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La peinture dans la révolution russe

mercredi 28 janvier 2015, par Robert Paris

Dimanche de sang - 1905

"De tout votre corps, de tout votre cœur, écoutez la révolution" proclame Alexandre Blok (extrait de l’article "Les intellectuels et la révolution" de janvier 1918)

“Quatre fois je vieillirai – quatre fois je serai rajeuni

Avant d’arriver au tombeau.

Où que je meure,

Je mourrai chantant.

Que je tombe ici ou là, n’importe,

Je sais –

Je suis digne d’être couché

Près de ceux tombés sous le drapeau rouge…

Je le vois

Net, en ses derniers détails,

Air sur air

Comme pierre sur pierre,

Ni guetté par la pourriture et ni par la poussière,

Rayonnant de siècles étagés,

qui s’élève

l’atelier des résurrections humaines ».

MAÏAKOWSKI, « De ceci », 1923.

« Dès l’aube, à terre, cela fourmille.

Des roues, chevaux et mitrailleuses,

Au cap Pavlov, la foule se presse

Caisses de munitions au trot,

La troupe traîne dans le brouillard.

Fracas, fracas qui nous écrase

Elle regarde essaimer l’armée.

Le long du prospekt Nakhimov.

Un régiment vient de Pavlograd.

Sur le boulevard de l’Histoire -

Des fantassins.

De l’artillerie

On y décharge ces jours-ci

De campagne, treizième brigade.

Les restes d’anciennes avaries -

On fait l’essai d’un pavé gluant.

Divisions du Don, de Crimée ».

BORIS PASTERNAK, « Lieutenant Schmidt »

« Comment osez-vous vous prétendre poète et gazouiller gentiment comme un pinson ? Alors qu’aujourd’hui il faut s’armer d’un casse-tête pour fendre le crâne du monde ! »

Vladimir Maïakoski

Wladimir Baranoff - Rossiné

« Le voici, le Sauveur, potentat de la terre,

Souverain des pouvoirs titaniques,

Dans le bruit des courroies, dans l’éclat des machines,

Dans la gloire des soleils électriques.

On pensait qu’il viendrait en étole d’étoiles,

Tout auréolé de mystiques divines,

Il est venu vers nous voilé de fumée sale,

Des faubourgs, des fabriques, des mines.

Et le voici franchir les abîmes des mers

Invinciblement, impétueusement ;

Il jette l’étincelle révolutionnaire,

Le feu purificateur il répand.

Partout où retentit son cri dominateur

S’ouvrent de la terre les entrailles ;

Devant lui les montagnes s’écartent de peur,

Sud et Nord, les pôles se rejoignent. ».

« Le Messie d’acier « de VLADIMIR KIRILLOV

Manifestation du 17 octobre 1905 de Ilya Repine

Iouri Annenkov, Peinture et révolution :

(…) Nous nous assîmes. Trotsky engagea la conversation sur l’art. Mais pas sur les peintres russes. Il parlait de l’« école de Paris » et de la peinture française en général. Il mentionnait les noms de Matisse, Derain, Picasso, mais peu à peu, il s’absorbait dans l’histoire. Mon intérêt avait été particulièrement éveillé par les remarques assez mordantes de Trotsky sur le fait que la révolution française ne s’était aucunement reflétée dans l’art. — Est-ce que dans le « Marat assassiné » de David – disait Trotsky – il y a quoi que ce soit de la révolution ? Résolument rien. Uniquement l’anecdote : Marat nu dans sa baignoire. Est-ce que la célèbre « Liberté guidant le peuple » de Delacroix exprime l’essence de la révolution ? Bien sûr que non. Un gamin avec deux pistolets, une sorte de romantique en haut-de-forme marchant sur les cadavres avec à leur tête une beauté antique à la poitrine découverte portant un drapeau tricolore ? Anecdote romantique, en dépit des admirables qualités picturales. Mais dans le « Sacre de Napoléon » le même David a su brillamment exprimer toute l’ineptie pompeuse de ce rituel... Le portrait, le paysage, la nature morte, l’intérieur, l’amour, la vie quotidienne, la guerre, les événements historiques, la joie, la tristesse, la tragédie, même la folie (repensons ne serait-ce qu’à la « Folle » de Géricault) – tout cela a trouvé son expression en peinture. Mais la révolution et la peinture – cette union n’a pas encore été inventée. J’ai objecté à Trotsky que la révolution en art est avant tout la révolution des formes d’expression de ce dernier. — Vous avez raison, répondit Trotsky, mais c’est une révolution locale, la révolution de l’art lui-même, et outre cela une révolution très repliée sur elle-même, inaccessible au grand public. Je parle moi du reflet de la révolution d’ensemble, de la révolution humaine dans l’art dit « figuratif » qui existe depuis des millénaires. La « Cène » existe ; la « Crucifixion » existe ; même le « Jugement dernier » existe, et pas n’importe lequel : celui de Michel-Ange ! Et la révolution ? Je n’ai pas vu de révolution. Les tableaux réalisés aujourd’hui par les peintres soviétiques qui visent à « refléter » le surgissement naturel révolutionnaire, le pathos révolutionnaire, sont misérablement indignes non seulement de la révolution, mais de l’art lui-même...

Manifestation à Saint-Pétersbourg en 1905 de Władysław Skoczylas

ART RÉVOLUTIONNAIRE ET ART SOCIALISTE

Quand on parle d’art révolutionnaire, on pense à deux sortes de phénomènes artistiques : les œuvres dont les thèmes reflètent la révolution, et celles qui sans être reliées à la révolution par le thème, en sont profondément imbues, colorées par la nouvelle conscience qui surgit de la révolution. Ce sont des phénomènes qui, de toute évidence, relèvent ou pourraient relever de conceptions entièrement différentes. Alexis Tolstoï, dans son roman le Chemin des Tourments, décrit la période de la guerre et de la révolution. Il appartient à la vieille école de Yasnaya-Polyana avec moins d’envergure, un point de vue plus étroit. A propos des événements les plus grands, elle sert seulement à rappeler, cruellement, que Yasnaya-Polyana a été et n’est plus. En revanche, quand le jeune poète Tikhonov parle d’une petite épicerie – il semble être intimidé d’écrire sur la révolution –, il perçoit et décrit l’inertie, l’immobilité, avec une fraîcheur et une véhémence passionnée que seul un poète de la nouvelle époque peut exprimer.
Ainsi, l’art révolutionnaire et des œuvres sur la révolution, s’ils ne sont pas une seule et même chose, ont des points de contact. Les artistes créés par la révolution ne peuvent pas ne pas vouloir écrire sur la révolution. D’autre part, l’art qui aura vraiment quelque chose à dire sur la révolution, devra rejeter sans pitié le point de vue du vieux Tolstoï, son esprit de grand seigneur et son amitié pour le moujik.
Il n’existe pas encore d’art révolutionnaire. Il existe des éléments de cet art, des signes, des tentatives vers lui. Avant tout, il y a l’homme révolutionnaire, en train de former la nouvelle génération à son image et qui a de plus en plus besoin de cet art. Combien de temps faudra-t-il pour que cet art se manifeste de façon décisive ? Il est difficile même de le deviner, il s’agit d’un processus impondérable, et nous en sommes réduits à limiter nos supputations, même quand il s’agit de déterminer les échéances de processus sociaux matériels. Pourquoi la première grande vague de cet art ne viendrait-elle pas bientôt, l’art de la jeune génération née dans la révolution et que la révolution a portée avec elle ?

L’art de la révolution, qui reflète ouvertement toutes les contradictions d’une période de transition, ne doit pas être confondu avec l’art socialiste, dont la base manque encore. Il ne faut cependant pas oublier que l’art socialiste sortira de ce qui se fait durant cette période de transition.

