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Que devient l’économie immédiatement après la prise du pouvoir par les collectivités de travailleurs ? L’expérience de la révolution prolétarienne en Espagne

mercredi 3 juin 2015, par Robert Paris

Le principal élément de la conscience de classe n’est pas celui de la défense des intérêts des travailleurs dans le monde capitaliste, contrairement à ce qu’affirment souvent réformistes et opportunistes, mais la confiance en la capacité des travailleurs de faire fonctionner une économie sur des bases nouvelles, débarrassées de la propriété privée des moyens de production et de la recherche effrénée du profit capitaliste fondé sur le vol de la plus-value des prolétaires, cette classe de travailleurs auxquels on a volé toute possession et tout droit sur ses outils de travail...

En Espagne, en 1936, les travailleurs des villes et des campagnes se sont révélés immédiatement capables d’exproprier la bourgeoisie et de construire une économie sur des bases nouvelles, socialistes.

Pierre Broué, « La Révolution espagnole » :

« Les réalisations des ouvriers et des paysans espagnols dans leur réplique révolutionnaire au pronunciamiento de la contre-révolution n’ont pas toutes également piqué la curiosités et intéressé les chercheurs. Le « deuxième pouvoir », celui des comités, n’a guère retenu l’attention, même dans ses aspects les plus inédits. En revanche, et, sans doute, depuis mai 1968, du fait de ce que l’on peut, sans crainte d’offenser qui que ce soit, appeler la « mode » de l’autogestion, les études se sont multipliées sur les entreprises « collectivisées », « saisies » et « autogérées ». Nous avouons qu’il nous semble que ce type d’études marque actuellement le pas. On peut sans doute multiplier encore les études sur les mille et une manières dont les ouvriers ou les paysans espagnols ont cherché à se rendre maîtres de l’outil de production et de leur propre activité de producteurs : on n’avance pas d’un pas vers le règlement des problèmes fondamentaux posés par la plus partielle de ces études : celui de la centralisation économique essentielle à la plus élémentaire planification, elle-même condition de la maîtrise de l’homme sur la production qui était l’objectif recherché par les révolutionnaires. La suppression de l’argent dans les communautés agricoles d’Aragon n’a pas - il s’en faut - réglé le problème du crédit, et c’est au niveau de ce dernier que resurgissent les problèmes proprement politiques, pratiquement négligés ou méprisés dans l’étude des réalisations de la révolution, ce qui n’est sans doute pas le résultat du hasard. »

Que devient l’économie immédiatement après la prise du pouvoir par les collectivités de travailleurs ? L’expérience de la révolution prolétarienne en Espagne

Extraits de « Leçon d’une défaite, promesse de victoire » de Grandizo Munis :

Le 19 juillet 1936 fait apparaître en Espagne une multitude d’organes de pouvoir révolutionnaire, beaucoup plus conscients de leur nature anticapitaliste que pendant toutes les expériences similaires antérieures, si l’on excepte la Révolution russe. D’une certaine façon, l’exemple des organes de pouvoir espagnols est encore plus explicite que celui de la Révolution russe. En Russie, les organisations ouvrières, mencheviques et socialistes-révolutionnaires inclues, contribuèrent à la formation et au maintien des soviets. En Espagne, au contraire, aucune organisation ouvrière ne contribua à leur formation, et toutes celles qui disposaient de quelque force organisationnelle, du stalinisme au POUM, se donnèrent la main pour les détruire, comme on le verra par la suite. Pourtant, le nombre d’organes de pouvoir ouvrier était proportionnellement plus élevé qu’il ne l’était en Russie pendant la période de double pouvoir. Le processus nécessaire de destruction du vieil Etat et de création d’un nouveau se déclencha grâce à la spontanéité quasi systématique née de la situation. Ceux qui ont accusé le marxisme révolutionnaire de vouloir appliquer à tous les pays le schéma de la révolution russe reçurent, en Espagne, un indiscutable démenti. Les organes de pouvoir révolutionnaire – appelons-les par leur nom – ne sont pas une invention bolchevique, ni un phénomène spécifique à la Russie, mais bien une exigence organique de la transformation de la société capitaliste en une société socialiste. En dépit de l’opposition ouverte du stalinisme et du réformisme, en dépit de l’incapacité de l’anarchisme et du centrisme poumiste, malgré leurs atermoiements et les concessions accordées au pouvoir de la bourgeoisie, ces organes se constituèrent partout et disputèrent le terrain pouce par pouce à l’Etat capitaliste qui relevait la tête, porté sur les épaules des organisations ouvrières. (…) la constitution de comités d’ouvriers, de paysans, de miliciens, de marins refléta instantanément la destruction de l’appareil coercitif capitaliste. Pas une usine, un quartier ouvrier, un village, un bataillon des milices ou un navire n’était dépourvu d’un comité. Au niveau local, le comité était la seule autorité existante ; ses décisions et accords avaient force de loi ; sa justice, c’était la justice révolutionnaire, à l’exclusion de toute autre. La législation bourgeoise était mise au rancart, il n’existait plus d’autre loi que celle dictée par les nécessités de la révolution. La plupart des comités étaient élus démocratiquement par les travailleurs, miliciens, marins et paysans, sans distinction de tendances ; ils réalisaient ainsi la démocratie prolétarienne, s’opposaient à la démocratie bourgeoise et la dépassaient. La puissance publique tomba dans les mains des lieux de travail. (…) Ce fut au rythme de la création des comités-gouvernement que s’opéra l’expropriation de la bourgeoisie et des propriétaires terriens. Contemplant, impuissants, les événements, les fantômes gouvernementaux de Madrid et Barcelone tâchèrent parfois de confisquer ou de nationaliser certaines industries pour empêcher que les travailleurs ne le fassent. En vain. Quand les agents du gouvernement se présentaient, ils tombaient sur un comité ouvrier déjà maître de l’entreprise, qui se refusait à la leur céder. Sans exception, toute la grande propriété industrielle et agricole resta aux mains du prolétariat et des paysans. (…) A l’exception, en partie, du capital financier. Les travailleurs de ce secteur s’étaient aussi emparés des banques ; mais le syndicat des banques et de la Bourse étant totalement dominé par des leaders staliniens et réformistes corrompus, le gouvernement bourgeois eut accès, sans rencontrer de résistance, au capital financier ; il parvint à le contrôler rapidement et à utiliser ses vastes ressources pour reconstituer les organes coercitifs capitalistes et saboter le pouvoir des comités-gouvernement et de la propriété socialiste en formation.

La même passation des pouvoirs se passa dans le domaine de l’armement. Une fois l’armée vaincue et dispersée, le nombre d’armes disponibles devint la seule limite à l’armement des masses pauvres. Immédiatement des milices se constituèrent qui se précipitèrent pour affronter les troupes fascistes dans la sierra de Guadarrama, en Aragon, en Estrémadure, en Andalousie, etc. Des Patrouilles de vigilance en Catalogne et des Milices d’arrière garde dans le reste du pays se créèrent pour maintenir le nouvel ordre révolutionnaire. (…) La propriété, l’armement et le pouvoir politique, trilogie fondamentale de toute société, prirent immédiatement une forme socialiste entre les mains du prolétariat et des paysans, grâce à l’organisation des collectivités qui suivit les expropriations opérées par les diverses milices et Patrouilles de vigilance et par les comités-gouvernement. Bien que très imparfait, le nouveau type de société se dessinait clairement, de la base au sommet. Face à lui, le gouvernement bourgeois, sans base sociale, sans armes, était incapable de gouverner. Il n’avait de gouvernement que le nom, et encore, parce que cela convenait au piège que les staliniens et les réformistes tendaient à la révolution, et non pas en raison de sa vitalité propre. Le seul soutien matériel à l’Etat bourgeois résidait dans les faibles forces de la Guardia civil, de la Guardia de asalto et des Carabiniero qui, pour une raison ou une autre, lui restèrent fidèles dans les jours qui suivirent le 19 juillet 1936. (…)

Pour que la victoire des organes de pouvoir ouvriers fut complète, il eût fallu que ces derniers s’unifient, s’érigent en pouvoir unique, à l’échelle nationale, proclament la dissolution du gouvernement, de l’Etat bourgeois et du Parlement, et s’emparent du capital financier pour le mettre à la disposition des structures économiques dont ils s’étaient emparé. Profitant de cette faiblesse, les deux organisations ouvrières ouvertement pro-capitalistes, le PCE et le PSOE, purent prendre en charge la représentation idéologique et les nécessités pratiques de l’Etat bourgeois. Elles contrôlèrent le capital financier qui leur permit de se réarmer, créèrent toutes sortes de problèmes aux industries collectivisées et imposèrent leurs desseins aux deux autres organisations ouvrières, la CNT et le POUM. C’est ainsi que, immédiatement après le 19 juillet, le pôle bourgeois du double pouvoir fut personnifié par les hautes instances des partis stalinien et réformiste. (…) Immédiatement après le 19 juillet, la situation se caractérise donc par une complète atomisation du pouvoir politique aux mains du prolétariat et de la paysannerie. J’emploie le mot atomisation parce que celui de « dualité » est insuffisant pour donner une image fidèle de la répartition réelle des pouvoirs. (…) L’Etat bourgeois dans l’Espagne républicaine n’acquit cette situation que trois mois après les journées de juillet. Alors commença la dualité proprement dite. Avant, le pouvoir atomisé des comités-gouvernement locaux représentait la seule autorité existante à qui on obéissait, sans autre limite que son absence de centralisation et l’interférence droitière des bureaucraties ouvrières.

