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Il était une fois… un courant des intellectuels européens… avant la boucherie impérialiste de 1914

mercredi 23 juillet 2014, par Robert Paris

« Ne soyons plus anglais ni français ni allemands. Soyons européens. Ne soyons plus européens, soyons hommes. Soyons l’humanité. Il nous reste à abdiquer un dernier égoïsme : la patrie. »

Victor Hugo dans « Choses vues » (1887)

« J’ai vu le temps le plus mort, le plus vide qui fut jamais, éteint pour la pensée, temps de destruction qui promena la mort sur l’Europe. »

Jules Michelet dans « Mon enfance » (1812)

« Ce que Paris conseille, l’Europe le médite ; ce que Paris commence, l’Europe le continue. »

Victor Hugo dans « Ateliers nationaux » (20 juin 1848)

« Europe ! Je n’accepte pas

Que tu meures dans ce délire.

Europe, je crie qui tu es

Dans l’oreille de tes tueurs. »

Jules Romains (1915)

« Jean-Christophe », l’hymne de Romain Rolland à l’Europe et à l’humanité

Jean-Christophe, Tome 1

Jean-Christophe, Tome 2

Jean-Christophe, Tome 3

Jean-Christophe, Tome 4

Jean-Christophe, Tome 5

Jean-Christophe, Tome 6

Jean-Christophe, Tome 7

Jean-Christophe, Tome 8

Jean-Christophe, Tome 9

Jean-Christophe, Tome 10

Quelques écrits de Romain Rolland, anti-guerre et humaniste européen convaincu, en plein climat de haines entre les nations et les peuples de l’Europe :

En août 1914 :

« Cette guerre européenne est la plus grande catastrophe de l’histoire depuis des siècles, la ruine de nos espoirs les plus saints en la fraternité humaine. »

Le 1er août 1914 :

« Quand on est, comme nous, incapable de toute haine de race, quand on estime autant le peuple qu’on va combattre que le peuple qu’on défend, quand on sait la folie criminelle et stupide de cette guerre, et quand on sent en soi un monde de pensée, de beauté, de bonté qui veut s’épanouir, n’est-ce pas la pire horreur d’être forcé de l’égorger pour une cause monstrueuse ? Ah ! la mort de Jaurès n’est pas le plus lamentable. Il tombe du moins martyr de sa mission… »

Le 5-7 août 1914 :

« Le fait le plus caractéristique de cette convulsion européenne est, comme je l’ai dit, « l’unanimité » pour la guerre, - unanimité des partis même les plus opposés à la guerre nationale, par définition même et par essence morale : tels les socialistes et les catholiques. Les socialistes de tous les pays sont également convaincus qu’en prenant part à la guerre, ils défendent la liberté de leur cause menacée. Les prêtres catholiques de tous les pays exhortent leurs fidèles au combat. Le cardinal de Paris Amette lance un mandement guerrier ; et il en est de même non seulement des évêques allemands mais des évêques serbes orthodoxes de Hongrie qui engagent leurs paroissiens à marcher contre leurs frères de Serbie… »

Le 12 septembre 1914 :

« La haine continue de grossir dans le cœur des hommes de lettres français : Barrès, qui intitulait un de ses récents articles : « La botte pleine de crottin », dans celui d’aujourd’hui (« Echo de Paris », 14 septembre), délire d’une fureur bilieuse : « La France a le dessus contre la Bête… La France a saisi la Bête… La défaite du Mal, de la Barbarie, de la Bête… Certes, les intellectuels sont coupables, eux aussi. Car si l’on peut admettre que les braves gens qui, dans tous les pays, acceptent docilement les nouvelles que leur donnent en pâture leurs journaux et leurs chefs, se soient laissés duper, on ne le pardonna pas à ceux dont c’est le métier de chercher la vérité au milieu de l’erreur et de savoir ce que valent les témoignages de l’intérêt ou de la passion hallucinée ; leur devoir élémentaire (devoir de loyauté autant que de bon sens), avant de trancher dans ce débat affreux, dont l’enjeu était la destruction de peuples et de trésors de l’esprit, eût été de s’entourer des enquêtes des deux partis. Par loyalisme aveugle, par coupable confiance, ils se sont jetés tête baissée dans les filets que leur tendait leur impérialisme. Ils ont cru que le premier devoir pour eux était, les yeux fermés de défendre l’honneur de leur État contre toute accusation. Ils n’ont pas vu que le plus noble moyen de le défendre était de réprouver ses fautes et d’en laver leur patrie... »