En insistant sur une telle distinction, nous ne montrons aucun amour pour les schémas. Ce n’est pas pour rien qu’Engels caractérisa la révolution socialiste comme le saut du règne de la nécessité au règne de la liberté. La révolution n’est pas encore le " règne de la liberté ". Au contraire, elle développe au plus haut degré les traits de la " nécessité ". Le socialisme abolira les antagonismes de classe en même temps que les classes, mais la révolution porte la lutte de classe à son summum. Pendant la révolution, la littérature qui affermit les ouvriers dans leur lutte contre les exploiteurs est nécessaire et progressiste. La littérature révolutionnaire ne peut pas ne pas être imbue d’un esprit de haine sociale, qui, à l’époque de la dictature prolétarienne, est un facteur créateur aux mains de l’Histoire. Dans le socialisme, la solidarité constituera la base de la société. Toute la littérature, tout l’art, seront accordés sur d’autres tons. Toutes les émotions que nous, révolutionnaires d’aujourd’hui, hésitons à appeler par leurs noms, tant elles ont été vulgarisées et avilies, l’amitié désintéressée, l’amour du prochain, la sympathie, résonneront en accords puissants dans la poésie socialiste.

Un excès de ces sentiments désintéressés ne risque-t-il pas de faire dégénérer l’homme en un animal sentimental, passif, grégaire, comme les nietzschéens le craignent ? Pas du tout.

La puissante force de l’émulation qui, dans la société bourgeoise, revêt les caractères de la concurrence de marché, ne disparaîtra pas dans la société socialiste. Pour utiliser le langage de la psychanalyse, elle sera sublimée, c’est-à-dire plus élevée et plus féconde. Elle se placera sur le plan de la lutte pour des opinions, des projets, des goûts. Dans la mesure où les luttes politiques seront éliminées – dans une société où il n’y aura pas de classes il ne saurait y avoir de telles luttes – les passions libérées seront canalisées vers la technique et la construction, également vers l’art qui, naturellement, deviendra plus ouvert, plus mûr, plus trempé, forme la plus élevée de l’édification de la vie dans tous les domaines, et pas seulement dans celui du " beau", ou en tant qu’accessoire.

Toutes les sphères de la vie, comme la culture du sol, la planification des habitations, la construction des théâtres, les méthodes d’éducation, la solution des problèmes scientifiques, la création de nouveaux styles intéresseront chacun et tous. Les hommes se diviseront en " partis " sur la question d’un nouveau canal géant, ou la répartition d’oasis dans le Sahara (une telle question se posera aussi), sur la régularisation du climat, sur un nouveau théâtre, sur une hypothèse chimique, sur des écoles concurrentes en musique, sur le meilleur système de sports. De tels regroupements ne seront empoisonnés par aucun égoïsme de classe ou de caste. Tous seront également intéressés aux réalisations de la collectivité. La lutte aura un caractère purement idéologique. Elle n’aura rien à voir avec la course aux profits, la vulgarité, la traîtrise et la corruption, tout ce qui forme l’âme de la " concurrence " dans la société divisée en classes. La lutte n’en sera pas pour cela moins excitante, moins dramatique et moins passionnée. Et, comme dans la société socialiste, tous les problèmes de la vie quotidienne, autrefois résolus spontanément et automatiquement, aussi bien que les problèmes confiés à la tutelle de castes sacerdotales, deviendront le patrimoine général, on peut dire avec certitude que les passions et les intérêts collectifs, la concurrence individuelle, auront le champ le plus vaste et les occasions de s’exercer les plus illimitées. L’art ne souffrira pas d’un manque de ces décharges d’énergie nerveuse sociale, de ces impulsions psychiques collectives qui produisent de nouvelles tendances artistiques et des mutations de style. Les écoles esthétiques se grouperont autour de leurs " partis ", c’est-à-dire d’associations de tempéraments, de goûts, d’orientations spirituelles. Dans une lutte aussi désintéressée et aussi intense, sur une base culturelle s’élevant constamment, la personnalité grandira dans tous les sens et affinera sa propriété fondamentale inestimable, celle de ne jamais se satisfaire du résultat obtenu. En vérité, nous n’avons aucune raison de craindre que, dans la société socialiste, la personnalité s’endorme ou connaisse la prostration.

Léon Trotsky

La Révolution de Marc Chagall

La peinture dans la révolution russe

La révolution du cuirassé Potemkine en 1905 (tableau de 1920)

Formule du Proletariat de Petrograd (1920) de Pavel Filonov

Le camarade Lénine nettoie la terre de la saleté de Mikhail Tcheremnikh

Nouvelle planète de Konstantin Iouon

Cavalerie rouge de Kazimir Malevitch

Défilé du premier mai à Moscou pour l’anniversaire de la révolution russe de Diego Rivera

Lissitsky et Orlov

Le bolchevik (1920) de Boris Kustodiev.

Longue vie à la révolution universelle (en l’honneur du deuxième congrès de l’Internationale communiste)

Le marchand dans la Russie révolutionnaire de Marc Chagall

Dans le couloir du tribunal de Nikolay Alexeievitch Kasathin

Orphelins de Nikolay Alexeievitch Kasathin

Le constructivisme russe dans les décors de la pièce de Meyerhold, Le cocu magnifique

Bringing in the universal flowering (1919) de Pavel Filonov

L’éclair rouge (1919) de Ignaty Nivinski

L’armée et la flotte rouge de Vladimir Lebedev

La baignade du cheval rouge de Kouzma Petrov-Vodkine

L’analphabète d’Alexeï Radakov

L’armée rouge au théâtre de Boris Kustodiev

L’Art dans la Russie des Soviets

Jacques Mesnil

En parlant de l’Art dans la Russie d’aujourd’hui, il faut se garder de tomber dans un travers commun à beaucoup de partisans et d’adversaires du régime des Soviets et éviter un état d’esprit trop fréquent aujourd’hui, comme dans toutes les époques très agitées : la tendance à attendre des choses miraculeuses, la croyance au miracle, non tel qu’on le concevait encore au Moyen Age, sous une forme enfantine, sous un aspect direct et matériel, mais, conformément au caractère de notre époque savante — ou qui s’estime telle — sous une forme plus abstraite, plus morale, plus symbolique.

On croit aujourd’hui à la possibilité de transformations radicales soudaines dans la psychologie de tout un peuple, à la création instantanée, par le seul fait de la révolution, d’une floraison artistique, à la génération spontanée d’œuvres d’art sorties du terrain social violemment remué. Et cet état d’esprit, dis-je, est commun à partisans et adversaires du régime issu de la Révolution russe.

Je lisais, il y a quelque temps, dans le Flambeau, revue qui paraît en Belgique, un long article de Boris Sokolov, un anti-bolchevik bien connu, qui prenait argument de l’absence d’un grand renouveau de création artistique en Russie depuis la Révolution d’octobre, pour dénigrer le régime qui en est issu et prouver sa stérilité au point de vue de la culture générale.

Parler de la sorte, c’est montrer qu’on n’a aucune connaissance historique, qu’on n’a jamais réfléchi sur le passé : je ne connais point de grande floraison artistique, contemporaine d’un mouvement violent de transformation sociale. Et pour ne pas aller chercher loin de nous nos exemples, la Révolution française a-t-elle produit immédiatement en art quelque chose de vraiment nouveau, de vraiment puissant, correspondant au grand bouleversement qu’elle opérait ? Nullement. On était alors en admiration devant l’art classique, renouvelé des Grecs et des Romains, on en imitait non seulement la forme, mais même les sujets et les mythes, et l’on adaptait le tout tant bien que mal aux idées du jour ; on faisait des faïences républicaines, qui n’avaient ni plus ni moins de valeur artistique que la plupart des affiches de propagande d’aujourd’hui.

