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Marx et Proudhon

dimanche 1er décembre 2013, par Robert Paris

Lettre de Karl Marx à J.-B. Schweitzer

Londres, le 24 janvier 1865.

Monsieur,

(...) J’ai reçu hier la lettre dans laquelle vous me demandez un jugement détaillé sur Proudhon. Le temps me manque pour répondre à votre désir. Et puis je n’ai sous la main aucun de ses écrits. Cependant pour vous montrer ma bonne volonté, je vous envoie, à la hâte, ces quelques notes. Vous pourrez les compléter, ajouter ou retrancher, bref en faire ce que bon vous semblera.

Je ne me souviens plus des premiers essais de Proudhon. Son travail d’écolier sur la Langue universelle témoigne du sans-gêne avec lequel il s’attaquait à des problèmes pour la solution desquels les connaissances les plus élémentaires lui faisaient défaut.

Sa première œuvre : Qu’est-ce que la propriété ? est sans conteste la meilleure. Elle fait époque, si ce n’est par la nouveauté du contenu, du moins par la manière neuve et hardie de dire des choses connues. Les socialistes français, dont il connaissait les écrits, avaient naturellement non seulement critiqué de divers points de vue la propriété [96], mais encore l’avaient utopiquement supprimée. Dans son livre, Proudhon est à Saint-Simon et à Fourier à peu près ce que Feuerbach est à Hegel. Comparé à Hegel, Feuerbach est bien pauvre. Pourtant, après Hegel il fit époque, parce qu’il mettait l’accent sur des points désagréables pour la conscience chrétienne et importants pour le progrès de la critique philosophique, mais laissés par Hegel dans un clair-obscur [97] mystique.

Le style de cet écrit de Proudhon est encore, si je puis dire, fortement musclé, et c’est le style qui, à mon avis, en fait le grand mérite. On voit que, lors même qu’il se borne à reproduire de l’ancien, Proudhon découvre que ce qu’il dit est neuf pour lui et qu’il le sert pour tel.

L’audace provoquante avec laquelle il porte la main sur le “ sanctuaire ” économique, les paradoxes spirituels avec lesquels il se moque du plat sens commun bourgeois, sa critique corrosive, son amère ironie, avec çà et là un sentiment de révolte profond et vrai contre les infamies de l’ordre des choses établies, son sérieux révolutionnaire, voilà ce qui explique l’effet “ électrique ”, l’effet de choc que produisit Qu’est-ce que la propriété ? dès sa parution. Dans une histoire rigoureusement scientifique de l’économie politique, cet écrit mériterait à peine une mention. Mais ces écrits à sensation jouent leur rôle dans les sciences tout aussi bien que dans la littérature. Prenez, par exemple, l’Essai sur la population de Malthus. La première édition est tout bonnement un pamphlet sensationnel [98] et, par-dessus le marché un plagiat d’un bout à l’autre. Et pourtant quel choc cette pasquinade du genre humain n’a-t-elle pas provoqué !

Si j’avais sous les yeux le livre de Proudhon, il me serait facile par quelques exemples de montrer sa première manière. Dans les chapitres que lui-même considérait les plus importants, il imite la méthode de Kant traitant des antinomies - Kant était à ce moment le seul philosophe allemand qu’il connût en traduction ; il donne l’impression que pour lui comme pour Kant, les antinomies ne se résolvent qu’ “ au-delà ” de l’entendement humain, c’est-à-dire que son entendement à lui est incapable de les résoudre.

Mais en dépit de ses allures d’iconoclaste, déjà dans Qu’est ce que la propriété ?, on trouve cette contradiction que Proudhon, d’un côté, fait le procès à la société du point de vue et avec les yeux d’un petit paysan (plus tard d’un petit-bourgeois [99] ) français, et de l’autre côté, lui applique l’étalon que lui ont transmis les socialistes.

D’ailleurs, le titre même du livre en indiquait l’insuffisance. La question était trop mal posée pour qu’on pût y répondre correctement. Les “ rapports de propriété ” antiques avaient été remplacés par la propriété féodale, celle-ci par la propriété bourgeoise. Ainsi l’histoire elle-même avait soumis à sa critique les rapports de propriété passés. Ce qu’il s’agissait pour Proudhon de traiter c’était la propriété bourgeoise actuelle. A la question de savoir ce qu’était cette propriété, on ne pouvait répondre que par une analyse critique de l’économie politique, embrassant l’ensemble de ces rapports de propriété, non pas dans leur expression juridique de rapports de volonté, mais dans la forme réelle, c’est-à-dire de rapports de production. Comme Proudhon intègre l’ensemble de ces rapports économiques à la notion juridique de la propriété, il ne pouvait aller au-delà de la réponse donnée par Brissot, dès avant 1789, dans un écrit du même genre, dans les mêmes termes : “ La propriété c’est le vol [100]. ”

La conclusion que l’on en tire, dans le meilleur des cas, c’est que les notions juridiques du bourgeois sur le vol s’appliquent tout aussi bien à ses profits honnêtes. D’un autre côté, comme le vol, en tant que violation de la propriété, présuppose la propriété, Proudhon s’est embrouillé dans toutes sortes de divagations confuses sur la vraie propriété bourgeoise.

Pendant mon séjour à Paris, en 1844, j’entrai en relations personnelles avec Proudhon. Je rappelle cette circonstance parce que jusqu’à un certain point je suis responsable de sa “ sophistication ”, mot qu’emploient les anglais pour désigner la falsification d’une marchandise. Dans de longues discussions, souvent prolongées toute la nuit, je l’infectais, à son grand préjudice, d’hégélianisme qu’il ne pouvait pas étudier à fond, ne sachant pas l’allemand. Ce que j’avais commencé, M. Karl Grün, après mon expulsion de France, le continua. Et encore ce professeur de philosophie allemande avait sur moi cet avantage de ne rien entendre à ce qu’il enseignait.

Peu de temps avant la publication de son second ouvrage important : Philosophie de la misère, etc., Proudhon me l’annonça dans une lettre très détaillée, où entre autres choses se trouvent ces paroles - “ J’attends votre férule critique [101]. ” Mais bientôt celle-ci tomba sur lui (dans ma Misère de la philosophie, etc., Paris, 1847), d’une façon qui brisa à tout jamais notre amitié.

