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L’école de Jules Ferry...

samedi 24 janvier 2015, par Robert Paris

Jules Ferry, extrait de « De l’égalité d’éducation », conférence populaire du 10 avril 1870 :

« (…) L’inégalité d’éducation est le plus grand obstacle que puisse rencontrer la création de mœurs vraiment démocratiques. Cette création s’opère sous nos yeux ; c’est déjà l’œuvre d’aujourd’hui, ce sera surtout l’œuvre de demain ; elle consiste essentiellement à remplacer les relations d’inférieur à supérieur sur lesquelles le monde a vécu pendant tant de siècles, par des rapports d’égalité. Ici, je m’explique et je sollicite toute l’attention de mon bienveillant auditoire. Je ne viens pas prêcher je ne sais quel nivellement absolu des conditions sociales qui supprimerait dans la société les rapports de commandement et d’obéissance. Non, je ne les supprime pas : je les modifie… »

L’ « école pour tous » de France n’était nullement l’école laïque de la république mais l’école ouverte aux classes moyennes pour le maintien de l’ordre social et politique menacé par les révolutions

Mardi 15 mai 2012, lors de la journée d’investiture du président de la République, François Hollande s’est rendu aux Tuileries, devant la statue de Jules Ferry afin d’honorer la mémoire de cet ancien ministre, symbole de l’école de la République, gratuite et obligatoire, mais aussi de la laïcité. Non seulement Jules Ferry est d’abord le représentant du colonialisme français bien plus que de l’école mais, de plus, il n’est nullement le fondateur de l’école moderne à la française qui n’est d’ailleurs pas républicaine et laïque. Un discours de Jules Ferry devant la Chambre des députés en 1885, intitulé « Les fondements de la politique coloniale », est notamment resté dans l’histoire. Le ministre y déclarait : « Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. »

Mona Ozouf rappelle enfin ce fait aujourd’hui largement méconnu, à savoir que, de son temps, Ferry fut détesté au point d’avoir été molesté dans la rue et victime d’une tentative d’assassinat. "Ce fut un des hommes les plus haïs de notre vie politique, d’une haine à coté de laquelle nos "bashings" d’aujourd’hui font piètre figure".

On l’accusait d’avoir affamé les Parisiens lors du siège de Paris en 1870, et on soupçonnait son école, dans les années 1880, d’être le moyen mis en oeuvre par la bourgeoisie pour renforcer la domination des nantis.

Ce que défendra Jules Ferry, ce n’est pas l’intérêt du peuple mais celui de l’Etat bourgeois :

« Non, certes, l’État n’est point docteur en mathématiques, docteur en lettres ni en chimie. (…) Si il lui convient de rétribuer des professeurs ce n’est pas pour créer ni répandre des vérités scientifiques ; ce n’est pas pour cela qu’il s’occupe de l’éducation : il s’en occupe pour y maintenir une certaine morale d’État, une certaine doctrine d’État, indispensable à sa conservation. »

Jules Ferry à la chambre, 26 juin 1879

Son but est de combattre l’idée de la lutte des classes, des exploités contre les exploiteurs :

« Vous devez inculquer à vos élèves, en un temps où tant de passions et d’utopies font appel aux vains rêves, aux folles convoitises, cette idée qu’il y a, dans les choses humaines, des réalités plus fortes que les volontés humaines, des nécessités qui tiennent à la nature même des choses : que l’humanité est dirigée non par le caprice, mais par la science. (…) Oh ! Alors ne craignez pas d’exercer cet apostolat de la science, de la droiture et de la vérité, qu’il faut opposer résolument, de toutes parts, à cet autre apostolat, à cette rhétorique violente et mensongère, (…) cette utopie criminelle et rétrograde qu’ils appellent la guerre de classe ! »

Jules Ferry à la Sorbonne, lors de la séance d’ouverture des cours de formation des professeurs, le 20 novembre 1892

Oui, c’est bel et bien l’école de classe que défend Ferry :

« Nous avons promis la neutralité religieuse, nous n’avons pas promis la neutralité philosophique, pas plus que la neutralité politique ».

Jules Ferry, Discours au Sénat, 31 mai 1883

« Il y a deux choses dans lesquelles l’État enseignant et surveillant ne peut pas être indifférent : c’est la morale et la politique, car en morale, comme en politique, l’État est chez lui ; c’est son domaine et par conséquent sa responsabilité ».

Jules Ferry, Discours au Sénat, 5 mars 1880

« Vous devez enseigner la politique parce que la loi vous charge de donner l’enseignement civique, et aussi parce que vous devez vous souvenir que vous êtes les fils de 1789 qui a affranchi vos pères et que vous vivez sous la République de 1870 qui vous a affranchi vous-mêmes. Vous avez le devoir de faire aimer la République et la première Révolution ».

Jules Ferry au Congrès pédagogique, 25 avril 1881

« Quand il s’agit de l’enseignement civique – non de l’enseignement moral, qui sera d’autant mieux donné qu’il sera donné sans livre – mais de l’enseignement civique, qui contient tout ce qui doit entrer de politique à l’école, qui doit ne point inspirer la haine des institutions actuelles, est-ce que l’État peut rester indifférent ? Non. Donc je voudrais voir tous les manuels d’instruction civique… envoyés à bref délai au ministère pour qu’il les examinât au point de vue politique et leur conférât, après examen, le droit de cité. Peut-on voir dans une mesure de ce genre une violation de la neutralité promise par le gouvernement ? Non, Messieurs. J’ai promis la neutralité religieuse ; je n’ai jamais promis la neutralité politique ».

Jules Ferry au Congrès pédagogique des instituteurs, 3 avril 1883

« Apprendre à l’ouvrier, d’abord, les lois naturelles avec lesquelles il se joue dans l’exercice de son métier, mais lui apprendre également la loi sociale, lui découvrir les phénomènes économiques, lui donner des notions justes sur les problèmes sociaux, c’est en avancer beaucoup la solution. Ce qui n’était dans d’autre temps qu’une résignation sombre à des nécessités incomprises, peut devenir… une adhésion raisonnée et volontaire à la loi naturelle des choses ».

Jules Ferry, 3 mai 1883

« Le but de l’école de Ferry n’est pas l’éducation de l’enfant, mais la formation de la société bourgeoise :

« Le parti républicain a voulu trois choses : D’abord, il a voulu refaire l’armée ; puis, refaire le gouvernement sur les bases du suffrage universel, c’est-à-dire la République. Mais il a voulu aussi refaire l’âme nationale par l’école nationale. (Applaudissements.) Nous estimions qu’il n’y a pas de rénovation sociale, de rénovation nationale, il n’y a pas même de rénovation militaire sans une grande rénovation morale. Et cette rénovation morale, nous avons voulu la faire par l’école. Et nous avons mis dix ou quinze ans à la faire, cette école nationale ! » (Applaudissements répétés)

Jules Ferry à l’Assemblée Nationale, 14 février 1889

Certains font semblant de ne retenir que l’aspect laïc et républicain, mais ils oublient l’essentiel : le but de la conservation de l’oppression et de l’exploitation de classe de la bourgeoisie.
La laïcité, ils l’oublient, avait pour but la lutte contre le communisme prolétarien :

« Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes. Si cet état de choses se perpétue, il est à craindre que d’autres écoles se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans où l’on enseignera des principes diamétralement opposés , inspirés peut-être d’un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents , par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mais 1871. »
Jules Ferry, cité par Foucambert.
L’école de la République était d’abord tournée contre la Commune de Paris et le communisme !

Jules Ferry dit bien, pour l’enseignement primaire, que « Il est nécessaire que le riche paye l’enseignement du pauvre, et c’est par là que la propriété se légitime. »

Et pour l’enseignement secondaire ?
« Le devoir de l’État, déclare J. Ferry, en matière d’enseignement primaire est absolu. Il le doit à tous. Pourquoi ? Parce que ce devoir est mesuré par l’intérêt social lui-même... mais quand on arrive à l’enseignement secondaire, il n’y a pas la même nécessité et la prétention ne serait plus admissible... Ceux-là seuls y ont droit qui sont capables de recevoir et qui, en le recevant, peuvent rendre service à la société. »

Pour Jules Ferry, l’instituteur avait une mission : apprendre « l’obéissance aux lois, le respect de la hiérarchie sociale, la frugalité et le travail sans récrimination ».

Avec la loi Ferry, le nombre d’écoliers n’augmenta que de 10 %, passant de 4,7 millions en 1876 à 5,3 en 1884. Par contre, avec la laïcisation, tout enseignement religieux fut exclu des programmes scolaires. Mais Jules Ferry concéda aux curés qu’un jour de la semaine leur serait réservé. Il fit supprimer la classe le jeudi, pour que les enfants puissent suivre le catéchisme ce jour-là !