Le surgissement généralisé de comités-gouvernement, auxquels participèrent des ouvriers et des paysans de toutes tendances, corrobora de façon inédite – par son caractère absolument spontané – la conception marxiste de la révolution qui demande la constitution du prolétariat en classe dirigeante après la destruction de l’Etat bourgeois. Cette grande expérience de la Révolution en Espagne offrit au monde ce paradoxe : les anarchistes ou anarcho-syndicalistes agirent comme les principaux acteurs de la conception marxiste et nièrent, de fait, la conception libertaire. Cela faisait près d’un siècle que l’anarchisme se proposait de détruire l’Etat, une fois pour toutes et de manière irrévocable, le jour de la révolution. Le marxisme le disait aussi, depuis autant de temps, affirmant qu’il faut ce qu’il faut anéantir jusque dans ses fondations c’est l’Etat « bourgeois », mais que, sans la création d’un Etat prolétarien, organe coercitif qui puisse briser la résistance des classes réactionnaires et de leurs soutiens, il n’y a pas de révolution possible ni de possibilité de disparition des classes, qui est une condition nécessaire pour dépasser et voir disparaître l’Etat prolétarien lui-même.

Emportés par les nécessités empiriques de la révolution qui se déchaînait, poussés en avant par les lois du développement social qui se manifestaient sous une forme élémentaire mais d’une irrésistible force, les anarchistes devinrent les plus actifs créateurs de comités-gouvernement. Face au stalinisme et au réformisme, ils défendirent ainsi, malgré eux, l’essence même du marxisme révolutionnaire. (…) Mais entre l’action élémentaire, élan aveugle issu de la dynamique de la situation et l’action consciente, il y a la même différence qu’entre une décharge électrique provoquée par les nuages et l’électricité dominée et utilisée par l’homme. (…) L’Etat bourgeois se retrouvait complètement paralysé, c’est vrai ; mais il fallait le liquider sans en laisser la moindre trace, lui ôter toute possibilité de reconstruction en organisant, au niveau national, le pouvoir politique, économique, militaire du nouvel ordre révolutionnaire : celui des comités-gouvernement, des « collectividades » soudées par un système de planification, des milices de combat ou d’arrière-garde ainsi que des Patrouilles de vigilance, centralisées par une direction unique aux ordre d’un gouvernement révolutionnaire unique issu de la multitude des comités-gouvernement des ouvriers et des paysans. (…) On pourrait diviser les organisations ouvrières en deux catégories. L’une composée des organisations stalinienne et « socialiste » réunies dans le Front populaire, ouvertement hostiles à la révolution sociale, et donc déterminées à en finir avec les comités-gouvernement et à rétablir de leurs propres mains l’Etat bourgeois. (…) L’autre catégorie comprenait la CNT, et sa moelle épinière la FAI, et le POUM. Aucune de ces trois organisations n’avaient un caractère réactionnaire, contrairement au PCE et au PSOE, mais elles manquaient tout autant d’une perspective révolutionnaire. (…)

Dans toute l’Espagne, les masses allaient d’un même mouvement vers le socialisme. On ne pouvait déjà plus parler de la victoire de la révolution au futur ; on se trouvait devant un processus présent, vivant, réalisé. Aucune révolution n’est allée aussi loin, par son propre élan élémentaire, que la révolution espagnole, sans parti pour l’appuyer, l’organiser et l’exprimer tout à la fois. Sur ce plan, le vide est terrifiant. Pas une seule organisation ne vit que le sort de la révolution et de la guerre dépendait des comités où se manifestait une structure sociale accouchée par la révolution. (…)

Contrairement à ce qui se passait en Catalogne, où l’anarchisme et le POUM n’avaient aucun plan d’action, aussi bien au sens révolutionnaire que réactionnaire, les organisations dominantes dans le reste du territoire rouge, elles, poursuivaient un but bien défini (…) : la reconstruction de l’appareil d’Etat bourgeois et la soumission entière des comités-gouvernement à cet Etat. En Catalogne, l’organisation prépondérante, la CNT, avait une brillante tradition combative et des militants rétifs à tout accommodement avec l’ennemi de classe. Moins puissant, le POUM, sans être vraiment un parti marxiste révolutionnaire, n’appartenait pas non plus au courant classique du réformisme qui enferme l’horizon intellectuel de ses partisans derrière les barreaux de la démocratie bourgeoise, pas plus qu’un courant stalinien qui étouffe en eux tout ce qui s’oppose à une obéissance aveugle. Dans toutes les autres régions, dominait le Parti socialiste, cet inséparable compagnon de la société bourgeoise, totalement étranger depuis longtemps à l’idée de révolution sociale. Assurément, la CNT y disposait aussi d’importantes minorités qui, menées par une politique ferme, en faveur de la révolution auraient pu se transformer en de puissants catalyseurs et remporter en peu de temps la majorité du prolétariat et de la paysannerie. Mais les dirigeants anarchistes, bien avant le 19 juillet 1936, étaient portés à la collaboration. Loin de s’opposer à la politique de la « gauche officielle », dès le premier jour, ils eurent tendance à s’y rallier. De son côté, le stalinisme ou parti « communiste » (…) n’était rien d’autre que l’agence espagnole de la contre-révolution russe quand éclata la guerre civile. Loin de contrecarrer l’œuvre du réformisme, il allait le surpasser et l’entraîner derrière lui dans la plus calculatrice des politiques réactionnaires.

En effet, dès le déclenchement de la guerre civile, les staliniens prirent en mains, sous la protection des envoyés de Moscou, les idées, la propagande et les complots anti-révolutionnaires dans la zone rouge. Les réformistes se convertirent en leurs fidèles disciples. La majorité su prolétariat et des paysans étant encadrés par des organisations réformiste et stalinienne, l’initiative des masses, pas moins intense qu’en Catalogne, fut freinée de mille manières dès le début dans le reste de l’Espagne. (…)

Le gouvernement Giral essaya de confier complètement le contrôle de l’arrière aux Gardes civils et aux Gardes d’assaut, mais les milices ouvrières les désarmaient à chaque fois qu’ils les rencontraient. Il revint aux staliniens le mérite honteux de faire en sorte que les milices de l’arrière s’accommodent de la cohabitation avec les vestiges de la police bourgeoise. (…) Entre le 19 juillet 1936 et la formation du gouvernement Largo Caballero, le pôle bourgeois n’était pas représenté par le cabinet Giral, fantoche méprisable et méprisé, mais bien par les bureaucraties des partis socialiste et stalinien. (...) Si - hypothèse absurde - les chefs socialistes et communistes, ou même une partie d’entre eux, avaient proclamé que l’heure de la révolution sociale avait sonné, les gouvernements officiels auraient aussitôt disparu sans opposer de résistance, et les comités-gouvernement, unifiés au niveau national, auraient organisé un nouveau système de démocratie prolétarienne et socialiste. (...) Ainsi, la terrible portée révolutionnaire du 19 juillet fit brusquement passer les partis stalinien et socialiste de la catégorie d’auxiliaires cachés du pouvoir bourgeois à celle de représentants directs de ce même pouvoir.

Ce fut en Catalogne que le mouvement révolutionnaire pénétra le plus le tissu social. Et ce pour deux raisons fondamentales. C’était la région où le prolétariat industriel était la plus dense, et l’organisation déterminante la CNT. Le PCE et le PSOE étaient presque complètement bannis de la région. Le Parti socialiste unifié de la Catalogne, affilié au stalinisme, futur nerf de la guerre de la contre-révolution quelques mois plus tard, se constitua après le 19 juillet 1936, en récupérant toutes les scories sociales imaginables, du boutiquier cupide au fils à papa fascisant, du spéculateur à l’arriviste nageant en eaux troubles. Mis à part la CNT, seul le POUM avait une influence notable. Dans ces circonstances, la formidable impulsion révolutionnaire des masses ne se heurta qu’à l’incapacité de l’anarchisme et du centrisme à coordonner le surgissement spontané de nouvelles institutions sociales.

