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Jean van Heijenoort : un mathématicien contre Engels et la dialectique matérialiste (2) : sur la polémique Newton-Leibniz

mardi 18 février 2014, par Alex

Cet article est la suite de Jean van Heijenoort : un mathématicien contre Engels et la dialectique matérialiste (1) à propos de l’article Friedrich Engels And Mathematics de Jean van Heijenoort (H.), dans lequel il renie le marxisme à travers une critique d’Engels.

Dans son article H. commence par scruter les lectures par lesquelles Engels s’est formé en mathématiques, pour conclure qu’il n’a rien pu apprendre, car il a choisi les mauvais livres. Cet aspect est discutable, mais certains camarades souhaitant rentrer dans le vif du sujet, abordons la première question vraiment mathématique.

La première critique de la pensée de Engels concernant les mathématiques est liée au Calcul infinitésimal qui fut inventé indépendamment par Newton et Leibniz

Engels appears to be as unfamiliar with the history of the infinitesimal calculus as with its principles. In a manuscript entitled ’Dialektik und Naturwissenschaft’ (Dialectic and natural science) and written between 1873 and 1876, Engels mentions Leibniz as

the founder of the mathematics of the infinite, in face of whom the induction-loving ass [Induktionsesel] Newton appears as a plagiarist and a corrupter [1935, page 603]. [1]

By the ’mathematics of the infinite’ Engels understands, according to an eighteenth-century expression, the infinitesimal calculus. His denunciation of Newton is, in a coarsier [sic] language, a mere repetition of what can be found in Hegel, for whom the invention of the calculus, falsely attributed to Newton by the English, was exclusively due to Leibniz (see, for instance, Hegel 1836, page 451).

A few years later, in 1880, hence after more than ten years of ’moulting’, Engels wrote in the preface to Dialektik der Natur that the infinitesimal calculus had been established

by Leibniz and perhaps Newton [1935, page 484].

We are still quite far from the truth.

Precisely on that question Engels could have used Bossut’s work. The ’Discours préliminaire’ in the first volume contains a history of the invention of the calculus which is one of the few good points of the book. Started at the beginning of the eighteenth century, the controversy about the priority of the invention was well-nigh settled when Bossut was writing in the last years of the century, so that he could conclude :

These two great men [Newton and Leibniz] have reached, by the strength of their geniuses, the same goal through different paths [1798, page li].

If the respective merits of Newton and Leibniz were clear to Bossut, the more so should they have been to Engels, writing eighty years later. But no, he has to repeat Hegel, on a point on which the philosopher is obviously wrong.

H. reproche donc à Engels de méconnaitre le calcul différentiel ainsi que son histoire. Engels méconnaitrait le rôle de Newton, reconnu par l’histoire des sciences comme égal à celui de Leibniz.

Qui a inventé le calcul différentiel ? Il y eut une querelle à ce propos mais tout le monde est d’accord pour classer ex æquo Newton et Leibniz. H. critique donc violemment Engels et Hegel d’accorder une priorité à Leibniz.
Mais est-ce ce que fait Engels ? Remarquons qu’il n’écrit pas que « Newton est un plagiaire » mais que « Newton apparait comme un plagiaire ». Y a-t-il une raison de mettre le travail de Leibniz sur un plus haut plan que celui de Newton ? En ce qui concerne leurs mérites respectifs au sujet de l’invention du Calcul différentiel, on peut répondre non, pour satisfaire les fiertés nationales anglaises et allemandes.

Mais la critique acerbe du point de vue de Newton est-elle justifiée ? H. sous-entend que seuls Hegel et Engels (que H. accuse à plusieurs reprises de recopier Engels sans rien comprendre) ont pu le faire.

Des scientifiques ou historiens des sciences ont-ils des raisons de critiquer ouvertement le travail de Newton par rapport à celui de Leibniz comme le font Hegel et Engels ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, la réponse est clairement ... oui !.

H. comme dans le reste de son article compte sur le « bon sens » du lecteur qui coïncide souvent avec l’ignorance concernant l’histoire des sciences. Il est en effet surprenant de constater que l’influence de Newton fut catastrophique pour les mathématiques anglaise pendant un siècle, jusque vers 1800. La méthode et les notations de Leibniz sont celles qui sont utilisées encore aujourd’hui (dy/dx par exemple). Or Newton utilisa pour l’exposition de ses preuves les méthodes de la vieille géométrie Euclidienne, pas les nouvelles méthodes de la géométrie analytique fondée par Descartes.

