur de la pensée socialiste qui, d’un point de vue unique, analyse les situations, mesure les forces en présence tire des conclusions révolutionnaires, pas de trace dans ce journal. Des phrases et des phrases, de vieux clichés, des fragments, retenus par hasard, des discours de Jaurès et de Guesde, le tout assaisonné d’une triste cuisine politique. A la lecture du dernier numéro, on croit toujours l’avoir déjà lu. Bien que nombre des collaborateurs du Populaire ne soient pas sots du tout, ayant leur façon de ne pas l’être, et sachent en tout cas parfaitement de quoi il retourne, le journal, dans son ensemble, parait couvert d’un épais vernis de bêtise, convenant assez du reste aux buts qu’il poursuit.
Point n’est besoin de le lire, mais il faut bien y jeter de temps à autre un coup d’œil. Car nous y trouvons, à l’état plus ou moins pur, le bacille qui empoisonne, hélas ! certains éléments, d’une relative importance numérique, des sommets du parti communiste français. C’est précisément dans les colonnes du Populaire qu’on discerne le mieux la signification, pour M. les avocats, les journalistes et les arrivistes francs-maçons grimés en socialistes à l’usage des meetings ouvriers, de la « liberté de pensée », de la « liberté de critique », et de toutes autres choses précieuses de cette sorte, absolument indispensables aux politiciens qui consentent généreusement à se servir des organisations prolétariennes comme d’un tremplin mais ne veulent en aucun cas soumettre à leur discipline leurs hautes individualités.
Arrêtons-nous sur un article, classique en son genre, de M. Léon Blum - qui est en fait le leader des dissidents - sur la politique des communistes russes à l’égard de la France et du parti communiste français. Se référant aux échos du voyage de M. Herriot en Russie dans la presse bourgeoise [1], M. Léon Blum se livre à des déductions, à des généralisations heureuses qui éclairent admirablement, sinon la politique des communistes russes, du moins l’invraisemblable confusion régnant dans certaines têtes, et pas seulement dans celle de M. Blum et pas seulement dans celles de son parti. M. Blum expose que le gouvernement des Soviets offre à la France « tout ou presque tout » : non seulement la reconnaissance des dettes d’avant-guerre, mais l’alliance : « l’alliance économique, intellectuelle, morale et même, s’il le faut, politique et diplomatique. » Et si M. Blum souhaite des relations pacifiques entre la France et la Russie, il proteste, voyez-vous, avec la plus grande énergie - à l’avance, c’est-à-dire tout à fait opportunément, avec perspicacité -, contre le rétablissement de l’ancienne alliance franco-russe qui serait dirigée contre l’Allemagne. Nul ne doutait n’est-ce pas que le parti de Renaudel, de Boncour et de Blum se trouverait à son poste dès qu’il s’agirait de défendre l’Allemagne contre les desseins impérialistes d’une nouvelle alliance franco-russe ! Le passé de ce parti n’en était-il le meilleur garant ?
Mais est-il prouvé, allez-vous demander, que la Russie des Soviets est prête à aider la France à étrangler définitivement l’Allemagne ? Peut-on en douter ? « M. Herriot est reçu en visiteur de qualité. Mais on exclut du parti communiste Verfeuil et ses amis en attendant le tour de quelques autres. On offre à M. Poincaré et aux capitalistes français toutes les formes de collaboration, mais on condamne ceux des partisans de l’adhésion de Tours qui ne s’inclinent pas devant une discipline et une orthodoxie absolues. On se prépare à distribuer des concessions. Mais on garde encore en prison des socialistes-révolutionnaires. » Ces lignes contiennent toute la philosophie de M. Blum et de Verfeuil ; et non seulement de l’exclu Verfeuil mais aussi de ses coreligionnaires politiques moins hardis, demeurés dans le parti communiste français.
N’est-ce pas, en effet, une contradiction criante : recevoir poliment M. Herriot et exclure impoliment Verfeuil, distribuer des concessions et exiger à la même heure l’application des résolutions communistes ? Contradiction énorme et monstrueuse ! Et n’allez pas dire, je vous en prie, à M. Blum que le Conseil des commissaires du peuple et l’Exécutif de l’Internationale communiste sont deux institutions différentes : il sait que les dirigeants communistes russes appartiennent à la fois à l’un et à l’autre et il dénonce leur double jeu, leur extrême opportunisme pratique allant de pair avec leur extrême intransigeance théorique.