La propriété

Grandizo Munis (dans « Leçons d’une défaite, promesse de victoire »)

« Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. »

Karl Marx, Le Capital

Le caractère de la propriété détermine la nature de la société et ses superstructures politiques. L’enjeu historique de la révolution est de changer le système de propriété capitaliste en système socialiste de propriété. C’est un long processus par lequel l’immense majorité de la population mondiale, réduite jusque là à des conditions de complet ou de semi-nesclavage, s’intègre à la civilisation. Mais cela constitue l’étape finale du problème, pas son point de départ ; pour les socialistes ou les communistes sincères, cela commence avec la question : comment peut-on mettre en pratique et assurer la transformation de la propriété en propriété socialiste ?

Suffit-il de s’emparer de la propriété des moyens de production pour que surgissent, comme dans une terre fertile, des superstructures sociales conformes au socialisme ou, à l’inverse, les superstructures devront-elles orienter l’émergence et le développement de la structure socialiste ? Qui détermine quoi ? Quel est le facteur décisif ? Cruelle, excessivement coûteuse, la défaite de la révolution espagnole a apporté à ces questions une réponse éloquente.

Accompagnant l’effondrement général de l’Etat capitaliste, la propriété privée fut liquidée le lendemain du 19 juillet 1936. Le prolétariat fit d’une pierre deux coups. En assenant un coup à l’Etat de la classe possédante, en le détruisant, il assena un coup mortel à la propriété elle-même, aussi naturellement que la chute d’une météore. Les usines, les terres, le commerce, les transports, les mines se retrouvèrent entre les mains des ouvriers et des paysans. Dès que les tirs se turent dans les villes, le système économique espagnol reprit sa marche sur une nouvelle base. La gestion de l’économie par et pour la classe bourgeoise cessa. Un nouveau système naquit, le système socialiste. Quelles que soient les vicissitudes que devra encore traverser le prolétariat espagnol, le souvenir de sa gestion économique pendant les mois qui suivirent le 19 juillet 1936 sera – plus qu’un souvenir flatteur – une œuvre à poursuivre et à perfectionner. Sous cet aspect, comme sous d’autres, juillet fut un événement trop grandiose pour que les masses espagnoles l’oublient. Malgré tous les freins, les obstacles et les pièges opposés par les staliniens et les réformistes – et déjà ils renouent avec leurs subterfuges -, les masses espagnoles tenteront à nouveau d’atteindre et de dépasser leur exploit de juillet 1936.

Le prolétariat et les paysans espagnols eurent raison de s’approprier les industries, le commerce et les terres. Bien que leurs détracteurs, en particulier les dirigeants « communistes ». Bien que leurs détracteurs, en particulier les dirigeants « communistes » et « socialistes », se soient efforcés de dénigrer l’œuvre des uns et des autres, l’expérience des Collecitivdades fut une vaste expérimentation positive dans les limites où elle put se développer. Toute expérience d’économie socialiste commencera nécessairement de la même façon ; mais elle devra s’approfondir et se perfectionner pour ne pas échouer comme la précédente.

S’étant emparés de l’industrie, à l’exception des petites entreprises, les travailleurs la mirent en marche, organisés en « Colectividades » locales et régionales par branches d’industrie. A la différence de ce qui arriva dans la révolution russe, et qui met en évidence l’intensité du mouvement révolutionnaire espagnol, la grande majorité des techniciens et des ouvriers spécialisés, loin de se montrer rétifs à l’intégration dans la nouvelle économie, collaborèrent courageusement dès les premiers jours avec les travailleurs des « Colectividades ». La gestion administrative et la production en bénéficièrent ; le passage à une économie sans capitalistes s’effectua sans les difficultés et la perte de productivité que le sabotage des techniciens avait infligées à la révolution russe de 1917. Bien au contraire, l’économie gérée par les Colectividades réalisa de grands et rapides progrès. La stimulation née d’une révolution qui semblait victorieuse, la joie de travailler pour un système qui substituerait à l’exploitation de l’homme par l’homme, au joug de la misère salariée, son émancipation ; la conviction d’apporter à tous les opprimés de la Terre une espérance, une chance de victoire sur leurs oppresseurs, réalisèrent des merveilles. La supériorité productive du socialisme sur le capitalisme fut clairement démontrée par l’œuvre des Colectividades ouvrières et paysannes, jusqu’à ce que l’intervention de l’Etat bourgeois menée par les politiciens parasites du Front populaire rétablisse le joug brisé en juillet 1936.

Lorsque les documents sauvés de la destruction seront rendus publics, on connaîtra enfin tous les éléments prouvant les progrès réalisés par les Colectividades ouvrières et les préjudices causés à la production par l’intervention de l’Etat bourgeois, dont le pouvoir croissait au fur et à mesure que staliniens et socialistes s’imposaient. Néanmoins, on dispose déjà de données suffisantes pour fonder cette affirmation. (…)

La fabrication d’équipements de guerre, industrie presque totalement inconnue dans la région, démarra rapidement en Catalogne. (…) En 1936, ouvriers et techniciens rivalisèrent pour augmenter leur productivité et prendre une multitude d’initiatives ; ils se réjouissaient de pouvoir développer une industrie socialiste et de produire le matériel nécessaire au triomphe de la nouvelle société. Ils envoyèrent répidement sur les fronts une grande quantité de matériel de guerre, dont une bonne partie était pour la première fois fabriquée dans le pays, la totalité pour la première fois en Catalogne.

Tous les calibres nécessaires de projectiles pour canons, mortiers et artillerie navale sortirent des nouvelles usines. (…)

La fabrication de machines combla rapidement les besoins les plus urgents. Ouvriers et techniciens catalans fabriquèrent des presses et des tours, des fraiseuses, perçeuses, rectificatrices et machines à lisser les tubes des canons, rogner et rainurer les cartouches des mausers et des pistolets, des machines à fabriquer des balles ou vérifier les cartouches.

Avant la fin de l’année 1936, plusieurs usines avaient été construites et mises en marche, où l’on fabriquait des produits chimiques pour la guerre, difficiles à trouver même dans les pays les plus industrialisés. (…)

Une documentation complète sur les industries de guerre et les industries civiles, tant en Catalogne que pour le reste de l’Espagne, permetrait de confirmer le sens profond de leur évolution : progrès et hausse pendant les premiers mois ; chute ensuite. La courbe économique suit la courbe politique.

Les industries civiles progressèrent également entre les mains du prolétariat. On commença à transformer les fibres textiles, opération totalement inconnue en Espagne ; on créa des établissements pour tisser le lin, le sparte, la paille de riz ; des fabriques de cellulose travaillant avec de la matière première locale furent rapidement créées. Confiantes dans l’avenir, certaines usines de Catalogne avaient déjà envisagé le lancer la fabrication de tracteurs agricoles et d’autres machines, dès que la guerre cesserait.

Nous disposons d’une pléthore d’informations concrètes pour évaluer sérieusement l’évolution de la propriété et de la production pendant la guerre civile. Les réalisations de la révolution sont tellement évidentes que les chiffres ne font qu’apporter une confirmation précise pour les masses ouvrières et paysannes. Les souffrances, les réalisations et les expériences collectives ont laissé des traces visibles et indéniables. Les ennemis de la révolution peuvent prétendre le contraire et propager des mensonges dans leurs journaux. Les sacrifices et les défaites de la classe ouvrière serviront toujours plus la vérité que la propagande imprimée. (…)

Les Colectividades s’étendirent à tout le pays dans les campagnes et dans les villes, immédiatement après juillet 1936. Mais les ennemis de la révolution ne commencèrent pas leurs attaques avnt de se sentir protégés par des forces armées suffisantes. La propriété ouvrière et paysanne fut généralement considérée comme un fait accompli.

Sous la pression de la CNT et du POUM, le gouvernement de la Genralitat de Catalogne publia un décret reconnaissant et légalisant les collectivisations. Le gouvernement central ne les avalisa jamais, et put reprendre plus tôt l’offensive contre les masses. Ni Madrid ni Valence ne promulguèrent une loi attentatoire à la propriét privée, ni la moindre mesure qui puisse satisfaire les besoins du prolétariat. Leur décret le plus radical ordonna… l’expropriation des terres appartenant aux putschistes. Ni le « gauchiste » Largo Caballero, ni le « comuniste » Uribe, ministre de l’Agriculture, n’entérinèrent légalement la fin des latifundia : cela montre à quel point ils étaient réactionnaires, surtout dans les conditions de l’époque. Ils allaient encore moins entériner la fin du capitalisme. Ils se contentèrent de laisser faire les Colectividades comme ils avaient combattu les comités-gouvernement et l’armement du prolétariat. (…)

L’attaque la plus virulente provint, comme dans le domaine politique, du parti stalinien. Dès les premiers jours de la guerre civile, la presse du PCE insista sur le fait que le manque de confiance des « gouvernements démocratiques » découlait de « certaines mesures » prises dans notre zone. Elle faisait allusion à l’expropriation de la bourgeoisie. Ainsi, la contre-révolution russe, qui guidait les actions, les paroles et les écrits du stalinisme espagnol, était d’accord avec l’impérialisme mondial pour rendre aux capitalistes les biens saisis par les travailleurs espagnols. Mais l’expression « certaines mesures » était réticente, car la nouvelle contre-révolution ne se sentait pas encore sûre d’elle. Quelques mois plus tard, elle attaquait directement la propriété socialiste.

