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Lénine et la révolution russe de 1905

jeudi 23 juillet 2015, par Robert Paris

Les enseignements de l’insurrection de Moscou (rédigé en août 1906)

Le livre Moscou en décembre 1905 (M. 1906) vient on ne peut plus à son heure. La tâche immédiate du parti ouvrier est de s’assimiler l’expérience de l’insurrection de décembre. Mais un peu de fiel gâte beaucoup de miel : cet ouvrage contient une documentation fort intéressante, bien qu’incomplète, et malheureusement des conclusions incroyablement négligées, incroyablement banales. Nous reviendrons sur ces conclusions [1] ; pour l’instant, interrogeons la grande actualité politique, les leçons de l’insurrection de Moscou.

Les formes essentielles du mouvement de décembre, à Moscou ont été la grève pacifique et les manifestations. L’immense majorité des ouvriers n’a participé activement qu’à ces formes de lutte. Mais précisément le mouvement de décembre, à Moscou, a montré de façon éclatante que la grève générale, comme forme indépendante et principale de lutte, a fait son temps ; que le mouvement déborde avec une force spontanée, irrésistible, ces cadres trop étroits, donnant naissance à la forme suprême de la lutte : l’insurrection.

Tous les partis révolutionnaires, tous les syndicats de Moscou, en déclarant la grève, avaient conscience et sentaient même qu’elle se transformerait inéluctablement en insurrection. Le 6 décembre, le Soviet des députés ouvriers décidait qu’on « s’efforcerait de transformer la grève en insurrection armée ». Mais aucune des organisations ne s’y était préparée. Même le Conseil de coalition des groupes de combat [2] parlait (le 9 décembre !) de l’insurrection comme d’une affaire encore lointaine, et il est certain que les batailles de rue se livraient sans qu’il y fût pour quelque chose, sans même qu’il y prît part. Les organisations s’étaient laissé devancer par la croissance et l’extension du mouvement.

C’est avant tout sous la pression des circonstances objectives apparues après octobre que la grève allait se transformer en insurrection. On ne pouvait plus prendre le gouvernement au dépourvu par une grève générale ; il avait déjà monté une contre révolution prête à agir militairement..Le cours général de la révolution russe après octobre et la succession des événements à Moscou lors des journées de décembre ont confirmé, de façon saisissante, une des grandes thèses de Marx : la révolution progresse en suscitant une contre-révolution forte et unie, c’est à dire qu’elle oblige à recourir à des moyens de défense de plus en plus extrêmes et élabore ainsi des moyens d’attaque de plus en puissants [3].

Les 7 et 8 décembre : grève pacifique, grandes manifestations pacifiques. Le 8 au soir : siège de l’Aquarium [4]. Le 9, dans la journée : place Strastnaïa les dragons chargent la foulle. Le soir, mise à sac de la maison Fidler [5]. L’exaltation monte. La foule inorganisée de la rue dresse, tout à fait spontanément sans trop d’assurance, les premières barricades.

Le 10 : l’artillerie ouvre le feu sur les barricades et sur la foule dans les rues. Maintenant on dresse, sans hésitation, des barricades non pas isolément, mais absolument en masse. Toute la population est dans la rue ; les principales artères de la ville se couvrent de barricades. Pendant plusieurs jours, c’est une guerre de partisans obstinée entre les groupes de combat et la troupe épuisée ; Doubassov [6] se voit obligé d’implorer du renfort. Le 15 décembre seulement, les forces gouvernementales l’emportent définitivement et, le 17, le régiment Séménovski [7] écrase la Presnia, dernier rempart de l’insurrection.

De la grève et des manifestations l’on passe à la construction de barricades isolées. Des barricades isolées, à la construction de barricades en masse et aux batailles de rue contre la troupe. Par dessus la tête des organisations, la lutte prolétarienne de masse est passée de la grève à l’insurrection. Là est la grande acquisition historique de la révolution russe, acquisition due aux événements de décembre 1905 et faite, comme les précédentes, au prix de sacrifices immenses. De la grève politique générale le mouvement s’est élevé à un degré supérieur. Il a forcé la réaction à aller jusqu’au bout dans sa résistance : c’est ainsi qu’il a formidablement rapproché le moment où la révolution elle aussi ira jusqu’au bout dans l’emploi de ses moyens d’offensive. La réaction ne peut aller au delà du bombardement des barricades, des maisons et de la foule. La révolution, elle, peut aller au delà des groupes de combat de Moscou, elle a du champ, et quel champ en étendue et en profondeur. Et la révolution a fait du chemin depuis décembre. La crise révolutionnaire a maintenant une base infiniment, plus large ; il n’y a plus qu’à affiler encore le tranchant du glaive.

Le changement des conditions objectives de la lutte, qui imposait la nécessité de passer de la grève à l’insurrection, fut ressenti par le prolétariat bien avant que par ses dirigeants. La pratique, comme toujours, a pris le pas sur la théorie. La grève pacifique et les manifestations avaient cessé aussitôt de satisfaire les ouvriers, qui demandaient : Et après ? exigeant une action plus décidée. L’ordre de dresser des barricades parvint dans les quartiers avec un retard sensible, au moment où au centre de la ville on les élevait déjà. En masse les ouvriers se mirent à l’ouvrage, mais ils ne s’en contentèrent pas, ils demandaient : Et après ?. Ils réclamaient une action décidée. Nous, dirigeants du prolétariat social démocrate, nous nous identifiâmes, en décembre, à ce capitaine qui avait si absurdement disposé ses bataillons que la majeure partie de ses troupes ne put participer activement au combat. Les masses ouvrières cherchaient des directives pour une action de masse décidée, et ils n’en trouvaient point.

Ainsi, rien de plus myope que le point de vue de Plékhanov, repris par tous les opportunistes et selon lequel il ne fallait pas entreprendre cette grève inopportune, « il ne fallait pas prendre les armes ». Au contraire, il fallait prendre les armes d’une façon plus résolue, plus énergique et un esprit plus agressif ; il fallait expliquer aux masses l’impossibilité de se borner à une grève pacifique, et la nécessité d’une lutte armée, intrépide et implacable. Aujourd’hui nous devons enfin reconnaître ouvertement et proclamer bien haut l’insuffisance des grèves politiques ; nous devons faire de l’agitation dans les masses les plus profondes faveur de l’insurrection armée, sans escamoter la question en prétextant la nécessité de « degrés préliminaires », sans jeter un voile là-dessus. Cacher aux masses la nécessité d’une guerre exterminatrice, sanglante et acharnée, comme objectif immédiat de l’action future, c’est se duper soi-même et duper le peuple.

Telle est la première leçon des événements de décembre. La seconde concerne le caractère de l’insurrection, la façon de la conduire, les conditions dans lesquelles la troupe passe au peuple. Sur ce dernier point, une opinion très étroite s’est accréditée dans l’aile droite de notre Parti. Il est impossible, paraît il, de lutter contre une armée moderne ; il faut que l’armée devienne révolutionnaire. Bien entendu, si la révolution ne gagne pas les masses et l’armée elle-même, il ne saurait même être question de lutte sérieuse. Bien entendu, l’action dans l’armée est nécessaire. Mais il ne faut pas se figurer cette volte face de la troupe comme un acte simple et isolé, résultant de la persuasion, d’une part, et du réveil de la conscience, de l’autre. L’insurrection de Moscou montre à l’évidence ce que cette conception a de routinier et de stérile. En réalité, l’indécision de la troupe, inévitable dans tout mouvement vraiment populaire, conduit, lorsque la lutte révolutionnaire s’accentue, à une véritable lutte pour la conquête de l’armée. L’insurrection de Moscou nous montre précisément la lutte la plus implacable, la plus forcenée de la réaction et de la révolution pour conquérir l’armée. Doubassov a déclaré lui même que 5 000 hommes seulement sur les 15 000 de la garnison de Moscou étaient sûrs. Le gouvernement cherchait à retenir les hésitants par les mesures les plus diverses, les plus désespérées : on les persuadait, on les flattait, on les achetait en leur distribuant des montres, de l’argent, etc. ; on les enivrait d’eau de vie, on les trompait, on les terrorisait ; on les consignait dans les casernes, on les désarmait, on isolait par la trahison ou la violence les soldats dont doutait le plus. Et il faut avoir le courage d’avouer en toute franchise que sous ce rapport, nous nous sommes laissé devancer par la gouvernement. Pour conquérir les troupes qui hésitaient, nous n’avons pas su utiliser les forces nous disposions, dans une lutte aussi active, hardie, entreprenante et irrésistible que celle engagée et menée à bonne fin par le gouvernement. Nous nous sommes attachés et nous nous attacherons encore avec plus de ténacité à « travailler » idéologiquement l’armée. Mais nous ne serions que de pitoyables pédants, si nous oublions qu’au moment de l’insurrection il faut aussi employer la force pour gagner l’armée.

Le prolétariat de Moscou nous a fourni, dans les journées de décembre, d’admirables leçons de « persuasion » idéologique de la troupe : par exemple, le 8 décembre, place Strastnaïa, lorsque la foule cerna les cosaques, se mêla à eux, fraternisa avec eux et les décida à se retirer. Ou encore le 10, à Presnia, lorsque deux jeunes ouvrières, portant le drapeau rouge au milieu d’une foule de 10 000 personnes, se jetèrent au devant des cosaques en criant : « Tuez nous ! Nous vivantes, vous n’aurez pas notre drapeau ! » Et les cosaques, décontenancés, tournèrent bride, tandis que la foule criait : « Vivent les cosaques ! » Ces exemples de vaillance et d’héroïsme doivent rester gravés à jamais dans la conscience des prolétaires.