Le mouvement de renouveau de la littérature et des arts devait se produire à trente ans de distance et être l’œuvre de la génération nouvelle, née après la Révolution, qui en avait pour ainsi dire respiré l’air et absorbé les idées maîtresses dès l’enfance, qui avait grandi au milieu des souvenirs immédiats de ses luttes héroïques et dans l’atmosphère des grands événements qui lui succédèrent : c’est le romantisme qui, en France, répond à la Révolution. Et les forces déchaînées par celle-ci trouvent leur expression artistique en celui-là : c’est au moment où elles ont cessé de travailler activement les masses et de susciter de nouveaux cahots, c’est à un moment d’accalmie dans les événements qu’elles développent, dans le domaine de l’esprit, tout leur dynamisme.

Et si vous songez à d’autres grandes transformations sociales, comme la formation des communes au Moyen Age, vous verrez que là aussi l’épanouissement d’art qui y correspond a succédé, à une certaine distance, à l’événement politique et qu’ils s’est prolongé bien au delà de la période ascendante du développement économique.

En ce qui concerne particulièrement une société communiste, comme était la commune du Moyen Age, ou comme serait la société à laquelle vise la Révolution russe, il y a en plus une cause matérielle à l’impossibilité d’une éclosion immédiate d’un art nouveau : c’est que, dans toute société communiste, l’art prédominant est nécessairement l’architecture, comme expression immédiate et directement sensible de la vie commune, l’architecture autour de laquelle la sculpture et la peinture viennent se ranger, complétant l’impression d’ensemble. Et les grands travaux d’architecture ne peuvent se réaliser que dans des périodes de calme relatif, où les richesses de la communauté sont suffisantes et les bras disponibles assez nombreux pour élever les monuments.

Ma tâche sera donc limitée par les circonstances mêmes, et voulant parler de l’art actuel dans la Russie des Soviets, je devrai considérer surtout la double action possible actuellement : la conservation des monuments d’art existant, l’effort d’éducation et de préparation pour la création d’œuvres nouvelles ; conservation du passé — préparation de l’avenir, en ces deux mots se résument les tâches qui s’imposent aujourd’hui aux dirigeants de la Révolution russe.

Je traiterai successivement ces deux points.
I

En voyageant en Russie, on est frappé par le fait que la Révolution ait si peu détruit, même dans les endroits qui en ont été le centre ; les traces des balles des mitrailleuses sur les façades des monuments ou sur celles des maisons qui ont servi d’abri à l’une ou l’autre des factions adverses ; quelques maisons brûlées, en très petit nombre, beaucoup plus petit que celui des maisons qui se détériorent et s’écroulent par suite de la misère économique du pays, bloqué et dans l’impossibilité de faire les réparations nécessaires, indispensables même, quand il s’agit d’une ville bâtie sur un terrain marécageux comme Pétersbourg. Mais rien de comparable où que ce soit aux destructions produites par la guerre, rien qui ressemble, même de loin, à Reims ou à Arras.

La seule ville où il y ait des monuments d’art sérieusement endommagés, c’est Iaroslavl, et encore est-ce le fait non de la révolution mais des contre-révolutionnaires soudoyés par les gouvernements de l’Entente, dont les représentants officiels complotaient tranquillement, sous le couvert de l’immunité diplomatique, prêts à affamer le peuple russe dans l’espoir de renverser le gouvernement des Soviets, ainsi qu’il résulte des faits précis apportés par René Marchand.

Les tendances iconoclastes qui existaient à la Révolution française ne se rencontrent pas dans la Révolution russe : ici, rien de semblable à la destruction des statues de personnages de l’Ancien Testament, des galeries de Notre-Dame-de-Paris, statues que l’on prenait pour celles des rois de France. On a bien arraché de-ci dé-là des emblèmes du régime tsariste, mais Lounatcharski, le commissaire du peuple à l’Instruction publique, est parvenu à faire respecter ceux qui avaient un caractère historique ou artistique, et les doubles aigles de l’Empire russe dominent encore le Kremlin.

On a détruit quelques statues modernes de généraux russes particulièrement haïs comme représentants du régime tsariste d’oppression intérieure, mais aucune n’avait de valeur artistique réelle. Les effigies peintes ou sculptées des anciens dominateurs ont été sauvées, dès qu’elles avaient un mérite esthétique, et les pertes sous ce rapport sont insignifiantes.

C’est ce que reconnaissent les adversaires mêmes du régime. Lisez à ce propos le curieux livre de Polovtsoff : Les trésors d’art en Russie sous le régime bolcheviste, un ennemi acharné des bolcheviks, comme le prouve cette phrase de son livre où, décrivant l’étonnement qu’il ressentit en constatant le goût parfait dont faisait preuve Lounatcharsky, lors d’une visite à l’ancien palais impérial de Pavlovsk, il s’écrie ; « Je n’ai jamais compris qu’un homme de discernement aussi fin et d’une culture esthétique aussi développée, pût de son plein gré être devenu membre de la troupe d’orangs-outangs sauvages qui avaient usurpé le pouvoir et en abusaient pour détruire tout ce qui rend la vie acceptable ». Polovtsoff est resté environ un an en Russie après la révolution d’octobre 1917, et il s’est occupé surtout de la conservation des palais impériaux des environs de Pétersbourg et particulièrement de Pavlovsk. C’est un témoin partial, mais non malhonnête. Or, il résulte des laits qu’il a observés directement, et qu’il relate avec précision, qu’il a toujours trouvé l’aide qu’il sollicitait de la part des autorités, et que ses démarches auprès des bolcheviks, supérieurs comme subalternes, finissaient toujours par être couronnés de succès. « Ils se rendaient compte, écrit lui-même l’auteur, que mon travail était fondé sur une idée abstraite, devant laquelle ils s’inclinaient. » Eût-il trouvé sous d’autres régimes autant d’employés supérieurs ou subalternes disposés à s’incliner devant une idée abstraite ? J’en doute.

Donc, non seulement on ne détruit ni ne pille les anciens palais et résidences estivales tsaristes des environs de Pétrograd, mais on encourage et favorise le travail d’inventaire des mobiliers et collections, et l’on fait du ces palais des musées que l’on ouvre au public dès juin 1918. Avant de quitter notre auteur, empruntons-lui encore le récit des impressions que lui ont laissées ces premières visites et qui caractérise si bien le côté sérieux et recueilli du peuple russe (pages 273-274) : « En juin 1918, nous ouvrîmes au public les châteaux de Tsarskoé-Sélo, de Pavlovsk, de Gatchina et de Peterhof deux ou trois jours par semaine, et la foule accourut innombrable. A Tsarskoé, il venait le dimanche plus de mille personnes, et pour préserver les parquets, Loukowsky fit faire, avec des morceaux de vieille moquette, des pantoufles qui pouvaient être attachées sur n’importe quelles chaussures. Nous craignions que les soldats ne consentiraient jamais à s’affubler de ces pantoufles, mais nous nous trompions. Lorsqu’une fois un homme voulut regimber, tous ceux qui formaient le groupe auquel le guide allait ouvrir les portes déclarèrent qu’ils n’entreraient pus avant que cet individu se fût soumis a la règle. À Pavlovsk, j’avais dressé un certain nombre de cicerones, mais comme ils étaient parfois débordés, je venais les jours de fête les aider dans leur travail. Il fallait rappeler au public qu’il devait s’abstenir de toucher les objets et les meubles mais s’il y manquait, ce n’était que par inadvertance, et je n’ai jamais rencontré de mauvaise volonté consciente. Durant tout l’été, il n’y eut qu’un cas dans un de ces palais où il fallut expulser un visiteur, et quoique nous entendîmes souvent des exclamations dans le genre de : « Voilà comment ils vivaient ! » ou : « Je comprends qu’on puisse se la couler douce dans des appartements pareils ! », j’ai été surtout frappé par le nombre de questions intelligentes qui me furent adressées et par le désir d’apprendre que j’ai vu chez beaucoup de gens. Des congrès d’instituteurs, des cours d’histoire de l’art, des associations diverses organisaient des excursions dans les palais ; mais c’était toujours par arrangement préalable que nous nous préparions à recevoir ces flots de visiteurs, et j’ai été à plusieurs reprises vivement touché en recevant des lettres de personnes dont j’avais oublié les noms, qui me demandaient un renseignement en se référant aux explications que je leur avais données dans les salons de Pavlovsk. » Un autre trait qui distingue la Révolution russe de la Révolution française et qui a été un élément de conservation des œuvres d’art, c’est l’absence d’un fort courant antireligieux : les révolutionnaires se sont montrés très tolérants vis-à-vis du clergé. Les églises sont restées ouvertes, elles ont gardé tout le luxe ostentatoire qui caractérise le culte orthodoxe ; les prêtres étalent toujours leurs riches oripeaux, et non seulement les œuvres d’art, mais les objets du culte, précieux uniquement par leur matière, sont conservés dans un Etat qui a un si grand besoin de ces matières pour les échanger avec l’extérieur.