En effet, au début de 1937, le PCE, le PSOE et le gouvernement se mirent à attaquer ouvertement les Colectividades. Cette offensive coïncida avec la dissolution des milices de l’arrière, la militarisation des milices de combat, et la reconstitution des corps coercitifs bourgeois, équipés d’armes russes.

Au moment même où il qualifiait les milices qui partaient combattre les troupes fascistes de « tribus », l’immonde Comorera réclamait l’arrêt de la collectivisation et traitait ses auteurs de voleurs.

Ce fut le départ d’une intense campagne marquée par le sabotage gouvernemental des Colectividades, les calomnies systématiques dans la presse stalinienne, réformiste et bourgeoise, et la propagation de bobards malveillants sur l’administration de l’argent par les comités ouvriers. La population petite-bourgeoise et les fascistes eux-mêmes colportaient les calomnies des staliniens et soutenaient leurs exigences : « Moins de comités, plus de pain », « Tout le pouvoir au gouvernement » et « Toutes les armes au front ».

Afin de lutter contre les collectivisations le PSUC (stalinien) organisa en un syndicat, le fameux GEPCI, tous les commerçants, les petits et moyens propriétaires, et quelques grands propriétaires déguisés en petits. Ce fut sa base d’opérations et sa force de choc contre le prolétariat socialiste. (…)

Les Colectividades furent accusées de tous les maux. Les ragots et les plaisanteries à connotation réactionnaire inondèrent la rue, surtout après la défaite de mai 1937, quand, une fois les révolutionnaires emprisonnés ou poursuivis, leurs ennemis odèrent sortir de leurs cachettes ou du silence où ils étaient réduits depuis les journées de juillet 1936. (…)

Les Colectividades avaient des défauts, le prolétariat ne l’ignore pas. Le premier d’entre eux, à l’origine des autres, consistait à n’être que des Colecividades. Chaque groupe d’ouvriers chargé d’une unité économique la faisait fonctionner et l’administrait indépendamment des autres. De là surgirent de nombreuses difficultés. Il y avait des Colectividades riches et d’autres pauvres ; certaines où l’on payait des salaires ou bien l’on répartissait des revenus importants – et d’autres qui survivaient difficilement en payant les salaires antérieurs au 19 juillet 1936. En l’absence d’un plan d’ensemble, des déséquilibres, des défauts d’organisation allant jusqu’au chaos, surgissaient dans la production. Même chose en ce qui concerne la distribution des matières premières. Certaines Colectividades jouissaient de plus que du nécesssaire laors que d’autres n’atteignaient pas le minimum ou se trouvaient bien en deça. Dans certains endroits, les matières premières abondaient ; dans d’autres, elles faisaient défaut.

Aux difficultés forcément créées par cette absence de coordination vint s’ajouter le sabotage gouvernemental. Venues d’abord de Madrid et de Valence, puis de la Generalitat, une série de mesures furent mises en œuvre ; elles étaient destinées à asphyxier les Colectividades, à les contraindre à reconnaître qu’elles étaient incapables de continuer, et par conséquent à les obliger à remettre leur sort entre les mains du gouvernement. (…)

N’ayant pas confisqué le capital financier, les Colectividades devaient vivre de leur propre capital. La plupart d’entre elles durent contracter des prêts, toujours refusés par le gouvernement. Ainsi, ce dernier pouvait-il donner corps à l’idée que les Colectividades étaient incapables de gérer la production, et créer chez les travailleurs un terrain propice à la restitution des industries à l’Etat. (…)

L’impulsion révolutionnaire qui avait fait si rapidement croître la production, n’arriva pas à franchir la marche de la coordination planifiée de la nouvelle économie. (…)

Comme dans tous les crimes commis en Espagne, l’expropriation des Colectividades se fit « dans l’intérêt de la guerre », mais il lui fut gravement préjudiciable : la production baissa et les initiatives et la créativité, dont les travailleurs avaient fait preuve après le 19 juillet 1936, s’évanouirent.

Des expériences de socialisation, exposées (en espagnol) :

Première expérience

Deuxième expérience

Troisième expérience

Quatrième expérience

Felix Morrow, dans « Révolution et contre-révolution en Espagne » :

La révolution du 19 juillet

Le prolétariat de Barcelone empêcha la capitulation de la République devant le fascisme. Le 19 juillet, presque à mains nues, il prit d’assaut victorieusement les premières casernes. Le jour suivant, à 14 heures, il était maître de la ville.

L’honneur d’ouvrir la lutte armée contre le fascisme n’était pas revenu par accident au prolétariat de Barcelone. Port de mer et principal centre industriel de l’Espagne, Barcelone, qui concentrait dans ses murs et dans les villes industrielles catalanes voisines près de la moitié de la classe ouvrière espagnole, a toujours été à l’avant-garde de la révolution. Le réformisme parlementaire de l’U.G.T., dirigée par les socialistes, n’avait jamais pu s’y implanter. Les partis socialiste et stalinien (le P.S.U.C.) réunis ne regroupaient pas, le 19 juillet, autant de membres que le P.O.U.M. Les travailleurs étaient presque tous organisés par la C.N.T., dont les souffrances et les persécutions, tant sous la monarchie que sous la République, avaient imprégné sa base d’une tradition militante anticapitaliste, bien que sa philosophie anarchiste ne l’ait pas dotée d’une direction systématique. Mais, avant que cette philosophie n’aie pu révéler sa tragique caducité, la C.N.T. atteignait des sommets historiques dans sa lutte victorieuse contre les forces du général Goded.

Le gouvernement catalan, comme à Madrid, refusa d’armer les travailleurs. Les émissaires de la C.N.T. et du P.O.U.M., qui, venus réclamer des armes, furent informés, avec le sourire, qu’ils pouvaient prendre celles que les Gardes d’assaut blessés abandonnaient.

Mais, dans l’après-midi du 18, les travailleurs de la C.N.T. et du P.O.U.M. organisèrent des raids dans les magasins d’articles de chasse pour prendre des fusils, dans les chantiers pour s’emparer de bâtons de dynamite, et dans les demeures fascistes où étaient cachées des armes. Avec l’aide de quelques gardes d’assaut amis, ils s’étaient emparés de plusieurs râteliers de fusils gouvernementaux. (Depuis 1934, les travailleurs révolutionnaires avaient rassemblé à grand peine quelques fusils et pistolets.) C’était là avec autant de véhicules à moteur qu’ils purent en trouver, tout ce dont les travailleurs disposaient, quand le 19, à cinq heures du matin, les officiers fascistes commencèrent à faire sortir leurs détachements des casernes.

Des heurts isolés devant des barricades de pavés conduisirent dans l’après-midi à un affrontement généralisé. Et là, les armes politiques firent mieux que suppléer à l’infériorité de l’armement face aux fascistes. Des travailleurs héroïques s’avançaient hors des lignes pour interpeller les soldats et leur demander pourquoi ils tiraient sur leurs compagnons de travail. Ils tombaient sous le feu des fusils et des mitrailleuses, mais d’autres surgissaient à leur place. Ici ou là, un soldat commençait à tirer dans le vide. Puis d’autres, plus audacieux, se tournèrent contre leurs officiers. Quelque génie militaire inconnu – peut-être mourut-il alors – profita de l’occasion pour permettre à l’a masse des travailleurs de quitter ses positions retranchées et d’aller de l’avant. Les premières casernes furent prises. Dans l’après-midi, on captura le général Goded. Les ouvriers nettoyèrent Barcelone avec les armes des arsenaux. En quelques jours, toute la Catalogne fut entre leurs mains.

Dans le même temps, le prolétariat madrilène se mobilisait. Les socialistes de gauche distribuaient leurs maigres stocks d’armes, sauvés d’octobre 1934. On éleva des barricades dans les rues principales et autour des casernes de Montana. Des groupes d’ouvriers guettaient les dirigeants réactionnaires. Le 19, à l’aube, les premières patrouilles de la milice se mirent en place. A minuit, on échangea les premiers coups de feu avec les casernes. Mais ce ne fut que le jour suivant, quand les grandes nouvelles parvinrent de Barcelone, qu’on les prit d’assaut.

Valence aussi fut rapidement arrachée des mains des fascistes. Le gouverneur nommé par Azaña, ayant refusé de les armer, les travailleurs se préparèrent à affronter la troupe avec des barricades, pavés et des couteaux de cuisine, jusqu’à ce que leurs camarades, à l’intérieur des casernes, leur aient donné des armes, après avoir fusillé leurs officiers.

