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Qu’est-ce que le « phénomène » en sciences et en philosophie ?

jeudi 20 février 2014, par Robert Paris

Messages

  • Le physicien Niels Bohr, fondateur de l’école de Copenhague :

    « Le point décisif est ici d’avoir reconnu que toute tentative est vouée à l’échec, qui aurait pour but d’analyser à l’aide des méthodes et des concepts de la physique classique « l’individualité » des processus atomiques qui résulte de l’existence du quantum d’action, et cela parce qu’il est impossible de séparer nettement un comportement non perturbé des objets atomiques de leur interaction avec les instruments de mesure indispensables pour cette analyse. » (dans « Physique atomique et connaissance humaine »)

  • L’interprétration de l’école de Copenhague rapportée par Werner Heisenberg dans « Physique et philosophie » :

    « L’observation elle-même change de façon discontinue la fonction de probabilité ; elle choisit entre tous les phénomènes possibles celui qui a lieu en fait. Etant donné que, par l’observation, notre connaissance du système a changé de façon discontinue, sa représentation mathématique a également subi un changement discontinu, et nous parlons de saut « quantique »… Par conséquent, la transition du « possible » au « réel » a lieu pendant l’acte d’observer. Si nous voulons décrire ce qui se passe au cours d’un phénomène atomique, il faut que nous nous rendions compte que le terme « se passe » ne s’applique qu’à l’observation et non à l’état des choses entre deux observations ; il s’applique à l’acte physique d’observer et non à l’acte psychologique et nous pouvons dire que la transition du « possible » au « réel » se produit dès que l’interaction de l’objet avec la jauge de mesure (donc avec le reste du monde) est entrée en jeu. »

  • Heisenberg rapporte son débat avec Einstein qui lui dit : « Vous savez que j’ai essayé de suggérer l’idée que l’atome tombe, pour ainsi dire subitement, d’un état d’énergie stationnaire à un autre, en émettant la différence d’énergie sous forme d’un paquet d’énergie ou encore quantum de lumière. Ceci serait un exemple particulièrement frappant de cette discontinuité dont j’ai parlé tout à l’heure. » Il lui répond ainsi : « Peut-être faudrait-il imaginer la transition d’un état stationnaire à un autre à peu près comme le passage d’une image à une autre dans certains films. « Et Einstein répondait : « Si votre théorie est juste, vous devrez me dire un jour ce que fait l’atome lorsqu’il passe d’un état à un autre en émettant de la lumière. » Heisenberg reconnaît ne pas connaître la réponse : « Lorsque l’électron (d’un atome) saute – dans le cas d’émission de rayonnement – d’une orbite à l’autre, nous préférons ne rien dire au sujet de ce saut : est-ce un saut est-ce un saut en longueur, un saut en hauteur ou quoi d’autre ? »

  • « Déjà l’observation a besoin d’un corps de précautions qui conduisent à réfléchir avant de regarder, qui réforment du moins la première vision de sorte que ce n’est jamais la première observation qui est la bonne. L’observation scientifique est toujours une observation polémique ; elle confirme ou infirme une thèse antérieure. Naturellement dès qu’on passe de l’observation à l’expérimentation, le caractère polémique de la connaissance devient plus net encore. Alors il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments... Or les instruments ne sont que des théories matérialisées. Il en sort des phénomènes qui portent de toute part la marque théorique. »

    Gaston Bachelard

  • « Philosophie et science sont deux termes inséparables : car le propre de la pensée philosophique est de ne pas considérer les choses par leur côté extérieur et superficiel, mais dans leurs caractères essentiels et nécessaires. »

    (G.W.F Hegel dans « Esthétique »)

  • Marx dans Le Capital Livre III :

    « Toute science serait superflue s’il y avait coïncidence immédiate entre la forme phénoménale et l’essence des choses. »

  • Niels Bohr dans « Physique atomique et connaissance humaine » :