Mais même débarrassée du catéchisme, des soutanes et des crucifix, l’école publique restait imprégnée de préjugés religieux puisque, selon les instructions officielles, les enfants de la « laïque » devaient « apprendre à ne pas prononcer à la légère le nom de Dieu ». Ce n’est qu’en 1923 que les « devoirs envers Dieu » disparaîtront des instructions de l’école publique !

En France, on nous raconte en effet que l’école de la bourgeoisie serait « l’école pour tous » fondée par Jules Ferry et qui appuierait la république et la laïcité. C’est faux l’école de la bourgeoisie est surtout née de la monarchie de Juillet s’appuyant sur une bourgeoisie conservatrice et monarchiste !
L’école pour tous, ce n’est pas Jules Ferry mais Guizot. Depuis longtemps, en effet, l’école était accessible aux enfants (Guizot, en 1833, avait fait obligation à toutes les communes de plus de 500 habitants de se doter d’une école.

C’est Guizot qui a mis en place l’école ouverte à tous et il ne l’a nullement fait pas un élan populaire, démocratique, « de gauche », laïque ni républicain comme nous allons le montrer mai, au contraire, élitiste, bourgeois, conscient des intérêts des exploiteurs, soucieux de conserver l’ordre social, celui des possédants.

Guizot dans « Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps » : « En entrant au ministère de l’instruction publique, j’avais cette œuvre-là particulièrement à cœur. Parce que j’ai combattu les théories démocratiques et résisté aux passions populaires, on a dit souvent que je n’aimais pas le peuple, que je n’avais point de sympathie pour ses misères, ses instincts, ses besoins, ses désirs. Il y a, dans la vie publique comme dans la vie privée, des amours de plus d’une sorte ; si ce qu’on appelle aimer le peuple, c’est partager toutes ses impressions, se préoccuper de ses goûts plus que de ses intérêts, être en toute occasion enclin et prêt à penser, à sentir et à agir comme lui, j’en conviens, ce n’est pas là ma disposition ; j’aime le peuple avec un dévouement profond, mais libre et un peu inquiet ; je veux le servir, mais pas plus m’asservir à lui que me servir de lui pour d’autres intérêts que les siens ; je le respecte en l’aimant, et parce que je le respecte, je ne me permets ni de le tromper, ni de l’aider à se tromper lui-même. On lui donne la souveraineté ; on lui promet le complet bonheur ; on lui dit qu’il a droit à tous les pouvoirs de la société et à toutes les jouissances de la vie. Je n’ai jamais répété ces vulgaires flatteries ; j’ai cru que le peuple avait droit et besoin de devenir capable et digne d’être libre, c’est-à-dire d’exercer, sur ses destinées privées et publiques, la part d’influence que les lois de Dieu accordent à l’homme dans la vie et, la société humaines. C’est pourquoi, tout en ressentant pour les détresses matérielles du peuple une profonde sympathie, j’ai été surtout touché et préoccupé de ses détresses morales, tenant pour certain que, plus il se guérirait de celles-ci, plus il lutterait efficacement contre celles-là, et que, pour améliorer la condition des hommes, c’est d’abord leur âme qu’il faut épurer, affermir et éclairer. »

La conception inégalitaire de l’école cette conception inégalitaire de l’école comme de la société est bien exprimée par le sénateur Destutt de Tracy, ancien membre de la commission de l’instruction publique du Directoire, auteur d’un projet d’organisation de l’école qu’il introduit ainsi :
« Les hommes de la classe ouvrière ont bientôt besoin du travail de leurs enfants ; et les enfants eux-mêmes ont besoin de prendre (…) l’habitude et les moeurs du travail pénible auquel ils se destinent. Ils ne peuvent donc pas languir longtemps dans les écoles (…)
Ceux de la classe savante, au contraire, peuvent donner plus de temps à leurs études : et il faut nécessairement qu’ile en donnent davantage, car ils ont plus de choses à apprendre pour remplir leur destination (…)
Voilà des choses qui ne dépendent d’aucune volonté humaine ; elles dérivent nécessairement de la nature même des hommes et des sociétés : il n’est au pouvoir de personne de les changer.
Concluons donc que dans tout état bien administré et où l’on donne une attention suffisante aux citoyens, il doit y avoir deux systèmes complets d’instruction qui m’ont rien de commun l’un avec l’autre (…) »

Lorsque, le 11 octobre 1832, François Guizot devient le septième ministre de l’Instruction publique de la monarchie de Juillet, il vient d’avoir quarante-cinq ans. D’âge mûr, il a derrière lui vingt années d’expérience universitaire, administrative et politique. Des questions d’enseignement, il est depuis longtemps un praticien et un théoricien reconnu.

La première Mme Guizot, mère depuis 1815 d’un jeune François, écrivit par ailleurs, jusqu’à sa mort en 1827, des livres d’éducation et de morale dont certains, comme « De l’Education » ou « L’Écolier, ou Raoul et Victor », rencontrèrent un vif succès. De son côté, son mari adhéra dès sa fondation en 1815 à la Société pour l’instruction élémentaire, qui soutenait en particulier l’enseignement mutuel, venu d’Angleterre et alors très en vogue. Cette même année, il devenait membre du consistoire de l’Eglise réformée de Paris, et le restera soixante ans durant. En 1815 encore, à la fois comme universitaire et comme secrétaire général du ministère de l’Intérieur, il est le principal artisan de l’ordonnance royale du 17 février relative à la réforme de l’Instruction publique.

En 1815 encore, à la fois comme universitaire et comme secrétaire général du ministère de l’Intérieur, il est le principal artisan de l’ordonnance royale du 17 février relative à la réforme de l’Instruction publique. Ce texte, dont les circonstances empêchèrent l’application, mais qui contient en 86 articles tout un plan de réorganisation décentralisée de l’Université en dix-sept académies, rappelle dans son préambule que « l’éducation nationale a pour véritable objet de propager les bonnes doctrines, de maintenir les bonnes mœurs et de former des hommes qui, par leurs lumières et leurs vertus, puissent rendre à la société les utiles leçons et les sages exemples qu’ils ont reçus de leurs maîtres. »

Guizot publie, en 1816, l’Essai sur l’histoire et sur l’état actuel de l’instruction publique en France : « L’État donne l’éducation et l’instruction à ceux qui n’en recevraient point sans lui, et se charge de les procurer à ceux qui voudront les recevoir de lui. »

Guizot distingue ensuite les trois niveaux d’instruction - primaire, secondaire, spéciale - et précise leurs contenus, en premier lieu « les préceptes de la religion et de la morale ». En effet, explique l’auteur, alors que l’ignorance « rend le peuple turbulent et féroce ».

Sous la Restauration, des projets avaient été esquissés, le plus sérieux étant dû à
Vatimesnil, ministre de l’Instruction publique dans le cabinet Martignac, annonçant en mars
1829 un texte destiné à « fournir à tous les moyens de recevoir cet enseignement, à le procurer aux classes aisées moyennant une juste rétribution et aux classes pauvres gratuitement, et à faire intervenir de façon équitable les communes et l’Etat dans l’acquittement des dépenses. » Des principes que reprendra la loi Guizot du 28 juin 1833.

La tâche de Guizot est double. D’abord, refonder en France l’enseignement primaire, véritablement délaissé par la puissance publique depuis la fin de l’Ancien régime. Ensuite, mettre en œuvre l’article 69 de la Charte révisée et promulguée le 14 août 1830, qui doit pourvoir à « l’instruction publique et la liberté de l’enseignement ».

Son point de vue est également très loin de l’école laïque puisqu’il cultive, au contraire, le spiritualisme chrétien et fait partie de la Société de la Morale Chrétienne ! Protestant convaincu, il déclarait : « La religion est un principe éminemment social, l’allié naturel, l’appui nécessaire de tout gouvernement régulier. »

Voilà comment Guizot présentait la tâche de l’instituteur : « La foi dans la Providence, la sainteté du devoir, la soumission à l’autorité paternelle, le respect dû aux lois, au prince, aux droits de tous, tels sont les sentiments que l’instituteur s’attachera à développer ».

S’il n’est ni athée, ni anti religieux, ni ennemi du poids des religieux dans l’éducation mais il ne veut pas que cela nuise à l’enseignement : « Le recteur devra alors veiller, dans toutes les écoles primaires où se rencontreront des enfants, quelque petit qu’en soit le nombre, qui professent un culte différent de celui de 1’instituteur et de la majorité des élèves, à ce que dans aucun cas ils ne soient contraints de participer à l’enseignement religieux, ni aux actes du culte de la majorité ; que les parents de ces enfants soient toujours admis et invités à leur faire donner par un ministre de leur religion, ou par un
laïque régulièrement désigné à cet effet, l’instruction religieuse qui leur convient. »

« J’avais à introduire la liberté dans une institution où elle n’existait pas naturellement, et en même temps à défendre cette institution elle-même contre de redoutables assaillants. Il fallait à la fois garder
la place et en ouvrir les portes. » La bonne solution eût été, ajoute-t-il, de « renoncer complètement au principe de la souveraineté de l’Etat, et adopter franchement celui de la libre concurrence entre l’Etat et ses rivaux, laïques ou ecclésiastiques, particuliers ou corporations ».