Le 29 septembre 1914 :

« La fureur bêtise germanophobe a encore monté, à Paris. Frédéric Masson déclare que désormais, « rien des barbares, rien de leur littérature, de leur musique, de leur art, de leur science, de leur culture, ne doit souiller notre esprit, notre intelligence et notre cœur. Il faut, par la loi, par la persuasion, par la force et, au besoin, par la violence, imposer une règle qui est la règle même du patriotisme. Messieurs de l’art sans patrie iront, s’il leur plaît, entendre du Wagner en Allemagne ; tant pis si leur retour est accidenté. On ne jouera plus Wagner en France. » (Echo de Paris, 27 septembre.) « 

En 1915 :

« Il n’y a qu’un moyen, unique, de se dégager de cette atmosphère orageuse… C’est de se dégager de l’idée de patrie. Qui voudra le salut de la civilisation humaine menacée devra fatalement en venir à cet acte terrible et nécessaire. »

Fin 1916 :

« Je renonce à ce titre d’Europe dont je me parais volontiers, il y a deux ans. L’Europe a déposé le bilan de son indignité. J’appartiens à l’humanité. »

Revenant en 1926 sur son combat de 1914 contre la montée nationaliste :

« Je me trouvai, sans l’avoir voulu, seul à incarner la cause de l’Europe au-dessus de la mêlée sacrilège des nations. »

Lire aussi :

Quand l’écrivain pacifiste Romain Rolland dénonçait les bourgeoisies occidentales qui jetaient le monde dans la guerre de 1914-1918

Il était une fois… un courant des intellectuels européens… avant la boucherie impérialiste de 1914

Les grands mouvements de pensée comme l’Humanisme, les Lumières, la vague révolutionnaire de 1789, l’utopisme, le socialisme, le communisme sont nés en tant que courants européens. La pensée européenne a été portée par les écrivains humanistes de la Renaissance, les Rabelais, Erasme, Thomas More ou Léonard de Vinci, les écrivains des Lumières, les Baruch Spinoza, Voltaire ou Denis Diderot, Jean le Rond d’Alembert, Gottfried Wilhelm Leibniz, puis Johann Wolfgang von Goethe, Heinrich Heine, Mozart et Beethoven, et jusqu’aux écrivains, philosophes et hommes politiques contemporains d’avant 1914 comme Victor Hugo, Jules Michelet, Elias Canetti, Thomas Mann, Panaït Istrati, Stefan Zweig, Romain Rolland, Heinrich Mann, Gerhart Hauptmann, Henri Guilbeaux, Alfred Rosmer, Klaus Mann, Amédée Dunois, George Trakl, Marcel Martinet, Jules Romains, Franz Mehring, Émile Verhaeren, Pierre-Jean Jouve, Jean Guéhenno, Luigi Einaudi, Jean-Richard Bloch, Georges Duhamel, Charles Vildrac, Durtain, Erich Maria Remarque, Rosa Luxemburg, Camille Huysmans, Magnus Schwantje, Anatole France, Rainer Maria Rilke, Pierre Jean Jouve, René Arcos, Franz Masereel, Selma Lagerlöf, Blasco Ibanez, Bernard Shaw, Latzkö, Albert Einstein, Sygmund Freud, Hermann Hesse, Paul Signac, Christian Rakowski, Fritz Platten, Robert Grimm, Heinrich Nelson, Louis Gillet, Pierre Monatte, Wilhelm Herzog, Eduard Fuchs, Albert Schweitzer, Alphonse Merrheim, Raymond Lefebvre, Léon Trotsky, Miguel de Unamuno, Jean Jaurès, etc…

On retrouve une grande partie de cette liste, hétéroclite et à laquelle il manquerait presque un raton laveur, mais ayant en commun ce dépassement des nations et des nationalismes, parmi les rares voix à s’être opposées publiquement à la propagande belliciste et haineuse en 1914-1918.

Oui, il y a bien eu une époque où existait un idéal et une conscience européens.