De ce qui précède, vous pouvez voir que sa Philosophie de la misère ou système des contradictions économiques devait, enfin, donner la réponse à la question : Qu’est-ce que la propriété ? En effet, Proudhon n’avait commencé ses études économiques qu’après la publication de ce premier livre ; il avait découvert que, pour résoudre la question posée par lui, il fallait répondre non par des invectives, mais par une analyse de l’économie politique moderne. En même temps, il essaya d’exposer le système des catégories économiques au moyen de la dialectique. La contradiction hégélienne devait remplacer l’insoluble antinomie de Kant, comme moyen de développement.

Pour la critique de ses deux gros volumes, je dois vous renvoyer à ma réplique. J’ai montré, entre autres, comme il a peu pénétré les secrets de la dialectique scientifique, combien, d’autre part, il partage les illusions de la philosophie “ spéculative ” : au lieu de considérer les catégories économiques comme des expressions théoriques de rapports de production historiques correspondant à un degré déterminé du développement de la production matérielle, son imagination les transforme en idées éternelles, préexistantes à toute réalité, et de cette manière, par un détour, il se retrouve à son point de départ, le point de vue de l’économie bourgeoise [102].

Puis je montre combien défectueuse et rudimentaire est sa connaissance de l’économie politique, dont il entreprenait cependant la critique, et comment avec les utopistes il se met à la recherche d’une prétendue “ science ”, d’où on ferait surgir une formule toute prête et a priori pour la “ solution de la question sociale ”, au lieu de puiser la science dans la connaissance critique du mouvement historique, mouvement qui lui-même produit les conditions matérielles de l’émancipation. Ce que je démontre surtout, c’est que Proudhon n’a que des idées imparfaites, confuses et fausses sur la base de toute économie politique, la valeur d’échange, circonstance qui l’amène à voir les fondements d’une nouvelle science dans une interprétation utopique de la théorie de la valeur de Ricardo. Enfin, je résume mon jugement sur son point de vue général en ces mots :

Chaque rapport économique a un bon et un mauvais côté : c’est le seul point dans lequel M. Proudhon ne se dément pas. Le bon côté, il le voit exposé par les économistes ; le mauvais côté, il le voit dénoncé par les socialistes. Il emprunte aux économistes la nécessité des rapports éternels, il emprunte aux socialistes l’illusion de ne voir dans la misère que la misère (au lieu d’y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne). Il est d’accord avec les uns et les autres en voulant s’en référer à l’autorité de la science. La science, pour lui, se réduit aux minces proportions d’une formule scientifique ; il est l’homme à la recherche des formules. C’est ainsi que M. Proudhon se flatte d’avoir donné la critique et de l’économie politique et du communisme : il est au-dessous de l’une et de l’autre. Au-dessous des économistes, puisque comme philosophe, qui a sous la main une formule magique, il a cru pouvoir se dispenser d’entrer dans des détails purement économiques ; au-dessous des socialistes, puisqu’il n’a ni assez de courage, ni assez de lumières pour s’élever, ne serait-ce que spéculativement au-dessus de l’horizon bourgeois.

... Il veut planer en homme de science au-dessus des bourgeois, et des prolétaires ; il n’est que le petit bourgeois, ballotté constamment entre le Capital et le Travail, entre l’économie politique et le communisme.

Quelque dur que paraisse ce jugement, je suis obligé de le maintenir encore aujourd’hui, mot pour mot. Mais il importe de ne pas oublier qu’au moment où je déclarai et prouvai théoriquement que le livre de Proudhon n’était que le code du socialisme des petits-bourgeois [103], ce même Proudhon fut anathématisé comme ultra et archi-révolutionnaire à la fois par des économistes et des socialistes. C’est pourquoi plus tard je n’ai jamais mêlé ma voix a ceux qui jetaient les hauts cris sur sa “ trahison ” de la révolution. Ce n’était pas sa faute si, mal compris à l’origine par d’autres comme par lui-même, il n’a pas répondu à des espérances que rien ne justifiait.

Philosophie de la misère, mise en regard de Qu’est-ce que la propriété ? fait ressortir très défavorablement tous les défauts de la manière d’exposer de Proudhon. Le style est souvent ce que les Français appellent ampoulé [104]. Un galimatias prétentieux et spéculatif, qui se donne pour de la philosophie allemande, se rencontre partout où la perspicacité gauloise fait défaut. Ce qu’il vous corne aux oreilles, sur un ton de saltimbanque et de fanfaron suffisant, c’est un ennuyeux radotage sur la “ science ” dont il fait par ailleurs illégitimement étalage. A la place de la chaleur vraie et naturelle qui éclaire son premier livre, ici en maint endroit Proudhon déclame systématiquement, et s’échauffe à froid. Ajoutez à cela le gauche et désagréable pédantisme de l’autodidacte qui fait l’érudit, de l’ex-ouvrier qui a perdu sa fierté de se savoir penseur indépendant et original, et qui maintenant, en parvenu de la science, croit devoir se pavaner et se vanter de ce qu’il n’est pas et de ce qu’il n’a pas. Puis il y a ses sentiments de petit-bourgeois qui le poussent à attaquer d’une manière inconvenante et brutale, mais qui n’est ni pénétrante, ni profonde, ni même juste, un homme tel que Cabet, respectable à cause de son attitude pratique envers le prolétariat français, tandis qu’il fait l’aimable avec un Dunoyer (conseiller d’État, il est vrai), qui n’a d’autre importance que d’avoir prêché avec un sérieux comique, tout au long (le trois gros volumes insupportablement ennuyeux, un rigorisme ainsi caractérisé par Helvétius : “ On veut que les malheureux soient satisfaits [105] ”.

De fait, la révolution de février survint fort mal à propos pour Proudhon qui, tout juste quelques semaines auparavant, venait de prouver de façon irréfutable que l’ “ ère des révolutions ” était passée à jamais. Cependant son attitude à l’Assemblée nationale ne mérite que des éloges, bien qu’elle prouve son peu d’intelligence de la situation. Après l’insurrection de juin cette attitude était un acte de grand courage. Elle eut de plus cette conséquence heureuse que M. Thiers, dans sa réponse aux propositions de Proudhon, publiée par la suite en brochure, dévoila à toute l’Europe sur quel piédestal, au niveau des enfants qui fréquentent le catéchisme, se dressait ce pilier intellectuel de la bourgeoisie française. Opposé à Thiers, Proudhon prit en effet les proportions d’un colosse antédiluvien. Les derniers “ exploits ” économiques de Proudhon furent sa découverte du “ Crédit gratuit ” et de la “ Banque du peuple ” qui devait le réaliser. Dans mon ouvrage Zür Kritik der politischen Oekonomie (Contribution à la critique de l’économie politique) Berlin 1859 (pp. 59-64) [106], on trouve la preuve que la base théorique de ces idées proudhoniennes résulte d’une complète ignorance des premiers éléments de l’économie politique bourgeoise : le rapport entre la marchandise et l’argent ; tandis que leur superstructure pratique n’était que la reproduction de projets bien antérieurs et bien mieux élaborés.