Il déclare : « Le gouvernement du Roi est fermement résolu à exécuter les promesses de la Charte (i.e. la liberté de l’enseignement). Il est fermement résolu à maintenir les droits de l’Etat sur l’enseignement public. Il est fermement résolu aussi à maintenir la paix religieuse en présence de la liberté religieuse et de la liberté de la pensée, dont la coexistence fait l’honneur de notre société. »

Cependant, il ouvrait l’école aux classes moyennes : en mai 1837, il déclarera à Odilon Barrot ; « Quand je me suis appliqué à répandre l’instruction dans ce pays, quand j’ai cherché à élever, dans l’ordre intellectuel, les classes qui vivent de salaires, à leur faire acquérir des lumières plus grandes, à monter plus haut, c’était le commencement de cette oeuvre de civilisation, de ce mouvement ascendant et général qu’il est dans la nature humaine de souhaiter et dans le devoir des gouvernements de seconder. »

Guizot s’appliqua en premier à faire passer la loi du 28 juin 1833 (les communes de plus de 500 habitants doivent avoir une école de garçons) et les trois années suivantes à la mettre en application. En créant et en organisant l’éducation primaire en France, cette loi marqua une période de l’histoire nationale.

Au total, ce texte court tendait à établir, autant qu’une concurrence, une complémentarité entre l’État et les Églises – essentiellement l’Église catholique – pour diffuser l’instruction primaire.

Ce n’est pas l’école laïque : « Toute commune est tenue, soit par elle-même, soit en se réunissant à une ou plusieurs communes voisines, d’entretenir au moins une école primaire élémentaire. Dans le cas où les circonstances locales le permettraient, le ministre de l’instruction publique pourra, après avoir entendu le conseil municipal, autoriser, à Titre d’écoles communales, des écoles plus particulièrement affectées à l’un des cultes reconnus par l’État. »

Ce n’est pas l’école publique : « L’instruction primaire est ou privée ou publique. »

En quinze ans, sous son influence, le nombre de ces écoles primaires grimpa de dix mille à vingt-trois mille ; les écoles normales pour les maîtres, et le système d’inspection, furent introduits ; et des conseils d’éducation, sous l’autorité partagée des laïques et des religieux, furent créés. Les enseignements secondaires et universitaires furent également l’objet de sa protection éclairée et de ses soins, et une prodigieuse impulsion fut donnée aux études philosophiques et à la recherche historique.

Guizot n’était pas un radical, pas « de gauche ». Il réprima l’insurrection à l’origine de la guerre civile de Lyon et de la révolte de Paris des années 1830. Guizot n’était pas républicain et a gouverné durant la monarchie de Juillet.

Donc son école ne peut nullement être taxée d’ « école de la république » !

Il a toujours déclaré qu’il voulait ouvrir la possibilité pour tous d’accéder à une méritocratie mais sans remise en question de l’ordre social et de l’ordre politique. Il a toujours défendu un système politique qui était fondé sur la royauté, système qui reposait sur le suffrage de 200 000 citoyens et dans lequel la moitié des membres étaient nommés.

Guizot aurait formulé la phrase ainsi : « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne et vous deviendrez électeurs » (pour répliquer aux détracteurs qui demandaient l’abaissement de la barre des 200 Francs du suffrage censitaire).

Son gouvernement chuta, comme la royauté, face à la révolution de 1848.

Guizot était l’un des chefs de file de la bourgeoisie libérale et conservatrice, donc religieuse et royaliste. Et surtout, soucieuse de maintenir les riches à leur place et les pauvres à la leur….

Guizot dans « De la démocratie nouvelle » :

« Aux classes inférieures, tâchez de soulager leurs infirmités et leur délaissement… mais ne leur inspirez pas de nouveaux besoins ; n’allumez pas l’envie dans leur cœur… Nous avons montré que la royauté devait s’appuyer sur les classes moyennes, et que tant qu’elles seraient prépondérantes et soutiendraient la monarchie de 1830, la couronne n’avait rien à redouter des masses populaires. Il importera donc au nouveau gouvernement, lorsqu’il voudra s’occuper d’améliorer le sort des classes inférieures, de ménager les susceptibilités intéressées de la bourgeoisie. Ce qu’il rendrait à la pauvreté de l’ouvrier, il l’ôterait à la richesse du maître. C’est ce qui explique comment il n’a pu s’abandonner d’abord à toute la sympathie qui devait l’animer en faveur des prolétaires. »

Les crédits de l’Instruction publique passèrent ainsi de 7,8 millions en 1832 à 12,4 millions en 1835, pour atteindre 19,2 millions en 1848. L’enseignement primaire bénéficia de l’essentiel de la hausse, puisque son budget passa de 1 million en 1832, pour 1,7 million au secondaire, à 5,9 millions pour 2,6 millions en 1837. Surtout, 1’application de la loi, pour laquelle le ministre de l’Intérieur Thiers avait mis les préfets et les maires à la disposition de son collègue de l’Instruction publique, donna lieu à un nombre considérable de circulaires, dont la plus célèbre, rédigée par Rémusat, est celle du 4 juillet 1833 adressée le 18 à tous les instituteurs de France, avec le texte de la loi, pour leur expliquer l’esprit et les moyens avec lesquels accomplir leur mission. Celle, aussi du 4 juillet, aux recteurs et aux préfets, précise qu’entrent également dans le champ de l’instruction publique les salles d’asile, « où sont reçus les petits enfants de l’âge de deux à six ou sept ans, trop jeunes encore pour fréquenter les écoles primaires proprement dites, et que leurs parents, pauvres et occupés, ne savent comment garder chez eux (...) Elles sont la base et, pour ainsi dire, le berceau de l’éducation populaire ». A l’autre bout se trouvent les écoles d’adultes, « où la génération déjà laborieuse, déjà engagée dans la vie active, puisse recevoir l’instruction qui a manqué à son enfance ».

Accentuant et systématisant un mouvement déjà à l’oeuvre depuis 1828 et surtout 1830, la loi Guizot produisit des résultats impressionnants. Le Rapport au Roi du 14 avril 1834 fait état de 33695 écoles primaires publiques de garçons (31420 en juillet précédent), 1650000 élèves (contre 1200000) et 62 écoles normales (contre 47). À la fin de 1847, le bilan s’établit à 43514 écoles comptant 2176000 élèves, et 76 écoles normales. De plus le niveau des instituteurs, dont un grand nombre est désormais issu d’écoles normales elles-mêmes de meilleure qualité, paraît s’être sensiblement élevé.

Guizot encourage ces écoles primaires, où la fréquentation des filles est importante, à intégrer l’enseignement public sous forme d’écoles spéciales ou mixtes, afin de bénéficier d’un financement régulier, tout en soutenant le développement des écoles modèles, équivalent dans le privé protestant des écoles normales primaires dans le public, dont l’existence est officiellement consacrée dans l’ordonnance du 16 juillet 1833. Au total l’enseignement privé protestant peut se déclarer satisfait : « 
Le Gouvernement nous donne constamment des marques de sa bienveillance et favorise nos efforts
 », font savoir les écoles réformées de la Seine en mars 1835. »

Guizot expose son œuvre dans « Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps » :

« J’ai occupé quatre ans le ministère de l’instruction publique. J’ai touché, pendant ce temps, à presque toutes les questions qui en dépendent ou qui s’y rattachent. J’ai à cœur de retracer ce que j’y ai fait, ce que j’y ai commencé sans pouvoir l’achever, ce que je me proposais d’y faire. J’ai été engagé, durant la même époque, dans toutes les luttes de la politique intérieure ou extérieure, dans toutes les vicissitudes de la composition et de la destinée du cabinet. Je placerai hors de ce tumulte des affaires et des passions du jour les questions relatives à l’instruction publique. Non que ces questions n’aient aussi leurs passions et leur bruit ; mais ce sont des passions qui s’allument à un autre foyer, et un bruit qui se passe dans une autre sphère. Il y a des combats et des orages dans la région des idées ; mais alors même qu’elle cesse d’être sereine, elle ne cesse pas d’être haute ; et quand on y est monté, il ne faut pas avoir à tout moment à en descendre pour rentrer dans l’arène des intérêts temporels : quand j’aurai dit ce que fut, de 1832 à 1837, mon travail au service des intelligences et des âmes dans les générations futures, je reprendrai ma part, à la même époque, dans les luttes politiques de mes contemporains.