Oui, il y a bien eu une bourgeoisie qui se croyait porteuse de projets pour toute l’Europe.

Oui, même le communisme apparaissait alors comme une création européenne. Voir ainsi la déclaration de Karl Marx qui débute le Manifeste du Parti Communiste :

« Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme. »

Dans « Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen », Stefan Zweig écrivait :

« Et c’est justement la nouvelle génération qui était le plus attachée à cette idée européenne. À Paris je trouvai rassemblé autour de mon ami Bazalgette tout un groupe de jeunes hommes qui, au contraire de la génération précédente, avaient répudié tout nationalisme étroit et tout impérialisme agressif : Jules Romains, qui écrivit plus tard, en pleine guerre, son grand poème Europe, Georges Duhamel, Charles Vildrac, Durtain, René Arcos, Jean-Richard Bloch, tous rassemblés à l’« Abbaye », puis à l’« Effort libre », étaient des pionniers passionnés d’un européanisme à venir et inébranlables, comme l’épreuve du feu le montra durant la guerre, dans leur haine de tout militarisme, - une jeunesse telle que la France en a rarement engendré de plus vaillante, de plus doué, de plus moralement résolue. »

L’existence de courants intellectuels se revendiquant de l’Europe n’avait pas attendu la naissance d’une Europe des nations. Et elle ne devait rien en attendre.

La naissance d’une Europe économique, politique et bureaucratique allait-elle relancer ces sentiments, ces tendances ? Pas du tout ! Un écrivain qui se revendiquait justement de cette tendance intellectuelle européenne l’expliquait ainsi par avance.

Jules Romains écrivait dans « Pour que l’Europe soit » :

« Est-ce du traité de paix qu’il faut attendre la fondation de l’unité européenne ? En aucune façon. Outre que ce traité sera d’une gestation fort laborieuse, et fera apparaître une foule de convoitises inconciliables, il sera une œuvre éminemment diplomatique… Or les diplomates sont des gens qui n’inventent rien. Ils constatent et consacrent ; ce sont des notaires. L’innovation, la création sont leurs ennemis personnels. Et les plus hardis d’entre eux vivent sur des concepts périmés, fatigués, sans aucune fécondité pour l’avenir, par exemple l’idée de race, l’idée de nationalité, etc… Il serait téméraire d’espérer davantage d’un protocole diplomatique. Que l’avenir ne soit pas écrasé dans l’œuf, et nous aurons lieu d’être satisfait… L’Europe n’a été pour les gouvernants et pour les peuples qu’une expression géographique, ou qu’un terme abstrait servant à désigner le système complexe des relations entre les Etats… »

Stefan Zweig, écrivait :

« En ma qualité d’Autrichien, de Juif, d’écrivain, d’humaniste et de pacifiste, je me suis toujours trouvé présent là où les secousses sismiques se produisent avec le plus de violences (...) Né en 1881 dans un grand et puissant empire (...), il m’a fallu le quitter comme un criminel. Mon Œuvre littéraire, dans sa langue originale, a été réduite en cendres. Étranger partout, l’Europe est perdue pour moi... J’ai été le témoin de la plus effroyable défaite de la raison (...). Cette pestilence des pestilences, le nationalisme, a empoisonné la fleur de notre culture européenne. »

Mais ce courant intellectuel européen a été cassé dans son élan par la première guerre mondiale et n’est jamais réapparu…

Si de véritables ambitions européennes sont réapparues ensuite, c’est plus le fait d’Hitler que de l’"union européenne" ou de l’euro !

L’existence, dans le passé, avant la première guerre mondiales, de penseurs, d’écrivains, de poètes, de philosophes se considérant non comme nationaux mais comme européens est complètement oubliée aujourd’hui et c’est déjà quelque chose qui méritait d’être soulignée alors que l’Europe est clamée sur tous les toits par les hommes politiques et les classes dirigeantes.

Aujourd’hui, qui peut prétendre s’être penché sur la littérature européenne ? Qui connaît le principal auteur de chaque pays et a lu sa plus grande œuvre ? Quel est le principal auteur portugais ou suédois et quel est son plus grand ouvrage ? Qui connaît en France, par exemple Josè Maria Queiros ou Selma Lagerlöf ? En France, on connaît de nom Cervantès mais qui l’a lu ? On connaît le nom des grands auteurs anglais (Dickens, Brontë, Wilde, Jerome, Kipling, Joyce, Huxley, Greene, Maugham, etc) mais qui les a lu en France ? Qui peut prétendre avoir lu de grands auteurs italiens ou même connaître leur nom ?