Les mineurs des Asturies, combattants de la Commune de 1934, équipèrent une colonne de 5 000 dynamiteurs pour une marche sur Madrid. Ils y arrivèrent le 20, juste après la prise des casernes, et se chargèrent de la garde des rues.

À Malaga, point stratégique face au Maroc, les travailleurs, ingénieux, tout d’abord désarmés, avaient entouré les garnisons réactionnaires d’un mur de maisons et de barricades en flammes.

En un mot, sans avoir ne serait-ce que la permission du gouvernement, le prolétariat était entré dans la lutte à mort contre le fascisme. L’initiative n’appartenait plus à la bourgeoisie républicaine.

La plus grande partie de l’armée était du côté des fascistes. Il fallait lui opposer une armée nouvelle. Toutes les organisations ouvrières commencèrent à organiser des milices, à les équiper, à les envoyer au front. Le gouvernement n’avait aucun contact direct avec les milices ouvrières. Les organisations lui présentaient leurs réquisitions et leurs fiches de paie, et il fournissait marchandises et argent qu’elles distribuaient aux milices. Les quelques officiers restés dans le camp loyaliste leur étaient affectés en tant que « techniciens ». Leurs propositions militaires étaient transmises aux miliciens par l’intermédiaire des officiers ouvriers. Les gardes civils et d’assaut restés fidèles au gouvernement disparurent vite des rues. L’atmosphère ambiante contraignit le gouvernement à les envoyer au front. Une police ouvrière et les miliciens assumèrent leurs tâches.

Les marins, traditionnellement plus radicaux que les soldats, sauvèrent une bonne partie de la flotte en fusillant leurs officiers. Des comités de marins élus prirent le contrôle de flotte loyaliste et entrèrent en contact avec les comités ouvriers à terre.

Aux frontières, des comités ouvriers armés remplacèrent les officiers des douanes. Un livret syndical ou la carte rouge du parti valait mieux valait mieux qu’un passeport pour rentrer dans le pays. Peu de réactionnaires parvinrent à franchir le cordon ouvrier.

Les mesures militaires révolutionnaires s’accompagnaient de mesures économiques révolutionnaires contre le fascisme. S’il était vrai que la situation historique mondiale n’impliquait que la simple " défense de la République ", les démocrates staliniens ont encore à expliquer pourquoi tout ceci est arrivé.

En Catalogne en particulier, une semaine après le 19 juillet let, les transports et l’industrie étaient presque entièrement aux mains des comités ouvriers de la C.N.T., et les travailleurs s’étaient regroupés dans les deux comités C.N.T.-U.G.T. réunis. Les comités syndicaux reprirent systématiquement en mains la production, la remirent en ordre et l’accélérèrent pour les besoins de la guerre. Par le biais des industries nationales de Barcelone, le même processus s’étendit à Madrid, Valence, Alicante, Almeria et Malaga, sans prendre toutefois le caractère généralisé qu’il avait en Catalogne. Néanmoins, dans les provinces basques, la grande bourgeoisie, qui s’était prononcée en faveur de la république démocratique, resta maîtresse de ses usines. Un comité U.G.T.-C.N.T. prit en charge la totalité des transports de l’Espagne. Des délégations d’entreprises ne tardèrent pas à partir à l’étranger pour déterminer les importations et les exportations.

Les paysans n’eurent pas besoin qu’on les presse de prendre la terre. Ils essayaient de le faire depuis 1931 ; on honorait les noms des villages de Casas Viejas, Castilblanco, Yeste où les troupes d’Azaña avaient massacré ceux qui s’étaient emparés de la terre. Maintenant, Azaña n’était plus en mesure de les en empêcher. Dès que les nouvelles arrivèrent des villes, les paysans se jetèrent sur les terres. Tout officier du gouvernement, tout propriétaire républicain assez stupide pour leur barrer le chemin, se heurtait à leurs faux et à leurs haches. En de nombreux endroits, pénétrés des enseignements des anarchistes et des socialistes de gauche, ils s’organisèrent directement en collectivités. Des comités paysans s’occupèrent de nourrir les milices et les villes, en donnant ou vendant leurs produits directement aux comités d’approvisionnement, aux colonnes de la milice et aux syndicats.

Partout, les structures gouvernementales existantes et les organisations ouvrières se montrèrent incapables d’organiser la guerre et la révolution. Chaque district, ville ou village créa son comité de la milice pour armer les masses et les entraîner. Les comités d’usines U.G.T.-C.N.T. qui dirigeaient tous les ouvriers, y compris ceux qui n’avaient jamais été organisés auparavant, se développèrent plus largement que les organisations syndicales traditionnelles. Les vieilles administrations municipales disparurent, remplacées généralement par des comités unitaires où tous les partis et syndicats antifascistes étaient représentés. Toutefois l’Esquerra et la Gauche républicaine n’y apparurent que rarement. Ils remplacèrent des ouvriers et des paysans qui, bien que toujours membres des partis républicains, suivaient les travailleurs les plus avancés et siégeaient avec eux, le " Comité central des milices antifascistes de Catalogne ", créé le 21 juillet, était le plus important de ces nouveaux organes de pouvoir. Cinq de ses quinze membres étaient des anarchistes de la C.N.T. et de la F.A.I., et ils le dominaient. L’U.G.T. avait trois représentants, en dépit de sa faiblesse numérique en Catalogne, mais les anarchistes espéraient par ce biais susciter ailleurs la construction de comités analogues. Le P.O.U.M. avait un représentant au Comité central, de même que l’Union paysanne (Rabassaires) et les staliniens (P.S.U.C.). Les partis bourgeois en avaient quatre.

A l’inverse d’une coalition gouvernementale qui repose en fait sur le vieil appareil d’Etat, le Comité central, dominé par les anarchistes, s’appuyait sur les organisations ouvrières et les milices. L’Esquerra et ceux qui en étaient le plus proche les staliniens et l’U.G.T. – ne faisaient pour l’instant que suivre. Les décrets du Comité central constituaient la seule loi en Catalogne., Companys obéissait sans question à ses ordres de réquisitions ou à ses demandes d’argent. Censé avoir été mis en place comme centre d’organisation des milices, il lui fallut de plus en plus assumer des fonctions gouvernementales. Il organisa bientôt un département de police ouvrière, puis un département chargé de l’approvisionnement dont les décrets avaient force de loi dans les usines et dans les ports.

Les campagnes militaires du Comité central, durant ses mois d’existence, furent inextricablement liées à des activités révolutionnaires. Il en fut ainsi pendant les campagnes de l’Aragon, que les milices catalanes investirent en cinq jours et qu’elles conquirent en tant qu’armée de libération sociale. On créa des comités antifascistes de villages, auxquels on remit toutes les grandes propriétés, les moissons, les approvisionnements, le bétail, les outils, etc., qui appartenaient aux grands propriétaires et aux réactionnaires. A partir de là, le comité de village organisa la production sur de nouvelles bases, généralement collectives, et créa une milice villageoise pour promouvoir la socialisation et combattre la réaction. Les réactionnaires capturés passèrent en procès devant l’assemblée générale du village. Tous les titres de propriété, les hypothèques, les reconnaissances de dettes des registres officiels furent voués au feu de joie. Le monde du village ainsi transformé, les colonnes catalanes pouvaient aller de l’avant, certaines que tout village ainsi organisé constituait une forteresse de la révolution.

Les staliniens ont fait une grande propagande calomniatrice sur la prétendue faiblesse des activités militaires des anarchistes. La création hâtive des milices, l’organisation de l’industrie de guerre étaient inévitablement hasardeuses dans des mains inexpertes. Mais, pendant ces premiers mois, les anarchistes secondés par le P.O.U.M. compensèrent largement leur inexpérience militaire par l’audace de leur politique sociale. Dans la guerre civile, l’arme décisive est la politique. En prenant l’initiative, en s’emparant des usines, en encourageant la paysannerie à prendre la terre, les masses de la C.N.T. écrasèrent les garnisons établies en Catalogne. En marchant sur l’Aragon en tant que libératrices sociales, elles firent se dresser la paysannerie, ce qui paralysa les forces fascistes. Selon les plans des généraux, Saragosse, siège de l’Ecole de guerre, et peut-être la plus importante des garnisons de l’armée, aurait dû être pour l’Espagne orientale ce que Burgos devint pour l’Ouest. Elle fut au contraire immobilisée dès les premiers jours.

Des multitudes de comités d’usines, de villages, d’approvisionnement, de ravitaillement, de police, etc., qui réunissaient les diverses organisations antifascistes et détenaient en réalité une autorité supérieure à celle de leurs composantes se ralliaient au Comité central des milices. Certes, après le premier raz-de-marée révolutionnaire, les comités révélèrent leur faiblesse fondamentale . ils étaient fondés sur l’accord mutuel des organisations dont les membres composaient la base, et les premières semaines passées, l’Esquerra, appuyée par les staliniens, reprit courage et avança son propre programme. Les dirigeants de la C.N.T. commencèrent à faire des concessions au détriment de la révolution. Dans ce cadre, les comités n’auraient pu fonctionner qu’en abandonnant progressivement la méthode de l’accord mutuel et en adoptant celle des décisions majoritaires par le biais de délégués de milices ou d’usines démocratiquement élus.