Il y a un fait trop peu remarqué. Parmi nous et de nos jours, le ministère de l’instruction publique est, de tous les départements ministériels, le plus populaire, celui auquel le public porte le plus de bienveillance et d’espérance. Bon symptôme dans un temps où les hommes ne sont, dit-on, préoccupés que de leurs intérêts matériels et actuels. Le ministère de l’instruction publique n’a rien à faire avec les intérêts matériels et actuels de la génération qui possède en passant le monde ; c’est aux générations futures, à leur intelligence et à leur sort qu’il est consacré. Notre temps et notre pays ne sont donc pas aussi indifférents qu’on les en accuse à l’ordre moral et à l’avenir.

Les sentiments et les devoirs de famille ont aujourd’hui un grand empire. Je dis les sentiments et les devoirs, non l’esprit de famille tel qu’il existait dans notre ancienne société. Les liens politiques et légaux de la famille se sont affaiblis ; les liens naturels et moraux sont devenus très forts ; jamais les parents n’ont vécu si affectueusement et si intimement avec leurs enfants ; jamais ils n’ont été si préoccupés de leur éducation et de leur avenir. Bien que très mêlée d’erreur et de mal, la forte secousse que Rousseau et son école ont imprimée en ce sens aux âmes et aux mœurs n’a pas été vaine, et il en reste de salutaires traces. L’égoïsme, la corruption et la frivolité mondaines ne sont certes pas rares ; les bases mêmes de la famille ont été naguère et sont encore en butte à de folles et perverses attaques ; pourtant, à considérer notre société en général et dans ces millions d’existences qui ne font point de bruit mais qui sont la France, les affections et les vertus domestiques y dominent, et font plus que jamais, de l’éducation des enfants, l’objet de la vive et constante sollicitude des parents.

Une idée se joint à ces sentiments et leur prête un nouvel empire, l’idée que le mérite personnel est aujourd’hui la première force comme la première condition du succès dans la vie, et que rien n’en dispense. Nous assistons depuis trois quarts de siècle au spectacle de l’insuffisance et de la fragilité de toutes les supériorités que donne le sort, de la naissance, de la richesse, de la tradition, du rang ; nous avons vu en même temps, à tous les étages et dans toutes les carrières de la société, une foule d’hommes s’élever et prendre en haut leur place par la seule puissance de l’esprit, du caractère, du savoir, du travail. A côté des tristes et mauvaises impressions que suscite dans les âmes ce trouble violent et continu des situations et des existences, il en sort une grande leçon morale, la conviction que l’homme vaut surtout par lui-même, et que de sa valeur personnelle dépend essentiellement sa destinée. En dépit de tout ce qu’il y a dans nos mœurs de mollesse et d’impertinence, c’est là aujourd’hui, dans la société française, un sentiment général et profond, qui agit puissamment au sein des familles et donne aux parents, pour l’éducation de leurs enfants, plus de bon sens et de prévoyance qu’ils n’en auraient sans ces rudes avertissements de l’expérience contemporaine. Bon sens et prévoyance plus nécessaires encore dans les classes déjà bien traitées du sort que dans les autres : un grand géologue, M. Élie de Beaumont nous a fait assister aux révolutions de notre globe ; c’est de sa fermentation intérieure que proviennent les inégalités de sa surface ; les volcans ont fait les montagnes. Que les classes qui occupent les hauteurs sociales ne se fassent point d’illusion ; un fait analogue se passe sous leurs pieds ; la société humaine fermente jusque dans ses dernières profondeurs, et travaille à faire sortir de son sein des hauteurs nouvelles. Ce vaste et obscur bouillonnement, cet ardent et général mouvement d’ascension, c’est le caractère essentiel des sociétés démocratiques, c’est la démocratie elle-même. Que deviendraient, en présence de ce fait, les classes déjà investies des avantages sociaux, les anciens, les riches, les grands et les heureux de toute sorte, si aux bienfaits du sort ils ne joignaient les mérites de l’homme ; si par l’étude, le travail, les lumières, les fortes habitudes de l’esprit et de la vie, ils ne se mettaient en état de suffire dans toutes les carrières à l’immense concurrence qui leur est faite, et qu’on ne peut régler qu’à condition de la bien soutenir ?

C’est à cet état de notre société, au juste instinct de ses besoins, au sentiment de sollicitude ambitieuse ou prévoyante qui règne dans les familles, que le ministère de l’instruction publique doit sa popularité. Tous les parents s’intéressent vivement à l’abondance et à la salubrité de la source où leurs enfants iront puiser.

A côté de ce puissant intérêt domestique un grand intérêt public vient se placer. Nécessaire aux familles, le ministère de l’instruction publique ne l’est pas moins à l’État.

Le grand problème des sociétés modernes, c’est le gouvernement des esprits. On a beaucoup dit dans le siècle dernier, et on répète encore souvent que les esprits ne doivent point être gouvernés, qu’il faut les laisser à leur libre développement, et que la société n’a ni besoin ni droit d’y intervenir. L’expérience a protesté contre cette solution orgueilleuse et insouciante ; elle a fait voir ce qu’était le déchaînement des esprits, et rudement démontré que, dans l’ordre intellectuel aussi, il faut des guides et des freins. Les hommes qui avaient soutenu, ici comme ailleurs, le principe du complet laisser-aller, se sont eux-mêmes hâtés d’y renoncer dès qu’ils ont eu à porter le fardeau du pouvoir : jamais les esprits n’ont été plus violemment pourchassés, jamais ils n’ont été moins libres de s’instruire et de se développer à leur gré, jamais plus de systèmes n’ont été inventés, ni plus d’efforts tentés pour les dominer que sous l’empire des partis qui avaient réclamé l’abolition de toute autorité dans l’ordre intellectuel.

Mais si, pour le progrès comme pour le bon ordre dans la société, un certain gouvernement des esprits est toujours nécessaire, les conditions et les moyens de ce gouvernement ne sont pas toujours ni partout les mêmes ; de notre temps, ils ont grandement changé.

L’Église avait seule jadis le gouvernement des esprits. Elle possédait à la fois l’autorité morale et la suprématie intellectuelle. Elle était chargée de nourrir les intelligences comme de régler les âmes, et la science était son domaine presque aussi exclusivement que la foi.

Cela n’est plus : l’intelligence et la science se sont répandues et sécularisées ; les laïques sont entrés en foule dans le champ des sciences morales et l’ont cultivé avec éclat ; ils se sont presque entièrement approprié celui des sciences mathématiques et physiques. L’Église n’a point manqué d’ecclésiastiques savants ; mais le monde savant, docteurs et public, est devenu plus laïque qu’ecclésiastique. La science a cessé de vivre habituellement sous le même toit que la foi ; elle a couru le monde. Elle est de plus devenue une puissance pratique, féconde en applications quotidiennes à l’usage de toutes les classes de la société.

En devenant plus laïques, l’intelligence et la science ont prétendu à plus de liberté. C’était la conséquence naturelle de leur puissance, de leur popularité et de leur orgueil qui grandissaient à la fois. Et le public les a soutenues dans leur prétention, car tantôt il a vu que sa propre liberté était intimement liée à la leur, tantôt il a jugé que la liberté était, pour les maîtres de la pensée et de la science, la juste récompense des forces nouvelles qu’ils mettaient à la disposition de la société et des services qu’ils lui rendaient.

Qu’on s’en félicite ou qu’on les déplore, qu’on s’accorde ou qu’on diffère sur leurs conséquences, qu’on s’aveugle ou qu’on s’alarme sur leurs dangers, ce sont là des faits certains et irrévocables. L’intelligence et la science ne redeviendront pas essentiellement ecclésiastiques ; l’intelligence et la science laïques ne se passeront pas d’une large mesure de liberté.