Il n’est pas douteux, il est même tout à fait évident que le système de crédit qui a servi par exemple en Angleterre, au commencement du XVIII° et plus récemment du XIX° siècle, à transférer les richesses d’une classe à une autre pourrait servir aussi, dans certaines conditions politiques et économiques, à accélérer l’émancipation de la classe ouvrière. Mais considérer le capital portant intérêts comme la forme principale du capital, mais vouloir faire une application particulière du crédit, de l’abolition prétendue de l’intérêt, la base de la transformation sociale - voilà une fantaisie tout ce qu’il y a de plus philistin. Aussi la trouve-t-on déjà élucubrée con amore chez les porte-parole économiques de la petite bourgeoisie anglaise du XVII° siècle. La polémique de Proudhon contre Bastiat au sujet du capital portant intérêts (1850) est de beaucoup au-dessous de Philosophie de la misère. Il réussit à se faire battre même par Bastiat et pousse de hauts cris, d’une manière burlesque, toutes les fois que son adversaire lui porte un coup.

Il y a quelques années, Proudhon écrivit une dissertation sur les impôts, sur un sujet mis au concours, à ce que je crois, par le gouvernement du canton de Vaud. Ici s’évanouit la dernière lueur de génie : il ne reste que le petit-bourgeois tout pur [107].

Les écrits politiques et philosophiques de Proudhon ont tous le même caractère double et contradictoire que nous avons trouvé dans ses travaux économiques. De plus, ils n’ont qu’une importance locale limitée à la France. Toutefois, ses attaques contre la religion et l’Église avaient un grand mérite en France à une époque où les socialistes français se targuaient de leurs sentiments religieux comme d’une supériorité sur le voltairianisme du XVIII° siècle et sur l’athéisme allemand du XIX° siècle. Si Pierre le Grand abattit la barbarie russe par la barbarie, Proudhon fit de son mieux pour terrasser la phrase française par la phrase.

Ce que l’on ne peut plus considérer comme de mauvais écrits seulement, mais tout bonnement comme des vilenies - correspondant toutefois parfaitement au point de vue petit-bourgeois - c’est le livre sur le coup d’État, où il coquette avec L. Bonaparte, s’efforçant en réalité de le rendre acceptable aux ouvriers français, et son dernier ouvrage contre la Pologne, où, en l’honneur du tsar, il fait montre d’un cynisme de crétin.

On a souvent comparé Proudhon à Jean-Jacques Rousseau. Rien ne saurait être plus faux. Il ressemble plutôt à Nicolas Linguet, dont la Théorie des lois civiles est d’ailleurs une oeuvre de génie.

La nature de Proudhon le portait à la dialectique. Mais n’ayant jamais compris la dialectique vraiment scientifique, il ne parvint qu’au sophisme. En fait, c’était lié à son point de vue petit-bourgeois. Le petit-bourgeois, tout comme notre historien Raumer, se compose de “ d’un côté ” et de “ de l’autre côté ”. Même tiraillement opposé dans ses intérêts matériels et par conséquent ses vues religieuses, scientifiques et artistiques, sa morale, enfin son être tout entier. Il est la contradiction faite homme.

S’il est, de plus, comme Proudhon, un homme d’esprit, il saura bientôt jongler avec ses propres contradictions et les élaborer selon les circonstances en paradoxes frappants, tapageurs, parfois scandaleux, parfois brillants. Charlatanisme scientifique et accommodements politiques sont inséparables d’un pareil point de vue. Il ne reste plus qu’un seul mobile, la vanité de l’individu, et, comme pour tous les vaniteux, il ne s’agit plus que de l’effet du moment, du succès du jour. De la sorte, s’éteint nécessairement le simple tact moral qui préserva un Rousseau, par exemple, de toute compromission, même apparente, avec les pouvoirs existants.

Peut-être la postérité dira, pour caractériser la toute récente phase de l’histoire française, que Louis Bonaparte en fut le Napoléon et Proudhon le Rousseau-Voltaire.

Vous m’avez confié le rôle de juge... Si peu de temps après la mort de l’homme : à vous maintenant d’en prendre la responsabilité.

Votre tout dévoué,
Karl MARX.

Notes

[95] Extrait du Social-Demokrat, nos 16, 17 et 18. 1. 3 et 5 février 1865 (N.R.)

[96] En français dans le texte.

[97] En français dans le texte.

[98] Ces deux mots en anglais dans le texte, “ sensational pamphlet ”.

[99] En français dans le texte.

[100] Brissot de Warville : Recherche sur le droit de propriété et sur le vol, etc., Berlin, 1782.

[101] En français dans le texte.

[102] “ En disant que les rapports actuels, - les rapports de la production bourgeoise. - sont naturels, les économistes font entendre que ce sont des rapports dans lesquels se crée la richesse et se développent les forces productives aux lois naturelles indépendantes de l’influence du temps. Ce sont des lois éternelles qui doivent toujours régir la société. Ainsi, il y a eu de l’histoire mais il n’y en a plus. ” Misère de la philosophie.

[103] En français dans le texte.

[104] En français dans le texte.

[105] En français dans le texte.

[106] K. Marx : Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions sociales, Paris 1957, pp. 39 à 49.

[107] En français dans le texte.


Dans cette lettre, publiée le 24 janvier 1865, par le Sozial-Demokrat, et qu’on trouvera en appendice, Marx raconte ses premiers rapports avec Proudhon. C’était à Paris en 1844 et, dit Marx,

jusqu’à un certain point, je suis responsable de sa “ sophistication ”, mot qu’emploient les Anglais pour désigner la falsification dune marchandise. Dans nos longues discussions, souvent prolongées toute la nuit, je l’injectais d’hégélianisme.

Proudhon s’est prononcé, à plusieurs reprises, sur Hegel ; et, en examinant les dates, on mesure quelle fut sur lui l’influence de ces conversations avec Marx. Avant d’avoir eu par le moyen de Marx le contact avec la dialectique hégélienne il écrivait :

Je ne me laisse point abuser par la métaphysique et les formules de Hegel... Cela pour moi, mon cher, est puérilité, ce n’est pas science. (Lettre du 23 mai 1842.)