    « Il est plus correct dans une description objective, de ne se servir du mot phénomène que pour rapporter des observations obtenues dans des conditions parfaitement définies, dont la description implique celle de toute le dispositif expérimental. »

    Cohen-Tannoudji dans « La Matière-Espace-Temps » :

    « La définition de ces conditions d’observation implique la maîtrise complète de toutes les étapes de l’acte de mesure : la préparation du système et de l’appareil, la détermination de tous les états expérimentalement observables et la détection des signaux émis lors du couplage entre le système et l’appareil. Le phénomène quantique ainsi conçu est tout le contraire d’un événement passivement observé, c’est un fait expérimental consciemment construit et élaboré.

    Cette modification du statut des concepts des phénomènes… ne revient pas à nier l’existence d’une réalité objective, indépendante de l’observation. C’est simplement prendre acte du caractère non fiable des concepts classiques qui prétendent décrire directement la réalité indépendante. En théorie quantique, on ne renonce pas à l’objectivité ; l’objectivité est atteinte au prix de tout un travail, tout un cheminement. Aucun concept quantique, pris isolément, n’épuise la totalité de la réalité qui est l’objet de recherche, mais la part d’information que chaque concept quantique nous donne sur cette réalité est fiable, utilisable pour composer, avec d’autres concepts, des représentations de plus en plus fidèles de la réalité. De plus, selon l’idée fondamentale de la complémentarité, la réalité quantique ne peut être épuisée par une représentation unique, mais par une dualité de représentations, contradictoires l’une avec l’autre mais se complétant l’une l’autre ».

  • Planck dans « Initiations à la physique » :

    « Il y a dans la nature des processus qui ne peuvent en aucune façon être réversibles. Si l’on pouvait, par exemple, rendre complètement réversible le phénomène de frottement par lequel le travail se transforme en chaleur, (…) la chaleur serait transformée en travail, et une fois cette transformation achevée aucun objet n’aurait subi, par ailleurs, de modification permanente. Si nous appelons irréversibles tous les phénomènes qui, comme les précédents, ne peuvent être inversés en aucune manière et réversibles tous les autres phénomènes, nous aurons exprimé tout l’essentiel du second principe de la thermodynamique en disant qu’il y a des phénomènes irréversibles dans la nature. Il s’ensuit que l’ensemble des changements qui ont lieu dans l’univers est tel qu’il en résulte une progression dans un sens déterminé. En d’autres termes, à chaque transformation irréversible, le monde fait un pas en avant dont il est impossible d’effacer la trace de quelque manière que l’on s’y prenne. »

    Stuart Kauffman dans « La complexité, vertiges et promesses » :

    « Ce qui qualifie un phénomène émergent, c’est une propriété collective qui n’est présente dans aucune des molécules individuelles. Les lois qui gouvernent les systèmes émergents sont en relation avec les lois mathématiques des transition de phase survenant dans de tels systèmes, et plus généralement dans tout ce qui se passe à un niveau supérieur à celui des molécules individuelles. »

    Grégoire Nicolis dans « L’énigme de l’émergence » :

    « On appelle « émergence » une combinaison préexistante d’éléments préexistants produisant quelque chose de totalement inattendu. Un exemple classique de ce type de phénomène est celui de l’eau, dont les caractéristiques les plus remarquables sont totalement imprévisibles au vu de celles de ses deux composants, l’hydrogène et l’oxygène ; pourtant la combinaison des deux ingrédients donne naissance à quelque chose d’entièrement neuf. » expose le paléoanthropologue Ian Tattersall qui réfléchit à l’émergence du langage, car la sélection adaptive ne lui semble pas une bonne explication de son apparition : « l’apparition de la pensée symbolique ne semble nullement être le résultat d’une tendance opérant sur la longue durée, comme la sélection darwinienne l’exige. L’autre hypothèse est donc elle-ci : (...) cette innovation relève probablement de ce que l’on appelle l’émergence. » « Des phénomènes d’émergence se produisent dans toute une gamme de systèmes à l’échelle du laboratoire, depuis la mécanique des fluides jusqu’à la cinétique chimique, l’optique, l’électronique ou la science des matériaux. »