Un autre sujet d’étonnement pour moi a été de trouver presque intact le personnel technique des musées. A lire les journaux d’Occident, je m’étais imaginé que l’ensemble des intellectuels, « l’intelligenzia » comme on dit en Russie, s’était exilée, ou s’était refusée à collaborer avec le nouveau régime.

Or, en ce qui concerne spécialement les conservateurs de musée et les historiens d’art, il n’en est absolument rien : le principal historien de l’art russe, le peintre Igor Grabar, est là et dirige le Musée Tretjakov, consacré à la peinture russe à Moscou ; le personnel du Musée de l’Ermitage à Pétersbourg est presque au complet : le « maître de cérémonies », comte Tolstoï, qui le dirigeait au temps du tsarisme, a été avantageusement remplacé par le conservateur de la section de céramique et d’orfèvrerie, le jeune et actif Troïnilsky, qui ne cesse de se dépenser pour la conservation, l’accroissement, la réorganisation de ce Musée, l’un des plus admirables du monde ; l’Ermitage a fait, de plus, une acquisition heureuse dans la personne du peintre Alexandre Benois, un peintre très connu en Russie, le fondateur de. la société Mir Isskousstva (le « monde des Arts »), qui a fait cet été une exposition à Paris et a encore exposé depuis au Salon d’Automne. Alexandre Benois, qui avait toujours été tenu à l’écart sous le régime tsariste, est devenu conservateur en chef de la section de peinture. — Le comte Zouboff, qui avait fondé en 19111 un Institut de l’Histoire de l’Art, est resté à la tête de son Institut socialiste. J’ai vu tous ces érudits et ai eu l’occasion de causer longuement avec eux : j’ai passé avec Zouboff une journée à Pavlovsk dans ce palais et cet admirable parc dont Polovtsoff parle longuement ; j’ai visité à plusieurs reprises la galerie de l’Ermitage en compagnie de ses conservateurs. Je puis donc parler en toute connaissance de cause de l’état des musées, des vicissitudes par lesquelles ils ont passé en ces dernières années, de leur organisation actuelle et de la situation des conservateurs.

Pétersbourg étant exposé à une attaque par mer, on avait évacué dès le début de la guerre une partie de ses collections, notamment les objets précieux et une grande partie des antiquités de la Russie méridionale. Sous le régime de Kerensky, on résolut de transporter tout le reste à Moscou. En septembre et octobre 1917, deux trains, emportant plus de 800 caisses, partaient. Un troisième envoi devait achever l’opération, mais n’eut pas lieu à cause de la révolution bolchevique qui se produisit entre temps.

Il ne reste à l’Ermitage que les sculptures antiques et presque toutes les sculptures modernes, les estampes et les verreries.

A Moscou, où les caisses étaient entassées au Kremlin et dans le Musée historique, sur la place Rouge qui lui est contiguë, les chefs-d’œuvre furent exposés à de grands dangers pendant la révolution de novembre, au milieu des combats et des bombardements qui sévirent précisément en ces endroits, mais heureusement rien ne fut endommagé.

Plus tard, les collections de l’Ermitage, enfermées à Moscou, coururent un autre risque : celui d’être partagées entre différentes villes de Russie : dans certains cercles, qui avaient une forte influence sur la Commission des Musées et Monuments, près le Commissariat de l’Instruction Publique, dominait l’idée de la décentralisation dans le but de créer un grand nombre de centres de culture.

On disait, non sans raison, que la prédominance accordée à Pétersbourg comme centre intellectuel, était tout artificielle. Création de la volonté d’un autocrate épris de civilisation occidentale, cette ville avait usurpé la place de Moscou, la capitale traditionnelle, et les tsars qui avait succédé à Pierre le Grand s’étaient efforcés d’y accumuler tous les trésors d’art que les richesses produites par l’exploitation du peuple leur permettaient d’acquérir. Mais en 1905 Pétersbourg s’étant révélée ville révolutionnaire, la Cour l’avait abandonnée, ne se trouvant plus en sécurité dans cette cité qui se modernisait et où l’élément industriel commençait à prendre une grande importance, et elle était allée habiter, l’été, les palais des environs, l’hiver, les bords de la mer Noire.

Aussi y avait-il dès lors un fort courant en faveur du retour du gouvernement central à Moscou, et sous ce rapport les bolcheviks n’ont fait que réaliser des aspirations qui n’avaient rien de révolutionnaire.

Mais Moscou capitale devait viser à avoir des institutions de culture et spécialement des musées plus complets que ceux qu’elle possède, surtout en ce qui concerne l’art européen jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, car la galerie de peinture Roumantzieff est à cet égard très insuffisante.

De plus, les bolcheviks tendent, comme je l’ai indiqué, à multiplier les centres de culture et à faire des musées, avant tout, des établissements d’instruction et d’éducation populaires. Chez les conservateurs de musée, au contraire, le concept de conservation des œuvres d’art et d’études spécialisées, faites par des connaisseurs et des techniciens, prédomine : de là, chez eux, une tendance à l’accumulation des œuvres en un même endroit, à leur immobilisation dans le lieu où elles se trouvent traditionnellement. A cela s’ajoute chez un grand nombre d’entre eux, en Russie, comme on le voit clairement par le livre de Polovtsoff, un certain attachement aux souvenirs historiques que rappellent ces collections, au régime sous lequel elles se sont formées, aux princes qui les ont réunies.

De là deux points de vue nettement opposés et une lutte entre les conservateurs, élevés sous l’ancien régime, et le nouveau pouvoir central.

Dans l’occurrence, la victoire resta aux conservateurs de l’Ermitage, plutôt pour des raisons matérielles que pour des raisons spirituelles : on n’avait pas de local suffisant à Moscou, non plus que dans les grandes villes de province ; il aurait fallu en construire et dans la pénurie actuelle de matériaux et de vivres, au milieu des préoccupations politiques de la défense du régime, attaqué de toutes parts, ce n’était pas possible. Il fut donc décidé que les collections de l’Ermitage réintégreraient leur domicile traditionnel, dès que Pétersbourg ne serait plus menacé par les bandes armées par la contre-révolution.

L’opération du transfert fut exécutée rapidement, grâce à l’intervention du Commissariat de la Guerre - en deux jours, du 15 au 17 novembre 1920, toutes les caisses étaient chargées sur des trains spéciaux, qui le lendemain arrivaient à Pétersbourg ; le 19 au matin, l’Ermitage était rentré en possession de ses trésors et dès le 28, la salle des Rembrandt était rouverte au public ; pour le nouvel an, la galerie des tableaux était tout entière rétablie en son ancien état et depuis, elle a été régulièrement ouverte au public le jeudi et le dimanche.

On voit par là ce que valent les légendes sur le vandalisme bolchevique et sur l’usage qui aurait été fait des toiles de Rembrandt.

Quant à la situation du personnel scientifique des musées vis-à-vis du pouvoir central, elle s’est certainement améliorée par le changement de régime : sous le tsarisme la dépendance était plus étroite et l’on était soumis davantage à l’arbitraire au pouvoir central. Il y a maintenant à l’Ermitage un conseil de direction comprenant tous les conservateurs, des membres de l’académie, des professeurs, conseil qui désigne par voie d’élection les nouveaux conservateurs ou adjoints, fait les permutations, bref, régit lui-même les affaires intérieures. Les conservateurs jouissent d’une grande indépendance, chacun dans sa section, et ils ne dépendent qu’administrativement du directeur.