Mais précisément parce qu’elles sont maintenant plus laïques, plus puissantes et plus libres que jadis, l’intelligence et la science ne sauraient rester en dehors du gouvernement de la société. Qui dit gouvernement ne dit pas nécessairement autorité positive et directe : l’influence n’est pas le gouvernement, disait Washington, et dans l’ordre politique il avait raison ; l’influence n’y saurait suffire ; il y faut l’action directe et promptement efficace. Il en est autrement dans l’ordre intellectuel ; quand il s’agit des esprits, c’est surtout par l’influence que le gouvernement doit s’exercer. Deux faits, à mon sens, sont ici nécessaires : l’un, que les forces vouées aux travaux intellectuels, les supériorités lettrées et savantes soient attirées vers le gouvernement, librement groupées autour de lui et amenées à vivre avec lui en rapport naturel et habituel ; l’autre, que le gouvernement ne reste pas étranger au développement moral des générations successives, et qu’à mesure qu’elles paraissent sur la scène il puisse établir des liens intimes entre elles et l’État au sein duquel Dieu les fait naître. De grands établissements scientifiques et de grands établissements d’instruction publique soutenus par les grands pouvoirs publics, c’est la part légitime et nécessaire du gouvernement civil dans l’ordre intellectuel.
Par quels moyens pouvons-nous aujourd’hui, en France, assurer au gouvernement cette part, et satisfaire à ce besoin vital de notre société ? La France possédait autrefois, et en grand nombre, des établissements spéciaux et subsistant par eux-mêmes, des universités, des corporations enseignantes ou savantes qui, sans dépendre de l’État, lui étaient cependant unies par des liens plus ou moins étroits, plus ou moins apparents, tantôt avaient besoin de son appui, tantôt ne pouvaient se soustraire à son intervention, et donnaient ainsi au pouvoir civil une influence réelle, bien qu’indirecte et limitée, sur la vie intellectuelle et l’éducation de la société. L’Université de Paris, la Sorbonne, les Bénédictins, les Oratoriens, les Lazaristes, les Jésuites et tant d’autres corporations, tant d’autres écoles diverses dispersées dans les provinces, n’étaient certes pas des branches de l’administration publique, et lui causaient souvent de graves embarras. Avant de disparaître dans la tempête révolutionnaire, plusieurs de ces établissements étaient tombés dans des abus ou dans une insignifiance qui avaient détruit leur crédit moral et fait oublier leurs services. Mais pendant des siècles, ils avaient secondé le développement intellectuel de la société française et prêté à son gouvernement un utile concours. Presque tous anciens et propriétaires, attachés à leurs traditions, fondés dans un dessein religieux, ils avaient des instincts d’ordre et d’autorité en même temps que d’indépendance. C’était, dans l’ensemble, un mode d’action de l’État sur la vie intellectuelle et l’éducation de la nation ; mode confus et incohérent, qui avait ses difficultés et ses vices, mais qui ne manquait ni de dignité, ni d’efficacité.
En 1848, pendant mon séjour en Angleterre, on y débattait la question de savoir s’il ne conviendrait pas d’instituer un ministère de l’instruction publique, et de placer ainsi, sous l’autorité directe du pouvoir civil et central, ce grand intérêt de la société. Des hommes considérables, les uns engagés dans la politique et membres du parlement, les autres appartenant à l’Église anglicane, d’autres, esprits libres et purs philosophes, me demandèrent ce que j’en pensais. Nous nous en entretînmes à plusieurs reprises ; je leur exposai notre système d’instruction publique en France ; ils connaissaient bien celui de l’Allemagne. Après un sérieux examen de la question, ils arrivèrent, pour le compte de leur pays, à une conclusion que je tiens à reproduire ici telle qu’elle se manifesta, car en même temps qu’elle peint avec vérité la nature des établissements d’instruction publique en Angleterre, elle jette, à cet égard, sur l’état comparé des deux pays, une vive lumière.
Nous n’avons point, disaient-ils, comme la France et la Prusse, un système général et unique d’instruction publique ; mais nous avons, en abondance, des établissements d’instruction publique de tous les genres et de tous les degrés : des écoles élémentaires pour l’éducation du peuple, des collèges pour les études classiques et littéraires, des universités pour l’enseignement supérieur de toutes les sciences.
Ces établissements sont distincts et isolés ; ils subsistent chacun à part et pour son propre compte, avec leurs ressources et leur administration particulières. Ils sont divers ; ils ont été et ils restent organisés selon la pensée et le vœu des personnes qui les ont fondés, ou de celles qui les dirigent, ou de la portion du public qui leur confie ses enfants. Ils sont indépendants, sinon complètement, du moins à un haut degré, du gouvernement central qui les surveille et y intervient quelquefois, mais ne les dirige point. Enfin ils sont placés, non pas tous, mais la plupart, sous des influences religieuses ; le plus grand nombre sous l’influence de l’Église anglicane, d’autres sous celles des communions ou sectes dissidentes.
Il y a certainement, dans l’organisation et l’administration intérieure de ces établissements, beaucoup d’imperfections à signaler, d’abus à réformer, de lacunes à combler, d’améliorations à introduire. Nous désirons ces réformes ; nous approuvons que le pouvoir central de l’État, soit le parlement, soit la couronne, intervienne pour suppléer à l’insuffisance des établissements actuels, pour en redresser les abus, pour leur fournir des moyens de développement, pour stimuler entre eux le zèle et l’émulation. Mais nous regardons comme essentiel que le gouvernement central borne là son action, et qu’il n’institue pas un ministère spécial de l’instruction publique, chargé soit de fonder, en dehors et à côté des établissements actuels, un système général d’écoles diverses, soit de mettre la main sur les établissements actuels pour les réunir dans un grand ensemble et les placer sous une seule et même autorité. Une pareille tentative serait une véritable révolution en matière d’instruction publique. Nous préférons le maintien de ce qui existe.
D’abord parce que cela existe, et que nous tenons essentiellement au maintien des droits acquis et des faits établis, dans l’instruction publique comme ailleurs. Il n’est pas aisé de créer des êtres qui vivent réellement, et qui durent. Nos écoles élémentaires, soit celles de l’Église, soit celles des dissidents, nos collèges classiques d’Éton, de Harrow, de Westminster, de Rugby, nos universités d’Oxford et de Cambridge sont des êtres vivants, éprouvés. On peut organiser sur le papier des établissements d’instruction plus complets et plus systématiques. Ces établissements s’élèveraient-ils au-dessus du papier ? grandiraient-ils ? fructifieraient-ils ? dureraient-ils ? Il est permis d’en douter : nous avons plus de confiance dans les faits consacrés par le temps que dans les essais de la pensée humaine.
La variété et l’isolement de nos établissements actuels sont d’ailleurs des gages de liberté. Or, nous tenons beaucoup à la liberté, à la liberté réelle et pratique, en matière d’instruction publique comme en toute autre. C’est la liberté qui a fondé la plupart de nos écoles actuelles, grandes et petites. Elles doivent leur existence aux intentions libres, aux dons volontaires de personnes qui ont voulu satisfaire un certain sentiment, réaliser une certaine idée. Les mêmes idées, les mêmes sentiments qui animaient les fondateurs, tiennent encore probablement une grande place dans notre société. Le monde ne change pas autant, ni aussi vite que se le figurent des esprits superficiels, et la liberté s’accommode mal de l’uniformité scientifique. Nous voulons que les établissements divers, fondés jadis par le vœu libre de personnes bienfaisantes, continuent d’offrir au libre choix des parents, pour l’éducation de leurs enfants, des satisfactions variées ; et nous croyons cela essentiel à la prospérité de l’instruction publique, qui ne peut se passer de la confiance des familles, autant qu’à la stabilité de l’ordre social.
Nous attachons de plus un prix immense aux influences et aux habitudes religieuses qui prévalent aujourd’hui dans la plupart de nos établissements d’instruction publique : influences et habitudes qui disparaîtraient, qui seraient du moins fort affaiblies si ces établissements formaient un vaste ensemble soumis à l’action directe et partout présente du gouvernement de l’État. Nous ne voudrions nullement confier à l’Église le gouvernement général de l’instruction publique ; mais nous ne voulons pas non plus remettre l’instruction publique tout entière aux mains d’un pouvoir central laïque qui, peut-être en le voulant, et quand même il ne le voudrait pas, y ferait bientôt perdre aux pouvoirs religieux l’influence qu’ils y doivent exercer.
On invoque un principe : l’instruction civile et l’instruction religieuse doivent, dit-on, être complètement séparées ; en laissant au clergé seul l’instruction religieuse, et en lui assurant les moyens comme la liberté de la donner, il faut placer sous la seule autorité laïque l’instruction civile tout entière. Nous tenons ce principe pour faux et funeste, du moins dans le sens et l’étendue qu’on voudrait lui donner. En matière de hautes sciences et pour les hommes, ou pour les jeunes gens qui touchent à l’âge d’homme, l’instruction civile et l’instruction religieuse peuvent être complètement séparées ; la nature de ces études le comporte, et la liberté de l’esprit humain l’exige. Mais l’enseignement supérieur n’est que l’un des degrés de tout système général d’instruction publique. De quoi s’agit-il dans la plupart des établissements, dans les écoles élémentaires, dans les écoles classiques, et pour le plus grand nombre des enfants qui y vivent et des années qu’ils y passent ? Il s’agit essentiellement d’éducation, de discipline morale. Bonne en elle-même et par les richesses qu’elle ajoute aux facultés naturelles de l’homme, c’est surtout par son intime rapport avec le développement moral que l’instruction intellectuelle est excellente. Or, on peut diviser l’enseignement ; on ne divise pas l’éducation. On peut limiter à certaines heures les leçons qui s’adressent à l’intelligence seule ; on ne mesure pas, on ne cantonne pas ainsi les influences qui s’exercent sur toute l’âme, notamment les influences religieuses. Pour atteindre leur but, pour produire leur effet, il faut que ces influences soient partout présentes et habituellement senties. L’instruction purement civile peut former l’esprit et le caractère ; elle ne nourrit et ne règle point l’âme. Dieu et les parents ont seuls ce pouvoir. Il n’y a de véritable éducation morale que par la famille et par la religion. Et là où n’est pas la famille, c’est-à-dire dans les écoles publiques, l’influence de la religion est d’autant plus nécessaire. C’est l’honneur et le bonheur de notre pays que, dans nos établissements d’instruction publique, cette influence soit en général puissante. Nous ne voyons pas qu’elle ait nui chez nous à l’activité ni au libre développement de l’esprit humain, et en même temps il est évident qu’elle a grandement servi l’ordre public et la moralité individuelle.
Nous regarderions donc comme un grand mal et nous repousserions toute organisation de l’instruction publique qui altérerait gravement l’état actuel de nos divers établissements et les influences qui y prévalent. Nous applaudirons à toutes les réformes, à tous les développements qui pourront y être introduits ; mais nous ne voulons ni les refondre dans un seul et même moule, ni en concentrer le gouvernement dans une seule et même main.
Je comprends que les Anglais arrivent à cette conclusion, et je les en approuve. En France, nous n’avons pas même à nous poser la question qui les y conduit. Chez nous, tous les anciens et divers établissements d’instruction publique ont disparu, les maîtres et les biens, les corporations et les dotations. Nous n’avons, dans la grande société, plus de petites sociétés particulières, subsistant par elles-mêmes et vouées aux divers degrés de l’éducation. Ce qui s’est relevé ou ce qui essaye de naître, en ce genre, est évidemment hors d’état de suffire aux besoins publics. En matière d’instruction publique, comme dans toute notre organisation sociale, un système général, fondé et soutenu par l’État, est pour nous une nécessité ; c’est la condition que nous ont faite et notre histoire et le génie national. Nous voulons l’unité ; l’État seul peut la donner ; nous avons tout détruit ; il faut créer.
C’est un curieux spectacle que celui de l’homme aux prises avec le travail de la création, et l’ambitieuse grandeur de sa pensée se déployant sans souci des étroites limites de son pouvoir. De 1789 à 1800, trois célèbres assemblées, vrais souverains de leur temps, l’Assemblée constituante, l’Assemblée législative et la Convention nationale, se promirent de donner à la France un grand système d’instruction publique. Trois hommes d’un esprit éminent et très divers, M. de Talleyrand, M. de Condorcet et M. Daunou furent successivement chargés de faire un rapport et de présenter un projet sur cette importante question dont les gens d’esprit engagés dans les luttes révolutionnaires se plaisaient à se préoccuper, comme pour prendre, dans cette sphère de la spéculation et de l’espérance philosophique, quelque repos des violences du temps. Les rapports de ces trois hommes, brillants représentants de la société, de la politique et de la science de leur époque, sont des œuvres remarquables et par leur caractère commun et par leurs traits divers et distinctifs. Dans tous les trois une pensée commune éclate : l’homme règne seul en ce monde, et la révolution de 1789 est l’avènement de son règne ; il s’y lance confiant dans sa toute-puissance, disposant en maître de la société humaine, dans l’avenir comme dans le présent, et assuré de la façonner à son gré. Dans le travail auquel M. de Talleyrand a donné son nom, c’est l’orgueil de l’esprit qui domine, avec une ardeur bienveillante, sans colère encore comme sans mécompte. L’instruction publique y est appelée un pouvoir qui embrasse tout, depuis les jeux de l’enfance jusqu’aux fêtes les plus imposantes de la nation ; — tout nécessite une création en ce genre ; — son caractère essentiel doit être l’universalité, et quant aux choses, et quant aux personnes ; — l’État règle les études théologiques comme les autres ; la morale évangélique est le plus beau présent que la Divinité ait fait aux hommes ; c’est un hommage que la nation française s’honore de lui rendre. L’Institut, successeur de toutes les académies, est présenté comme l’école suprême, le sommet de l’instruction publique ; il sera à la fois corps savant, corps enseignant, et corps administrant les établissements scientifiques et littéraires. Entre le rapport de M. de Talleyrand à l’Assemblée constituante et celui de M. de Condorcet à l’Assemblée législative, la filiation est visible ; on a roulé sur la même pente ; mais l’espace parcouru est déjà immense ; l’ambition philosophique a cédé la place à la passion révolutionnaire ; une pensée politique spéciale, exclusive, domine le nouveau travail ; l’égalité en est le principe et le but souverain : L’ordre de la nature, dit Condorcet, n’établit dans la société d’autre inégalité que celle de l’instruction et de la richesse ; — établir entre les citoyens une égalité de fait et rendre réelle l’égalité établie par la loi, tel doit être le premier but d’une instruction nationale ; — à tous les degrés, dans tous les établissements publics d’instruction, l’enseignement sera totalement gratuit ; — la gratuité de l’instruction doit être considérée surtout dans son rapport avec l’égalité sociale. Tout le rapport et le plan de Condorcet sont dédiés à ce tyrannique dessein de l’égalité qui pénètre jusque dans le sein de la grande société nationale des sciences et des arts, destinée à être le couronnement de l’édifice ; nul membre ne pourra être de deux classes à la fois, ce qui nuit à l’égalité. La liberté tient plus de place que l’égalité dans le travail de M. Daunou pour la Convention nationale ; il reproche à ses prédécesseurs de n’en avoir pas assez reconnu et garanti les droits ; dans le plan de M. de Talleyrand, il trouve trop de respect pour les anciennes formes, trop de liens et d’entraves ; Condorcet, dit-il, instituait en quelque sorte une Église académique. M. Daunou ne veut point d’organisation publique de l’enseignement scientifique et littéraire ; l’État, selon lui, ne doit s’occuper que de l’instruction primaire et de l’instruction professionnelle ; hors de là, liberté de l’éducation, liberté des établissements particuliers d’instruction, liberté des méthodes instructives. Mais à côté de ce large laisser-aller en fait d’instruction publique, M. Daunou aussi a son idée fixe et sa manie ; la passion de la république est, pour lui, ce qu’était, pour M. de Condorcet, la passion de l’égalité : Il n’y a de génie, dit-il, que dans une âme républicaine ; — un système d’instruction publique ne peut se placer qu’à côté d’une constitution républicaine ; sous l’empire d’une telle constitution, le plus vaste moyen d’instruction publique, dit-il, est dans l’établissement des fêtes nationales ; et il consacre tout un titre de son projet de loi à l’énumération et au règlement de ces fêtes annuelles instituées au nombre de sept, fêtes de la République, de la Jeunesse, des Époux, de la Reconnaissance, de l’Agriculture, de la Liberté et des Vieillards.