Mais voici des exemples illustrant notre infériorité par rapport à Doubassov. Le 9 décembre, rue Bolchaïa Serpoukhovskaïa, des soldats défilent au chant de la Marseillaise : ils vont se joindre aux insurgés. Les ouvriers leur envoient,, des délégués. Malakhov en personne s’élance vers eux à bride abattue. Les ouvriers arrivent trop tard, Malakhov les avait prévenus. Il y va d’un discours ardent, fait hésiter, les soldats, les fait cerner par des dragons, conduire à la caserne où ils seront enfermés. Malakhov est arrivé à temps, nous en retard. Et pourtant en deux jours, 150 000 hommes s’étaient levés à notre appel, qui auraient pu et dû organiser un service de patrouilles dans les rues. Malakhov a fait cerner les soldats par des dragons ; nous, nous n’avons pas fait cerner les Malakhov par des lanceurs de bombes. Nous aurions pu et dû le faire : depuis longtemps déjà la presse social démocrate (l’ancienne Iskra [8]) avait dit qu’en temps d’insurrection, notre devoir est d’exterminer impitoyablement les chefs civils et militaires. Ce qui s’est produit rue Bolchaïa Serpoukhovskaïa s’est renouvelé apparemment, dans les grandes lignes, devant les casernes Nesvijskié et Kroutitskié, et lorsque le prolétariat tenta d’« enlever » les hommes du régiment d’Iékatérinoslav, et lors de l’envoi de délégués auprès des sapeurs d’Alexandrov, et lors de la réexpédition de l’artillerie de Rostov, qui avait été dirigée sur Moscou, et pendant le désarmement des sapeurs à Kolomna, et ainsi de suite. Au moment de l’insurrection nous n’avons pas été à la hauteur de notre tâche dans la lutte pour gagner à nous les troupes indécises.

Décembre a confirmé une autre thèse profonde de Marx, oubliée des opportunistes : l’insurrection est un art, et la principale règle de cet art est l’offensive [9] une offensive d’un courage à tout épreuve et d’une inébranlable fermeté. Cette vérité, nous ne l’avons pas suffisamment comprise. Nous n’avons pas assez appris nous-mêmes ni enseigné aux masses cet art, cette règle de l’offensive à tout prix. Maintenant nous devons, de toute notre énergie, rattraper le temps perdu. Il ne suffit pas de se grouper sur les mots d’ordre politiques, il faut aussi se grouper sur le problème de l’insurrection armée. Quiconque s’y oppose, ou refuse de s’y préparer, doit être impitoyablement chassé des rangs des partisans de la révolution, renvoyé dans le camp de ses adversaires, des traîtres ou des lâches, car le jour approche où la force des événements et les circonstances de la lutte nous obligeront à distinguer, à ce signe, nos amis et nos ennemis. Ce n’est pas la passivité que nous devons prêcher, ni simplement l’« attente » du moment où la troupe « passera » à nous ; non, nous devons, comme on sonne le tocsin, proclamer la nécessité d’une offensive intrépide et d’une attaque à main armée, la nécessité d’exterminer les chefs et de lutter de la façon la plus énergique pour gagner à nous les troupes indécises.

La troisième grande leçon que nous a donnée Moscou a trait à la tactique et à l’organisation de nos forces en vue de l’insurrection. La tactique militaire dépend du niveau de la technique militaire c’est Engels [10] qui a répété cette vérité et l’a mise toute mâchée dans la bouche des marxistes. La technique militaire n’est plus ce qu’elle était au milieu du XIX° siècle. Opposer la foule à l’artillerie et défendre les barricades avec des revolvers serait une sottise. Et Kautsky avait raison lorsqu’il écrivait qu’il est temps, après Moscou, de réviser les conclusions d’Engels, et que Moscou a promu « une nouvelle tactique des barricades [11] ». Cette tactique était celle de la guerre de partisans. L’organisation qu’elle supposait, c’étaient de tout petits détachements mobiles : groupes de dix, de trois et même de deux hommes. On rencontre souvent aujourd’hui, chez nous, des social démocrates qui ricanent quand on parle de ces groupes de cinq ou de trois. Mais ricaner n’est qu’un moyen facile de fermer les yeux sur ce nouveau problème de la tactique et de l’organisation requises pour les batailles de rues, face à la technique militaire moderne. Lisez attentivement le récit de l’insurrection de Moscou, messieurs, et vous comprendrez quel rapport ont les « groupes de cinq » avec le problème de la « nouvelle tactique des barricades ».

Cette tactique Moscou l’a promue, mais il s’en faut de beaucoup qu’elle lui ait donné un développement, une extension assez large, qu’elle en ait fait une véritable tactique de masse. Les combattants n’étaient pas assez nombreux ; la masse ouvrière n’avait pas reçu le mot d’ordre d’attaques audacieuses et n’a pas agi dans ce sens ; le caractère des détachements de partisans était trop uniforme, leur armement et leurs procédés insuffisants ; ils ne savaient guère diriger les foules. Nous devons remédier à tout cela et nous y remédierons en étudiant l’expérience de Moscou, en la diffusant dans les masses, en éveillant l’initiative créatrice des masses elles mêmes dans le sens du développement de cette expérience. Et la guerre de partisans, la terreur générale qui en Russie se répandent partout presque sans discontinuer depuis décembre, contribueront incontestablement à enseigner aux masses la juste tactique, au moment de l’insurrection. Cette terreur exercée par les masses, la social démocratie doit l’admettre et l’incorporer à sa tactique ; elle doit, bien entendu, l’organiser et la contrôler, la subordonner aux intérêts et aux nécessités du mouvement ouvrier et de la lutte révolutionnaire générale ; elle doit écarter, éliminer sans merci la tendance à faire tourner la guerre de partisans en « gueuserie », déformation dont les Moscovites ont si bien, si implacablement fait justice lors de l’insurrection, et les Lettons pendant les fameuses Républiques lettones [12].

La technique militaire, en ces tout derniers temps, enregistre de nouveaux progrès. La guerre japonaise a fait paraître la grenade à main. Les manufactures d’armes ont jeté sur le marché le fusil automatique. L’une et l’autre sont employés avec succès dans la révolution russe, mais dans des proportions qui sont loin d’être suffisantes. Nous pouvons et devons profiter des perfectionnements techniques, apprendre aux détachements ouvriers la fabrication en grand des bombes, les aider, ainsi que nos groupes de combat, à se pourvoir d’explosifs, d’amorces et de fusils automatiques. Si la masse ouvrière prend part à l’insurrection dans les viIles ; si nous attaquons l’ennemi en masse ; si nous menons une lutte adroite et décidée pour conquérir la troupe, qui hésite encore davantage après l’expérience de la Douma, depuis Sveaborg et Cronstadt ; si la participation des campagnes à la lutte commune est assurée, la victoire sera à nous lors de la prochaine insurrection armée de toute la Russie !

Développons donc plus largement notre activité et définissons nos tâches avec plus de hardiesse, en nous assimilant les enseignements des grandes journées de la révolution russe. Notre activité se base sur une juste appréciation des intérêts des classes et des nécessités du développement du peuple à l’heure présente. Autour du mot d’ordre : renversement du pouvoir tsariste et convocation de l’Assemblée constituante par un gouvernement révolutionnaire, nous groupons et grouperons une partie toujours plus grande du prolétariat, de la paysannerie et de l’armée. Développer la conscience des masses reste, comme toujours, la base et contenu principal de tout notre travail. Mais n’oublions pas qu’aux moments comme celui que traverse la Russie, à ce devoir général, constant et essentiel, s’ajoutent des devoirs particuliers, spéciaux. Ne soyons pas des pédants et philistins, ne tournons pas le dos à ces tâches particulières du moment, à ces tâches spéciales qu’impliquent les formes actuelles de lutte, en invoquant vainement des devoirs constants et immuables, quels que soient les temps et les circonstances.

Rappelons nous que la jour approche de la grande lutte de masse. Ce sera l’insurrection armée. Elle doit être, dans la mesure du possible, simultanée. Les masses doivent savoir qu’elles vont à une lutte armée implacable et sanglante. Le mépris de la mort doit se répandre parmi les masses et assurer la victoire. L’offensive contre l’ennemi doit être des plus énergiques : l’attaque et non la défense doit devenir le mot d’ordre des masses ; l’extermination implacable de l’ennemi deviendra leur objectif ; l’organisation de combat sera mobile et souple ; les éléments hésitants de l’armée seront entraînés dans la lutte active. Le Parti du prolétariat conscient est tenu de remplir son devoir dans cette grande lutte.

Notes

[1] Voir l’article de Lénine : « Bas les pattes ! » - 8 sept. 1906.

[2] Le Conseil de coalition des groupes de combat apparut à Moscou fin octobre 1905. Fondé, à l’origine pour lutter en pratique contre les Cent Noirs, cet organe fut maintenu pendant l’insurrection de décembre. Le Conseil comprenait des représentants des groupes de combat du parti du Comité de Moscou du P.O.S.D.R., du groupe social démocrate de Moscou, du Comité de Moscou du parti socialiste-révolutionnaire, ainsi que des représentants des groupes de combat suivants : « Volnaïa Raïounaïa », « Ouniversitetskaia », « Tipografskaïa » et « Kavkazskaïa ».
La majorité socialiste révolutionnaire et menchevique de ce Conseil semait la désorganisation dans ses activités ; au moment de l’insurrection armée de décembre, le Conseil se laissa dépasser par les événements révolutionnaires et ne sut pas remplir le rôle d’état major général opérationnel de l’insurrection.

[3] Lénine cite une thèse de l’ouvrage de Marx, La lutte des classes en France de 1848 à 1850.

[4] Le soir du 8 (21) décembre 1905, la troupe et la police cernaient le jardin de l’ « Aquarium » où un grand meeting avait lieu dans les locaux du théâtre. On réussit à éviter une effusion de sang, grâce au dévouement du groupe de combat ouvrier qui assurait la protection du meeting ; ceux qui avaient des armes sur eux purent s’enfuir par une palissade démontée, tandis que les autres assistants qui sortaient par les portes, étaient fouillés, battus et arrêtés en grand nombre.