    Bernard Sapoval dans « Universalités et fractales » :

    « La percolation est des phénomènes critiques les plus simples. Un phénomène est dit critique pour caractériser le fait que les propriétés d’un système peuvent changer brusquement en réponse à une variation même très faible des conditions extérieures. Dans les conditions critiques, le système hésite entre deux états différents, il est instable et présente de grandes fluctuations. (…) Percolation vient du latin « percolare » : couler à travers. Dans la pratique courante, on sait faire du café avec un percolateur qui injecte de l’eau dans une poudre de café comprimé. (…) Pour obtenir du café, il faut qu’il y ait suffisamment de passage entre les grains pour laisser l’eau filtrer. L’eau peut ne pas passer, soit parce que des pores sont bouchés, soit parce que les connexions entre les pores sont bloquées. Pour avoir du café, il faut que l’eau puisse « percoler ». Il n’est pas si facile de faire du bon café. Vous pourriez penser qu’il n’y a qu’à diluer les grains et avoir des pores grands ouverts. Mais si les pores sont trop grands et contiennent trop d’eau, on extraira bien les arômes, mais le café sera trop dilué. Au contraire, si la poudre est trop serrée, on bouchera aléatoirement trop de pores et… plus de café. (…) La réalité nous en offre des illustrations spectaculaires. Ainsi les incendies de forêt en l’absence de vent. (…) La percolation a de nombreuses applications dans l’étude et la maîtrise des propriétés des matériaux hétérogènes comme les matériaux composites. »

    "Universalité et fractales" de Bernard Sapoval :

    "C’est dans le cadre très général des systèmes dynamiques non linéaires que se situe le phénomène si familier mais si difficile à élucider de la turbulence (...) Rien n’est plus commun que d’observer les tourbillons dans l’écoulement d’un fluide. Ce fluide peut être aussi bien un liquide comme l’eau d’un torrent, un gaz telle la sortie de vapeur d’un tuyau de cheminée. ce phénomène est si courant qu’il est difficile d’en mesurer toute la complexité. On sait que ce phénomène ne peut avoir lieu (apparition de tourbillons ou "turbulence") que si la vitesse du fluide autour d’un objet est suffisante. La turbulence apparaît aussi quand un fluide est soumis à une différence de température suffisante. C’est ce que l’on observe lorsque l’eau d’une casserole sur le feu est mise en mouvement à partir du moment où une différence de température suffisante existe entre le fond de la casserole et la surface de l’eau. une des démonstrations les plus étonnantes de l’existence d’une universalité du troisième type est l’expérience de Libchaber et Maurer sur l’approche de la turbulence chaotique à travers un chemin de bifurcations très proche de celui de l’application logistique. (...) Les exemple de turbulence sont nombreux dans la nature, ne serait-ce que quelques gouttes de lait versées dans une tasse de thé. La turbulence peut se décrire schématiquement comme un processus dissipatif dans lequel l’énergie cinétique du fluide est progressivement transférée depuis des tourbillons de grande taille vers les processus microscopiques de dissipation liés à la viscosité. Ce transfert se produit au moyen d’une cascade de tourbillons de taille plus petites. C’est à cette cascade qu’on pourra appliquer le concept de géométrie fractale."