Au milieu de la tourmente révolutionnaire, tous ces projets, tous ces rêves, tour à tour généreux, dangereux ou puérils, demeurèrent sans résultats. On décréta l’instruction primaire universelle et gratuite ; mais il n’y eut ni écoles, ni instituteurs. On essaya sous le nom d’écoles centrales un système d’instruction secondaire qui, malgré des apparences ingénieuses et libérales, ne répondait ni aux traditions de l’enseignement, ni aux lois naturelles du développement intellectuel de l’homme, ni aux conditions morales de l’éducation. En matière d’instruction supérieure et spéciale, quelques grandes et célèbres écoles s’élevèrent. L’Institut fut fondé. Les sciences mathématiques et physiques prodiguèrent à la société leurs services et leur gloire ; mais aucun grand et efficace ensemble d’instruction publique ne vint remplacer les établissements détruits. On s’était et on avait beaucoup promis ; on ne fit rien. Des chimères planaient sur des ruines.

Le gouvernement consulaire fut plus sérieux et plus efficace. La loi du 1er mai 1802, vaine quant à l’instruction primaire, incomplète et hypothétique quant à l’instruction supérieure, rétablit, sous le nom et au sein des lycées, une véritable instruction secondaire dans laquelle se retrouvaient de bons principes d’enseignement et des garanties d’influence sociale et de durée. Pourtant l’œuvre manquait d’originalité et de grandeur : l’instruction publique était considérée comme un simple service administratif, et placée à ce titre, personnes et choses, parmi les nombreuses et très diverses attributions du ministre de l’intérieur. Ni le rang qui lui appartenait, ni le mode de gouvernement qui lui convenait n’étaient compris ; elle tombait sous l’empire de ce mécanisme bureaucratique qui règle et dirige bien les affaires d’ordre matériel, mais dont les affaires d’ordre moral ne sauraient s’accommoder.