[5] Le bâtiment de l’Ecole Fidler servait régulièrement de lieu de réunions et de meetings au Parti. Le soir du 9 (22) décembre 1905, la maison Fidler, où un meeting avait lieu, fut encerclée par la troupe. Lorsque les assistants, en majorité des membres de groupes de combat, eurent refusé de se rendre et se furent barricadés dans le local, la troupe soumit l’établissement à un tir d’artillerie et de mitrailleuses. Pendant la destruction du bâtiment, plus de trente personnes furent tuées ou blessées ; on procéda à cent vingt arrestations.

[6] F. Doubassov (1845 1912), gouverneur général de Moscou en 1905 1906. Dirigea l’écrasement de l’insurrection armée de Moscou en décembre 1905.

[7] Le régiment Séménovski, formé de soldats de la Garde qui furent envoyés de Saint Pétersbourg à Moscou pour y réprimer l’insurrection des ouvriers moscovites en décembre 1905.

[8] « Iskra » [L ’Etincelle], premier journal illégal marxiste pour toute la Russie, fondé par Lénine en 1900 ; joua un rôle décisif dans la formation d’un parti révolutionnaire marxiste de la .classe ouvrière de Russie.
Le premier numéro parut en décembre 1900, à Leipzig les numéros suivants parurent à Munich, puis à Londres et Genève.
Après la scission qui se produisit dans le parti au II° Congrès du P.O.S.D.R. en 1903 entre bolcheviks révolutionnaires et mencheviks opportunistes, le journal Iskra passa aux mains des mencheviks et prit le nom de nouvelle « Iskra » pour le distinguer de l’ancienne « Iskra » de Lénine.

[9] Allusion à l’ouvrage d’Engels Révolution et contre révolution en Allemagne. Cet ouvrage fut publié en 1851 1852 dans le NewYork Daily Tribune sous forme d’articles signés du nom de Marx ; celui ci avait eu à l’origine l’intention d’écrire l’ouvrage lui même, mais pris par des recherches sur l’économie, il confia à Engels le soin de rédiger les articles. Durant son travail Engels eut constamment recours aux conseils de Marx et lui donnait ses articles à corriger avant de les remettre à la presse., Ce n’est qu’en 1913, quand la correspondance de Marx et d’Engels fut publiée, qu’on apprit que Révolution et contre révolution en Allemagne était l’œuvre d’Engels.

[10] Cette thèse a été maintes fois développée par Engels dans plusieurs de ses oeuvres, notamment l’Anti Dühring.

[11] Lénine a donné plus de détails à ce sujet dans « La révolution russe et les objectifs du prolétariat » - 20 mars 1906.

[12] En décembre 1905, certaines villes de Lettonie furent investies par des détachements armés d’ouvriers, de journaliers et de paysans insurgés. Ce fut le début d’une guerre de partisans contre les armées tsaristes. En janvier 1906, ces insurrections furent écrasées par des expéditions punitives dirigées par des généraux du tsar.

Les enseignements de la Révolution (rédigé en octobre 1910)

Cinq ans se sont écoulés depuis que la classe ouvrière de Russie a porté en octobre 1905, le premier coup vigoureux à l’autocratie tsariste. Le prolétariat dressa, en ces grandes journées, des millions de travailleurs pour la lutte contre leurs oppresseurs. En quelques mois de 1905, il sut conquérir des améliorations que les ouvriers, pendant des dizaines d’années, avaient attendues vainement de leurs "autorités". Le prolétariat avait conquis pour l’ensemble du peuple russe, bien que pour un court délai, des libertés jamais vues en Russie, — liberté de la presse, liberté de réunion, d’association. Il balaya sur son chemin la Douma falsifiée de Boulyguine, il arracha au tsar le manifeste sur la constitution et rendit une fois pour toutes impossible le gouvernement de la Russie sans institutions représentatives.

Les grandes victoires du prolétariat s’avérèrent des demi-victoires, parce que le pouvoir tsariste n’avait pas été renversé. L’insurrection de décembre se termina par une défaite, et l’autocratie tsariste retira une à une les conquêtes de la classe ouvrière, à mesure que faiblissait sa poussée, que faiblissait la lutte des masses. En 1906 les grèves ouvrières, les troubles parmi les paysans et les soldats étalent beaucoup plus faibles qu’en 1905, mais cependant encore très forts. Le tsar fit dissoudre la première Douma, pendant laquelle la lutte du peuple avait repris son développement ; mais il n’osa pas modifier d’emblée la loi électorale. En 1907 la lutte des ouvriers faiblit encore plus et le tsar, après avoir fait dissoudre la deuxième Douma, opéra un coup d’Etat (3 juin 1907) ; il viola les promesses les plus solennelles qu’il avait faites de ne pas promulguer de lois sans le consentement de la Douma ; il modifia la loi électorale de sorte que la majorité dans la Douma revint immanquablement aux grands propriétaires fonciers et aux capitalistes, au parti des Cent-Noirs et à leurs valets.

Les victoires comme les défaites de la révolution ont fourni de grandes leçons historiques au peuple russe. En célébrant le cinquième anniversaire de 1905, nous tâcherons de comprendre le contenu essentiel de ces enseignements.

La première leçon, fondamentale , est que seule la lutte révolutionnaire des masses est capable d’obtenir des améliorations un peu sérieuses à la vie des ouvriers et à la direction de l’Etat. Aucune "sympathie" des hommes instruits pour les ouvriers, aucune lutte héroïque des terroristes isolés, n’ont pu miner l’autocratie tsariste et l’omnipotence des capitalistes. Seule la lutte des ouvriers eux-mêmes, seule la lutte commune de millions d’hommes a pu atteindre ce résultat ; et lorsque cette lutte se relâchait, on retirait aussitôt aux ouvriers leurs conquêtes. La révolution russe a confirmé ce qui se chante dans l’hymne international des ouvriers :

"Il n’est point de sauveurs suprêmes,

Ni Dieu, ni César, ni tribun ;

Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes,

Décrétons le salut commun."

La deuxième leçon est qu’il ne suffit pas de miner, de limiter le pouvoir tsariste. Il faut le supprimer . Tant que le pouvoir tsariste n’est pas supprimé, les concessions du tsar seront toujours précaires. Le tsar faisait des concessions lorsque la poussée de la révolution s’accentuait ; il reprenait toutes les concessions faites, lorsque la poussée faiblissait. Seule la conquête de la république démocratique, le renversement du pouvoir tsariste, le passage du pouvoir entre les mains du peuple, peuvent délivrer la Russie des violences et de l’arbitraire des fonctionnaires, de la Douma des Cent-Noirs et des octobristes, de l’omnipotence des grands propriétaires fonciers et de leurs valets, à la campagne. Si les calamités dont souffrent les paysans et les ouvriers sont aujourd’hui, après la révolution, encore plus dures qu’auparavant, c’est une rançon qu’ils payent parce que la révolution a été faible, parce que le pouvoir tsariste n’a pas été renversé. L’année 1905 et puis les deux premières Doumas et leur dissolution ont beaucoup appris au peuple ; elles lui ont appris tout d’abord à lutter en commun pour des revendications politiques. Le peuple, en s’éveillant à la vie politique, avait d’abord exigé de l’autocratie des concessions : que le tsar convoquât la Douma ; que le tsar remplaçât les anciens ministres par de nouveaux ; que le tsar "donnât" le suffrage universel. Mais l’autocratie ne faisait pas et ne pouvait faire de telles concessions. Aux demandes de concessions, l’autocratie répondait par la baïonnette. Et c’est alors que le peuple commença à se rendre compte de la nécessité de lutter contre le pouvoir autocratique. Aujourd’hui Stolypine et la Douma noire des maîtres et seigneurs enfoncent, pourrait-on dire, avec encore plus de force, cette idée dans la tête des paysans. Ils l’enfoncent et finiront par l’enfoncer.

L’autocratie tsariste a également tiré de la révolution une leçon pour elle-même. Elle a compris qu’il n’était plus possible de compter sur la foi des paysans au tsar. Elle affermit maintenant son pouvoir par une alliance avec les propriétaires fonciers cent-noirs et les fabricants octobristes. Pour renverser l’autocratie tsariste, il faut que la poussée de la lutte révolutionnaire des masses soit, aujourd’hui, beaucoup plus vigoureuse qu’en 1905.

Cette poussée beaucoup plus vigoureuse est-elle possible ? La réponse à cette question nous amène à la troisième et principale leçon de la révolution : nous avons vu comment agissent les différentes classes du peuple russe. Avant 1905, beaucoup croyaient que tout le peuple aspirait également à la liberté et voulait une liberté égale ; du moins l’immense majorité ne se rendait pas du tout compte que les diverses classes du peuple russe envisagent différemment la lutte pour la liberté et ne revendiquent pas la même liberté. La révolution a dissipé le brouillard. A la fin de 1905, et puis aussi pendant les première et deuxième Doumas, toutes les classes de la société russe se sont affirmées ouvertement. Elles se sont fait voir à l’œuvre ; elles ont montré quelles étaient leurs véritables aspirations, pour quoi elles pouvaient lutter et de quelle force, de quelle ténacité et de quelle énergie elles étaient capables dans cette lutte.