    Marie Farge - Extraits de « Evolution des théories sur la turbulence développée », article de l’ouvrage collectif « Chaos et déterminisme » :

    « La mécanique hamiltonienne ne traite que des états stables, ou au voisinage de l’équilibre, et ne décrit que des phénomènes conservatifs donc réversibles, alors que les écoulements turbulents sont hautement instables et dissipatifs, donc irréversibles ; de plus, la dynamique classique a toujours raisonné à partir de systèmes composés de peu d’éléments en interaction et non d’un très grand nombre de degrés de liberté comme c’est le cas en turbulence développée. Si on regarde du côté des mathématiques, alors que la résolution d’équations différentielles linéaires ne pose guère de problèmes, elles n’ont pas le moyen de résoudre analytiquement les équations aux dérivées partielles non linéaires décrivant l’évolution des écoulements turbulents, ni même en général celui de prouver l’existence et l’unicité de leurs solutions. Enfin, pour comprendre les phénomènes physiques, la méthode suivie jusqu’à présent est le plus souvent réductionnisme, tandis que l’étude de la turbulence développée demande probablement une vision plus globale, dans la mesure où l’on ne peut plus dans ce cas isoler le comportement d’une partie de celui de l’ensemble. (…) Si l’écoulement est laminaire, c’est-à-dire non turbulent, son évolution est prévisible et l’information décrivant l’état du système au temps t est en principe suffisante pour connaître l’état de celui-ci pour tout temps. Le seul problème reste alors le fait que pour connaître l’état de l’écoulement au temps t, c’est-à-dire la position et la vitesse de tous les éléments fluides qui le composent, la quantité d’information est énorme et hors d’atteinte de nos appareils de mesure. Cette limitation de nos facultés d’observation n’a cependant pas de conséquence sur la prédictibilité de l’écoulement si celui-ci est laminaire. En effet, dans ce cas, si au temps t, on fait une erreur quant à la description de l’état du système, cette erreur reste la même pour tout temps, ou n’évolue que très lentement, car la dynamique d’un écoulement laminaire est stable. Elle n’amplifie pas exponentiellement l’erreur initiale et n’est donc pas « sensible aux conditions initiales ». Si, par contre, l’écoulement est turbulent, il en va tout autrement : le système est devenu très instable et sensible aux conditions initiales. »

    Edward Abramowski, Le Matérialisme historique et le principe du phénomène social :

    « Le principe du phénomène, dans son application à la sociologie, peut être exprimé dans deux propositions, qui, quoique contradictoires en apparence, sont néanmoins intimement reliées entre elles par l’unité de la pensée. La première est que l’homme est la seule réalité de la vie sociale, ce qui signifie que tous les processus sociaux se passent dans la conscience individuelle et ne se passent que là, où est à la fois leur source et la raison suffisante de leur existence ; le monde social n’en dépasse pas les limites, car elle est l’unique conscience ; il ne peut pas exister hors de l’homme, puisque l’homme, — comme être pensant, — est sa substance même. — Mais en même temps se pose la proposition inverse : la seule réalité, c’est l’élément social, l’individu n’étant qu’une systématisation accidentelle des phénomènes, une illusion provenant du domaine prépensif ; car ce qui constitue notre « moi » propre, ce que nous ressentons comme étant nous-même, c’est de la substance sociale ; toute notre vie intellectuelle, les états psychiques qui sont soumis à l’action de notre aperception, présentent une nature purement sociale ; quant à l’individualité elle s’oppose à eux, comme étant seulement ce qui constitue la matière intuitive pour l’action de notre aperception, des données d’une nature émotionnelle servant aux opérations de la pensée, et qui ne possèdent pour nous la valeur d’un phénomène réel qu’en tant qu’ils sont aperceptivement déterminés comme objet de la pensée. »

  • Pour ceux qui croient encore que la physique quantique en est restée à l’école de Copenhague, une bonne lecture : « Le boson et le chapeau mexicain » de Gilles Cohen-Tannoudji et Michel Spiro :