Ça vous dit quelque chose Emilio Salgari ? Dommage, il a été traduit dans le monde entier ! Ou encore Luigi Motta, Luigi Gramegna, Emilio Fancelli ?

Pourtant vous connaissez le nom de plusieurs peintres italiens, de plusieurs scientifiques italiens (Galileo Galilei ou Toricelli par exemple), de plusieurs architectes italiens, de plusieurs hommes politiques italiens (Mazzini, Garibaldi par exemple), de nombreux musiciens italiens (Albinoni, Vivaldi, Scarlatti, Paganini, Rossini, Verdi, …) et même un mathématicien italien comme Fibonnacci ! Mais vous ne connaissez pas les historiens italiens, les romanciers italiens, les poètes italiens. Les noms de Antonio Fogazzaro, Mario Soldati, Vicenzo Cerami, Massimo Bontempelli ou Alberto Belavicqua ne vous évoquent aboslument rien même si vous êtes férus de romans….

Vous ignorez la culture d’origine italienne, la culture d’origine portugaise, la culture d’origine norvégienne ou tchèque. Il n’y a que la gastronomie et la musique qui aient franchi les frontières !!!!

Et ce n’est pas un hasard. C’est un phénomène social et politique.

Les classes dirigeantes européennes se sont bien gardées de mêler les cultures nationales….

Pourtant, avant la première guerre mondiale, comme on l’a montré plus haut, les courants intellectuels, philosophiques, politiques et littéraires étaient marqués par un sens européen, une mentalité européenne, une revendication européenne.

Jules Romains écrivait ainsi dans « Les hommes de bonne volonté » (dans « La douceur de la vie ») :

« A la place d’une Europe de Beethoven et de Hugo, nous avons une Europe de Talleyrand et de Metternich. »

Les bourgeoisies européennes n’ont jamais souhaité construire une Europe des peuples : ni un territoire unifié, ni une conscience commune, ni une culture commune, ni une littérature ouverte, ni une suppression des frontières dans les cœurs et les esprits.

L’Europe a prétendu se construire pour répondre aux risques de guerre mais c’est un masque comme le démontrent la Yougoslavie et l’Ukraine. Comme le démontrent aussi toutes les guerres extérieures dans lesquelles les Etats européens ont été impliqués, du Rwanda aux Malouines…

Et, bien entendu, l’Europe ne risquait pas de tarir la source des guerres : la guerre économique entre capitalistes et la guerre sociale de la bourgeoisie contre le prolétariat, cette fameuse taupe révolutionnaire qui ressort périodiquement de son trou, ayant parcouru du chemin de manière invisible et souterraine…

L’Europe a prétendu unir les peuples mais la vie quotidienne suffit à prouver qu’il n’en est rien. Les milieux populaires accusent même l’Europe de tous leurs maux. Les peuples se considèrent comme moins européens que jamais. Comment se rappeler qu’il y a eu une époque avec un « idéal européen » ! On a fait croire aux peuples qu’il y avait une « crise européenne » alors qu’il n’y a qu’une crise mondiale du capitalisme. On a désigné du doigt les différents peuples de l’Europe comme cause de la « crise européenne » : islandais, irlandais, grecs, espagnols, portugais, italiens, etc… On va surement accuser bientôt le peuple de France d’être la cause de la crise en Europe ! On accuse aussi les peuples de « venir nous prendre notre travail » : Roumains, Polonais, Tchèques, etc, en sont accusés régulièrement. Qui oserait penser en France que les Roms sont des citoyens européens ?!!!

Les classes dirigeantes, qui n’ont jamais cherché à constituer une conscience européenne à la manière dont ils étaient soucieux de construire une conscience nationale, ne perdent pas une occasion d’opposer les nations, les peuples, de semer des haines. Tous les jours, on assiste dans les média, dans le discours des hommes politiques à un déferlement de discours nous opposant aux autres peuples de l’Europe. On ne nous informe par contre jamais de ce que ces peuples peuvent apporter ou avoir apporté dans le passé.