Les ouvriers d’usine, le prolétariat industriel a mené la lutte la plus résolue et la plus opiniâtre contre l’autocratie. Le prolétariat a commencé la révolution par le 9 janvier et par des grèves de masse. Le prolétariat a mené la lutte jusqu’au bout, en se dressant dans l’insurrection armée de décembre 1905, pour la défense des paysans que l’on frappait, torturait, fusillait. Le nombre des ouvriers en grève, en 1905, était d’environ trois millions (avec les cheminots, les employés des postes, etc., il y en avait certainement jusqu’à quatre millions) ; en 1906, un million ; en 1907, ¾ de million. Le monde n’avait encore jamais vu un mouvement gréviste de cette force. Le prolétariat russe a montré quelles forces intactes renferment les masses ouvrières, lorsque s’annonce une véritable crise révolutionnaire. La vague gréviste de 1905, la plus grande que le monde ait connue, était loin d’avoir épuisé toutes les forces de combat du prolétariat. Ainsi dans la région industrielle de Moscou il y avait 567000 ouvriers d’usine et 540000 grévistes ; dans celle de Pétersbourg, 300000 ouvriers d’usine et un million de grévistes. C’est donc que les ouvriers de la région de Moscou sont encore loin d’avoir développé une ténacité dans la lutte, pareille à celle des ouvriers de Pétersbourg. Et dans la province de Livonie (Riga), sur 50000 ouvriers il y avait 250000 grévistes, c’est-à-dire que chaque ouvrier avait fait grève en moyenne plus de cinq fois en 1905. A l’heure actuelle, la Russie entière ne compte certainement pas moins de trois millions d’ouvriers d’usine, de mineurs et de cheminots. Et ce chiffre augmente chaque année. Avec un mouvement aussi fort que celui de Riga en 1905, ils pourraient mettre en ligne une armée de 15 millions de grévistes .

Aucun pouvoir tsariste n’eût pu tenir en face d’une telle poussée. Mais chacun comprend que cette dernière ne saurait être provoquée artificiellement, au gré des socialistes ou des ouvriers d’avant-garde. Elle n’est possible que lorsque le pays entier est emporté par la crise, par l’indignation, par la révolution. Pour préparer cet assaut, il est nécessaire d’entraîner à la lutte les couches d’ouvriers les plus retardataires, de mener pendant des années et des années un vaste travail, opiniâtre et tenace, de propagande, d’agitation et d’organisation en créant et consolidant toute sorte d’unions et d’organisations du prolétariat.

Par la vigueur de sa lutte, la classe ouvrière de Russie marchait en tête de toutes les autres classes du peuple russe. Les conditions mêmes de la vie des ouvriers les rendent aptes à la lutte et les incitent à combattre. Le capital rassemble les ouvriers par masses importantes dans les grandes villes ; il les groupe, leur apprend à s’unir dans l’action. A chaque pas les ouvriers se trouvent face à face avec leur principal ennemi : la classe des capitalistes. En combattant cet ennemi, l’ouvrier devient socialiste , arrive à comprendre la nécessité de réorganiser entièrement toute la société, de supprimer entièrement toute misère et toute oppression. En devenant socialistes, les ouvriers luttent avec un courage indéfectible contre tout ce qui se met en travers de leur chemin, et avant tout contre le pouvoir tsariste et les propriétaires féodaux.

Les paysans se sont dressés eux aussi pour la lutte contre les propriétaires fonciers et le gouvernement, dans la révolution ; mais leur lutte était beaucoup plus faible. On a établi que la majorité des ouvriers d’usine (jusqu’à 3/5) avait participé à la lutte révolutionnaire, aux grèves ; chez les paysans rien que la minorité : certainement pas plus d’un cinquième ou d’un quart. Dans leur lutte, les paysans étaient moins opiniâtres, plus dispersés, moins conscients, gardant encore assez souvent l’espoir en la bonté du petit-père le tsar. A vrai dire, en 1905-1906, les paysans ont simplement fait peur au tsar et aux propriétaires fonciers. Or, il ne s agit pas de leur faire peur ; il s’agit de les supprimer ; leur gouvernement — le gouvernement tsariste — il faut le faire disparaître de la surface de la terre. Aujourd’hui, Stolypine et la Douma noire des grands propriétaires fonciers s’appliquent à faire des paysans riches de nouveaux gros fermiers-propriétaires, alliés du tsar et des Cent-Noirs. Mais plus le tsar et la Douma aident les paysans riches à ruiner la masse des paysans, plus consciente devient cette masse, moins elle conservera sa foi dans le tsar, sa foi d’esclaves-serfs, la foi d’hommes opprimés et ignorants. Chaque année le nombre des ouvriers ruraux augmente à la campagne, — ils n’ont pas où chercher leur salut, si ce n’est dans une alliance avec les ouvriers des villes, en vue d’une lutte commune. Chaque année le nombre des paysans ruinés définitivement, paupérisés et affamés, augmente à la campagne ; des millions et des millions d’entre eux, lorsque le prolétariat des villes se soulèvera, engageront une lutte plus décisive, plus cohérente contre le tsar et les grands propriétaires fonciers.

La bourgeoisie libérale, c’est-à-dire les libéraux parmi les propriétaires fonciers, fabricants, avocats, professeurs, etc., ont également pris part à la révolution. Ils forment le parti de la "liberté du peuple" (c.-d., cadets). Ils ont beaucoup promis au peuple et fait beaucoup de bruit dans leurs journaux sur la liberté. Leurs députés étaient en majorité à la première et à la deuxième Douma. Ils promettaient d’obtenir la liberté "par la voie pacifique", ils condamnaient la lutte révolutionnaire des ouvriers et des paysans. Les paysans et beaucoup des députés paysans ("troudoviks") croyaient à ces promesses ; dociles et soumis, ils suivaient les libéraux, se tenant à l’écart de la lutte révolutionnaire du prolétariat. Là était l’erreur la plus grande des paysans (et de beaucoup de citadins) pendant la révolution. D’une main les libéraux aidaient, — et encore très, très rarement, — à la lutte pour la liberté ; mais ils tendaient toujours l’autre au tsar, auquel ils promettaient de garder et d’affermir son pouvoir, de réconcilier les paysans avec les propriétaires fonciers, de "pacifier" les ouvriers "turbulents".

Lorsque la révolution en vint à la lutte décisive contre le tsar, à l’insurrection de décembre 1905, les libéraux trahirent lâchement, tous tant qu’ils étaient, la liberté du peuple et abandonnèrent la lutte. L’autocratie tsariste profita de cette trahison de la liberté du peuple par les libéraux ; elle profita de l’ignorance des paysans qui, sur bien des points, faisaient confiance aux libéraux, et battit les ouvriers insurgés. Le prolétariat une fois battu, ni les Doumas d’aucune sorte, ni les discours sucrés des cadets, ni aucune de leurs promesses n’empêchèrent le tsar de supprimer tout ce qui restait des libertés, de rétablir l’autocratie et la toute-puissance des propriétaires féodaux.

Les libéraux en furent pour leurs frais. Les paysans avaient reçu une rude, mais utile leçon. Il ne saurait y avoir de liberté en Russie, tant que les grandes masses du peuple font confiance aux libéraux, croient à la possibilité d’une "paix" avec le pouvoir tsariste et se tiennent à l’écart de la lutte révolutionnaire des ouvriers. Aucune force au monde n’empêchera l’avènement de la liberté en Russie, quand la masse du prolétariat des villes se dressera pour la lutte, refoulera les libéraux hésitants et traîtres, entraînera derrière elle les ouvriers des campagnes et la paysannerie ruinée.

Le prolétariat de Russie se dressera pour cette lutte, il se mettra de nouveau à la tête de la révolution. C’est ce que garantit toute la situation économique de la Russie, toute l’expérience des années de révolution.

Il y a cinq ans le prolétariat portait un premier coup à l’autocratie tsariste. Le peuple russe vit briller pour lui les premiers rayons de la liberté. Maintenant l’autocratie tsariste est rétablie ; derechef les féodaux règnent et gouvernent : partout des violences sont exercées à nouveau sur les ouvriers et les paysans ; partout, c’est le despotisme asiatique des autorités, les lâches brimades infligées au peuple. Mais ces dures leçons n’auront pas été vaines. Le peuple russe n’est plus ce qu’il était avant 1905. Le prolétariat l’a dressé pour la lutte. Le prolétariat le conduira à la victoire.

Rapport sur la Révolution de 1905 (rédigé en janvier 1917)

Jeunes amis et camarades,

Nous commémorons aujourd’hui le douzième anniversaire du « Dimanche sanglant », considéré à bon droit comme le début de la révolution russe.

Des milliers d’ouvriers, non pas des social-démocrates, mais des croyants, de fidèles sujets du tsar, conduits par le pope Gapone, s’acheminent de tous les points de la ville vers le centre de la capitale, vers la place du Palais d’Hiver, pour remettre une pétition au tsar. Les ouvriers marchent avec des icônes, et Gapone, leur chef du moment, avait écrit au tsar pour l’assurer qu’il se portait garant de sa sécurité personnelle et le prier de se présenter devant le peuple.

La troupe est alertée. Uhlans et cosaques chargent la foule à l’arme blanche ; ils tirent sur les ouvriers désarmés qui supplient à genoux les cosaques de leur permettre d’approcher le tsar. D’après les rapports de police, il y eut ce jour-là plus d’un millier de morts et plus de deux mille blessés. L’indignation des ouvriers fut indescriptible.

Tel est, dans ses grandes lignes, le tableau du 22 janvier 1905, du « Dimanche sanglant ».