Le 20 décembre 1843, envoyant sa Création de l’ordre dans l’humanité au même correspondant, il lui mande :

Vous trouverez dans ce volume toute une métaphysique autrement simple, claire et féconde, que celle de vos Allemands.

et l’ouvrage lui-même révèle une ignorance, assez exceptionnelle, de la doctrine de Hegel.

Mais, en 1844, après la rencontre avec Marx, Proudhon a complètement changé d’avis. Dans une lettre du 4 octobre au même correspondant, il s’indigne du retard “ où se trouve le public français relativement aux études philosophiques ” et il se donne désormais pour tâche de “ populariser la métaphysique ”. “ Pour cela, ajoute-t-il, j’emploie la dialectique la plus profonde, celle de Hegel. ” Le 19 janvier 1845, dans une lettre à Bergmann, il présente ainsi l’ouvrage qu’il prépare et auquel Marx devait répondre :

J’espère, à la fin, apprendre au public français ce que c’est que la dialectique... D’après les nouvelles connaissances que j’ai faites cet hiver, j’ai été très bien compris d’un grand nombre d’Allemands qui ont admiré le travail que j’ai fait pour arriver seul à ce qu’ils prétendent exister chez eux. Je ne puis encore juger de la parenté qu’il y a entre ma métaphysique et la logique de Hegel, puisque je n’ai jamais lu Hegel ; mais je suis persuadé que c’est sa logique que je vais employer dans mon prochain ouvrage ; or, cette logique n’est qu’un cas particulier ou, si tu veux, le cas le plus simple de la mienne.

Deux mois après la publication de sa Philosophie de la misère, le 13 décembre 1846, il exprime toujours la même opinion :

La logique de Hegel, telle que je la comprends, satisfait infiniment plus ma raison que tous les vieux apophtegmes dont on nous a bourrés pour nous rendre compte de certains accidents de la raison et de la société.

Mais, dès juin 1847, date où Marx publie sa réponse, Proudhon fait à propos de son ouvrage une première réserve :

J’ai fait une critique, rien de plus ; critique méthodique, il est vrai, et qui contient tous les éléments de ma synthèse, bien que cette synthèse ne se découvre pas. (Lettre du 4 juin 1847.)

Et, si l’on suit dans sa correspondance au cours de la même époque ce qu’il a dit de la synthèse, on s’aperçoit qu’il est encore loin de compte : la synthèse hégélienne est pour lui “ la réconciliation universelle par la contradiction universelle ” (Lettre du 7 novembre 1846) et :

pour qui m’aura compris il n’y aura plus lieu à embrasser d’opinion exclusive, ce serait un ridicule. (Lettre du 24 octobre 1844.)

Pour lui la synthèse est une conciliation, une façon de conserver, réconcilier, sans aucune exclusive, toutes les antinomies prétendues.

Plus tard, il refusera purement et simplement la synthèse hégélienne :

La formule hégélienne n’est une triade que par le bon plaisir ou l’erreur du maître, qui compte trois termes là où il n’en existe véritablement que deux, et qui n’a pas vu que l’antinomie ne se résout point, mais qu’elle indique une oscillation, ou antagonisme susceptible seulement d’équilibre.

Et, revenant sur sa Philosophie de la misère, il précise

A l’exemple de Hegel j’avais adopté l’idée que l’antinomie devait se résoudre en un terme supérieur, la synthèse, distinct des deux premiers, la thèse et l’antithèse ; erreur de logique, autant que d’expérience, dont je suis aujourd’hui revenu. L’antinomie ne se résout pas ; là est le vice fondamental de toute la philosophie hégélienne. Les deux termes dont elle se compose se balancent... Une balance n’est point une synthèse, telle que l’entendait Hegel et comme je l’avais supposé après lui.

Proudhon essayait d’ailleurs, depuis longtemps, de trouver le terme que décrirait cette opération toute particulière par laquelle,

pour que le pouvoir social agisse dans sa plénitude il faut que les forces en fonction dont il se compose soient en équilibre... Cet équilibre doit résulter du balancement des forces, agissant les unes sur les autres en toute liberté et se faisant mutuellement équation.

Équation se trouvant déjà dans la Philosophie de la misère ; Proudhon y voulait faire “ équation générale de toutes nos contradictions ”. Balance et contre-poids se trouvaient déjà dans La Création de l’ordre en 1843. En 1849, Proudhon opine pour transformer la contradiction hégélienne en balance du doit et de l’avoir ; ailleurs il propose la notion de “ mutuum ” ; les forces sociales en présence, en balance, en équilibre, sont ainsi en état de soutien mutuel ; ailleurs encore, en 1858, il fera de la synthèse une moyenne entre les termes contradictoires, présentés comme un maximum et un minimum.

On voit ce qu’il cherche : substituer à la dialectique hégélienne qui élimine les contradictoires, pour qui l’antithèse est la négation de la thèse et la synthèse la négation de celle négation, un système conformiste, où, comme le dit Marx, la contradiction s’éternise et arrive à un équilibre, à un modus vivendi parfaitement acceptable, à un état d’égalité et de soutien mutuel.

Le second professeur d’hégélianisme de Proudhon, Grün, qui continua les leçons après que Marx eut été expulsé de France, pouvait bien écrire :

Cette vérité colossale [de l’hégélianisme] où mille crânes français ont trouvé leur Waterloo.... cette vérité Proudhon l’a pleinement saisie.

L’avis de Marx était tout différent. Dans sa lettre de 1865 au Sozial-Demokrat, il écrit :

La nature de Proudhon le portait à la dialectique. Mais, n’ayant jamais compris la dialectique scientifique, il ne parvint qu’au sophisme. En fait, cela découlait de son point de vue petit-bourgeois. Le petit bourgeois dit toujours : d’un côté et de l’autre côté... il est la contradiction vivante : s’il est, de plus, comme Proudhon, un homme d’esprit, il saura bien tôt jongler avec ses propres contradictions et les élaborer selon les circonstances en paradoxes frappants, tapageurs, parfois brillants. Charlatanisme scientifique et accommodements politiques sont inséparables d’un pareil point de vue.

C’est pourquoi Marx pouvait, dans le Manifeste communiste, classer Proudhon dans la catégorie du socialisme conservateur ou bourgeois :

Les socialistes bourgeois veulent les conditions de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent nécessairement ; ils veulent la société actuelle après élimination des éléments qui la révolutionnent et la désagrègent. Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat.