    « Une remise en cause très importante, impliquée par la mécanique quantique, concerne, selon Bohr, le concept de « phénomène ». Dans la science et dans la philosophie classique, le terme de phénomène tend à désigner un objet ou un processus, relativement stable et indépendant des conditions selon lesquelles il est observé. Or, il semble impossible, en mécanique quantique, de séparer nettement l’objet de l’appareil de mesure. L’idée essentielle de Bohr est de redéfinir le concept même de phénomène… Avec cette nouvelle définition du concept de phénomène présente à l’esprit… les concepts ne sont pas relatifs à l’ « objet » mais seulement à des « phénomènes ». Cela ne veut absolument pas dire, comme de nombreux auteurs l’ont cru ou ont voulu le croire, que la mécanique quantique renoncerait à l’idéal d’objectivité fondateur de toute démarche scientifique… Citons Louis de Broglie : « D’après Bohr, les images d’onde et de grain sont complémentaires en ce sens que, bien que ces images se contredisent, elles sont l’une et l’autre nécessaires pour rendre compte de l’ensemble des aspects sous lesquels peuvent se présenter à nous les particules élémentaires. Suivant les circonstances expérimentales, c’est l’une ou l’autre des deux aspects qui prédomine et ce qui permet à ces deux images contradictoires de nous servir tout à tour sans jamais entrer en conflit, c’est que chacune s’estompe quand l’autre se précise. C’est là le sens profond des inégalités d’incertitude d’Heisenberg. » (…) La théorie quantique a triomphé… Cette affirmation ne signifie pas que la théorie quantique ne continue pas à susciter de grandes interrogations concernant sa signification profonde, ni qu’il ait été répondu de façon satisfaisante aux sévères objections en particulier soulevées par Einstein… ni que le cadre fourni par la mécanique quantique soit suffisant… Il va nous falloir dépasser la mécanique quantique dans une théorie quantique des champs… Avec l’interprétation de Copenhague, la physique quantique n’a jamais été mise en défaut en quatre-vingt ans de confrontation avec l’expérience. Mais cette interprétation est limitée aux règles d’utilisation du formalisme quantique dans les expériences faites en laboratoire. Elle semble faire jouer à la physique classique un rôle nécessaire au fondement même de la physique quantique : elle paraît impliquer l’existence d’observateurs appartenant à un « monde classique » séparé du « monde quantique » auquel appartient le système à l’étude… L’interprétation moderne de la physique quantique, développée entre autres par Gell-Mann et Hartle, permet de lever cette difficulté à l’aide du concept d’histoires décohérentes…. On a pu réaliser des expériences ultra précises, comme celles qui ont valu le prix Nobel 2012 à Serge Haroche et David Wineland, montrant que la décohérence est un authentique processus physique. »

  • « However far the [quantum physical] phenomena transcend the scope of classical physical explanation, the account of all evidence must be expressed in classical terms. The argument is simply that by the word "experiment" we refer to a situation where we can tell others what we have done and what we have learned and that, therefore, the account of the experimental arrangements and of the results of the observations must be expressed in unambiguous language with suitable application of the terminology of classical physics. This crucial point...implies the impossibility of any sharp separation between the behaviour of atomic objects [i.e., objects governed by quantum mechanics] and the interaction with the measuring instruments which serve to define the conditions under which the phenomena appear.... »

    Niels Bohr, Albert Einstein : Philosopher-Scientist, Open Court,‎ 1949, « Discussions with Einstein on Epistemological Problems in Atomic Physics »

  • Gilles Cohen-Tannoudji :