Afin de mieux faire ressortir la portée historique de cet événement, je citerai quelques passages de la pétition des ouvriers. Elle commence par ces mots :

« Nous, ouvriers, habitants de Pétersbourg, nous venons à Toi. Nous sommes des esclaves misérables, humiliés ; nous sommes accablés sous le despotisme et l’arbitraire. Notre patience étant à bout, nous avons cessé le travail et prié nos maîtres de nous donner au moins ce sans quoi la vie n’est qu’une torture. Mais cela nous a été refusé ; selon les fabricants, cela n’est pas conforme à la loi. Nous sommes ici des milliers et, comme tout le peuple russe, nous sommes privés de tous droits humains. Tes fonctionnaires nous ont réduits à l’esclavage. »

La pétition énumère les revendications suivantes : amnistie, libertés civiques, salaire normal, remise progressive de la terre au peuple, convocation d’une Assemblée constituante élue au suffrage universel et égal. Elle se termine par ces mots : « Sire ! Ne refuse pas d’aider Ton peuple ! Abats la muraille qui Te sépare de Ton peuple ! Ordonne que satisfaction soit donnée à nos requêtes, fais-en le serment et Tu rendras la Russie heureuse ; sinon, nous sommes prêts à mourir ici même. Nous n’avons que deux chemins : la liberté et le bonheur ou la tombe. »

On éprouve une impression étrange en lisant aujourd’hui cette pétition d’ouvriers incultes et illettrés, conduits par un prêtre patriarcal. On ne peut s’empêcher de tracer un parallèle entre cette pétition naïve et les actuelles résolutions de paix des social-pacifistes, c’est-à-dire de gens qui veulent être des socialistes, mais ne sont en fait que des phraseurs bourgeois. Les ouvriers peu conscients de la Russie d’avant la révolution ne savaient pas que le tsar était le chef de la classe dominante, plus précisément celle des grands propriétaires fonciers, déjà attachés à la grande bourgeoisie par des milliers de liens et prêts à défendre leur monopole, leurs privilèges et leurs profits par la violence, quels que soient les moyens. De nos jours, les social-pacifistes qui veulent passer pour des gens « hautement cultivés » — sans plaisanter ! — ignorent qu’il est aussi sot d’attendre une paix « démocratique » des gouvernements bourgeois poursuivant une guerre impérialiste de rapine qu’il était de croire que des pétitions pacifiques pourraient inciter le tsar sanglant à accorder des réformes démocratiques.

Pourtant, il existe entre eux une grande différence : c’est que les social-pacifistes d’aujourd’hui sont dans une grande mesure des hypocrites qui cherchent, par des suggestions discrètes, à détourner le peuple de la lutte révolutionnaire ; tandis que les ouvriers incultes de la Russie d’avant la révolution ont prouvé par leurs actes, leur droiture de gens éveillés pour la première fois à la conscience politique.

Et c’est précisément dans cet éveil d’immenses masses populaires à la conscience politique et à la lutte révolutionnaire que réside la portée historique du 22 janvier 1905.

« Il n’y a pas encore en Russie de peuple révolutionnaire », écrivait deux jours avant le « Dimanche sanglant » Monsieur Piotr Strouvé qui était alors le leader des libéraux russes et qui publiait un organe illégal, libre, édité à l’étranger. Tant paraissait absurde à ce chef « hautement cultivé », présomptueux et archistupide, des réformistes bourgeois, l’idée qu’un pays de paysans illettrés pût enfanter un peuple révolutionnaire ! Tant les réformistes de l’époque étaient profondément convaincus — tout comme le sont ceux de nos jours — de l’impossibilité d’une véritable révolution !

Avant le 22 janvier (le 9 janvier ancien style) 1905, le parti révolutionnaire de Russie groupait une poignée de gens ; les réformistes de l’époque (tout comme ceux d’aujourd’hui) nous appelaient par dérision une « secte ». Quelques centaines d’organisateurs révolutionnaires, quelques milliers de membres d’organisations locales, une demi-douzaine de feuilles révolutionnaires paraissant tout au plus une fois par mois, publiées pour la plupart à l’étranger et introduites clandestinement en Russie au prix d’incroyables difficultés et de grands sacrifices, voilà ce qu’étaient à la veille du 22 janvier 1905 les partis révolutionnaires de Russie, et avant tout la social-démocratie révolutionnaire. Cela donnait en apparence aux réformistes bornés et prétentieux le droit d’affirmer qu’il n’y avait pas encore de peuple révolutionnaire en Russie.

Mais, en quelques mois, les choses changèrent du tout au tout. Les centaines de social-démocrates révolutionnaires furent « subitement » des milliers, et ces milliers devinrent les chefs de deux à trois millions de prolétaires. La lutte prolétarienne suscita une grande effervescence, et même en partie un mouvement révolutionnaire, au plus profond de la masse des cinquante à cent millions de paysans ; le mouvement paysan eut une répercussion dans l’armée et entraîna des révoltes militaires, des engagements armés entre les troupes. C’est ainsi qu’un immense pays de 130 millions d’habitants entra dans la révolution ; c’est ainsi que la Russie somnolente devint la Russie du prolétariat révolutionnaire et du peuple révolutionnaire.

Il est nécessaire d’étudier cette transformation, de comprendre ce qui l’a rendue possible, d’analyser, pour ainsi dire, ses modalités et ses voies.

La grève de masse en fut l’agent le plus puissant. La révolution russe a ceci d’original qu’elle était démocratique bourgeoise par son contenu social, mais prolétarienne par ses moyens de lutte. C’était une révolution démocratique bourgeoise parce que le but auquel elle aspirait dans l’immédiat et qu’elle pouvait atteindre sur l’heure par ses propres forces était la république démocratique, la journée de huit heures, la confiscation des immenses propriétés foncières de la haute noblesse, toutes mesures que réalisa presque entièrement en France la révolution bourgeoise en 1792 et 1793.

La révolution russe était en même temps une révolution prolétarienne, non seulement parce que le prolétariat y était la force dirigeante, l’avant-garde du mouvement, mais aussi parce que l’instrument de lutte spécifique du prolétariat, la grève, constituait le levier principal pour mettre en branle des masses et le fait le plus caractéristique de la vague montante des événements décisifs.

Dans l’histoire mondiale, la révolution russe est la première — mais certainement pas la dernière — grande révolution où la grève politique de masse ait joué un rôle extrêmement important. On peut même affirmer qu’on ne saurait comprendre les péripéties de la révolution russe et la succession de ses formes politiques si l’on n’en étudie pas la base d’après la statistique des grèves.

Je sais fort bien à quel point l’aridité des statistiques se prête peu à une conférence, à quel point elle peut rebuter les auditeurs. Mais je ne peux m’empêcher de citer quelques chiffres arrondis, qui vous mettront à même de porter une appréciation sur la véritable base objective de tout le mouvement. Le nombre moyen annuel des grévistes en Russie, pendant les dix années qui précédèrent la révolution, fut de 43 000. Il y eut donc au total 430 000 grévistes pendant les dix années antérieures à la révolution. En janvier 1905, premier mois de la révolution on compta 440 000 grévistes. Soit, en un mois seulement, plus que pendant les dix années précédentes !

Aucun pays capitaliste du monde, même parmi les plus avancés comme l’Angleterre, les Etats-Unis d’Amérique ou l’Allemagne, n’a connu un mouvement gréviste aussi vaste que la Russie en 1905. Le nombre total des grévistes fut de 2 800 000, soit le double du nombre total des ouvriers industriels ! Cela ne prouve évidemment pas que, dans les villes de Russie, les ouvriers industriels fussent plus cultivés, plus forts ou mieux adaptés à la lutte que leurs frères d’Europe occidentale. C’est le contraire qui est vrai.

Mais cela montre combien grande peut être l’énergie qui sommeille au sein du prolétariat. Cela indique qu’à une époque révolutionnaire, — et je l’affirme sans la moindre exagération, d’après les données les plus précises fournies par l’histoire de la Russie, — le prolétariat peut déployer une énergie combative cent fois plus intense qu’à l’ordinaire, dans les périodes d’accalmie. Il en ressort que, jusqu’en 1905, l’humanité ne savait pas encore quelle force énorme et grandiose le prolétariat est à même de déployer et déploiera quand il s’agit de lutter pour un but vraiment sublime, d’une façon vraiment révolutionnaire !

L’histoire de la révolution russe nous indique que c’est précisément l’avant-garde, l’élite des ouvriers salariés, qui a combattu avec le plus de ténacité et d’abnégation. Plus les usines étaient vastes, et plus les grèves étaient opiniâtres, plus souvent elles se renouvelaient au cours d’une seule et même année. Plus la ville était importante, et plus le rôle du prolétariat dans la lutte était considérable. Les trois grandes villes où les ouvriers sont le plus conscients et le plus nombreux, Pétersbourg, Riga et Varsovie, fournissent, par rapport à la totalité des ouvriers, un nombre incomparablement plus élevé de grévistes que toutes les autres villes, pour ne rien dire des campagnes.

Les ouvriers métallurgistes représentent en Russie — probablement comme dans les autres pays capitalistes — l’avant-garde du prolétariat. Et là nous observons le fait instructif que voici : en 1905, pour 100 ouvriers industriels, il y a eu dans l’ensemble de la Russie 160 grévistes. Mais, cette même année, chaque centaine de métallos a fourni 320 grévistes ! On a calculé qu’en 1905, chaque ouvrier industriel russe a perdu du fait de la grève une moyenne de 10 roubles — environ 26 francs au cours d’avant-guerre — ce qui représente en quelque sorte sa contribution à la lutte. Si nous prenons les métallos seuls, la somme est trois fois supérieure ! Les meilleurs éléments de la classe ouvrière marchaient en tête, entraînant les hésitants, réveillant les endormis et galvanisant les faibles.

L’enchevêtrement des grèves économiques et des grèves politiques a joué un rôle extrêmement original pendant la révolution. Il ne fait pas de doute que seule la liaison la plus étroite entre ces deux formes de grève pouvait assurer une grande force au mouvement. La masse des exploités n’aurait pu en aucune façon être entraînée dans le mouvement révolutionnaire si elle n’avait eu chaque jour sous les yeux des exemples lui montrant comment les ouvriers salariés de diverses branches d’industrie obligeaient les capitalistes à améliorer immédiatement, sur-le-champ, leur situation. Grâce à cette lutte, un esprit nouveau a soufflé sur toute la masse du peuple russe. C’est maintenant seulement que la Russie du servage, engourdie dans sa torpeur, la Russie patriarcale, pieuse et soumise, a dépouillé le vieil homme ; c’est maintenant seulement que le peuple russe a reçu une éducation vraiment démocratique, vraiment révolutionnaire.