Et sous une farine “ moins systématique et plus pratique ”, ils s’efforcent

de dégoûter la classe ouvrière de tout mouvement révolutionnaire, en lui démontrant que ce qui peut lui profiter, ce n’est pas tel ou tel changement politique, mais uniquement un changement des conditions matérielles d’existence, des conditions économiques. Mais par changement des conditions matérielles de l’existence, ce socialisme n’entend pas du tout l’abolition des conditions bourgeoises de production, abolition qui n’est réalisable que par la voie révolutionnaire, mais des réformes administratives qui s’accomplissent dans le cadre de ces conditions de production, qui ne modifient donc en rien le rapport du capital et du travail salarié, mais, en mettant les choses au mieux, diminuent pour la bourgeoisie les frais de gouvernement et simplifient la gestion économique.

Les ennemis de Marx se sont fièrement émus de cette “ contradiction ” : Marx classe Proudhon dans les petits bourgeois et le socialisme de Proudhon dans la catégorie bourgeoise ou conservatrice !

Comment, écrit Charles Andler, celui que Marx traite de petit bourgeois est-il rangé parmi les tenants du grand capitalisme ?

Mais il est bien obligé de parler à la suite de :

cette transformation singulière par où la déduction du capitalisme [chez Proudhon] était devenue une apologie des capitalistes.

Et même, de rappeler à ce sujet la phrase de Marx dans la préface du 18 Brumaire, montrant à propos de Proudhon comment sa “ construction historique du coup d’État se transformait en apologie de Bonaparte”.

Il n’y a pas de secret dans le fait que Proudhon, petit-bourgeois, a propose un socialisme bourgeois ou conservateur. S’il y avait un secret, il résiderait dans la volonté de ne pas comprendre ce qu’il y a derrière la pseudo-dialectique de Proudhon. En face de la contradiction bourgeoisie-prolétariat, Marx opte pour la solution révolutionnaire : la synthèse dialectique, celle où les termes contradictoires s’expliquent et, après négation de la négation, sont remplacés par la société collectiviste et sans classe. Le petit bourgeois Proudhon opte pour l’équilibre, le soutien mutuel des termes antagonistes : il n’y a pas impossibilité de la bourgeoisie, mais équilibre obtenu par la collaboration de classe. C’est pourquoi il y a dans la dialectique un bon et un mauvais côté : le mauvais côté est le côté révolutionnaire. L’équilibre sera assuré en persuadant le prolétariat qu’il n’y a pas de mouvement révolutionnaire, ni d’abolition des conditions bourgeoises de production. Amener la classe ouvrière à renoncer à ses tâches révolutionnaires, c’est maintenir l’équilibre par la suppression du mauvais côté.

Au surplus, Marx et Engels avaient, dès 1846, vérifié pratiquement l’opposition absolue qui se révélait entre la position proudhonienne et l’action révolutionnaire. Ils se trouvaient tous les deux en plein travail d’organisation l’un à Paris, l’autre à Bruxelles. Ils s’efforçaient d’organiser, autour d’une doctrine utile, tous les groupes qui avaient, jusqu’en 1845, mené une existence aventureuse et secrète. Dans tous ces groupes, les meilleurs des adhérents sentaient à la fois quelles erreurs politiques avaient été commises et quelle situation politique nouvelle se dessinait, celle qui devait aboutir en 1848. Marx et Engels considéraient comme nécessaires un travail d’épuration du parti, d’élimination de toute sentimentalité, et la liquidation de toutes les pseudo-doctrines qui désarmaient l’avant-garde ouvrière dans l’action qu’elle allait avoir à mener. Leur attitude ferme et juste devait aboutir au printemps de 1847 quand, le travail doctrinal et pratique d’épuration achevé, ils purent accepter la proposition d’un congrès qui s’occuperait de la réorganisation politique autour d’une doctrine d’action pratique. Ce congrès devait avoir lieu pendant l’été de 1847. Marx et Engels y furent chargés de rédiger le manifeste du Parti.

Au cours de ce travail de réorganisation, Marx avait écrit de Bruxelles pour demander à Proudhon de faire partie d’un bureau international d’informations :

Au moment de l’action, écrivait-il, il est certainement d’un grand intérêt pour chacun d’être instruit de l’état des affaires, à l’étranger aussi bien que chez lui.

Proudhon lui répondait de Lyon le 17 mai 1846 ; il acceptait, disait-il, de devenir l’un des aboutissants “ de votre correspondance ”. Mais il faisait immédiatement des réserves capitales :

Je ne vous promets pas pourtant de vous écrire ni beaucoup ni souvent, mes occupations de toute naturel, jointes à une paresse naturelle, ne me permettent pas ces efforts épistolaires. Je prendrai aussi la liberté de faire quelques réserves qui me sont suggérées par divers passages de voire lettre.

Voici en quoi consistaient ces réserves :

1. Quoique mes idées en fait d’organisation et de réalisation soient, en ce moment, tout à fait arrêtées, au moins en ce qui regarde les principes, je crois qu’il est de mon devoir, du devoir de tout socialiste de conserver pour quelque temps encore la forme antique ou dubitative, - en un mot, je fais profession avec le public d’un antidogmatisme économique presque absolu.

2. Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir, mais, pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple... ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par de nouveaux gâchis... Parce que nous sommes à la tête du mouvement ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle intolérance ... Accueillons et encourageons toutes les protestations ... Ne regardons jamais une question, comme épuisée, et, quand nous aurons usé jusqu’à notre dernier argument recommençons s’il le faut avec l’éloquence et l’ironie. A cette condition j’entrerai avec plaisir dans votre association, sinon, non.

Voici enfin la réserve la plus grave

3. J’ai aussi à vous faire quelques observations sur ce mot de votre lettre : au moment de l’action. Peut-être, conservez-vous encore l’opinion qu’aucune réforme n’est actuellement possible sans un coup de main, sans ce qu’on appelait jadis une révolution, et qui n’est tout bonnement qu’une secousse. Cette opinion que je conçois, que j’excuse, que je discuterais volontiers, l’ayant moi-même longtemps partagée, je vous avoue que mes dernières. études m’en ont fait complètement revenir. Je crois que nous n’avons pas besoin de cela pour réussir ; et qu’en conséquence, nous ne devons point poser l’action révolutionnaire comme moyen de réforme sociale, parce que ce prétendu moyen serait tout simplement un appel à la force, à l’arbitraire, bref une contradiction. Je me pose ainsi le problème : faire rentrer dans la société, par une combinaison économique, les richesses qui sont sorties de la société par une autre combinaison économique... Or, je crois savoir le moyen de résoudre à court délai ce problème.