Dès le début, les conservateurs marquèrent très ostensiblement leur intention de ne pas se mêler de politique, mais de rester indépendants quant aux affaires techniques de leur ressort. La spéculation que firent certains artistes après la Révolution, comme nous le verrons par la suite, sur la confusion entre les noms analogues désignant des tendances politiques et des tendances esthétiques, pour se faire accorder officiellement une influence prépondérante, amena, au début, des conflits avec les conservateurs de l’Ermitage, qui tinrent bon et ne laissèrent point cubistes, futuristes ou suprématistes s’installer en maîtres dans un musée destiné surtout aux œuvres de l’art ancien (bien qu’il soit devenu accessible maintenant aux œuvres du XIXe siècle qui en étaient exclues naguère).

La socialisation des grandes propriétés privées, la mainmise de l’Etat sur les collections particulières les plus importantes et sur tous les palais, résidences et parcs impériaux, a augmenté considérablement le nombre et l’ampleur des musées publics : l’Ermitage s’est agrandi de deux kilomètres de salles empruntées au Palais d’Hiver, ce qui lui permettra d’exposer beaucoup mieux ses collections, qui se sont enrichies de pièces nouvelles, prises notamment dans les palais impériaux, où beaucoup d’œuvres étaient comme ensevelies, et dans les collections particulières. Mais, en général, on a maintenu les grandes collections privées, formant un ensemble caractéristique, dans leur état antérieur. C’est ainsi que les palais Youssoupoff et Stroganoff, à Pétersbourg, ont gardé dans le cadre de leur architecture du XVIIIe siècle presque tous les tableaux qui leur appartenaient et qui faisaient partie intégrante de leur décoration.

De même, les collections toutes modernes formées par les grands industriels de Moscou, Morosof et Chtchoukine, sont restées intactes et l’on peut toujours voir les Maurice Denis et les Matisse à la place qui leur était destinée dès l’abord.

Moscou possède ainsi deux véritables grands musées de peinture moderne française, de Manet à Picasso et aux cubistes, qui n’ont pas leur équivalent, à Paris, et c’est à Moscou qu’il faut aller maintenant pour apprécier pleinement l’œuvre de Gauguin.

Les propriétaires de collections qui sont restés en Russie n’ont pas été chassés de chez eux : ils sont demeurés comme conservateurs de leur collection, à condition de l’ouvrir régulièrement au public et on ne leur a réduit que le nombre des chambres d’habitation. C’est ce qu’a raconté Morosof lui-même dans une interview publiée jadis par Félix Féneon dans le Bulletin de la Vie artistique, édité par la galerie Bernheim, à Paris.

Les musées tendent à devenir des centres d’éducation artistique, reliés à l’organisation de la culture prolétarienne, dont il sera question plus loin : on y fait des cours et des conférences ; les conservateurs et adjoints y guident des ouvriers, des écoliers.

Tout cela est encore nécessairement rudimentaire : professeurs et guides sont, pour la plupart, des gens de l’ancien régime, qui songent plus à entretenir de vieux souvenirs qu’à développer largement, en vue des taches présentes et futures, l’âme de leurs auditeurs. La camarade Natalia Trotsky, qui s’occupe spécialement de ce département et avec laquelle j’ai eu une longue conversation à ce sujet, se rend parfaitement compte de la nécessité d’éduquer un personnel nouveau qui, tout en ayant toutes les connaissances techniques indispensables, ait une autre mentalité et ne parle pas au peuple, avec nostalgie, de l’éclat emprunté du régime déchu, mais fasse ressortir toute la valeur humaine des œuvres d’art et intéresse le public à l’artiste créateur et aux sources mêmes de son inspiration puisée dans la vie ambiante et dans l’âme même du peuple.

La camarade Trotsky, qui est pénétrée de cet esprit nouveau, se heurte souvent à la résistance et à l’incompréhension des « spécialistes » en cette matière. Ici, comme en toutes choses, l’œuvre de création révolutionnaire ne peut être accomplie en un jour, ni être le résultat d’une brusque secousse.

La bonne volonté du publie ne fera point défaut : dans son désir de s’instruire et de se développer, il répond avec enthousiasme à toute tentative faite en ce sens Bien que la population ait diminué de plus de moitié à Pétersbourg et que l’Ermitage ne soit encore ouvert que deux jours par semaine (au lieu de six jours avant la guerre), le nombre des visiteurs est de 10 000 par mois, alors qui’il était de 18 000 environ avant la guerre, — c’est-à-dire qu’il a relativement augmenté dans des proportions considérables.

Malgré les difficultés économiques, la misère, la diminution de vitalité qu’une nutrition plus qu’insuffisante détermine nécessairement, le peuple russe est avide d’apprendre, de connaître, d’acquérir, dans le domaine spirituel, des biens dont il a été trop longtemps privé.
II

Nous arrivons ainsi tout naturellement à la seconde partie de notre sujet, car cette acquisition de connaissances nouvelles, ce remuement d’idées, cet apport d’impressions, ce foisonnement de germes fécondants dans ces esprits vierges, doivent nécessairement éveiller aussi les facultés créatrices.

Dans quel sens a-t-on cherché à favoriser cet éveil et quelles sont les manifestations artistiques premières de ce grand bouleversement social, qui a agi plus ou moins profondément sur tous les esprits ?

La phase que nous observons est encore celle du chaos primitif où l’on distingue mal les ténèbres de la lumière. Nous trouverons nécessairement beaucoup de confusion, beaucoup de tâtonnements.

Et, tout d’abord, nous constaterons que les premiers rudiments de l’art par le moyen duquel la société communiste devrait s’exprimer de la manière la plus immédiate, la plus visible — je veux dire l’architecture — font encore complètement défaut.

Il est vrai que la Russie est, sous ce rapport, l’un des pays les plus mal préparés. Sous le tsarisme, l’architecture avait gardé un caractère tout à fait traditionnel et d’ailleurs nullement national. Depuis Pierre le Grand, les styles d’importation européenne n’avaient cessé de régner et de prédominer : style italien, style français. Dans l’architecture des palais des riches, dans celle des monuments d’apparat, c’était cette double tradition qui prédominait : d’une part, un style imité du style Empire français, d’autre part un style s’inspirant encore de Palladio. A cela s’était ajouté, spécialement dans la construction des églises, une imitation des anciens styles russes, depuis le byzantin jusqu’au style national du seizième siècle.

Aucun des grands problèmes de l’architecture moderne n’avait été abordé : banques, grands magasins, coopératives, maisons du peuple, gares de chemin de fer, vastes établissements d’instruction, rien de tout cela n’avait été spécialement étudié ; et même l’influence allemande, malgré le voisinage et malgré la propagande active à laquelle se livrait la librairie, ne s’était exercée que très faiblement en Russie. Nonobstant le développement extraordinaire de l’art théâtral russe et l’intérêt spécial accordé à tout ce qui se rapporte au théâtre, les problèmes architecturaux qu’il suscite semblent avoir été presque complètement négligés en faveur des problèmes de la mise en scène et de la décoration. Ici encore, on ne trouve pas trace de l’effort continu et si fécond fait en ce sens en Allemagne.

Semblablement, les nouveaux procédés de construction, comme le ciment armé, ont été peu employés dans les travaux d’architecture proprement dits et pas étudiés du tout quant à leurs possibilités artistiques.

Depuis la Révolution, non seulement on n’a rien construit (ce qui se conçoit), mais on n’a même pas projeté grand’chose : un projet trop ambitieux d’agrandissement de Moscou a été vite abandonné.