Tous les jours, dans les média, on trouve les informations nationales, la politique nationale, les préoccupations nationales, le culte des gloires nationales, la météo nationale et même la bourse nationale. Où est donc cette fameuse Europe ? Seulement quand il s’agit de détruire les retraites, les services publics, de prêcher l’austérité, les sacrifices !

Une conscience européenne, une culture européenne, un idéal européen ont certes existé mais pas depuis la mise en place d’une économie, d’une monnaie ni d’institutions européennes. Ils ont existé avant la première guerre mondiale et jamais depuis…

La grande boucherie européenne de 1914-1918 a détruit cet idéal et d’abord parce que les écrivains, les philosophes, les intellectuels européens se sont sentis complètement désarmés devant la décision des classes dirigeantes européennes de jeter les peuples dans l’affrontement meurtrier massif et que ce choix politique des bourgeoisies européennes a détruit aussi surement que des bombes l’optimisme qui construisait cet idéal européen du progrès et de la fraternité des peuples.
La bourgeoisie capitaliste, devenue impérialiste, est bien incapable de porter un tel idéal contrairement à la bourgeoisie révolutionnaire qui combattait le féodalisme européen. De la Réforme à l’Humanisme, de 1789 à 1848, les bourgeoisies européennes ont pu se sentir portées par un grand élan de l’humanité, dépassant les simples intérêts économiques et sociaux d’une classe exploiteuse, De là, la grandeur des auteurs portés par ce grand courant vers la liberté : des Molière aux Victor Hugo et des Shakespeare aux Dickens, des Galilée aux Verdi.

Certes, la jeunesse actuelle peut se glorifier d’une culture commune mais elle a pour noms Mac Donald et pantalons Jeans, Coca Cola et Facebook.

Avec l’effondrement capitaliste de 2007-2008, le capitalisme, atteint de plein fouet au milieu d’une mondialisation financière, ramène ses vieux démons du nationalisme, des haines nationales, des guerres locales et même de la guerre mondiale. Plus que jamais, on prépare les peuples à se jeter dans des guerres les uns contre les autres, à l’intérieur comme à l’extérieur. Les classes dirigeantes ne voient pas d’autre moyen de réduire le risque révolutionnaire que représente toujours la classe exploitée, le prolétariat mondial et plus le prolétariat tire sa principale force de son mondialisme, plus les classes dirigeantes tirent à nouveau vers le nationalisme. C’est plus que jamais le moment de rappeler qu’il a existé un sentiment européen qui prétendait dépasser les frontières, les haines nationales, les Etats nationaux et les sentiments nationaux…

Cependant, il serait injuste de prétendre qu’il n’y ait aucune manifestation intellectuelle européenne.

En 1997 avait lieu a rencontre « Les écrivains de la conscience européenne » à l’Abbaye de Royaumont. Elle était animée notamment par Alain Finkielkraut. C’est dire que cela ne risquait pas de mener à des découvertes et des créations…

Cela venait longtemps après d’autres rencontres européennes d’écrivains comme celle de Royaumont d’octobre… 1948.

En octobre-décembre 2008, était organisé un « tour de France des écrivains européens ». Pour une fois, la population française avait l’occasion de faire connaissance avec 27 écrivains européens…

Leur liste est très significative :

Vassilis Alexakis, Dermot Bolger, Marcello Fois, Alasdair Gray, Felipe Hernandez, Drago
Jančar, Lídia Jorge, Kiril Kadiiski, Daniel Kehlmann, Imre Kertész, Werner Kofler,
Caroline Lamarche, Torgny Lindgren, Toby Litt, Colum McCann, Ian McEwan, Claudio Magris, Bart Moeyaert, Alberto Ongaro, Boris Pahor, Jean Portante, Marius Daniel
Popescu, Merete Pryds-Helle, Gonçalo Tavarès, Adriaan van Dis, Mehmet Yashin et Adam Zagajewski.

En effet, elle démontre qu’ils sont aussi peu connus aujourd’hui qu’hier !!!

D’autres initiatives ont eu lieu comme la formation à la Villa Marguerite Yourcenar d’un Centre de résidence d’écrivains européens…

L’exemple du Prix européen de Littérature démontre surtout qu’il est bien moins connu que les prix de littérature franco-français !