Proudhon ajoutait :

Mon prochain ouvrage, qui en ce moment en est à moitié de son impression, vous en dira davantage.

Proudhon annonçait ainsi sa Philosophie de la misère.

Marx avait donc reçu, de la main même de Fauteur, l’aveu que les utopies réformistes en matière économique, qu’allait proposer Proudhon, étaient faites pour nier la portée “ de l’action révolutionnaire comme moyen de réforme sociale. ” Il lui suffisait alors de montrer, comme il le fait dans Misère de la philosophie, que les projets économiques de Proudhon étaient proprement utopiques. Il le fait de main. de maître. Proudhon, à la fin de sa lettre. ajoutait :

Sauf à me tromper, et s’il y a lieu, à recevoir la férule de votre main, ce à quoi je me soumets de bonne grâce, en attendant ma revanche !

La férule lui lut appliquée, Mais d’une sorte telle qu’il préféra se taire définitivement que de prendre sa revanche.

Quant à Engels, qui, à la même époque, continuait à Paris le travail méthodique d’organisation révolutionnaire que Marx avait commencé avant son expulsion, il pouvait vérifier lui aussi à quoi servait le proudhonisme : il voyait tous les liquidateurs du mouvement et de l’organisation se réfugier chez Proudhon, au moment où les nécessités les plus évidentes rendaient intenable leur position ; le 19 septembre 1846, il écrivait au comité de Bruxelles :

Dans son nouvel ouvrage, encore à l’état de manuscrit, dont Grün se fait l’interprète, Proudhon expose le plan génial de faire de l’argent de rien et de mettre le paradis à la portée de tous les ouvriers. Personne ne savait jusqu’ici ce qu’il en était. Grün se montrait très réservé, mais faisait grand état de sa pierre philosophale. L’attente était générale : enfin le papa Eisermann s’est trouvé chez les menuisiers en même temps que moi, et petit à petit, le vieux beau s’est mis à déballer très naïvement tout le secret. M. Grün lui a confié tout le plan. Admirez donc la grandeur de ce projet destiné à émanciper le monde : il ne s’agit ni plus ni moins que des bazars ouvriers ou marches ouvriers créés depuis longtemps en Angleterre et dix fois en déconfiture : association de tous les ouvriers de toutes les branches, grand dépôt, tous les ouvrages fournis par les associés taxés exactement d’après le prix du produit brut, augmenté du travail, et payés en d’autres produits de l’association, également taxés. Ce qui sera fourni en sus des besoins de l’association sera vendu sur le marché mondial et l’argent versé aux producteurs. De cette façon, spécule ce malin de Proudhon, lui et ses associés évitent le bénéfice de l’intermédiaire. Mais qu’il évite en même temps le bénéfice sur son capital d’association ; que ce capital et ce bénéfice doivent être exactement égaux au capital et au bénéfice des intermédiaires évincés, qu’il donne donc de la main droite ce qu’il reçoit de la main gauche, tout cela notre madré compère n’y a pas songé. Que ses ouvriers ne pourront jamais réunir le capital nécessaire parce qu’autrement ils pourraient s’établir chacun à son compte ; que l’économie éventuelle, résultant de l’association, se trouve plus que contre-balancée par le risque énorme ; que toute la combinaison aboutit à faire, par un tour de passe-passe, disparaître le bénéfice du monde actuel et à laisser subsister tous les producteurs de ce bénéfice ; que tout cela n’est qu’une idylle qui exclut de prime abord toute grande industrie, tout travail du bâtiment, toute agriculture, etc... ; que ces corps de métiers n’auront à supporter que les pertes des bourgeois sans participer à leurs gains ; tout cela, et cent autres objections qui crèvent les yeux, il les oublie dans l’ivresse de son illusion plausible... Proudhon se rend ridicule à tout jamais et avec lui tous les socialistes et communistes français, aux yeux des économistes bourgeois s’il publie ce travail. D’où ces larmes, cette polémique contre la révolution : il avait, in petto, un remède pacifique !

Le livre de Proudhon travaillait donc contre une organisation ouvrière militante avant même que d’avoir été édité.

Il est indispensable en terminant de retracer rapidement la série de jugements que Proudhon a portés sur les événements politiques de son temps, et sur les différentes interventions historiques de la clam ouvrière. On vérifie ainsi combien le pronostic porté par Marx contre Proudhon dès 1847 était parfaitement objectif.

En 1847, Proudhon, en prévision des événements qui mûrissent, voudrait avoir une tribune. On trouve dans ses carnets intimes la note suivante :

Tâcher de m’entendre avec le Moniteur industriel, journal des maîtres, tandis que le Peuple sera le journal des ouvriers.

Au début de 1848, Guizot suspend les cours de Michelet, comme il avait suspendu ceux de Mickiewicz et de Quinet ; Proudhon se félicite qu’on ait imposé silence à ces “ empaumeurs de niais ” et quand les étudiants protestent, il note :

Quand est-ce que l’on casernera cette jeunesse débauchée et tapageuse ? courage, Guizot !

La montée révolutionnaire au cours de février 1848 lui inspire cette seule note :

Le trouble et le scandale augmentent. La France, si elle ne renvoie pas son opposition, est perdue.

Dans un article de journal du 19 février 1849, Proudhon a d’ailleurs retracé son “ anxiété dévorante ” devant les événements :

Je me révoltais contre la marche des événements... Mon âme était à l’agonie. Je portais par avance le poids des douleurs de la République et le fardeau des calomnies qui allaient frapper le socialisme. Le 21 février au soir, j’exhortais encore mes amis à ne pas combattre.

Il ajoute que la fusillade du 23 “ changea ses dispositions en un instant ”. C’est fort bien dit. Malheureusement c’est inexact puisque le 24 février il notait dans ses carnets intimes :

Le gâchis est désormais inextricable... Je n’ai rien à faire là-dedans... Cela va être effroyable...

et puisqu’il écrivait le 25 :

Mon corps est au milieu du peuple, mais ma pensée est ailleurs. J’en suis venu, par le cours de mes idées, à n’avoir presque plus de communauté d’idées avec mes contemporains.