L’été dernier, on pouvait voir à l’exposition technique qui accompagnait le Congrès des syndicats, la maquette d’un monument de la 3e Internationale, qui est, à mon sens, un ouvrage incohérent et dénué de toute conception artistique. Ce monument, qui, en grandeur d’exécution, serait aussi haut que la tour Eiffel, est formé d’une vaste spirale en métal, qui a le même air de gigantesque échafaudage que ladite tour, et au milieu de laquelle sont suspendus des solides géométriques en verre, avec des côtés de fer ou de laiton : en bas, un cylindre d’environ 80 mètres de diamètre, destiné à contenir la salle des Congrès de la 3e Internationale, des salles pour dactylos, une bibliothèque, un restaurant ; au-dessus, une pyramide pour les séances de l’Executive, puis un cylindre plus petit pour la station radiotélégraphique ; enfin, une demi-sphère comme station de lumière et de force électriques ; chacun de ces solides tournerait : le grand cylindre ferait une révolution complète en un an, la pyramide en un mois, le petit cylindre en un jour, la demi-sphère en une minute. Ce mouvement symboliserait le mouvement continu de l’Internationale, le verre symboliserait la clarté qui règne dans cette institution, et ainsi de suite.

Cette fantaisie est due à un artiste qui n’était point originairement architecte, mais peintre, Tatline, jeune professeur à l’Académie de Pétersbourg, qui a joué un rôle important dans le monde artistique depuis la Révolution. Procédant visiblement du futurisme, Tatline trouve la machine beaucoup plus intéressante que l’homme, et voudrait donner à l’art une base mécanique et non organique ; il confond la technique de la machine et l’art, il efface toute limite entre les arts : il a remplacé la plastique par une sculpto-peinture, il a inventé le contre-relief, à l’aide duquel il représente des « quintessences de machines », en se servant, de toutes les matières et objets imaginables : bois, vitre, fer-blanc, vis, armatures électriques, lentilles de microscopes, etc.

En réalité, on ne voit guère quel rapport tout cela peut avoir avec le communisme ou avec un art prolétarien. Cette admiration fanatique de la machine est un trait bien « futuriste » et dérive en droite ligne de la civilisation archi-industrielle, produite par le capitalisme dans la dernière phase de son évolution, et du matérialisme, dans le sens non philosophique du mot, qui en est la conséquence. Les futuristes italiens sont bien plus logiques que Tatline, en y associant l’impérialisme nationaliste et l’amour de la guerre pour la guerre. Les chansons pyrotechniques de Marinetti s’harmoniseraient parfaitement avec les quintessences de machines de Tatline.

Au début de la Révolution se produisit une assimilation, qui était inévitable, entre les tendances dites avancées ou révolutionnaires en art et celles auxquelles on applique les mêmes qualificatifs en politique ; cette assimilation était inévitable parce qu’elle existait avant la Révolution, parce qu’elle est admise couramment partout. Dans les journaux socialistes, toute directive précise en fait d’art manque le plus souvent, et l’on y soutient alors les tendances extrémistes, l’art d’avant-garde par simple analogie de mots, sans s’apercevoir que ce que l’on préconise ainsi est en réalité, dans le plus grand nombre de cas, un produit, une expression du régime que l’on combat ; et, d’autre part, les artistes non encore reconnus se considèrent comme des révolutionnaires et cherchent un appui chez les gens qui ne risquent point d’être entachés d’académisme.

Lounatcharsky, qui, nous l’avons vu, est un homme de goût et un intellectuel raffiné, de l’aveu même d’un adversaire absolu de ses idées politiques, favorise les tendances novatrices en art et craint visiblement de refuser crédit aux jeunes talents. Et ce n’est point qu’il se fasse illusion sur la valeur réelle de ces mouvements artistiques : il a écrit lui-même, à propos du futurisme, que c’est « la continuation de l’art bourgeois avec certaines attitudes révolutionnaires ». Mais Lounatcharsky ne veut point courir le risque de perdre le bon grain avec l’ivraie.

Il laissa libre jeu à tous les futuristes, cubistes, expressionnistes, suprématistes, imaginistes, etc., qui confondaient le triomphe de la Révolution avec le leur. Ces artistes prirent donc la première place dans l’organisation artistique du nouveau régime, d’autant plus facilement qu’ils adhérèrent à ce régime, soit par conviction, soit parce qu’ils y voyaient une occasion de se produire dans des conditions plus avantageuses que sous aucun autre. Ils exercèrent une influence prépondérante dans le collège des Beaux-Arts du Commissariat de l’Instruction publique. Les anciennes académies impériales furent supprimées ; dans les nouvelles institutions, les professeurs sont désignés par les élèves par voie d’élection ; comme les tendances artistiques dites « avancées » prédominent parmi les jeunes, la plupart des professeurs élus appartiennent a la génération post-impressionniste.

Umansky, dans son livre sur le « Nouvel Art en Russie » (Neue Kunst in Russland), définit ainsi l’évolution artistique russe de ces dernières années : « De la représentation de la nature à la pure création artistique ; du statique au dynamique ; de la dissolution impressionniste de l’objet à son analyse de plus en plus stricte ; par l’exclusion de tout ce qui est passager et accidentel à la formation architectonique de l’image ; du monde empirique du phénomène au monde transcendantal ; du monothématique au polythématique : du rythme de la nature au rythme mécanique moderne : de l’imitation de la nature à la création artistique personnelle, indépendante du modèle ».

En beaucoup de points, ce programme est aux antipodes de l’art populaire. Les artistes dits d’avant-garde eurent tout le loisir de le développer dans les nombreuses expositions d’Etat qu’ils organisèrent et dans les fêtes publiques, dont ils furent les décorateurs attitrés.

En 1918, la fête du 1er anniversaire de la Révolution (25 octobre ancien style-7 novembre) fut organisée presque exclusivement par des corporations d’artistes « expressionnistes » : les peintres firent des décors gigantesques qui masquaient toute la façade des maisons, changeant complètement le caractère des édifices et même des jardins, substituant le bariolage violent des jouets et des décors russes ou des anciennes églises du style national, aux façades de teinte uniforme et de caractère européen des maisons modernes.

La décoration des trains de propagande leur fournit aussi prétexte à déployer leur fantaisie. On organisa un musée spécial pour leurs œuvres : enfin, ils firent de nombreuses expositions : en 1919, à Moscou, il n’y en eut pas moins de 13, comprenant 28 000 œuvres, et l’on distribua plus de 300 000 cartes d’entrée.

En mai 1918, on avait institué un vaste concours gouvernemental pour une soixantaine de projets de nouveaux monuments aux grands révolutionnaires du monde (tant dans le domaine scientifique ou artistique que dans le domaine social). Il ne reste pas grand’chose des maquettes qui furent exposées sur les places de Moscou : rien ne fut exécuté définitivement par manque de moyens matériels et aussi parce que les projets étaient en général de qualité médiocre.

Il n’a pas subsisté grand’chose non plus des décorations de fête, même dans l’esprit du peuple, et ces tentatives semblent avoir laissé plutôt une impression d’ébahissement que d’admiration.

Les affiches de propagande, dont le but est didactique avant tout, mais qui pouvaient acquérir une valeur non momentanée par un traitement artistique, n’ont en général pas grand mérite et ne valent guère mieux que les affiches de guerre des différents pays entraînés dans le conflit mondial.

Les efforts des artistes novateurs semblent avoir été un peu plus fructueux dans le domaine de l’art décoratif : là, l’élément représentation, figuration de l’objet extérieur, n’existe plus ou plutôt il n’y a plus lieu de le concilier avec le traitement artistique, il n’y a plus d’opposition entre l’objet extérieur et l’art ; l’objet lui-même est matière d’art et l’esprit créateur n’a plus à concilier des éléments de nature contraire, mais à harmoniser son inspiration au motif initial de l’œuvre.

Les ateliers d’art décoratif, notamment le « premier atelier de Moscou », sous la direction de Maliévitch, le peintre « suprématiste », exposèrent, en juillet-août 1919, des œuvres de textile et de céramique, les premières, paraît-il, spécialement remarquables. Les jeunes artistes expressionnistes tentèrent de faire passer dans le peuple les motifs décoratifs qu’ils inventaient, et des paysannes exécutèrent des broderies faites d’après leurs modèles.