    « C’est cette nouvelle conception des phénomènes qui est peut-être l’innovation la plus importante apportée par la théorie quantique. Les concepts quantiques ne se rapportent plus à l’objet en soi, mais ils se rapportent à des phénomènes. Un phénomène est une réalité physique placée dans des conditions bien définies d’observation. La définition de ces conditions d’observation implique la maîtrise complète de toutes les étapes de l’acte de mesure : la préparation du système et de l’appareil, la détermination de tous les états expérimentalement observables et la détection des signaux émis lors du couplage entre le système et l’appareil. Le phénomène quantique ainsi conçu est tout le contraire d’un événement passivement observé, c’est un fait expérimental consciemment construit et élaboré. Cette modification du statu des concepts marque une telle nouveauté par rapport à la démarche scientifique habituelle qu’elle a suscité de très nombreuses confusions et incompréhensions. Adapter les concepts à la description des phénomènes ne revient pas à nier l’existence d’une réalité objective, indépendante de l’observation. C’est simplement prendre acte du caractère non fiable des concepts classiques qui prétendent décrire directement la réalité indépendante. En théorie quantique, on ne renonce pas à l’objectivité ; l’objectivité est atteinte au prix de tout un travail, tout un cheminement. Aucun concept quantique, pris isolément, n’épuise la totalité de la réalité qui est l’objet de recherche, mais la part d’information que chaque concept quantique nous donne sur cette réalité est fiable, utilisable pour composer, avec d’autres concepts, des représentations de plus en plus fidèles de la réalité. De plus, selon l’idée fondamentale de la complémentarité, la réalité quantique ne peut être épuisée par une représentation unique, mais pas une dualité de représentations, contradictoires l’une avec l’autre mais se complétant l’une l’autre… L’être quantique n’est ni une onde ni un corpuscule, mais il peut être impliqué dans des phénomènes ondulatoires et dans des phénomènes corpusculaires, et c’est au travers de la complémentarité de ces deux catégories de phénomènes que peut se dessiner l’objectivité quantique. »

  • Certains disent pourtant que l’école de Copenhague de Bohr avait la bonne interprétation de la complémentarité.

  • Oui mais les physiciens ne disent plus que matière et lumière sont ou onde ou corpuscule de manière exclusive mais qu’ils le sont en même temps et c’est exactement le contraire de la thèse de la complémentarité !

  • Pourquoi dites vous que l’école de Copenhague renonce à comprendre le fonctionnement de la nature ?

  • Ce n’est pas un jugement. C’est leur point de vue :

    Werner Heisenberg : « L’Univers n’est pas seulement plus étrange que nous le pensons, il est aussi plus étrange que nous pouvons le penser. »

    du même auteur : « Se peut-il que la nature soit aussi absurde… »

    Niels Bohr : « Tout ce que nous appelons réel est fait de choses qui ne peuvent pas être prises pour réelles. »

    • Heisenberg :

      « La conception de la réalité objective des particules élémentaires s’est donc étrangement dissoute, non pas dans le brouillard d’une nouvelle conception de la réalité obscure et mal comprise, mais dans la clarté transparente d’une mathématique qi ne représente plus le comportement de la particule élémentaire mais la connaissance que nous en possédons. »

      Bohr :

      « Il n’y a pas de monde quantique. Il y a seulement une description quantique abstraite. Il est erroné de penser que la tâche de la physique est de savoir ce qu’est la Nature. La physique s’occupe de ce que nous pouvons dire sur la Nature. »

      Peierls :

      « Vous voyez, la description de la mécanique quantique se fait en termes de connaissance. Et la connaissance nécessite quelqu’un qui connaît ».

      Mermin :

      « La doctrine selon laquelle le monde est fait d’objets dont l’existence est indépedante de la conscience humaine se trouve être en conflit avec la mécanique quantique et avec des faits établis expérimentalement. »

  • Einstein :

    « La philosophie tranquillisante de Heisenberg et Bohr – ou est-ce une religion ? – est si habilement échafaudée qu’elle permet aux vrais croyants de se reposer sur un oreiller si doux qu’il n’est pas facile de les réveiller. »

  • Werner Heisenberg dans « Physique et philosophie » :

    « L’interprétation de Copenhague de la théorie quantique prend naissance dans un paradoxe. Toute expérience physique, qu’il s’agisse de phénomènes de la vie quotidienne ou de phénomènes atomiques, se décrit forcément en termes de physique classique. Les concepts de physique classique forment le langage grâce auquel nous décrivons les conditions dans lesquelles se déroulent nos expériences et communiquons leurs résultats. Il nous est impossible de remplacer ces concepts par d’autres et nous ne devrions pas le tenter. Or, l’application de ces concepts est limitée par les relations d’incertitude et, quand nous utilisons ces concepts classiques, nous ne devons jamais perdre de vue leur portée limitée, sans pour cela pouvoir ou devoir essayer de les améliorer. »