Le 26 septembre 1848, il rendait visite à Louis-Napoléon Bonaparte et le trouvait “ bien intentionné : tête et cœur chevaleresques ”. L’indifférence en matière politique l’amènera à écrire quelques semaines après le coup d’État : “ En aucun lieu de la terre, l’esprit qui est tout l’homme n’est aussi libre que chez toi. ” (Il s’agit de la France.) Et encore :

Louis-Napoléon est, de même que son oncle, un dictateur révolutionnaire ; mais avec cette différence que le premier consul venait clore la première phase de la révolution, tandis que le président ouvre la seconde.

Le 12 janvier 1853, il sollicite du prince Napoléon une intervention pour la concession du chemin de fer de Besançon à Mulhouse. Si la concession était obtenue, il confesse qu’il y trouverait l’occasion de faire une étude sur le thème suivant : “ satisfaire aux justes exigences du prolétariat sans blesser les droits acquis de la classe bourgeoise ”. Cette formule lui avait été suggérée par le prince au cours d’un entretien, comme répondant exactement aux vœux de l’empereur. Il importe peu, dans ces conditions, qu’il ait noté, en même temps, dans ses journaux intimes que Louis-Napoléon était

un infâme aventurier, bâtard d’une princesse, débauché, crapuleux... destructeur des libertés publiques, usurpateur du pouvoir, voleur du trésor, mystificateur du peuple,

puisqu’à la même date, comme il le dit lui-même dans une lettre

J’ai été aux Tuileries, au Sénat, à la Préfecture, voir quelques connaissances que j’ai parmi les amis de Louis-Napoléon. (10 novembre 1852.)

Il importe peu qu’il ait été condamné à la prison pour son ouvrage sur la Justice dans la révolution et dans l’Église, prison qu’il ne fit point, pour laquelle il fut gracié deux ans après, ouvrage qu’il présentait au prince Napoléon comme l’explication d’un principe nouveau : “ l’incarnation dans une famille élue du droit humain ou de la pensée rationnelle de la Révolution ”. Quant à son attitude réelle à l’égard du prolétariat, “ j’ai prêché la conciliation des classes, symbole de la synthèse des doctrines ” (lettre du 18 mai 1850) ; “ appuyé sur la réconciliation des classes ” (instructions pour la rédaction de La Voix du Peuple), elle résulte de sa correspondance comme de ses carnets :

J’ai assez de la vile multitude et des démagogues... la classe la plus pauvre est, par cela même qu’elle est la plus pauvre, la plus ingrate, la plus envieuse, la plus immorale et la plus lâche. (Lettre du 26 avril 1852.)

Ce qu’il y a de plus arriéré, de plus rétrograde, en tous pays, c’est la masse, c’est ce que vous appelez la démocratie.

Il ira même jusqu’à reprocher au gouvernement de Napoléon III de “ soutenir secrètement les ouvriers contre les patrons ” (16 mai 1853) ; il définira les tendances du gouvernement dans la formule suivante :

Si nous ne pouvons fonder une nouvelle hiérarchie sociale en nous faisant accepter des prêtres, des bourgeois, etc., nous jetterons la bourgeoisie en pâture à la plèbe. (27 novembre 1853.)

Nous avons jugé utile de rappeler ces faits. Nous ne nous sommes livrés à aucune interprétation : nous avons laissé Proudhon témoigner strictement pour lui-même. Il ne s’agissait pas pour nous de déconsidérer l’homme, mais de montrer exactement où il se situe, et de dissiper la légende selon laquelle ceux qui se sont ultérieurement recommandés de lui contre le développement normal du mouvement ouvrier, n’engageaient pas la responsabilité de leur maître. En fait, il apparaît dans la correspondance et dans le carnet intime de Proudhon, qu’il ressemblait de très près à ceux qui se sont inspirés de lui.

Dans sa lettre de 1865 au Sozial-Demokrat, Marx rappelait son jugement de 1847 qui résume tout ce que dans sa Philosophie de la misère, Proudhon montre de lui-même

Il veut planer en homme de science au-dessus des bourgeois et des prolétaires ; il n’est que le petit bourgeois ballotté constamment entre le Capital et le Travail.

Et Marx commentait ainsi son jugement de 1847 :

Quelque dur que paraisse ce jugement, je suis obligé de le maintenir encore aujourd’hui et mot pour mot. Mais il importe de ne pas oublier qu’au moment où je déclarais et prouvais théoriquement que le livre de Proudhon n’était que le code du socialisme petit-bourgeois, ce même Proudhon fut anathématisé comme archirévolutionnaire à la fois par les économistes et les socialistes d’alors. C’est pourquoi, plus tard, je n’ai jamais mêlé ma voix à ceux qui jetaient des hauts cris sur sa “ trahison” de la révolution, Ce n’était pas sa faute si, mal compris tout d’abord par d’autres comme par lui-même, il n’a pas répondu à des espérances que rien ne justifiait.

Henri Mougin.

Marx sur Proudhon

Messages

  • Proudhon n’est en rien révolutionnaire comme le montrent ces extraits de « La liberté » :

    - légaliste :

    « Le droit à l’insurrection [...] ne peut, dans un pays où le suffrage universel a commencé de s’organiser, être reconnu à la minorité contre la majorité. Quelque arbitraires que soient les décisions de celle-ci, si flagrante que paraisse la violation du pacte, une majorité peut toujours nier qu’elle le viole : ce qui ramène le différend à une simple question d’appréciation, et ne laisse, par conséquent, aucun prétexte à la révolte. Et quand la minorité se prévaudait de certains droits antérieurs ou supérieurs à la Constitution, que la majorité, selon elle, aurait méconnus, il serait facile à celle-ci d’invoquer à son tour d’autres droits antérieurs ou supérieurs, tels que celui du salut public, en vertu desquels elle légitimerait sa volonté : si bien qu’en définitive il faudrait toujours en revenir à une solution par le vote, à la loi du nombre. Admettons donc comme démontrée cette proposition : entre la minorité et la majorité des citoyens, manifestée constitutionnellement par le suffrage universel, le conflit par les armes est illégitime. »