Quelque difficile que soit notre situation, nous essaierons tout de même de fournir certaines explications. Nous le ferons dans les termes les plus simples puisque les objections nous viennent de MM. les avocats, les journalistes, les députés, les francs-maçons, c’est-à-dire du milieu le plus apathique, le plus borné, le plus obtus qu’il y ait en politique. Aussi faut-il commencer par l’A B C et bien enfoncer chaque clou.
Deux ouvriers travaillent à l’usine Renault. L’un est un révolutionnaire, communiste, l’autre est catholique. Tous les deux sont soumis aux mêmes règles de travail, s’acquittent de la tâche que leur confie le chef d’atelier et se soumettent aux décisions de l’administration. L’« opportunisme » pratique de l’ouvrier communiste n’est-il pas en contradiction flagrante avec son intransigeance théorique ? Voilà un excellent sujet de réflexion. Nous avouons ne pas apercevoir, dans ce cas, de contradiction. L’ouvrier est entré volontairement dans le parti communiste ; il en a librement accepté la discipline ; toute sa conscience, toute sa volonté tendent à ce que son parti devienne l’instrument qui renversera l’esclavage capitaliste. Mais l’esclavage subsiste ; le communiste doit vendre son travail ; il ne peut pas, sous peine de mourir de faim, se soustraire à la loi des exploiteurs. Et, plus il est hostile au régime d’exploitation qui lui est imposé, plus il exige que son parti soit intransigeant.
Quand Manouilsky [2] achetait dans un des bureaux de tabac de M. Poincaré de quoi bourrer sa pipe, le délégué de l’Internationale communiste procurait indéniablement à la république bourgeoise un certain bénéfice et contribuait ainsi à couvrir une partie - fort modeste, il est vrai - des frais de ses armements. Cette « concession » pratique de Manouilsky n’était-elle pas en contradiction flagrante avec son intransigeance théorique ? Disons plus : si la tenancière du bureau de tabac avait su que le monsieur qui venait de lui dire si poliment : « Merci, madame » était le bolchevik Manouilsky elle aurait probablement écrit sur-le-champ un article de fond sur ce thème : « Pourquoi cet homme aimable exigeait-il l’exclusion de Verfeuil du parti communiste ? »
Nous n’avons pris, jusqu’à présent, que des exemples individuels. Essayons prudemment - vu le caractère précité de nos contradicteurs - d’élargir les cadres de notre analyse.
Pour éditer l’Humanité, le parti communiste français doit acheter du papier à des firmes capitalistes et contribuer ainsi à l’accumulation capitaliste. N’est-ce pas en contradiction flagrante avec la mission révolutionnaire du parti ? Nous pensons que non. Si l’on pouvait, à son gré, se dérober aux lois du système capitaliste celles du marché, des codes, des relations internationales et autres le besoin d’une révolution prolétarienne ne se ferait pas sentir.
Ces explications préalables données, tâchons d’aborder directement les contradictions qui ont troublé l’émotive conscience socialiste de M. Blum. Les bolcheviks, figurez-vous, accueillent M. Herriot. Au même moment, ils votent l’exclusion de Verfeuil. Mais M. Herriot n’a pas été accueilli dans le parti, ne nous l’ayant d’ailleurs pas demandé. Il est venu en Russie en qualité de représentant, point officiel mais autorisé, de cette partie des classes dirigeantes françaises qui voudraient reprendre avec nous des relations économiques et diplomatiques normales. Nous nous sommes efforcés de faciliter à M. Herriot son enquête sur la situation du pays. Nous avons pensé voir en M. Herriot un truchement bourgeois éventuel. En recourant à l’analogie, nous dirons que nos négociations avec M. Herriot, homme politique en vue d’un pays qui, pendant cinq ans, nous a bloqués et nous a fait la guerre, sont analogues aux pourparlers des ouvriers lock-outés avec certains capitalistes disposés à un compromis. L’accord des ouvriers avec le patron, dans un cas pareil, ne constitue qu’un épisode de la lutte des classes, de même qu’une grève isolée ou qu’un lock-out. Quant à Verfeuil, il était dans nos rangs, dans notre parti, qui doit conserver son unité et sa discipline en toutes circonstances : pendant la guerre civile comme pendant l’accalmie, pendant l’offensive comme pendant la retraite, pendant la grève comme pendant le lock-out, pendant les négociations, et les accords. Verfeuil s’est révélé dans nos rangs un renard. Il travaillait à l’intérieur de notre organisation à nous affaiblir dans notre lutte contre l’ennemi de classe. Qu’y a-t-il de contradictoire à ce que les ouvriers obligés de traiter avec le capitaliste chassent à la même heure de leur sein les renards ? Il est vrai que les ouvriers russes négocient avec les capitalistes au nom de l’Etat soviétiste et pas au nom des syndicats et du parti. Mais c’est parce qu’ils ont, il y a cinq ans, conquis le pouvoir.