L’empereur Napoléon ne s’y trompa point : averti par ces instincts grands et précis qui lui révélaient la vraie nature des choses et les conditions essentielles du pouvoir, il reconnut, dès qu’il y pensa lui-même et à lui seul, que l’instruction publique ne pouvait être ni livrée à la seule industrie privée, ni gouvernée par une administration ordinaire, comme les domaines, les finances ou les routes de l’État. Il comprit que, pour donner aux hommes chargés de l’enseignement la considération, la dignité, la confiance en eux-mêmes et l’esprit de dévouement, pour que ces existences si modestes et si faibles se sentissent satisfaites et fières dans leur obscure condition, il fallait qu’elles fussent groupées et comme liées entre elles, de manière à former un corps qui leur prêtât sa force et sa grandeur. Le souvenir des corporations religieuses et enseignantes revint à l’esprit de Napoléon ; mais en les admirant, comme il admirait volontiers ce qui avait duré avec éclat, il reconnut leurs vices qui seraient plus graves de nos jours. Les corporations religieuses étaient trop étrangères et au gouvernement de l’État et à la société elle-même ; par le célibat, par l’absence de toute propriété individuelle et bien d’autres causes encore, elles vivaient en dehors des intérêts, des habitudes et presque des sentiments généraux. Le gouvernement n’exerçait sur elles qu’une influence indirecte, rare et contestée. Napoléon comprit que, de nos jours, le corps enseignant devait être laïque, menant la vie sociale, partageant les intérêts de famille et de propriété personnelle, étroitement uni, sauf sa mission spéciale, à l’ordre civil et à la masse des citoyens ; Il fallait aussi que ce corps tînt de près au gouvernement de l’État, qu’il reçût de lui ses pouvoirs et les exerçât sous son contrôle général. Napoléon créa l’Université, adaptant, avec un discernement et une liberté d’esprit admirables, l’idée-mère des anciennes corporations enseignantes au nouvel état de la société.

Les meilleures œuvres n’échappent pas à la contagion des vices de leur auteur. L’Université était fondée sur le principe que l’éducation appartient à l’État. L’État, c’était l’Empereur. L’Empereur voulait et avait le pouvoir absolu. L’Université fut, en naissant, un régime de pouvoir absolu. En dehors de l’institution, ni les droits de la famille, ni ceux de l’Église, ni ceux de l’industrie privée n’étaient reconnus et respectés. Dans le sein même de l’institution, il n’y avait, pour la situation, la dignité et la juste indépendance des personnes, point de réelles garanties. Si, en France, l’Empereur était l’État, dans l’Université le grand-maître était l’empereur. Je me sers d’expressions trop absolues ; en fait, le gouvernement de l’Université s’est toujours appliqué à ménager les droits divers ; mais quelles que soient la prudence ou l’inconséquence des hommes, les principes portent leurs fruits ; selon les principes de la constitution universitaire, il n’y avait, en matière d’instruction publique, point de liberté pour les citoyens, point de responsabilité du pouvoir envers le pays.

Aussi quand la Charte eut institué en France le gouvernement libre, quand la liberté des citoyens et la responsabilité du pouvoir furent devenues le droit commun et pratique du pays, l’embarras de l’Université, et du gouvernement à son sujet, fut extrême ; ses maximes, ses règles, ses traditions n’étaient plus en rapport avec les institutions générales ; au nom de la religion, des familles, de la liberté, de la publicité, on élevait ; autour d’elle et contre elle, des réclamations qu’elle ne savait comment repousser sans se mettre en lutte avec le système constitutionnel, ni comment admettre sans se démentir et se mutiler elle-même. Le pouvoir qui la gouvernait, qu’il s’appelât grand-maître, conseil royal ou président, n’était ni un ministre, ni assez petit et assez dépendant pour n’être que le subordonné d’un ministre. Nul ministre ne voulait répondre de lui ; et il ne pouvait porter lui-même, auprès des chambres et du public, le poids de la responsabilité. Pendant six ans, de 1815 à 1821, des hommes supérieurs, M. Royer-Collard, M. Cuvier, M. Silvestre de Sacy, M. Lainé, usèrent leur talent et leur influence dans cette situation anormale ; ils gagnèrent du temps ; ils sauvèrent la vie à l’Université, mais sans résoudre la question de son existence constitutionnelle. C’était une pièce qui ne trouvait, dans la nouvelle machine de gouvernement, ni sa place, ni son jeu.

Le sort a des combinaisons qui semblent se moquer de la prévoyance humaine : ce fut sous un ministère regardé, non sans motif, comme hostile à l’Université, et au moment où elle en redoutait le plus les coups, qu’elle sortit de sa situation embarrassée et monta à son rang dans l’État ; M. de Villèle avait fait l’abbé Frayssinous grand-maître ; l’instruction publique était sous la direction d’un évêque ; pour satisfaire le clergé et pour l’attirer en même temps sous son influence, il fallait à M. de Villèle quelque chose de plus ; il associa l’Église au gouvernement de l’État ; il fit l’évêque d’Hermopolis ministre des affaires ecclésiastiques, mais en lui donnant au même moment le titre et les fonctions, non plus seulement de grand-maître de l’Université, mais de ministre de l’instruction publique. L’instruction publique fut ainsi officiellement classée parmi les grandes affaires publiques ; l’Université entra, à la suite de l’Église, dans les cadres et dans les conditions du régime constitutionnel.

Moins de quatre ans après, elle fit un nouveau pas. Partout redoutée et vivement combattue, la prépondérance ecclésiastique était particulièrement suspecte en matière d’instruction publique ; le mouvement libéral qui, en 1827, renversa M. de Villèle et amena le cabinet Martignac aux affaires, eut là aussi son effet ; l’ordonnance royale du 4 janvier 1828, en nommant les nouveaux ministres, déclara qu’à l’avenir l’instruction publique ne ferait plus partie du ministère des affaires ecclésiastiques ; et le 10 février suivant, elle devint, dans les conseils de l’État, un département spécial et indépendant qui fut confié à M. de Vatimesnil.

Cette intelligente et prudente organisation ne fut alors qu’éphémère ; avec M. de Polignac, les passions de parti reprirent leur pouvoir ; l’Université rentra sous la main de l’Église ; il n’y eut plus qu’un ministre des affaires ecclésiastiques et de l’instruction publique. La Révolution de 1830 laissa d’abord subsister cet état de choses ; seulement, par une mauvaise concession à la vanité de l’esprit laïque et comme pour marquer sa victoire, elle changea les mots et déplaça les rangs ; l’Université prit le pas sur l’Église ; il y eut un ministre de l’instruction publique et des cultes. Ce fut sous ce titre et avec ces attributions que le duc de Broglie, M. Mérilhou, M. Barthe, le comte de Montalivet et M. Girod de l’Ain occupèrent ce département jusqu’au moment où le cabinet du 11 octobre 1832 se forma.

En prenant le ministère de l’instruction publique, je fus le premier à demander qu’on en détachât les cultes. Protestant, il ne me convenait pas, et il ne convenait pas que j’en fusse chargé. J’ose croire que l’Église catholique n’aurait pas eu à se plaindre de moi ; je l’aurais peut-être mieux comprise et plus efficacement défendue que beaucoup de ses fidèles ; mais il y a des apparences qu’il ne faut jamais accepter. L’administration des cultes passa dans les attributions du ministre de la justice. Ce fut, à mon sens, une faute de n’en pas former un département séparé ; c’est un honneur dû à l’importance et à la dignité des intérêts religieux. Précisément de nos jours et après tant de victoires, le pouvoir laïc ne saurait trop ménager la fierté susceptible du clergé et de ses chefs. C’est d’ailleurs une combinaison malhabile de placer les rapports de l’Église avec l’État dans les mains de ses rivaux ou de ses surveillants officiels. On ne témoigne pas la méfiance sans l’inspirer, et le meilleur moyen de bien vivre avec l’Église, c’est d’accepter franchement sa grandeur et de lui faire largement sa place et sa part.

Réduites à l’instruction publique, les attributions du département que j’allais occuper étaient, sous ce rapport, très incomplètes ; il avait eu l’Université pour berceau et n’en était pas sorti ; le grand-maître de l’Université avait pris le titre de ministre de l’instruction publique en général, mais sans le devenir effectivement. Je réclamai pour ce ministère ses possessions et ses limites naturelles. D’une part, tous les grands établissements d’instruction fondés en dehors de l’Université, le Collège de France, le Muséum d’histoire naturelle, l’École des chartes, les Écoles spéciales de langues orientales et d’archéologie ; d’autre part, les établissements consacrés, non à l’enseignement, mais à la gloire et au progrès des sciences et des lettres, l’Institut, les diverses sociétés savantes, les bibliothèques, les encouragements scientifiques et littéraires furent placés sous la main du ministre de l’instruction publique. Quelques lacunes restent encore dans les attributions qui sont en quelque sorte le droit de ce département ; il n’a pas entre autres, dans la direction et l’encouragement des beaux-arts, la part d’influence qui devrait lui appartenir ; les arts ont, avec les lettres, des liens naturels et nécessaires ; ce n’est que par ce commerce intime et habituel qu’ils sont assurés de conserver leur propre et grand caractère qui est le culte du beau, et sa manifestation aux yeux des hommes. Si Léonard de Vinci et Michel-Ange n’avaient pas été des lettrés, passant leur vie dans le monde lettré de leur temps, ni leur influence, ni même leur génie ne se seraient déployés avec un si pur et si puissant éclat. Placés hors de la sphère des lettres et dans le domaine de l’administration ordinaire, les arts courent grand risque de tomber sous le joug, ou de la seule utilité matérielle, ou des petites fantaisies du public. Le département de l’instruction publique a encore, sous ce rapport, et dans l’intérêt des arts eux-mêmes, une importante conquête à faire. A tout prendre cependant, ce département reçut, au moment où j’y entrai, son extension légitime et son organisation rationnelle ; de 1824 à 1830, il n’avait guère été qu’un expédient ; en 1832, il devint, dans l’ensemble de nos institutions, un rouage complet et régulier, capable de rendre à la société et au pouvoir, dans l’ordre intellectuel et moral, les services dont, aujourd’hui moins que jamais, ils ne sauraient se passer.