    - croyance dans le caractère naturel du pouvoir

    « Nous concevons a priori que, l’homme étant un être moral et libre, vivant en société, et soumis à justice, la société ne peut manquer de se constituer un ordre, c’est-à-dire de se donner un gouvernement ; - que ce gouvernement sera confié aux soins d’un élu, appelé prince, empereur, ou roi ; ou de mandataires, formant sénat, patriciat, aristocratie ; à moins qu’il n’y ait possibilité de laisser le pouvoir à l’assemblée du peuple ; - que les fonctions du gouvernement s’exerceront, tantôt ad libitum, par une volonté arbitraire, collective ou individuelle ; tantôt, d’après des traditions et des coutumes ; tantôt enfin suivant des règles positives et des lois raisonnées. On conçoit de plus que tous ces éléments, qui semblent s’exclure, transigeant entre eux, s’associent et se combinent dans des proportions variables : que l’autocratie soit tempérée par une intervention de l’aristocratie ou démocratie ; que le bon plaisir soit limité ou modifié par la coutume, l’initiative du prince par celle du sénat, toutes deux par l’élection populaire et par la loi écrite ; - que la subordination des classes, des fonctions et des prérogatives soit plus ou moins grande, et que parfois elle se déplace, etc. Tout cela peut varier à l’infini ; et c’est pourquoi, entre les deux extrêmes de l’autocratie et de la démocratie, en peut insérer autant de moyens ternies que l’on voudra. Mais tout cela ne fait pas que le système change ; il ne fait que le confirmer ; et tout ce que l’historien peut conclure ici des variations d’un l’État, c’est que la société est en souffrance, qu’elle cherche son assise, souvent même qu’elle décline, et, ne pouvant triompher de son impuissance, tend à la mort. En sorte que le système politique, tel que nous le comprenons maintenant, est élevé au-dessus de toute atteinte, affranchi de toutes les folles entreprises de l’homme, plus solide, plus durable que la race et la nationalité même. Nous pouvons nous livrer en politique à toutes les orgies imaginables, essayer de toutes les hypothèses. [...] : nous ne sortirons jamais des [bornes] prescrites, et, de deux choses l’une, ou nous périrons dans nos évolutions insensées, ou nous arriverons à cette synthèse dernière, qui est la paix et la félicité des peuples. »


     croyance dans les nations :

    . « Les nations sont au service des idées ; elles n’en sont point maîtresses, propriétaires, encore moins productrices. Elles valent par les idées et rien que par les idées : il se pourrait même que telle nation qui, dans l’histoire, aura joué le plus grand rôle, l’ait dû précisément à sa personnalité moins accusée, à sa facilité à s’emparer des idées et à les mettre en oeuvre. Les intérêts viennent ensuite modifier, dans l’application, les données de l’idée ; quant au tempérament et au caractère, leur action est de toutes la plus faible. Il n’y a pas, en un mot, de races initiatrices dans le sens rigoureux du mot ; point de races privilégiées ni de races maudites, point de nations souveraines ni de nations sujettes. Il n’y a que des instruments, plus ou moins dociles, plus ou moins dévoués, selon les intérêts et les circonstances, du Progrès ; des organes plus ou moins explicites de ce que les uns nomment Providence, les autres Destin, et qui pour nous est l’idée, et au-dessus de l’idée, le droit. »


     croyance dans la réconciliation des intérêts contraires :

    « Certes, je ne méconnais ni le fait de l’antagonisme, ou comme il vous plaira de nommer, de l’aliénation religieuse, non plus que la nécessité de réconcilier l’homme avec lui-même ; toute ma philosophie n’est qu’une perpétuité de réconciliation. Vous reconnaissez que la divergence de notre nature est le préliminaire de la société, disons mieux, le matériel de la civilisation. C’est justement le fait, mais, remarquez-le bien, le fait indestructible dont je cherche le sens. Certes, nous serions bien près de nous entendre si, au lieu de considérer la dissidence et l’harmonie des facultés humaines entre deux périodes distinctes, tranchées et consécutives dans l’histoire, vous consentiez à n’y voir avec moi que les deux faces de notre nature, toujours adverses, toujours en œuvre de réconciliation, mais jamais entièrement réconciliées. En un mot, comme l’individualisme est le fait primordial de l’humanité, l’association en est le terme complémentaire ; mais tous deux sont en manifestation incessante, et sur la terre la justice est éternellement la condition de l’amour. »

    - idéalisme au lieu de lutte des classes :

    « L’histoire est la succession des états divers par lesquels l’intelligence et la société passent avant d’atteindre, la première à la science pure, la seconde à la réalisation de ses lois. C’est un panorama de créations en train de se produire, qui s’agitent pêle-mêle, se pénètrent d’une influence réciproque, et présentent à l’œil une suite de tableaux plus ou moins réguliers, jusqu’à ce qu’enfin chaque idée ayant pris sa place, chaque élément social étant élaboré et classé, le drame révolutionnaire touche à sa fin, l’histoire ne soit plus que l’enregistrement des observations scientifiques, des formes de l’art et des progrès de l’industrie. Alors le mouvement des générations humaines ressemble aux méditations d’un solitaire ; la civilisation a pris le manteau de l’éternité. »

    - éloge du libéralisme marchand :

    « Deux nations sont séparées par un bras de mer ou une chaîne de montagnes. Elles sont respectivement libres, tant qu’elles ne communiquent point entre elles, mais elles sont pauvres ; c’est de la liberté simple : elles seront plus libres et plus riches si elles échangent leurs produits ; c’est ce que j’appelle liberté composée. L’activité particulière de chacune des deux nations prenant d’autant plus d’extension qu’elles se fournissent mutuellement plus d’objets de consommation et de travail, leur liberté devient aussi plus grande : car la liberté, c’est l’action. Donc l’échange crée entre nations des rapports qui, tout en rendant leurs libertés solidaires, en augmentent l’étendue : la liberté croît, comme la force, par l’union, Vis unita major. Ce fait élémentaire nous révèle tout un système de développements nouveaux pour la liberté, système dans lequel l’échange des produits n’est que le premier pas. [...] Ainsi donc l’homme qui travaille, c’est-à-dire qui se met en rapport d’échange avec la nature, est plus libre que celui qui la ravage, qui la vole, comme le barbare. - Deux travailleurs qui échangent leurs produits, sans autrement s’associer, sont plus libres que s’ils ne les échangeaient pas ; ils le deviendront davantage encore, si, au lieu de l’échange en nature, ils adoptent, d’accord avec un grand nombre d’autres producteurs, un signe commun de circulation, tel que la monnaie . Leur liberté croît à mesure, je ne dis pas qu’ils s’associent ; mais qu’ils font une permutation de leurs services : c’est encore une fois ce que j’appelle tour à tour liberté simple et liberté composée. »

  • A remarquer qu’Alternative libertaire continue de défendre Proudhon contre Marx :

    lire ici

  • Comparer Proudhon et Marx ?

    Examinez leurs analyses de la contre-révolution sociale et politique du 2 décembre

    Proudhon :

    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61147701/f6.item.texteImage

    Marx :

    https://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum3.htm

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