Quand ces messieurs de la bourgeoisie et leurs thuriféraires obtus, les réformistes socialistes, parlent avec tant de suffisance de l’ « éducation » des masses, ils entendent ordinairement par là quelque chose de primaire, de pédantesque, qui démoralise les masses et leur inculque des préjugés bourgeois.

La véritable éducation des masses ne peut jamais être séparée d’une lutte politique indépendante, et surtout de la lutte révolutionnaire des masses elles-mêmes. Seule l’action éduque la classe exploitée, seule elle lui donne la mesure de ses forces, élargit son horizon, accroît ses capacités, éclaire son intelligence et trempe sa volonté. C’est pourquoi les réactionnaires eux-mêmes ont dû reconnaître que l’année 1905, cette année de combat, cette « année folle", a définitivement enterré la Russie patriarcale.

Examinons de plus près le rapport entre les ouvriers métallurgistes et les ouvriers du textile en Russie pendant les grèves de 1905. Les premiers sont les prolétaires les mieux rémunérés, les plus conscients et les plus cultivés. Les seconds, près de trois fois plus nombreux dans la Russie de 1905, forment la masse la plus arriérée, la plus mal payée, et qui, souvent, n’a pas encore coupé définitivement toutes ses attaches avec la campagne. Et là nous constatons ce fait très important :

Chez les métallurgistes, les grèves politiques l’emportent sur les grèves économiques pendant toute l’année 1905, encore qu’au début cette prédominance ait été beaucoup moins marquée qu’à la fin de l’année. Par contre, chez les ouvriers du textile, on observe au début de 1905 la prépondérance considérable des grèves économiques, et ce n’est qu’à la fin de l’année que les grèves politiques finissent par prévaloir. Il s’ensuit on ne peut plus clairement que seule la lutte économique, seule la lutte pour l’amélioration immédiate et directe de leur sort peut secouer les couches les plus arriérées de la masse exploitée, les éduquer véritablement et, à une époque révolutionnaire, en faire en quelques mois une armée de combattants politiques.

Certes, il était indispensable à cet effet que l’avant-garde de la classe ouvrière n’entende pas par lutte de classe la lutte pour les intérêts d’une faible couche supérieure, comme les réformistes se sont trop souvent efforcés de l’inculquer aux ouvriers, mais que le prolétariat intervienne effectivement en tant qu’avant-garde de la majorité des exploités et l’entraîne au combat, comme ce fut le cas en Russie en 1905 et comme cela sera sans nul doute au cours de la prochaine révolution prolétarienne en Europe.

Le début de l’année 1905 amena la première grande vague de grèves dans tout le pays. Dès le printemps, nous assistons en Russie à l’éveil du premier mouvement paysan de vaste envergure, mouvement non seulement économique, mais aussi politique. Afin de comprendre toute l’importance de ce tournant qui fait époque, il est indispensable de se rappeler que la paysannerie russe n’a été libérée du servage, le plus dur qui fût, qu’en 1861, que les paysans sont en majorité illettrés et vivent dans une misère indescriptible, opprimés par les gros propriétaires fonciers, abêtis par les popes, isolés par des distances considérables et par le manque presque complet de routes.

La Russie connut pour la première fois un mouvement révolutionnaire contre le tsarisme en 1825, et ce mouvement fut l’œuvre presque exclusive de la noblesse. Depuis lors et jusqu’en 1881, année où Alexandre II fut abattu par des terroristes, les intellectuels de la classe moyenne furent à la tête du mouvement. Ils firent preuve du plus grand esprit de sacrifice et leur héroïque méthode de lutte terroriste étonna le monde entier. Certes, ils ne tombèrent pas en vain et leur sacrifice contribua, directement ou non, à l’éducation révolutionnaire ultérieure du peuple russe. Mais ils n’atteignirent point et ne pouvaient atteindre leur but immédiat : l’éveil d’une révolution populaire.

Seule la lutte révolutionnaire du prolétariat y a réussi. Seules les grèves de masse qui ont déferlé sur tout le pays, en connexion avec les cruelles leçons de la guerre impérialiste russo-japonaise, ont tiré les masses paysannes de leur léthargie. Le mot « gréviste » a acquis pour les paysans une signification tout à fait nouvelle : il désignait une sorte de rebelle, de révolutionnaire, ce qui s’exprimait naguère par le mot « étudiant ». Mais dans la mesure où l’"étudiant » appartenait à la classe moyenne, aux « lettrés", aux « maîtres", il était étranger au peuple. Le « gréviste", par contre, venait lui-même du peuple, appartenait lui-même au nombre des exploités ; expulsé de Pétersbourg, il retournait très souvent au village ou il parlait à ses camarades de l’incendie qui s’allumait dans les villes et qui devait détruire les capitalistes comme les nobles. Un nouveau type d’homme a surgi dans les campagnes russes : le jeune paysan conscient. Il prenait contact avec les « grévistes", il lisait les journaux, il racontait aux paysans ce qui se passait dans les villes, il expliquait à ses camarades du village la portée des revendications politiques, il les appelait à lutter contre la grande aristocratie foncière, contre les popes et les fonctionnaires.

Les paysans se rassemblaient en groupes pour examiner leur situation et s’engageaient peu à peu dans la lutte : ils attaquaient en foule les grands propriétaires fonciers, mettaient le feu à leurs châteaux et domaines ou s’emparaient de leurs réserves, du blé et des autres vivres, tuaient les policiers, exigeaient que les terres immenses appartenant aux nobles fussent remises au peuple.

Au printemps 1905, le mouvement paysan n’était encore qu’embryonnaire : il ne s’étendait qu’à un septième environ des districts, soit la minorité.

Mais la combinaison de la grève prolétarienne de masse dans les villes et du mouvement paysan dans les campagnes fut suffisante pour ébranler le plus « ferme » et le dernier appui du tsarisme. Je veux parler de l’armée.

Des révoltes militaires éclatent dans la marine et dans l’armée. Chaque nouvelle vague de grèves et de mouvements paysans au cours de la révolution s’accompagne de mutineries militaires dans toute la Russie. La plus célèbre de ces révoltes est celle du cuirassé Prince Potemkine de la flotte de la mer Noire, qui, tombé aux mains des insurgés, prit part à la révolution à Odessa et, après la défaite de la révolution et des tentatives infructueuses pour s’emparer d’autres ports (par exemple Féodosia en Crimée), se rendit aux autorités roumaines à Constantza.

Permettez-moi de vous raconter en détail un petit épisode de cette rébellion de la flotte de la mer Noire afin de vous donner un tableau concret des événements à leur point culminant :

On organisait des réunions d’ouvriers et de marins révolutionnaires ; elles se firent de plus en plus fréquentes. Comme il était interdit aux militaires d’assister aux meetings des ouvriers, ces derniers commencèrent à se rendre en masse à ceux des militaires. Ils se rassemblaient par milliers. L’idée d’une action commune trouva un vif écho. Les compagnies les plus conscientes élurent des délégués.

Les autorités militaires décidèrent alors de prendre des mesures. Quelques officiers ayant tenté de prononcer aux meetings des discours « patriotiques », les résultats furent lamentables : exercés à la discussion, les marins réduisirent leurs supérieurs à une fuite honteuse. Devant ces échecs, on décida une interdiction générale des meetings. Dans la matinée du 24 novembre 1905, une compagnie en état d’alerte fut placée devant la porte de la caserne. Le contre-amiral Pissarevski ordonna publiquement : « Ne laisser sortir personne de la caserne ! Tirer en cas de désobéissance ! » Le marin Pétrov sortit des rangs de la compagnie qui avait reçu cet ordre, chargea ostensiblement son fusil, abattit d’un coup de feu le capitaine en second Stein, du régiment de Biélostok, et blessa d’un second coup de feu le contre-amiral Pissarevski, Un officier ordonna : « Arrêtez-le ! » Personne ne bougea. Pétrov jeta son fusil à terre et s’écria : « Qu’est-ce que vous attendez ? Arrêtez-moi donc ! » II fut arrêté. Accourus de toutes parts, les marins exigèrent impérieusement sa mise en liberté et déclarèrent qu’ils se portaient caution pour lui. L’excitation était à son comble.

Pétrov, demanda un officier, cherchant une issue à la situation, ton coup de feu est parti par hasard, n’est-ce pas ?

Comment, par hasard ! Je suis sorti du rang, j’ai chargé mon arme et j’ai visé, est-ce par hasard ?

Ils réclament ta libération...

Et Pétrov fut remis en liberté. Mais les marins ne s’en tinrent pas là. Tous les officiers de service furent arrêtés, désarmés et conduits dans les bureaux... Les délégués des marins, qui étaient une quarantaine, délibérèrent toute la nuit. Ils décidèrent de relâcher les officiers, mais de leur interdire désormais l’accès de la caserne...

Cette petite scène illustre on ne peut mieux les événements tels qu’ils se sont déroulés dans la plupart des révoltes militaires. L’effervescence révolutionnaire du peuple ne pouvait manquer de gagner aussi l’armée. Fait caractéristique : les éléments de la marine militaire et de l’armée, recrutés surtout parmi les ouvriers de l’industrie et dont on exigeait une solide formation technique, comme les sapeurs par exemple, ont fourni ses chefs au mouvement. Mais les larges masses étaient encore trop naïves, trop paisibles, trop placides, trop chrétiennes. Elles s’enflammaient assez facilement ; une injustice quelconque, la grossièreté trop flagrante de la part des officiers, une mauvaise nourriture, etc., pouvaient provoquer une révolte. Mais la persévérance et la claire conscience des tâches faisaient défaut : on ne comprenait pas assez que seule la poursuite la plus énergique de la lutte armée, seule la victoire sur toutes les autorités militaires et civiles, seuls le renversement du gouvernement et la prise du pouvoir dans tout le pays pouvaient garantir le succès de la révolution.