La liste des lauréats de ce prix est tout aussi significative :

• Antonio Gamoneda, Espagne, proclamé en novembre 2005, remis en mars 2006.

• Bo Carpelan, Finlande, proclamé en novembre 2006, remis en mars 2007.

• Tadeusz Rozewicz, Pologne, proclamé en novembre 2007, remis en mars 2008.

• Tankred Dorst, Allemagne, proclamé en novembre 2008, remis en mars 2009.

• Kiki Dimoula, Grèce, proclamé en novembre 2009, remis en mars 2010.

• Tony Harrison, Royaume-Uni, proclamé en novembre 2010, remis en mars 2011.

• Drago Jančar, Slovénie, proclamé en novembre 2011, remis en mars 2012.

• Vladimir Makanine, Russie, proclamé en novembre 2012, remis en mars 2013.

• Erri De Luca, Italie, proclamé en novembre 2013, remis en mars 2014.

Ils sont en effet pour l’essentiel inconnus ou très peu connus…
En 2007, l’association Esprit d’Europe, s’appuyant sur un Comité de parrainage présidé par Jacques Delors, a créé un « prix du Livre européen » dont le but est de récompenser « un ouvrage exprimant une vision de l’Europe et publié dans l’un des 27 pays membres de l’Union européenne au cours de l’année écoulée ».

Même manque de notoriété pour ce prix…

« L’Europe n’a pas réussi à penser sa littérature comme une unité historique, et je ne cesserai de penser que c’est là son irréparable échec intellectuel. », écrivait Milan Kundera en 2005.

Messages

  • « Voilà chaque peuple parti à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main ; maintenant, voilà l’incendie... », déclarait Jean Jaurès, le 25 juillet 1914, six jours avant son assassinat, programmé par la bourgeoisie (rappelons que le criminel a été gracié par la justice française et sa veuve menacée par le Président du conseil Viviani, au cas où elle ferait trop de bruit…)

  • « Chacun de nous, même le plus infime et le plus humble de tous, a été bouleversé dans son être intime par les soubresauts volcaniques qui ont presque sans relâche agité notre terre européenne ; et moi, confondu dans la multitude, je ne me reconnais que ce seul privilège : en ma qualité d’Autrichien, de Juif, d’écrivain, d’humaniste et de pacifiste, je me suis toujours trouvé présent là où ces secousses sismiques se produisaient avec le plus de violence. Par trois fois elles ont bouleversé min foyer et mon existence, m’ont, avec leur dramatique véhémence, détaché de tout mon passé et précipité dans le vide, dans ce pays qui m’était déjà bien connu où le désarroi fait s’écrier : « Je ne sais où aller. » Mais je ne m’en plains pas : le sans-patrie en un certain sens se trouve libéré, et celui qui n’a plus d’attache n’a plus à avoir égard à rien. J’espère ainsi remplir une des conditions essentielles à toute peinture loyale de notre époque : la sincérité et l’impartialité…C’est ainsi que je n’ai plus de lien nulle part, étranger partout, hôte tout au plus là où le sort est le moins hostile ; même la vraie patrie que mon cœur a élue, l’Europe, est perdue pour moi depuis que pour la seconde fois, prise de la fièvre du suicide, elle se déchire dans une guerre fratricide. »

    Stefan Zweig, Le monde d’hier, Souvenirs d’un européen

  • « On peut appartenir à son peuple, mais quand les peuples sont devenus fous on n’est pas obligé de l’être aussi. Tu as beau être déjà pour eux un chiffre, un numéro, un instrument, de la chair à canon, tu es encore un être vivant capable de refuser. »

    La contrainte, Stefan Zweig

  • Après deux guerres mondiales, voilà ce qu’il est advenu de l’éducation européenne comme le rapporte Romain Gary dans le roman « Education européenne » :