En appliquant les méthodes de M. Blum, on pourrait dire de lui : « Ce socialiste obéit, à la Chambre, à la sonnette présidentielle de M. Raoul Péret, paye des impôts à la république capitaliste, s’incline devant ses lois, ses tribunaux et ses flics, mais ne peut pas obéir à la sonnette présidentielle de Zinoviev, payer une cotisation à l’I. C. et se soumettre à ses statuts. » Nous ne reprocherons pas ces contradictions à M. Blum - il n’a pas choisi son parlement et sa république et son parti, il l’a choisi à son image.
De même que l’ouvrier communiste de l’usine Renault ne peut pas s’évader individuellement du salariat, la république ouvrière russe ne peut pas se soustraire artificiellement aux conditions de l’économie capitaliste mondiale. Les contremaîtres capitalistes de l’usine Renault et les gouvernements bourgeois de l’univers constituent pour l’instant des faits indubitables assez importants. Nous devons en tenir compte, c’est-à-dire entrer en relations avec ces gouvernements, conclure des accords avec les capitalistes, acheter et vendre. A l’usine Renault, on peut et on doit exiger de l’ouvrier communiste que, dans ses tractations forcées avec le capital, il n’enfreigne en rien la règle de solidarité prolétarienne ; on peut exiger qu’il ne soit pas un renard et qu’il combatte les renards. On peut et on doit en exiger autant du gouvernement des Soviets dans ses relations avec les gouvernements bourgeois. Mais à cet égard nous ne pouvons offrir à personne de garanties autres que celles de notre parti et de l’Internationale communiste dont il n’est qu’une section. Nous pensons que cela suffit. Et pour ce qui est du dessein que nourrit M. Léon Blum de prendre, avec Renaudel et Boncour, la défense des intérêts de l’Allemagne opprimée contre une alliance franco-russe agressive, nous n’en dirons rien. Ce sujet appartient de droit à H.-P. Gassier. Ses arguments seront beaucoup plus forts que les nôtres.
A côté de l’hypothèse d’une alliance impérialiste franco-russe, M. Blum en édifie une autre, non moins réussie, sur le rapprochement du gouvernement des Soviets et du Bloc des gauches, par l’intermédiaire de M. Herriot, rapprochement qui amènerait demain les Soviets à inviter les communistes français à soutenir les radicaux, voire à s’allier à eux. On sait que cette hypothèse n’a pas été sans exercer une certaine influence sur quelques éléments du parti communiste français. On n’a pas oublié que des camarades français ont tenté de juger sous cet angle la politique du Front uni. Essayons, sur ce point aussi, de nous expliquer avec la clarté voulue.