La grande masse des marins et des soldats se révoltait facilement. Mais elle commettait tout aussi facilement la sottise candide de remettre en liberté les officiers arrêtés ; elle se laissait calmer par les promesses et les exhortations des autorités qui gagnaient ainsi un temps précieux, recevaient des renforts et écrasaient les mutins, après quoi le mouvement était férocement réprimé et les chefs exécutés.

Il est particulièrement intéressant de comparer les soulèvements militaires de la Russie de 1905 et l’insurrection militaire des décembristes en 1825. Le mouvement politique était en 1825 presque exclusivement dirigé par des officiers, plus précisément par des officiers nobles, gagnés aux idées démocratiques de l’Europe pendant les guerres napoléoniennes. La masse des soldats, à l’époque encore formée de serfs, était passive.

L’histoire de 1905 nous offre un tout autre tableau. Les officiers, à peu d’exceptions près, professaient des idées libérales bourgeoises, réformistes, ou bien ouvertement contre-révolutionnaires. Les ouvriers et les paysans en uniforme furent l’âme des insurrections ; le mouvement était devenu populaire. Pour la première fois dans l’histoire de la Russie, il embrassait la majorité des exploités. Ce qui lui manqua, ce fut, d’une part, la fermeté, la résolution des masses trop sujettes à la maladie de la confiance et, d’autre part, une organisation des ouvriers social-démocrates révolutionnaires en uniforme : ils n’étaient pas à même d’assumer la direction du mouvement, de prendre la tête de l’armée révolutionnaire et de déclencher l’offensive contre les autorités gouvernementales.

Notons en passant, que ces deux défauts seront éliminés — plus lentement peut-être que nous ne le souhaitons, mais à coup sûr — non seulement par l’évolution générale du capitalisme, mais aussi par la guerre actuelle...

De toutes manières, l’histoire de la révolution russe, tout comme celle de la Commune de Paris de 1871, nous apporte un enseignement indiscutable : le militarisme ne peut jamais et en aucun cas être vaincu et aboli autrement que par la lutte victorieuse d’une partie de l’armée nationale contre l’autre. Il ne suffit pas de flétrir, de maudire, de « répudier » le militarisme, de le critiquer et d’en montrer la nocivité ; il est stupide de refuser paisiblement le service militaire ; ce qu’il faut faire, c’est tenir éveillée la conscience révolutionnaire du prolétariat et non seulement de façon générale, mais en préparant concrètement les meilleurs éléments du prolétariat à prendre la tête de l’armée révolutionnaire au moment où l’effervescence au sein du peuple aura atteint son point culminant.

L’expérience quotidienne de tout Etat capitaliste nous apporte le même enseignement. Chacune des « petites » crises que traverse l’un de ces Etats nous montre en miniature les éléments et les embryons des combats appelés inéluctablement à se produire sur une vaste échelle dans une grande crise. Qu’est-ce, par exemple, qu’une grève, sinon une petite crise de la société capitaliste ? Le ministre prussien de l’Intérieur, M. von Puttkamer, n’avait-il pas raison quand il prononçait sa phrase mémorable : « Toute grève recèle l’hydre de la révolution » ? L’appel à la troupe lors des grèves dans tous les pays capitalistes, et même, s’il est permis de s’exprimer ainsi, dans les plus pacifiques et les plus « démocratiques » d’entre eux, ne nous apprend-il pas comment se passeront les choses dans les périodes de crises vraiment graves ?

Mais je reviens à l’histoire de la révolution russe.

J’ai essayé de vous montrer de quelle manière les grèves ouvrières ont secoué tout le pays et les couches les plus vastes, les plus arriérées des exploités, comment le mouvement paysan s’est déclenché, comment il s’est accompagné de soulèvements militaires.

Le mouvement atteignit son apogée au cours de l’automne 1905. Le 19 (6) août parut un manifeste du tsar qui annonçait la création d’une assemblée représentative. La Douma dite de Boulyguine devait être fondée aux termes d’une loi électorale qui n’admettait qu’un nombre dérisoire d’électeurs et accordait à ce « parlement » original des droits uniquement délibératifs, consultatifs, mais aucun droit législatif.

Les bourgeois, les libéraux, les opportunistes étaient prêts à saisir des deux mains ce « présent » du tsar terrifié. Comme tous les réformistes, nos réformistes de 1905 ne pouvaient comprendre qu’il est des situations historiques dans lesquelles les réformes, et surtout les promesses de réformes, ont exclusivement pour but de calmer l’effervescence du peuple et d’obliger la classe révolutionnaire à cesser ou tout au moins à affaiblir son action.

La social-démocratie révolutionnaire de Russie comprit fort bien le vrai caractère de cet octroi d’une Constitution fantôme en août 1905. Et c’est pourquoi elle lança, sans hésiter un instant, les mots d’ordre : A bas la Douma consultative ! Boycottage de la Douma ! A bas le gouvernement tsariste ! Continuation de la lutte révolutionnaire afin de renverser ce gouvernement ! Ce n’est pas le tsar, mais un gouvernement révolutionnaire provisoire qui doit convoquer la première véritable assemblée représentative du peuple en Russie !

L’histoire donna raison aux social-démocrates révolutionnaires, car la Douma de Boulyguine ne fut jamais convoquée. La tourmente révolutionnaire la balaya avant même sa convocation et obligea le tsar à promulguer une nouvelle loi électorale augmentant sensiblement le nombre des électeurs, et à reconnaître le caractère législatif de la Douma.

En octobre et décembre 1905, la courbe ascendante de la révolution russe atteint son plus haut point. Toutes les sources de l’énergie révolutionnaire du peuple jaillissent plus impétueusement qu’auparavant. Le nombre des grévistes, qui s’élevait en janvier 1905, comme je vous l’ai dit, à 440 000, a dépassé en octobre 1905 le demi-million (en un seul mois, remarquez-le !). Mais à ce chiffre, qui ne comprend que les ouvriers industriels, il faut ajouter plusieurs centaines de milliers de cheminots, d’employés des P.T.T., etc.

La grève générale des cheminots arrêta dans toute la Russie le trafic ferroviaire et paralysa sérieusement les forces du gouvernement. Les portes des universités s’ouvrirent et les salles de conférences, exclusivement destinées, en temps de paix, à intoxiquer les jeunes esprits par la sagesse professorale pour en faire des laquais dociles de la bourgeoisie et du tsarisme, servirent désormais de salles de réunion à des milliers et des milliers d’ouvriers, d’artisans et d’employés, qui y discutaient ouvertement et librement de questions politiques.

La liberté de la presse fut conquise de haute lutte. La censure fut purement et simplement abolie. Aucun éditeur n’osait plus soumettre aux autorités l’exemplaire obligatoire prévu par la loi, et celles-ci n’osaient réagir. Pour la première fois dans l’histoire de la Russie, des journaux révolutionnaires parurent sans entrave à Pétersbourg et dans d’autres villes. Rien qu’à Pétersbourg, on éditait trois quotidiens social-démocrates tirant à 50 000-100 000 exemplaires.

Le prolétariat était à la tête du mouvement. Il se proposait d’arracher la journée de huit heures par la voie révolutionnaire. À Pétersbourg, le mot d’ordre de lutte était alors : « La journée de huit heures et des armes ! » Il apparut clairement à un nombre toujours croissant d’ouvriers que le sort de la révolution ne pouvait être et ne serait décidé que par la lutte armée.

Une organisation de masse d’un caractère original se forma dans le feu du combat : les célèbres Soviets de députés ouvriers, assemblées de délégués de toutes les fabriques. Dans plusieurs villes de Russie, ces Soviets de députés ouvriers assumèrent de plus en plus le rôle d’un gouvernement révolutionnaire provisoire, le rôle d’organes et de guides des soulèvements. On tenta de créer des Soviets de députés de soldats et de matelots, et de les associer aux Soviets de députés ouvriers.

Certaines villes de Russie devinrent alors de minuscules « républiques » locales où l’autorité du gouvernement avait été balayée et où les Soviets de députés ouvriers fonctionnaient réellement comme un nouveau pouvoir d’Etat. Par malheur, ces périodes furent trop brèves, les « victoires » trop faibles et trop isolées.

Durant l’automne 1905 le mouvement paysan prit des proportions encore plus grandes. Plus du tiers des districts du pays furent à cette époque le théâtre « de troubles agraires » et de véritables soulèvements de paysans qui incendièrent environ 2000 domaines et se partagèrent les biens arrachés au peuple par les forbans de la noblesse.

Malheureusement, cette action resta trop en surface ! Malheureusement, les paysans ne détruisirent qu’un quinzième des domaines, un quinzième seulement de ce qu’ils auraient dû détruire pour débarrasser définitivement la terre russe de cette ignominie qu’est la grande propriété foncière féodale. Malheureusement, les paysans agissaient en ordre trop dispersé, n’étaient pas assez organisés et combatifs, et ce fut là une des raisons essentielles de la défaite de la révolution.

Un mouvement d’émancipation nationale souleva les peuples opprimés de Russie. Plus de la moitié, presque les trois cinquièmes (exactement 57 %), des populations du pays subissent l’oppression nationale, n’ont même pas le droit de parler librement leur langue maternelle, sont russifiées de force. Les musulmans, par exemple, qui sont en Russie des dizaines de millions, fondèrent alors avec une promptitude admirable une ligue musulmane ; ce fut en général une époque où les organisations les plus diverses se multipliaient prodigieusement.