    « L’Université, les examens, la carrière d’enseignement à laquelle ils se destinaient jadis, c’était un autre monde, un monde disparu, englouti, évanoui… Il est très difficile de prendre cela au sérieux, n’est-ce pas ? L’Europe a toujours eu les meilleures et les plus belles Universités du monde. C’est là que sont nées nos plus belles idées, celles qui ont inspiré nos plus grandes œuvres : les notions de liberté, de dignité humaine, de fraternité. Les Universités européennes ont été le berceau de la civilisation. Mais il est aussi une autre éducation européenne, celle que nous recevons en ce moment : les pelotons d’exécution, l’esclavage, la torture, le viol – la destruction de tout ce qui rend la vie belle. C’est l’heure des ténèbres… On a reçu une fameuse éducation. Il appelait cela notre « éducation européenne » Je n’avais pas compris à l’époque : j’étais trop jeune…. Cette éducation européenne dont il parlait si moqueusement, c’est lorsqu’ils fusillent votre père, ou lorsque tu tues quelqu’un… ou lorsque tu crèves de faim, ou lorsque tu rases une ville. Je te dis, on a été à la bonne école, toi et moi, on a vraiment été éduqués… En Europe on a les plus vieilles cathédrales, les plus grandes librairies et c’est là qu’on reçoit la meilleure éducation – de tous les coins du monde, il paraît, on vient en Europe pour s’instruire. Mais à la fin, tout ce que cette fameuse éducation européenne vous apprend, c’est comment trouver le courage et de bonnes raisons, bien valables, bien propres, pour tuer un homme qui ne vous a rien fait… »

  • « Elle était merveilleuse, cette vague tonique de force qui, de tous les rivages de l’Europe, battait contre nos coeurs. Mais ce qui nous rendait si heureux recelait en même temps un danger que nous ne soupçonnions pas. La tempête de fierté et de confiance qui soufflait alors sur l’Europe charriait aussi des nuages. L’essor avait peut-être été trop rapide. Les États, les villes avaient acquis trop vite leur puissance, et le sentiment de leur force incite toujours les hommes, comme les États, à en user ou à en abuser. La France regorgeait de richesses. Mais elle en voulait davantage encore, elle voulait encore une colonie, bien qu’elle n’eût pas assez d’hommes, et de loin, pour peupler les anciennes ; pour le Maroc, on faillit en venir à la guerre. L’Italie voulait la Cyrénaïque, l’Autriche annexait la Bosnie. La Serbie et la Bulgarie se lançaient contre la Turquie, et l’Allemagne, encore tenue à l’écart, serrait déjà les poings pour porter un coup furieux. Partout le sang montait à la tête des États, y portant la congestion. La volonté fertile de consolidation intérieure commençait partout, en même temps, comme s’il s’agissait d’une infection bacillaire, à se transformer en désir d’expansion. Les industriels français, qui gagnaient gros, menaient une campagne de haine contre les Allemands, qui s’engraissaient de leur côté, parce que les uns et les autres voulaient livrer plus de canons - les Krupp et les Schneider du Creusot. Les compagnies de navigation hambourgeoises, avec leurs dividendes formidables, travaillaient contre celles de Southampton, les paysans hongrois contre les Serbes, les grands trusts les uns contre les autres ; la conjoncture les avait tous rendus enragés de gagner toujours plus dans leur concurrence sauvage. Si aujourd’hui on se demande à tête reposée pourquoi l’Europe est entrée en guerre en 1914, on ne trouve pas un seul motif raisonnable, pas même un prétexte. Il ne s’agissait aucunement d’idées, il s’agissait à peine des petits districts frontaliers ; je ne puis l’expliquer autrement que par cet excès de puissance, que comme une conséquence tragique de ce dynamisme interne qui s’était accumulé depuis ces quarante années de paix et voulait se décharger violemment. Chaque État avait soudain le sentiment d’être fort et oubliait qu’il en était exactement de même du voisin ; chacun voulait davantage et nous étions justement abusés par le sentiment que nous aimions le plus : notre commun optimisme. Car chacun se flattait qu’à la dernière minute l’autre prendrait peur et reculerait ; ainsi les diplomates commencèrent leur jeu de bluff réciproque. Quatre fois, cinq fois, à Agadir, dans la guerre des Balkans, en Albanie, on s’en tint au jeu ; mais les grandes coalitions resserraient sans cesse leurs liens, se militarisaient toujours plus. En Allemagne, on établit en pleine paix un impôt de guerre ; en France, on prolongea la durée du service ; finalement les forces en excès durent se décharger, et les signes météorologiques dans les Balkans indiquaient la direction d’où les nuages approchaient déjà de l’Europe. »

    Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen

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