Nous considérons que le remplacement du Bloc national, de moins en moins capable de défendre les intérêts de la bourgeoisie française, par un Bloc des gauches, sera un pas en avant, à la condition que ces événements s’accomplissent en présence d’une politique tout à fait indépendante, critique, irréductiblement révolutionnaire du parti de la classe ouvrière [3]. Une nouvelle ère d’illusions réformistes pacifistes est inévitable en France après les illusions de la guerre et de la victoire et peut devenir le prologue de la révolution prolétarienne. Mais la victoire de cette révolution ne pourra être assurée que par un parti qui n’aura pas la moindre responsabilité dans la diffusion des illusions réformistes-pacifistes, car la profonde déception de la classe ouvrière qui succédera aux illusions du Bloc des gauches se transformera d’abord en haine et mépris du socialisme démocratique et pacifique. Seul le parti qui, même tout en reconnaissant le caractère historique relativement « progressiste » - au sens que nous avons indiqué plus haut - du Bloc des gauches comparé au Bloc national, soutient cependant une lutte irréductible contre l’entrée des ouvriers dans le Bloc des gauches et s’efforce d’opposer le prolétariat, en tant que classe, à tous les groupements bourgeois, seul ce parti, quelles que puissent être les variations d’humeur de la classe ouvrière, aura au moment critique une influence décisive sur la classe ouvrière et, partant, sur la vie du pays entier. Nous ne doutons pas une seconde que lorsque M. Herriot et ses amis dirigeront les destinées de la France, les amis de M. Blum seront à l’entière disposition du Bloc des gauches et soutiendront au moment décisif toutes les alliances internationales de leur bourgeoisie, non sans se justifier au moyen d’une rhétorique réformiste et pacifiste destinée à tromper un certain nombre d’ouvriers et à les tromper quelque peu eux-mêmes. L’entrée de Renaudel, de Boncour ou de Blum dans un ministère Herriot est une perspective un tout petit peu plus vraisemblable que celle du bloc des radicaux et des communistes. Avouons-le, nous n’en sommes pas effrayés. Ministre socialiste de la bourgeoisie française, M. Blum serait beaucoup plus à sa place que comme publiciste défendant contre la Russie des Soviets les principes socialistes en politique internationale. En tout cas il rendrait des services plus sérieux au socialisme de la même manière, bien entendu, que Tséretelli et Kerenski [4]. Tout ceci à une condition : qu’il y ait un parti communiste unanime et combatif, sans succédanés de M. Blum dans ses rangs.
La France a eu maintes fois des ministères radicaux. S’ils ont pu quitter paisiblement la scène, remplacés par d’autres combinaisons bourgeoises, c’est parce que la situation économique de l’Etat bourgeois était beaucoup plus ferme qu’aujourd’hui et parce que le prolétariat n’avait pas encore de parti authentiquement révolutionnaire. Aujourd’hui, dans la France d’après guerre, le Bloc des gauches peut et doit, dans une certaine mesure, entrer en scène comme l’ultime ressource politique d’un régime en décrépitude. La politique de l’Internationale à l’égard du communisme français est dictée par le souci de faire en sorte que le Bloc des gauches, dont l’étoile monte à l’horizon français, entre dans l’histoire comme le dernier gouvernement de la bourgeoisie française.
C’est pourquoi, même après la transfiguration de M. Blum, nous continuerons à accueillir poliment tout bourgeois français qui viendra nous trouver pour établir avec nous des relations normales ou pour exporter quelque chose, maintenant ou après la victoire du Bloc des gauches. Tandis que l’Internationale communiste continuera à chasser de ses rangs tout renégat à qui viendra l’idée de prêcher aux travailleurs français la politique du Bloc des gauches. Les coreligionnaires politiques de M. Blum ne comprendront peut-être rien à la logique de cette politique. Ils n’en éprouveront que plus impitoyablement les conséquences.

Notes
[1] Edouard Herriot, dirigeant du parti radical et futur chef du gouvernement du Cartel des gauches, venait d’effectuer en septembre, en Russie, un voyage officieux au cours duquel il avait envisagé avec les dirigeants soviétiques les conditions d’une reconnaissance diplomatique du gouvernement russe par la France.

[2] Manouilsky était alors le représentant en France de l’Exécutif de l’I.C.

[3] C’est le même point de vue que Trotsky soutiendra, treize ans plus tard, quand le « Cartel » - qu’il appelle fréquemment « Bloc » - sera rebaptisé « Front populaire » et comprendra... les communistes.

[4] Trotsky fait ici allusion au fait que la participation au gouvernement bourgeois du menchevik Tséretelli et du s.r. Kerenski avait, en les discréditant aux yeux des masses, contribué au développement de l’influence du parti bolchevique.

D’autres articles de Trotsky dans l’Humanité, journal des militants communistes de France

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