Les régions de Valence et de Madrid avaient également tissé un réseau de comités unitaires de milices antifascistes, de patrouilles ouvrières, de comités d’usines et de districts pour balayer les réactionnaires des villes et envoyer la milice au front.

Ainsi à côté des gouvernements officiels de Madrid et de la Catalogne avaient surgi des organes de pouvoir contrôlés essentiellement par les travailleurs et par le biais desquels les masses organisaient la lutte contre le fascisme. Pour l’essentiel, la lutte militaire, économique et politique se faisait indépendamment du gouvernement, et même malgré lui.

Comment caractériser un tel régime ? Par essence, il était identique à celui de la Russie de février à novembre 1917 : un régime de double pouvoir. L’un d’eux, celui d’Azaña et de Companys, sans armée, sans police ou autres forces armées à ses ordres, était déjà trop faible pour contester l’existence de l’autre. L’autre, celui du prolétariat en armes, n’était pas encore assez conscient de la nécessité de se passer du pouvoir d’Azaña et Companys. Ce phénomène de double pouvoir a accompagné toutes les révolutions prolétariennes. Il signifie que la lutte des classes est toute proche du moment ou l’un ou l’autre doit devenir le maître incontesté. C’est un balancement critique d’alternatives sur une lame de rasoir. Une longue période d’équilibre est hors de question ; l’un ou l’autre doit l’emporter rapidement. La révolution du 19 juillet était inachevée, mais le fait qu’elle ait suscité un régime de double pouvoir atteste qu’il s’agissait bien d’une révolution. (...)

La contre-révolution économique

Les huit mois qui suivirent l’entrée de représentants ouvriers dans les cabinets de Madrid et de Barcelone virent s’amenuiser lentement les conquêtes ouvrières dans le domaine économique. Contrôlant le Trésor et les banques, le gouvernement pouvait imposer sa volonté aux travailleurs en les menaçant de couper les crédits.
Bien qu’un peu plus lent en Catalogne, principal centre industriel, le processus y fut identique. En janvier, quelque 58 décrets financiers de la Generalidad restreignirent nettement le champ d’activité des entreprises collectivisées. Le 3 février, pour la première fois, la Generalidad osa décréter illégale la collectivisation d’une industrie – celle des produits laitiers. Pendant la crise ministérielle d’avril, elle annula le contrôle ouvrier sur les douanes, en refusant de certifier que du matériel exporté, arrêté par la justice étrangère à la requête de certains propriétaires, appartenait aux travailleurs. Dès lors, les usines et les collectivités agricoles qui exportaient des marchandises furent à la merci du gouvernement.

Comorera, dirigeant du P.S.U.C., avait repris le ministère de l’Approvisionnement le 15 décembre, lorsque le P.O.U.M. fut chassé du cabinet. Le 7 janvier, il décréta la dissolution des comités ouvriers d’approvisionnement qui achetaient la nourriture chez les paysans. Les spéculateurs et les commerçants et industriels du G.E.P.C.I. (Corporation et unité de petits commerçants et industriels) – syndiqués à l’U.G.T. – s’engouffrèrent dans cette brèche, et en conséquence de la thésaurisation et de la hausse des prix qui s’ensuivirent, la malnutrition se répandit. Chaque famille recevait des cartes de rationnement, mais les marchandises n’étaient pas rationnées en fonction du nombre de personnes servies dans chaque dépôt. Dans les faubourgs ouvriers de Barcelone, de longues queues s’étendaient tout le jour, et tandis que les marchandises étaient souvent épuisées avant la fin de la queue, l’abondance régnait dans les quartiers bourgeois. Les restaurants privés disposaient d’amples provisions pour ceux qui pouvaient payer. Il n’y avait pas de lait pour les enfants d’ouvriers, mais on pouvait en trouver dans les restaurants. Bien que l’on ne puisse pas toujours trouver du pain (à prix fixe), on trouvait toujours des gâteaux (dont le prix n’était pas contrôlé). Lors du sixième anniversaire de la République (le 14 avril, boycotté par la F.A.I., la C.N.T. et le P.O.U.M.), des manifestations de femmes contre la hausse des prix assombrirent les manifestations de l’Esquerra et des staliniens. Cependant, ces derniers utilisèrent politiquement leurs crimes mêmes. On donna à entendre aux masses que les membres du P.S.U.C. et de l’U.G.T. pourraient obtenir de meilleures rations. Des affiches anonymes accusèrent les fermes et les transports collectivisés d’avoir provoqué la hausse des prix.
Vicente Uribe, ministre stalinien de l’Agriculture, joua le même rôle qu’un ministre stalinien de l’Agriculture du régime de Wang Çhing-wei en 1927 à Wuhan, en combattant les paysans. Le département d’Uribe démantela les collectivités, organisa les anciens propriétaires fonciers auxquels leurs terres furent rendues en " co-administrateurs de l’Etat ", et empêcha les collectivités de vendre leurs produits sans intermédiaires.

Une campagne nationale pour " le contrôle étatique " et la " municipalisation " de l’industrie servit de base à la suppression de tout contrôle par les comités d’usines.

Toutefois, la contre-révolution économique procéda relativement lentement. Le bloc stalinien bourgeois, comprit en effet, à l’inverse des anarchistes, que l’écrasement des milices et de la police ouvrières, le désarmement des travailleurs de l’arrière constituaient la condition préalable à la destruction des conquêtes économiques de la classe ouvrière. Mais la force seule n’y suffirait pas il faudrait la combiner avec la propagande.

La censure

Pour faciliter le succès de sa propre propagande, le bloc bourgeois-réformiste recourut, par le biais du gouvernement, à la censure systématique de la presse et de la radio C.N.T.-F.A.I.-P.O.U.M.
Le P.O.U.M. en fut la principale victime. Alors qu’il faisait encore partie de la Generalidad, le journal catalan Hoja Official boycotta toute mention des réunions ou émissions de radio du P.O.U.M. Le 26 février, la Generalidad interdit un meeting de masse C.N.T.-P.O.U.M. à Tarragone ; le 5 mars, La Batalla eut 5 000 pesetas d’amende et on lui refusa toute explication autre que l’accusation générale de désobéissance à la censure militaire. Le 14 mars, elle fut suspendue pour 4 jours cette fois, le motif étant explicitement un éditorial politique. Au même moment, la Generalidad refusa au P.O.U.M. d’utiliser la station de radio officielle pour ses émissions. Les quotidiens du P.O.U.M. à Lerida, Derone, etc., furent constamment harcelés.

Toutefois, pendant cette période, ce n’est pas en Catalogne que les coups les plus durs furent portés au P.O.U.M. La Junte de défense de Madrid, contrôlée par les staliniens, suspendit définitivement l’hebdomadaire P.O.U.M. La même autorité suspendit El Combatiente rojo, quotidien de la milice du P.O.U.M., et confisqua ses presses le 10 février. Peu après, elle suspendit la station de radio du P.O.U.M., qui fut définitivement fermée en avril. La Junte refusa aussi l’autorisation de publier La Antorcha à l’organisation de jeunesse du P.O.U.M. (Jeunesse communiste ibérique), l’interdiction officielle déclarant cyniquement " la J.C.I. n’a pas besoin de presse ". Juventud roja, journal de la jeunesse du P.O.U.M. à Valencia, fut soumis en mars à une sévère censure politique. Le seul organe du P.O.U.M. auquel on ne toucha pas fut El communista de Valence, hebdomadaire de son aile droite, semi-stalinienne et farouchement anti-trotskyste.
Le P.O.U.M. perdit un autre terrain important de travail de masse quand son Aide rouge fut exclue du comité permanent d’aide de Madrid à la demande du P.S.U.C. Au nom de l’unité, la C.N.T. approuva cet acte criminel qui s’étendit de Madrid à l’échelle nationale quand l’Aide rouge du P.O.U.M. fut exclue de la participation à la semaine de Madrid.

Cette rapide description de la mise hors la loi par le gouvernement des activités du P.O.U.M. avant mai réfute de manière définitive la thèse stalinienne selon laquelle le P.O.U.M. fut persécuté pour sa participation aux événements de Mai.

Ce sont les cabinets où siégeaient les ministres de la C.N.T. qui exercèrent la censure contre le P.O.U.M. Seule la Jeunesse anarchiste, Juventud libertaria, protesta publiquement. Mais la presse de la C.N.T. fut également harcelée systématiquement. Y a-t-il dans l’histoire un autre exemple de ministres d’un cabinet livrant leur propre presse à la répression ?