Mais il ne semble pas que ces tentatives aient eu un effet durable : l’activité des ateliers d’art décoratif s’est ralentie : les produits récents de la céramique que j’ai vus l’an dernier, notamment les tasses faites pour le 3e Congrès de l’Internationale, n’avaient pas une grande valeur artistique et attiraient plus par leurs couleurs vives que par le rythme de leurs lignes et l’harmonie générale de leurs formes et de leurs motifs ornementaux.

Aujourd’hui, il y a une réaction visible en Russie contre l’influence prépondérante des futuristes, suprématistes, etc. Le nouveau règlement de l’Académie des Beaux-Arts de Pétersbourg, fait cet été, en est une preuve : on a établi un examen d’entrée que devront passer tous ceux qui sont entrés à l’Académie depuis 1918. On considère qu’ils n’offrent pas de garanties de sérieux suffisantes. J’ai entendu affirmer que Tatline, qui a joué un grand rôle depuis la Révolution, y avait eu, même matériellement, une influence désorganisatrice.

L’action exercée par la Révolution a été jusqu’ici bien plus importante dans le domaine du théâtre que dans celui des arts plastiques. Les Russes ont des dons tout particuliers pour le théâtre, et dans tous les sens, qu’il s’agisse du chant, de la mimique, de la danse, de la décoration scénique ou de la création dramatique.

Nous en avons eu quelques échos, quelques reflets en Occident : les ballets russes ont eu à Paris et ailleurs le succès que l’on sait ; le Théâtre de la Chauve-Souris de Moscou, qui s’est dédoublé et est venu l’hiver dernier donner des représentations à Paris, a révélé un théâtre de variétés bien supérieur en qualité aux nôtres.

Mais tout cela, je le répète, n’est qu’un simple reflet de l’art théâtral tel qu’il existe en Russie, tel qu’on ne peut encore l’apprécier que là-bas, malgré les obstacles que les difficultés matérielles opposent actuellement à ses réalisations. Il est difficile de se faire ici une idée de ce qu’est le théâtre en Russie, non seulement dans ses manifestations les plus raffinées, mais dans son ensemble. J’ai été en Russie en dehors de la saison théâtrale, j’ai vu surtout des représentations populaires, faites avec des moyens insuffisants, des scènes trop petites, des figurants trop peu nombreux, un orchestre réduit, quand il ne faisait pas complètement défaut et n’était pas remplacé par un simple piano, — et cependant toutes ces représentations m’ont laissé des souvenirs inoubliables, parce que les acteurs ne jouent pas leur rôle : ils le vivent, ils y entrent tout entiers, ils se transforment en le personnage qu’ils représentent ; jamais on ne sent en eux le cabotin, l’homme qui veut se faire briller personnellement aux dépens de l’œuvre. Cette conscience, cet esprit religieux, qui est l’une des caractéristiques du peuple russe, se retrouve ici. Et l’on apprécie davantage encore ce trait de caractère, quand on sait dans quelles conditions jouent actuellement les acteurs en Russie.

Epuisés par les privations matérielles, tombant parfois d’inanition entre deux actes, obligés de faire des kilomètres à pied pour aller de chez eux au théâtre, vu l’insuffisance des services de tramways ou l’impossibilité d’en user là où ils sont réservés aux ouvriers, ils doivent donner des leçons ou faire des représentations supplémentaires à leur bénéfice, pour tâcher d’augmenter la ration insuffisante que leur fournit l’Etat. Il leur faut un amour extraordinaire de leur art pour s’y adonner comme ils le font, corps et âme, et pour nous communiquer des impressions aussi puissantes.

Le théâtre est vraiment populaire en Russie, non seulement parce qu’il attire le peuple, mais aussi parce qu’il puise au sein du peuple ses meilleurs éléments. Certains de ses plus grands acteurs, Chaliapine, par exemple, sortent directement du peuple. Et il faut avoir entendu Chaliapine chantant une chanson d’artisan et entraînant toute une salle pleine d’ouvriers à chanter avec lui le refrain, pour se rendre compte de la communication intime qui existe entre le peuple et lui et des dons artistiques exceptionnels de ce peuple, — car nulle part on ne trouverait un chœur improvisé d’un tel ensemble et d’une pareille profondeur de sentiment.

A tout moment, des vocations théâtrales peuvent se révéler au sein des masses : aussi la République des Soviets a-t-elle fait tout son possible pour en favoriser l’éclosion et la reconnaissance. C’est l’une des tâches principales de l’institution destinée à développer la culture prolétarienne (institution appelée, par abréviation, Proletkult), que de rechercher les vocations artistiques et de leur fournir les moyens de se manifester.

Dès qu’on a reconnu les aptitudes artistiques, musicales, théâtrales ou autres, d’un ouvrier, on lui permet de ne plus travailler que le matin à l’usine ; le soir, il va s’exercer au Proletkult, et si l’on reconnaît là qu’il a un grand talent et qu’il peut s’adonner complètement aux arts, il cesse de travailler a l’usine pour compléter son éducation au Proletkult.

Depuis la Révolution, on a fondé un nombre énorme de nouveaux théâtres, non seulement dans les grandes villes, chefs-lieux de gouvernement, mais dans des petites villes et même dans les villages. Il y a maintenant 2 197 théâtres dans la République des Soviets ; 268 Maisons du Peuple ont un théâtre ; il existe en plus, dans les villages et les campagnes, 3 452 petits soviets artistiques, qui donnent à l’occasion des représentations. En 1916, il y avait environ 70 théâtres ayant une valeur, artistique dans toute la Russie et 130 à 140 théâtres médiocres ; ceux-ci ont été supprimés. Aujourd’hui, il y a une véritable rage de théâtre : chacun veut apprendre à danser, à jouer, à mimer.

Beaucoup de régisseurs et d’organisateurs de théâtres de l’ancien régime sont restés, soit en se résignant à la situation nouvelle, moins brillante et luxueuse que l’ancienne, soit en l’acceptant avec enthousiasme pour les perspectives inattendues qu’elle offre. Ce dernier cas est celui de Meyerhold, qui, à la veille de la Révolution, considérait encore le théâtre comme fait pour une minorité d’élite et montait des spectacles brillants et raffinés à Pétersbourg en présence de la Cour, tandis qu’il préconise maintenant un théâtre des masses fait pour et par le peuple.

Meyerhold est aujourd’hui l’une des personnalités les plus influentes dans les milieux officiels pour tout ce qui concerne l’organisation du théâtre.

Meyerhold a créé le « Premier théâtre de la République fédérative des Soviets de Russie ». qui est considéré comme l’entreprise révolutionnaire par excellence en ce domaine. Il monta avec le plus grand soin les Aubes, de Verhaeren, qui n’eurent pas de succès parmi le peuple : puis une pièce de Maïakovsky, intitulée : Mysteria-Bouffe2, qui tient l’affiche et qui représente le mieux les tendances actuelles de Meyerhold ; le titre même les résume : d’un côté, c’est le retour aux « Mystères », au théâtre des masses du Moyen Age ; d’autre part, pour l’animer, c’est le recours à l’improvisation bouffonne de l’ancien théâtre italien, de la Commedia dell’ Arte. La pièce est, quant au sujet, une pièce de propagande destinée à représenter le régime des Soviets, au détriment de tous les régimes antérieurs, comme le meilleur qui existe. Mais Meyerhold pourrait changer de sujet sans inconvénient. Ce qui l’intéresse, c’est la mise en scène, ce sont les grands mouvements de masse.

En Russie, on tend à réaliser un rêve que les Russes ne sont pas seuls à faire aujourd’hui : transporter l’art dramatique hors des limites étroites de l’atmosphère d’une salle, sur la place publique : y faire participer les masses, confondre le spectateur et l’acteur.