Le cabinet ainsi constitué et les attributions de tous les ministres réglées, chacun de nous se mit à l’œuvre pour accomplir sa mission particulière dans la politique commune dont nous poursuivions le succès. Le duc de Broglie entra en négociation intime avec le cabinet de Londres pour résoudre enfin, par l’action concertée des deux puissances sur Anvers, la question belge que la résistance du roi de Hollande aux instances de l’Europe tenait encore en suspens. Le maréchal Soult et l’amiral de Rigny se hâtèrent d’organiser l’un l’armée, l’autre la flotte qui devaient être chargées de cette délicate opération. M. Thiers porta, sur les moyens de mettre fin aux troubles des départements de l’Ouest, tout l’effort de sa fertile et habile activité. Nous entreprîmes, M. Humann, M. Barthe, M. d’Argout et moi, la prompte préparation des divers projets de loi dont il avait été convenu que nous occuperions les Chambres dans leur prochaine session. Elle devait s’ouvrir le 19 novembre. Le discours d’ouverture du Roi était, pour la couronne et pour le cabinet, d’une grande importance ; la politique de résistance et de liberté, d’indépendance et de paix, tentée dès le lendemain de la Révolution et énergiquement pratiquée par M. Casimir Périer, y devait être hautement adoptée au nom des diverses nuances d’opinion qui venaient de s’unir autour du trône pour former le Gouvernement. Je fus chargé d’en préparer la rédaction.

C’est une tâche qui m’est presque toujours échue dans les divers cabinets dont j’ai fait partie. Tâche difficile en elle-même, car peu de choses le sont davantage que de résumer, dans quelques phrases à la fois générales et précises, et significatives sans être compromettantes, la situation et la politique d’un gouvernement, à un moment donné et au milieu même de l’action. Ce qui est plus difficile encore, c’est de faire parler en même temps, parla bouche royale, le Roi et ses conseillers, de façon à satisfaire à la dignité comme à la vraie pensée des uns et des autres, en écartant les dissidences qui peuvent exister entre eux, pour ne laisser paraître que l’action harmonique du pouvoir qu’ils exercent ensemble. Malgré ces embarras, et précisément à cause de ces embarras, cette épreuve que le régime constitutionnel impose périodiquement au prince et à ses ministres est bonne et salutaire ; elle leur rappelle, à jour fixe et solennel, leur situation mutuelle et la nécessité où ils sont de se montrer unis et de parler comme d’agir en commun. Il y a, dans cette manifestation publique du Gouvernement tout entier devant le pays, un hommage au rang qu’y tient la royauté et une garantie pour l’influence du pays auprès de la royauté. C’est beaucoup d’être obligé de paraître tel qu’il est à souhaiter qu’on soit en effet. La publicité inévitable détermine souvent la bonne conduite et prévient bien plus de fautes qu’elle n’en révèle.

Ni pour le roi Louis-Philippe, ni pour ses conseillers, cette obligation n’avait, en novembre 1832, rien d’embarrassant ; ils étaient parfaitement d’accord et sur les maximes générales de la politique, et sur la conduite à suivre dans les questions particulières qu’ils avaient à résoudre. Ni de la part du Roi, ni de celle des ministres, aucune prétention exorbitante, aucune susceptibilité jalouse ne gênaient entre eux les rapports. Le cabinet se réunissait tantôt chez son président, le maréchal Soult, tantôt aux Tuileries autour du Roi, selon la nature et l’état des affaires dont il avait à s’occuper ; et dans l’une comme dans l’autre de ces réunions, la liberté de la discussion était entière sans grand’peine, car elle n’avait point de profonds dissentiments à surmonter. La rédaction du discours de la couronne n’offrait donc, quant au fond même de la politique, point de difficulté grave ; restait seulement l’obligation, toujours difficile, de se mettre d’accord, et entre ministres et avec le Roi, sur la mesure, les convenances et les nuances du langage qu’à propos des diverses questions à l’ordre du jour, le Roi devait tenir, au nom de la France devant l’Europe, au nom du gouvernement devant la France. Avant, d’arriver devant le cabinet tout entier, c’était entre le Roi et moi que cette difficulté se rencontrait, et ici ma tâche ne laissait pas d’être laborieuse. Non seulement le roi Louis-Philippe prenait fort au sérieux ses devoirs de Roi et les affaires du pays ; il avait de plus l’esprit singulièrement abondant, soudain, vif, mobile, et chaque idée, chaque impression exerçait sur lui, au moment où elle lui arrivait, un grand empire. Clairvoyant et judicieux dans le but qu’il se proposait d’atteindre en parlant, il ne pressentait pas toujours avec justesse l’effet de ses paroles sur le public auquel elles s’adressaient, et ne se préoccupait guère que de satisfaire sa propre et actuelle pensée à laquelle il attachait souvent plus d’importance qu’elle n’en avait réellement. Je lui remis mon projet de discours dans les premiers jours de novembre, et pendant quinze jours, nous eûmes, sur chaque paragraphe, presque sur chaque mot, des discussions sans cesse déroutées et renouvelées par quelque nouvelle intention ou quelque nouveau doute qui venait se jeter à la traverse des résolutions adoptées la veille. Je recevais chaque jour, et souvent plusieurs fois dans la journée, de petits billets du Roi qui me transmettaient les résultats de cet incessant travail de son esprit, et m’obligeaient à remanier incessamment le mien. Par respect monarchique, et aussi dans la conviction qu’en définitive le résultat en serait bon, j’acceptais de bonne grâce cette longue controverse, souvent assez insignifiante quoique assez vive. Mon espérance ne fut pas trompée ; en relisant au bout de vingt-sept ans, et comme dans une ancienne histoire, ce discours d’ouverture de la session de 1832, je le trouve digne du gouvernement sensé d’un peuple libre ; et si je ne m’abuse, tout juge impartial en recevrait encore aujourd’hui la même impression.

Quand nous en fûmes à peu près tombés d’accord, le Roi et moi, le cabinet, que j’avais tenu au courant de nos petits débats, adopta sur-le-champ mon projet de discours, avec de légères modifications.

Je tiens à dire qu’en y insérant, à propos de la politique de résistance, cette phrase en l’honneur de M. Casimir Périer : C’est là le système que vous avez affermi par votre concours, et qu’a soutenu avec tant de constance le ministre habile et courageux dont nous déplorons la perte, je ne rencontrai, de la part du Roi, aucune objection.

Les événements servirent bien le discours. Quand le jour de l’ouverture des Chambres arriva, le 19 novembre, la politique extérieure et intérieure du cabinet avait déjà réussi. L’entente et l’action commune de la France et de l’Angleterre pour mettre fin à la question belge étaient conclues ; les flottes française et anglaise bloquaient ensemble les côtes de Hollande ; l’armée française entrait en Belgique ; les ducs d’Orléans et de Nemours venaient de partir pour aller prendre place dans ses rangs. Madame la duchesse de Berry avait été découverte à Nantes et aussitôt transférée à Blaye. Un incident, fort inattendu alors, vint ajouter à l’effet déjà grand de ces succès du pouvoir : au moment même où le Roi entrait dans la salle du Palais-Bourbon et commençait à prononcer son discours, l’assemblée apprit qu’un coup de pistolet venait d’être tiré sur lui, comme il passait sur le pont des Tuileries ; l’émotion fut aussi vive et aussi générale que soudaine : émotion d’indignation encore plus que d’alarme ; le public n’était pas encore blasé sur l’assassinat.

J’assistais, avec mes collègues, à la séance royale. Ce fut de ma part un effort ; j’étais atteint, depuis trois semaines, d’une bronchite que la préparation du discours de la couronne et toutes les allées et venues, les conversations et les discussions auxquelles elle donnait lieu avaient fort aggravée. Je me mis au lit en rentrant de la séance, amèrement triste de me sentir hors d’état de prendre part aux débats qui allaient s’ouvrir. »

Jules Ferry, « De l’égalité d’éducation »

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