La comparaison de Newton avec une « bête de somme » accablée par le poids de la vieille géométrie dans le style d’Euclide est partagé par des spécialistes de l’histoire des sciences, voir par exemple le chapitre The Newton-Leibniz controversy extrait du livre
The European Mathematical Awakening
où on lit entre autres :

Entre les mains de Newton et de ses partisans, le calcul des fluxions resta une théorie relativement stérile, alors que Leibniz et ses partisans firent du calcul infinitésimal un puissant outil de progrès.

L’historien des sciences que nous avons déjà cité souligne que c’est la voie de Leibniz qui fut suivie, non celle de Newton :

Dans les Principes, Newton mit ses résultats, dont beaucoup étaient probablement obtenus par des coordonnées cartésiennes ou les fluxions, sous la forme de la géométrie euclidienne. Le calcul infinitésimal ne fut connu que lentement ; mais sous la forme que lui donnèrent Leibniz et Bernoulli, il est à la base des mathématiques modernes pures et appliquées

Histoire de la science et de ses rapports avec la philosophie et la religion (Dampier, 1929)

Le culte des mathématiciens anglais pour le héros national Newton les a empêchés d’adopter le point de vue de Leibniz et ils restèrent en marge du progrès, alors que les mathématiques du continent faisaient fructifier l’héritage de Leibniz. Le progrès de la science est dialectique. Souvent des avancées deviennent de freins. Les mathématiques grecques qui rejetaient les nombres par peur des nombres "irrationnels" au profit de la géométrie aboutit au chef-d’oeuvre d’Euclide .... dont le point de vue devint une impasse. Descartes en fit sortir définitivement la géométrie en revenant à l’étude de la géométrie par le calcul.

Cet aspect n’est pas évoqué par H. Le lecteur non spécialiste pense à la lecture de H. que seuls des « excentriques » comme Hegel et Engels osent critiquer le grand Newton. Il sera surpris, en se plongeant dans la véritable histoire des sciences, de voir que Hegel et Engels ne font que reprendre un point de vue largement partagé par les spécialistes.

De plus dans la citation ci-dessus H. déforme le sens d’une phrase d’Engels. Celui-ci parle de « mathématiques de l’infini » et H. s’empresse d’ajouter que Engels veut parler de « calcul infinitésimal », comme si Engels ignorait la terminologie moderne. H. feint d’ignorer que le problème de l’infini est récurrent en mathématiques, ils inspirèrent à Zénon ses paradoxes. Dans un ouvrage moderne et peu suspect de marxisme, l’auteur reprend la même tournure qu’Engels, soulignant le caractère pas seulement technique de l’invention du calcul infinitésimal :

la deuxième découverte sensationnelle qui apparait au cours de l’époque cartésienne est la naissance du calcul infinitésimal. (...) Le « grand pas de l’infini » est en effet franchi.

Les grands courants de la pensée mathématique (F. Le Lyonnais, 1998)

Cet auteur souligne aussi le caractère bien plus fécond du point de vue de Leibniz en ce qui concerne le calcul infinitésimal, par rapport à celui Newton puisque la dissociation entre algèbre et analyse qui reste d’actualité est l’oeuvre de Leibniz bien plus que de Newton :

On peut dire que cette époque cartésienne comprend deux grands faits ; la naissance de l’algèbre systématisée par Descartes, la naissance de l’analyse systématisée par Leibniz

Bien entendu il est difficile d’interpréter quelques mots d’Engels tirés d’un manuscrit non publié. Le but n’est pas de justifier tout ce qu’a écrit Engels, mais de réfléchir à ce que des marxistes intéressés par l’histoire des sciences peuvent penser à propos des contributions de Newton et
de Leibniz. Or il se trouve que le jugement d’Engels sur Newton est celui de l’histoire des sciences la plus académique, qui donne donc raison à Engels contre H.

Dans sa polémique contre Engels H. est donc obligé d’omettre cet aspect de l’histoire des sciences, si surprenant pour les profanes, qui seraient encore plus surpris de voir en quoi des grands scientifiques comme Jean Perrin, de Broglie et même Einstein ont pu jouer un rôle de frein d’autant plus grand qu’à une étape ils ont révolutionné la science.

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