Voici comment Kel, qui est à la tête du centre politique d’éducation par le théâtre, exposait ce projet cet été à André Julien3 : « Il faut créer un théâtre où les masses prennent part à la création dramatique. Le centre d’éducation physique et militaire, obligatoire pour tous, devra concourir à la préparation des masses dans ce but : il est nécessaire de rapprocher les deux courants de culture physique et de culture artistique, afin de réaliser la devise des anciens : « Mens sana in corpore sano ». L’auteur fera le canevas de la pièce : le régisseur réglera l’ensemble de la mise en scène. Au moment où la foule devra prendre part à l’action, les spectateurs seront entraînés à chanter avec les acteurs, à vivre la pièce ; ils seront pris, comme l’artiste, du désir de créer ».

Cela est-il réalisable et aboutirait-on ainsi à autre chose qu’au désordre et à la cacophonie si tout n’était réglé exactement d’avance ? Je laisse à d’autres le soin de répondre à cette question, — d’autant plus que je n’ai eu l’occasion d’assister à aucune de ces représentations en plein air, où agissent des masses qui ont été décrites par plusieurs des écrivains ayant voyagé récemment en Russie, et notamment par Arthur Holitscher dans son remarquable livre : Drei Monate in Sowjet-Russland.

Holitscher a assisté à une Représentation commémorative de la Révolution d’octobre-novembre 1917, qui figurait dramatiquement la prise du Palais d’Hiver à Pétersbourg, à l’endroit même où elle s’était passée. Et rien n’y manquait : ni les révolutionnaires, affluant armés par milliers de toutes les rues adjacentes, ni les coups de fusil, ni le crépitement des mitrailleuses, ni même à la fin le croiseur tirant de la Neva sur le palais.

Et le spectacle était si impressionnant, l’entrain de cette foule était tel, la vie qui s’en dégageait était si immédiate, si poignante, que les spectateurs passifs qui y assistaient de quelques fenêtres des maisons voisines se sentaient subjugués par cette force formidable et se demandaient, pris d’une inquiétude physique, si ce n’était pas à la Révolution même qu’ils assistaient.

Cette substitution finale de l’émotion brutale et matérielle que donne la réalité à l’émotion sublimée de l’œuvre dramatique, qui doit toucher surtout l’âme, est-elle chose désirable ? Je ne le crois pas du point de vue artistique ; mais elle témoigne en tout cas de l’extraordinaire talent de ces acteurs improvisés, de toute cette foule qui entre si bien dans le jeu, qu’elle semble oublier qu’elle joue et ressuscite pour ainsi dire l’action qu’elle doit représenter.

Vous voyez où tend Meyerhold. Stanislavsky, qui dirigeait et dirige encore le Théâtre des Arts à Moscou, ne s’est point converti à ces idées. Il garde le respect de l’œuvre d’art accomplie, achevée, où rien n’est laissé au hasard de l’improvisation, et le souci d’une exécution parfaite, adéquate à l’œuvre, aussi soignée dans les détails de la mise en scène que dans le jeu des acteurs, harmonieuse en tous points. Dans ce théâtre, où tout est recueillement, où l’on vit par l’art et pour l’art, il n’est même pas d’usage d’applaudir. C’est le principe absolu de la non-participation matérielle du spectateur à l’action dramatique : nous sommes ici à l’opposé des tendances de Meyerhold.

Je ne tomberai pas dans le travers de qualifier la tendance de Meyerhold de plus avancée, celle de Stanislavsky de plus conservatrice ; ce sont des dénominations qui n’ont pas grand sens en art. Mais je noterai que la tendance de Meyerhold, bien que plus populaire en apparence, ne semble pas captiver spécialement le peuple dans son ensemble. Le peuple continue à tenir beaucoup aux chefs-d’œuvre anciens : quand le célèbre acteur Yourieff, du Grand Théâtre de Pétersbourg, reprit Œdipe Roi en mai 1918, il eut un succès énorme, qui l’engagea à rejouer Macbeth, Don Carlos, Othello, le Roi Lear, et ce fut avec le même succès.

Leo Matthias, dans l’intéressante étude sur le théâtre en Russie soviétique, dont la traduction a paru dans l’Art libre4, constate aussi cet attachement du public à l’ancien répertoire et particulièrement aux pièces d’Ostrovsky, le plus populaire des auteurs dramatiques russes (1823-1886). Ostrovsky est un auteur spécifiquement russe, qui, dans des pièces d’une intrigue très simple, a mis en scène le plus grand nombre de types caractéristiques, tels qu’on les coudoie dans la vie journalière, types empruntés notamment au monde des marchands de Moscou qu’il avait bien connu.

Cette tendance du public russe a apprécier les pièces en vertu de leur qualité dramatique et non à cause de leur sujet ou de leur plus ou moins grande actualité, modernité ou nouveauté, parle d’ailleurs en sa faveur et prouve qu’il a un véritable sens artistique.

Il serait téméraire de tirer de l’ensemble de ces remarques et de ces observations forcément incomplètes, une conclusion de portée générale ou quelque prédiction sur l’avenir artistique de la Russie.

Mais ce que j’ai constaté, ce que j’essaye de faire sentir ici, c’est la richesse et la générosité de ce terrain humain, c’est la fertilité de ce peuple, c’est la multiplicité de ses possibilités d’avenir. Le peuple russe est bien tel que nous l’avons aperçu à travers les productions de ses écrivains : en lisant Tolstoï, Dostoïevsky, Gorky et tant d’autres, nous nous sentions remués bien plus profondément que par les œuvres françaises, allemandes ou anglaises. Une voix plus grave, plus prenante, plus sincère, plus profonde, plus directement humaine, nous parlait par leur intermédiaire : c’était la voix du peuple russe, d’un peuple vierge, non gâté par la lecture des journaux, par les trépidations du cinématographe, d’un peuple dont la vie profonde n’est point recouverte, dissimulée par un vernis uniforme de notions superficielles et d’opinions apprises. Bien souvent, en lisant des récits de la vie de ce peuple ou en entendant relater des événements de son histoire actuelle, ai-je pensé aux peuples de la fin du Moyen Age, dont je cherchais naguère à retrouver l’âme dans les archives et les monuments de Florence. Comme eux, le peuple russe est capable de brutalités et de violences qui nous effraient, mais aussi de grands mouvements de pitié, d’amour, d’enthousiasme ; comme eux, il est religieux ; comme eux, profondément artiste.

Un mouvement formidable comme cette Révolution qui a remué les couches les plus profondes de la population et appelé à la vie politique active, forcé en quelque sorte à s’occuper de la chose publique, des gens qui étaient restés jusqu’ici étroitement soumis à un pouvoir autocratique ; une Révolution qui a apporté tout un monde d’idées nouvelles, non pas en mots, non pas dans les livres réservés aux initiés, mais dans la réalité active, et a suscité partout des discussions passionnées, ne peut pas ne pas exercer une influence énorme sur la vie collective et individuelle et sur l’œuvre d’art qui en est l’expression.

Il est indubitable que l’art en Russie se ressentira de ce bouleversement du terrain social : nous pouvons nous attendre à ce que de nouvelles floraisons éclatantes sortent du sol remué en ses profondeurs. Mais, encore une fois, ne soyons pas trop pressés et n’espérons pas le miracle d’une floraison surgissant par enchantement avant que les semences nouvelles aient trouvé pour germer un terrain d’une stabilité relative.

Notes

1 En fait l’institut a ouvert ses portes le 2 mars 1912. (note de la MIA)

2 Lounatcharsky a caractérisé cette pièce en l’appelant : « une affiche dramatique ».

3 D’après des notes manuscrites du camarade Julien, auquel on doit les intéressants articles sur la Russie, parus dans l’Illustration des 27 août et 3 septembre 1921.

4 Numéro de septembre 1921.

Peintures de Kartina Drozdov :

Quelques peintures de Alexandre Deïneka :

Portfolio

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