Nosostros, le quotidien de la F.A.I. de Valence, fut suspendu indéfiniment le 27 février, pour avoir attaqué dans un article la politique de guerre de Caballero. Le 26 mars, le gouvernement basque suspendit C.N.T. del Norte, arrêta le comité de rédaction et le comité régional de la C.N.T. et donna ses presses au Parti communiste basque. A Madrid, plusieurs numéros de C.N.T. et de Castilla libre furent interdits du 11 au 18 avril. Le 16 avril, Nosostros fut à nouveau suspendu.

La censure et la suspension étaient des mesures officielles. Les mesures " non officielles " en vertu desquelles les paquets de journaux de la C.N.T.-F.A.I. et du P.O.U.M. ne " pouvaient pas " parvenir au front (ou avec des semaines de retard) étaient au moins aussi efficaces. Cependant que d’énormes numéros de la presse stalinienne et bourgeoise, que les censeurs n’avaient pas touchés et qui étaient toujours livrés, étaient distribués gratuitement aux milices de la C.N.T., de l’U.G.T. et du P.O.U.M. Les stations de radio gouvernementales étaient toujours au service des Nelkens et des Pasionarias. Presque tous les soi-disant commissaires politiques au front étaient des staliniens et des bourgeois. La duperie suppléa ainsi à la force nue.

La police

Dans les premiers mois qui suivirent le 19 juillet, les tâches de police étaient presque entièrement assumées par les patrouilles ouvrières en Catalogne, et les " milices de l’arrière " à Madrid et à Valence. Mais on laissa échapper l’occasion de dissoudre définitivement la police bourgeoise.

Sous Caballero, la Garde civile fut rebaptisée Garde nationale républicaine. Ce qu’il en restait et les Gardes d’assaut furent progressivement retirés du front. Ceux qui s’étaient ralliés à Franco furent largement remplacés par des hommes nouveaux. Le pas le plus extraordinaire dans la résurrection de la police bourgeoise fut franchi sous le ministère de Negrin : les carabiniers, forces douanières jusqu’alors faibles, se multiplièrent comme des champignons, pour former une garde prétorienne de 40 000 hommes fortement armés [1].
Le 28 février, interdiction leur fut faite d’appartenir à un parti politique ou à un syndicat, et d’assister à leurs meetings de masse. Le même décret fut étendu par la suite aux gardes civils et d’assaut. C’était mettre la police en quarantaine de la classe ouvrière. Les ministres anarchistes désespérément désorientés votèrent cette mesure, parce qu’elle arrêterait le prosélytisme stalinien ! En avril, les milices furent définitivement écartées des tâches de police à Madrid et à Valence.
Dans le fief prolétarien de la Catalogne, ce processus se heurta à l’opposition déterminée des masses de la C.N.T. Il survint aussi un " incident malheureux " qui ralentit le projet bourgeois. Le chef principal de la police de Catalogne – André Riberter – désigné par le cabinet, fut reconnu comme l’un des principaux instigateurs d’un complot destiné à assassiner les dirigeants de la C.N.T., établir une Catalogne indépendante et faire une paix séparée avec Franco [2]. L’avoir démasqué renforça la position des patrouilles ouvrières, principalement composées de membres de la C.N.T.
Mais les patrouilles furent alors attaquées de l’intérieur. Le P.S.U.C. ordonna à ses membres de les quitter (nombre d’entre eux ne le firent pas, et furent exclus du P.S.U.C.). L’Esquerra aussi se retira. Puis on dirigea contre les patrouilles toutes les méthodes staliniennes habituelles de diffamation, surtout lorsqu’elles arrêtèrent des affairistes du P.S.U.C. ou du G.E.P.C.I. qui thésaurisaient et spéculaient sur la nourriture.

Le 1er mars, un décret de la Generalidad unifia toute la police en un seul corps contrôlé par l’Etat, dont les membres choisis à l’ancienneté n’avaient pas le droit d’appartenir à un syndicat ou à un parti. C’était l’abolition des patrouilles ouvrières et l’exclusion de leurs membres de la police unifiée. Les ministres C.N.T. votèrent apparemment ce décret. Mais les protestations véhémentes des masses les conduisirent à se joindre au P.O.U.M. pour déclarer qu’ils refusaient de s’y soumettre. Le 15 mars cependant, le ministre de l’ordre public Jaime Ayguade tenta sans succès de supprimer par la force les patrouilles ouvrières des districts entourant Barcelone. Ce fut l’une des questions qui conduisirent à la dissolution du cabinet catalan le 27 mars. Mais la réunion du nouveau cabinet auquel participaient à nouveau des ministres de la C.N.T. le 16 avril n’apporta aucun changement. Ayguade continua ses tentatives de désarmer les patrouilles, tandis que les ministres de la C.N.T. siégeaient au gouvernement, leurs journaux se contentant de mettre les travailleurs en garde contre les provocations.

La liquidation des milices

Bien entendu, on ne pouvait espérer faire renaître un régime bourgeois stable tant que l’organisation et la responsabilité administrative des forces armées étaient entre les mains des partis et syndicats ouvriers, qui présentaient des fiches de paie, des réquisitions, etc., aux gouvernements de Madrid et de Catalogne et faisaient l’intermédiaire entre les milices et le gouvernement.
Les staliniens tentèrent de donner " l’exemple " très tôt, en plaçant leurs milices sous contrôle gouvernemental, en aidant à instituer le salut, la suprématie des officiers derrière les lignes, etc. " Ni discussion ni politique à l’armée ", s’écriait la presse stalinienne – c’est-à-dire bien entendu ni discussion ni politique ouvrière.

L’exemple n’eut pas d’impact sur la base de la C.N.T. Un tiers au moins des forces armées appartenait à la C.N.T. et se méfiait des officiers envoyés par le gouvernement, les reléguant au rang de " techniciens ", et les empêchant d’intervenir dans la vie sociale et politique des milices. Le P.O.U.M. avait 10 000 miliciens dans le même cas. Il réimprima et distribua dans les milices le Manuel de l’Armée rouge de Trotsky qui prévoyait un régime interne démocratique et une vie politique dans l’armée. La campagne stalinienne pour évacuer la vie démocratique interne des milices au nom du " commandement unifié " trouva sur son chemin la question simple à laquelle elle ne pouvait pas répondre : en quoi un commandement unifié rend-il nécessaire le rétablissement de l’ancien régime des casernes, ainsi que la suprématie d’une caste bourgeoise d’officiers ?

Mais, en fin de compte, le gouvernement l’emporta. Les décrets de militarisation de septembre et d’octobre, adoptés avec le consentement du P.O.U.M. et de la C.N.T., permirent la conscription de régiments réguliers, dirigés par l’ancien code militaire. La sélection systématique des candidats aux écoles d’officiers donna la prépondérance aux bourgeois et aux staliniens, qui prirent la. tête des nouveaux régiments.

Quand les premiers contingents de la nouvelle armée furent prêts et envoyés au front, le gouvernement les opposa aux milices, demandant la réorganisation de celles-ci sur le même modèle. Dès mars, le gouvernement avait largement réussi sur le front de Madrid, contrôlé par les staliniens. Sur les fronts de l’Aragon et du Levant tenus principalement par les milices de la C.N.T.-F.A.I. et du P.O.U.M., il prépara la liquidation des milices par une politique brutale et systématique de refus d’armes. On informa les milices qu’on ne leur donnerait les armes adéquates pour mener l’offensive sur ces fronts qu’après leur réorganisation. La base de la milice de la C.N.T. dans sa totalité empêcha cependant le gouvernement d’atteindre ses objectifs jusqu’au lendemain des journées de Mai, quand l’ex-ministre de la Guerre d’Azaña, le général Pozas, prit le front de l’Aragon en charge.
Toutefois, en dernière analyse, le succès final du gouvernement vint moins de ses propres efforts que de la revendication politiquement fausse d’un " commandement unifié sous le contrôle des organisations ouvrières " de la C.N.T. et du P.O.U.M.

Les staliniens et leurs publicistes " sans parti " de la bande des Louis Fisher et Ralph Bates ont falsifié délibérément les termes de la controverse entre le P.O.U.M.-C.N.T. et le gouvernement sur la réorganisation de l’armée. Les staliniens firent croire que le P.O.U.M.-C.N.T. voulait conserver les milices organisées de façon assez lâche et les opposer à une armée centralisée efficacement. C’est un mensonge forcé de toutes pièces, comme peut le démontrer un millier d’articles de la presse P.O.U.M.-C.N.T. du moment, qui réclamaient une armée disciplinée sous commandement unifié. Le vrai problème était le suivant : qui contrôlera l’armée ? la bourgeoisie ou la classe ouvrière ? La C.N.T. et le P.O.U.M. ne furent pas les seuls à poser la question. S’opposant au schéma original de Giral d’une armée spéciale, le journal de l’U.G.T., Claridad avait déclaré :

"Nous devons veiller à ce que les masses et la direction des forces armées, qui devraient être surtout le peuple en armes, n’échappent à nos mains" (20 août 1936).