Pour donner notamment aux jeunes une idée de l’envergure que prit le mouvement d’émancipation nationale dans la Russie d’alors en connexion avec le mouvement ouvrier, je citerai ce simple fait.

En décembre 1905, dans des centaines d’écoles, les écoliers polonais brûlèrent tous les livres et tableaux russes, ainsi que les portraits du tsar ; ils battirent et chassèrent des écoles les maîtres russes et leurs propres camarades russes au cri de : « Allez-vous-en, rentrez en Russie ! » Les élèves des écoles secondaires de Pologne formulèrent, entre autres, les revendications suivantes : « 1) toutes les écoles secondaires doivent être subordonnées au Soviet des députés ouvriers ; 2) des réunions groupant les écoliers et les ouvriers seront convoquées dans les écoles ; 3) les lycéens seront autorisés à porter des blouses rouges, afin de marquer leur adhésion à la future république prolétarienne", etc.

Plus les vagues du mouvement prenaient d’ampleur, et plus énergiquement la réaction s’armait pour combattre la révolution. La révolution russe de 1905 confirma ce que Karl Kautsky écrivait en 1902 dans son livre La Révolution sociale (Kautsky, soit dit en passant, était encore à cette époque un marxiste révolutionnaire et non, comme à présent, un défenseur des social-patriotes et des opportunistes). Il disait :

...La prochaine révolution... ressemblera moins à un soulèvement spontané contre le gouvernement et davantage à une guerre civile de longue durée.

C’est bien ce qui arriva ! Et il en sera certainement ainsi au cours de la prochaine révolution en Europe !

La haine du tsarisme se tourna surtout contre les Juifs. D’une part, ceux-ci fournissaient un pourcentage particulièrement élevé (par rapport au chiffre total de la population juive) de dirigeants du mouvement révolutionnaire. Notons à propos qu’aujourd’hui aussi le nombre d’internationalistes parmi les Juifs est relativement plus grand que chez les autres peuples. D’autre part, le tsarisme savait très bien exploiter les préjugés les plus infâmes des couches les plus incultes de la population contre les Juifs pour organiser, sinon pour diriger lui-même, des pogroms (on compta à cette époque dans 100 villes plus de 4000 tués et plus de 10 000 mutilés), ces monstrueux massacres de Juifs paisibles, de leurs femmes et de leurs enfants, ces abominations qui ont rendu le tsarisme si odieux au monde civilisé. Je veux parler naturellement des éléments vraiment démocratiques du monde civilisé, lesquels sont exclusivement les ouvriers socialistes, les prolétaires.

Même dans les pays les plus libres, même dans les républiques de l’Europe occidentale, la bourgeoisie sait fort bien associer ses phrases hypocrites contre les « atrocités russes » aux tractations financières les plus éhontées, notamment l’appui financier qu’elle accorde au tsarisme et à l’exploitation impérialiste de la Russie par l’exportation des capitaux, etc.

La révolution de 1905 atteignit son point culminant lors de l’insurrection de décembre à Moscou. Un petit nombre d’insurgés, ouvriers organisés et armés, — ils n’étaient guère plus de huit mille, — résista pendant neuf jours au gouvernement du tsar. Celui-ci ne pouvait se fier à la garnison de Moscou, mais devait au contraire la tenir enfermée, et ce n’est qu’avec l’arrivée du régiment Sémionovski, appelé de Pétersbourg, qu’il put réprimer le soulèvement.

La bourgeoisie se plaît à railler l’insurrection de Moscou et à la qualifier d’artificielle. Par exemple, parmi les publications allemandes dites « scientifiques", il est un gros ouvrage sur le développement politique de la Russie, écrite par M. le professeur Max Weber qui a qualifié l’insurrection de Moscou de « putsch ». « Le groupe de Lénine, écrit ce « savantissime » professeur, et une partie des socialistes-révolutionnaires avaient préparé depuis longtemps ce soulèvement insensé."

Afin d’apprécier à sa juste valeur cette sagesse professorale de la bourgeoisie poltronne, il suffit de rappeler sans commentaires les chiffres de la statistique des grèves. En janvier 1905, il n’y avait en Russie que 123 000 grévistes luttant pour des revendications purement politiques ; en octobre, on en comptait 330 000, et le maximum fut atteint en décembre, où il y eut dans l’espace d’un mois 370 000 grévistes pour des motifs purement politiques ! Qu’on se souvienne des progrès de la révolution, des soulèvements des paysans et des révoltes militaires et l’on se convaincra aussitôt que le jugement porté par la « science » bourgeoise sur l’insurrection de décembre n’est pas seulement inepte, mais que c’est un subterfuge de la part des représentants de la bourgeoisie couarde qui voit dans le prolétariat son ennemi de classe le plus dangereux.

En réalité, tout le développement de la révolution russe conduisait inéluctablement à une lutte armée, décisive, entre le gouvernement du tsar et l’avant-garde du prolétariat conscient en tant que classe.

J’ai déjà indiqué, dans les considérations ci-dessus, en quoi consistait la faiblesse de la révolution russe, cette faiblesse qui en a entraîné la défaite temporaire.

Après l’étouffement de l’insurrection de décembre, la révolution suit une courbe descendante. Mais cette période comprend, elle aussi, des phases du plus haut intérêt ; il suffit d’évoquer les deux tentatives faites par les éléments les plus combatifs de la classe ouvrière pour mettre fin au recul de la révolution et préparer une nouvelle offensive.

Mais le temps qui m’est imparti est presque épuisé et je ne veux pas abuser de la patience de mes auditeurs. Je crois d’ailleurs, avoir noté — dans la mesure où un thème aussi vaste puisse être exposé brièvement — l’essentiel pour l’intelligence de la révolution russe : son caractère de classe et ses forces motrices, ses moyens de combat.

Je me borne à ajouter quelques observations sommaires sur la portée mondiale de la révolution russe.

Au point de vue géographique, économique et historique, la Russie appartient non seulement à l’Europe, mais encore à l’Asie. C’est pourquoi nous voyons que la révolution russe n’a pas seulement réussi à tirer définitivement de sa torpeur le plus grand et le plus arriéré des pays d’Europe et à créer un peuple révolutionnaire conduit par un prolétariat révolutionnaire.

Ce n’est pas tout. La révolution russe a mis aussi toute l’Asie en branle. Les révolutions de Turquie, de Perse et de Chine montrent que l’insurrection grandiose de 1905 a laissé des traces profondes et que son influence, qui se manifeste dans le mouvement ascendant de centaines et de centaines de millions de gens, est ineffaçable.

Indirectement, la révolution russe a aussi exercé son influence sur les pays d’Occident. Il ne faut pas oublier que le 30 octobre 1905, dès l’arrivée à Vienne du télégramme annonçant le manifeste constitutionnel du tsar, cette nouvelle joua un rôle décisif dans la victoire définitive du suffrage universel en Autriche.

Au congrès de la social-démocratie autrichienne, lorsque le camarade Ellenbogen — à l’époque, il n’était pas encore un social-patriote, c’était encore un camarade — faisait son rapport sur la grève politique, on déposa ce télégramme devant lui. Les débats furent aussitôt interrompus. « Notre place est dans la rue ! » s’exclamèrent les délégués. Et les jours suivants virent des manifestations de rue monstres à Vienne, des barricades à Prague. La victoire du suffrage universel en Autriche était désormais acquise.

On rencontre très souvent des Occidentaux qui parlent de la révolution russe, comme si les événements, les rapports et les moyens de lutte de ce pays arriéré étaient très peu comparables à ceux de l’Europe occidentale et ne pouvaient guère, par conséquent, avoir une portée tant soit peu pratique.

Rien de plus erroné que cette opinion.

Certes, les formes et les mobiles des luttes prochaines de la révolution européenne de demain différeront à maints égards des formes de la révolution russe.

Mais la révolution russe n’en reste pas moins — précisément de par son caractère prolétarien, dans le sens particulier que j’ai déjà indiqué — le prélude de l’imminente révolution européenne. Nul doute que celle-ci ne puisse être qu’une révolution prolétarienne, et cela dans un sens encore plus profond du mot : une révolution prolétarienne, socialiste par son contenu également. Cette révolution qui approche montrera avec encore plus d’ampleur, d’une part, que seuls des combats acharnés, à savoir des guerres civiles, peuvent affranchir l’humanité du joug du capital et, d’autre part, que seuls des prolétaires ayant une conscience de classe développée peuvent intervenir et interviendront en qualité de chefs de l’immense majorité des exploités.

Le silence de mort qui règne actuellement en Europe ne doit pas nous faire illusion. L’Europe est grosse d’une révolution. Les atrocités monstrueuses de la guerre impérialiste, les tourments de la vie chère engendrent partout un état d’esprit révolutionnaire, et les classes dominantes, la bourgeoisie ainsi que leurs commis, les gouvernements, sont de plus en plus acculés dans une impasse, dont ils ne peuvent se tirer sans de très graves bouleversements.

De même qu’en 1905, le peuple de Russie, conduit par le prolétariat, se souleva contre le gouvernement du tsar afin de conquérir une république démocratique, de même on verra dans les années à venir, par suite de cette guerre de brigandage, les peuples d’Europe se soulever, sous la conduite du prolétariat, contre le pouvoir du capital financier, contre les grandes banques, contre les capitalistes ; et ces bouleversements ne pourront se terminer que par l’expropriation de la bourgeoisie et la victoire du socialisme.

Nous, les vieux, nous ne verrons peut-être pas les luttes décisives de la révolution imminente. Mais je crois pouvoir exprimer avec une grande assurance l’espoir que les jeunes, qui militent si admirablement dans le mouvement socialiste de la Suisse et du monde entier, auront le bonheur non seulement de combattre dans la révolution prolétarienne de demain, mais aussi d’y triompher.

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