  • Gilles Cohen-Tannoudji, dans « Le boson et le chapeau mexicain » :

    « Une remise en cause très importante, impliquée par la mécanique quantique, concerne, selon Bohr, le concept de « phénomène ». Dans la science et dans la philosophie classique, le terme de phénomène tend à désigner un objet ou un processus, relativement stable et indépendant des conditions selon lesquelles il est observé. Or, il semble impossible, en mécanique quantique, de séparer nettement l’objet de l’appareil de mesure. L’idée essentielle de Bohr est de redéfinir le concept même de phénomène… Avec cette nouvelle définition du concept de phénomène présente à l’esprit… les concepts ne sont pas relatifs à l’ « objet » mais seulement à des « phénomènes ». Cela ne veut absolument pas dire, comme de nombreux auteurs l’ont cru ou ont voulu le croire, que la mécanique quantique renoncerait à l’idéal d’objectivité fondateur de toute démarche scientifique… Citons Louis de Broglie : « D’après Bohr, les images d’onde et de grain sont complémentaires en ce sens que, bien que ces images se contredisent, elles sont l’une et l’autre nécessaires pour rendre compte de l’ensemble des aspects sous lesquels peuvent se présenter à nous les particules élémentaires. Suivant les circonstances expérimentales, c’est l’une ou l’autre des deux aspects qui prédomine et ce qui permet à ces deux images contradictoires de nous servir tout à tour sans jamais entrer en conflit, c’est que chacune s’estompe quand l’autre se précise. C’est là le sens profond des inégalités d’incertitude d’Heisenberg. » (…) La théorie quantique a triomphé… Cette affirmation ne signifie pas que la théorie quantique ne continue pas à susciter de grandes interrogations concernant sa signification profonde, ni qu’il ait été répondu de façon satisfaisante aux sévères objections en particulier soulevées par Einstein… ni que le cadre fourni par la mécanique quantique soit suffisant… Il va nous falloir dépasser la mécanique quantique dans une théorie quantique des champs… Avec l’interprétation de Copenhague, la physique quantique n’a jamais été mise en défaut en quatre-vingt ans de confrontation avec l’expérience. Mais cette interprétation est limitée aux règles d’utilisation du formalisme quantique dans les expériences faites en laboratoire. Elle semble faire jouer à la physique classique un rôle nécessaire au fondement même de la physique quantique : elle paraît impliquer l’existence d’observateurs appartenant à un « monde classique » séparé du « monde quantique » auquel appartient le système à l’étude… L’interprétation moderne de la physique quantique, développée entre autres par Gell-Mann et Hartle, permet de lever cette difficulté à l’aide du concept d’histoires décohérentes…. On a pu réaliser des expériences ultra précises, comme celles qui ont valu le prix Nobel 2012 à Serge Haroche et David Wineland, montrant que la décohérence est un authentique processus physique… Tous les progrès accomplis grâce à la mécanique quantique montrent que la prudence dont avait fait preuve l’interprétation de Copenhague n’est donc plus de mise à l’heure actuelle, et d’ailleurs l’interprétation de la théorie quantique a été, comme nous le verrons plus loin, profondément renouvelée dans un sens plus ambitieux, sans que ses principes fondamentaux n’aient été invalidés. La théorie quantique a triomphé et plus personne ne conteste qu’aucune théorie ne pourra rendre compte de la réalité physique si elle n’en intègre pas les acquis. Cette affirmation ne signifie pas que la théorie quantique ne continue pas à susciter de grandes interrogations concernant sa signification profonde, ni qu’il ait été répondu de façon satisfaisante aux sévères objections, en particulier soulevées par Einstein (le paradoxe EPR). »

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