Tel était le véritable problème. La bourgeoisie l’emporta parce que l’U.G.T., le P.O.U.M., la C.N.T.-F.A.I. commirent l’erreur irrémédiable de vouloir constituer une armée contrôlée par la classe ouvrière à l’intérieur d’un Etat bourgeois. Ils étaient tellement favorables à la centralisation et à un commandement unifié qu’ils votèrent des décrets gouvernementaux qui servirent dans les mois suivants à annihiler le contrôle ouvrier sur l’armée. L’accord de l’U.G.T., du P.O.U.M. et de la C.N.T. avec ces décrets ne fut pas le moindre de leurs crimes contre la classe ouvrière.

Leur mot d’ordre de commandement unifié sous contrôle des organisations ouvrières était faux parce qu’il n’indiquait aucune méthode pour atteindre ce but. La revendication qu’il aurait fallu avancer dès le premier jour de la guerre était celle de l’amalgame des milices et des quelques régiments existants en une seule force, avec élection démocratique de comités de soldats pour chaque unité, centralisés par l’élection nationale de délégués des soldats en un conseil national. Lorsque de nouveaux régiments auraient été constitués, leurs comités de soldats seraient alors entrés dans les conseils locaux et nationaux. C’est ainsi, en faisant entrer les masses armées dans la vie quotidienne, que le contrôle bourgeois des forces armées aurait pu être effectivement mis en échec.

Le P.O.U.M. avait eu une occasion magnifique de démontrer l’efficacité de cette méthode. Sur le front de l’Aragon, il contrôla directement pendant huit mois quelque 9 000 miliciens. C’était là une occasion incomparable de les éduquer politiquement, d’élire en leur sein des comités de soldats, à titre d’exemple pour le reste des milices, puis de demander une fusion dans laquelle ses troupes entraînées auraient constitué un levain puissant. Rien ne fut fait. La presse du P.O.U.M. rapportait les histoires des représentants du front de l’Aragon en congrès. Ces rencontres ne faisaient que rassembler des gens désignés par l’office national. En fait, le P.O.U.M. interdit l’élection de comités de soldats. Pourquoi ? entre autres choses, parce que l’opposition à la politique opportuniste du P.O.U.M. était grande à la base, et que la direction bureaucratique craignait que la création de comités ne fournisse le terrain sur lequel l’opposition de gauche pourrait l’emporter.

Le mot d’ordre simple et concret de comités de soldats élus était la seule voie vers le contrôle ouvrier de l’armée Toutefois, ce mot d’ordre ne pouvait constituer qu’une étape transitoire – car une armée contrôlée par le prolétariat ne pouvait coexister indéfiniment avec l’Etat bourgeois. Si l’Etat bourgeois se perpétuait, il détruirait inévitablement le contrôle ouvrier sur l’armée. Les partisans du contrôle ouvrier du P.O.U.M., de la C.N.T. et de l’U.G.T. n’avancèrent pas ce slogan concret, pas plus qu’ils n’eurent de programme pour renverser l’Etat bourgeois. Leur orientation fondamentale stérilisa ainsi leur opposition à la domination bourgeoise de l’armée.

Le désarmement des travailleurs de l’arrière

Pendant les journées révolutionnaires qui suivirent le 19 juillet, les gouvernements de Madrid et de Catalogne avaient été contraints de reconnaître l’armement des ouvriers, qui avaient déjà créé le fait accompli. Les organisations ouvrières reçurent le pouvoir de délivrer des ports d’armes à leurs membres. Pour les travailleurs, il ne s’agissait pas seulement de se préserver des tentatives contre-révolutionnaires du gouvernement, mais de protéger quotidiennement les comités paysans contre les réactionnaires, de garder les usines, les voies ferrées, les ponts, etc., contre les bandes fascistes, de protéger la côte contre les raids, de découvrir les nids fascistes cachés.
Le premier décret de désarmement contraignant à la reddition de tous les fusils et de toutes les mitrailleuses au gouvernement survint en octobre. Dans la pratique, il fut interprété de telle façon qu’il autorisait les organisations ouvrières à continuer à délivrer des permis de port d’armes longues aux gardes de l’industrie et aux comités paysans. Mais ce fut un précédent fatal.

Le 15 février, le gouvernement central ordonna la saisie de toutes les armes, longues ou courtes, détenues sans autorisation. Le 12 mars, le cabinet ordonna aux organisations ouvrières de rassembler les armes longues et courtes de leurs membres et de les rendre dans les 48 heures. Le 17 avril, cet ordre fut appliqué directement à la Catalogne. La Garde nationale républicaine commença officiellement à désarmer les travailleurs sur place dans les rues de Barcelone. 300 ouvriers – membres de la C.N.T. munis de ports d’armes de leur organisation furent ainsi désarmés par la police pendant la dernière semaine d’avril.

C’était un mensonge éhonté que de prétendre que les armes étaient nécessaires pour le front, ce dont tout travailleur pouvait juger de ses propres yeux. Car, tandis que l’on privait les ouvriers de leurs fusils ou de leurs revolvers, que la C.N.T. possédait parfois depuis le temps de la monarchie, les villes se remplissaient des forces de police reconstruites, armées jusqu’aux dents de nouveaux fusils russes, de mitrailleuses, d’artillerie et de voitures blindées.

Les méthodes extra-légales de répression :

La G.P.U. Espagnole

Le 17 décembre 1936, la Pravda, organe personnel de Staline, déclarait : "Pour ce qui est de la Catalogne, l’épuration des trotskystes et des anarcho-syndicalistes a commencé. Elle sera menée avec la même énergie qu’en U.R.S.S."

Toutefois, les " méthodes légales " étaient trop lentes. On y suppléa à l’aide de bandes terroristes organisées, équipées de prisons privées et de chambres de torture, nommées " préventoriums ". Les éminents personnages recrutés pour ce travail défient toute description . ex-membres de la C.E.D.A. fasciste, gangsters cubains, proxénètes, faussaires, sadiques [3]. Nées de la composition sociale petite-bourgeoise du P.C." nourries de son programme contre-révolutionnaire, ces bandes organisées de la G.P.U. espagnole montrèrent envers les ouvriers la même férocité que les bandes sanguinaires de Hitler, entraînées comme elles à exterminer la révolution.

Rodriguez, membre de la C.N.T. et commissaire spécial aux prisons, accusa formellement en avril José Cazorla, membre du comité central stalinien et chef de la police sous la junte de Madrid, et Santiago Carillo, autre membre du C.C., de détenir illégalement les ouvriers arrêtés par Cazorla mais acquittés par les tribunaux populaires, et de " conduire lesdites parties acquittées dans des prisons secrètes, ou de les envoyer dans les bataillons de la milice communiste pour servir de " fortifications " dans les positions avancées. La C.N.T. réclama en vain une enquête approfondie concernant ses accusations. Ce fut seulement lorsqu’on établit que le gang de Cazorla, à titre d’occupation parallèle, travaillait avec des racketteurs qui faisaient sortir des fascistes importants de prison sans aucune sanction officielle, que celui-ci fut démis. Il fut simplement remplacé par Carillo autre stalinien, et la G.P.U. extra-légale comme les prisons privées continuèrent comme avant.

"Il devient clair que les organisations tchékistes récemment découvertes à Madrid [4][... ] sont directement reliées à des centres similaires opérant sous une direction Unifiée et selon un plan préconçu d’ampleur nationale", écrivait Solidaridad obrera, le 25 avril 1937. Le 8 avril, la C.N.T., preuves en main, avait finalement imposé l’arrestation d’un gang stalinien à Murcia, et le renvoi du gouverneur civil pour avoir maintenu des prisons privées et des chambres de torture. Le 15 mars, 16 membres de la C.N.T. avaient été assassinés par les staliniens à Villanueva de Alcarcete, dans la province de Tolède. La demande de châtiment de la C.N.T. fut contrée par la défense des meurtriers, transformés en héros antifascistes par Mundo obrero. L’enquête judiciaire qui suivit établit qu’un gang intégralement stalinien, incluant les maires communistes de Villanueva et Villamayor, opérant en " comité de défense ", avait assassiné des ennemis politiques, pillé, levé des impôts, et violé des femmes autochtones sans défense. Cinq des staliniens furent condamnés à mort, trois autres à la prison.

Le gangstérisme organisé de la G.P.U. espagnole a été établi par la propre cour de justice du gouvernement espagnol. Nous nous en tiendrons ici aux exemples juridiquement établis. Mais la presse de la C.N.T. est pleine de centaines d’exemples de la façon dont la " contre-révolution légale " fut complétée par la G.P.U. en Espagne.

Notes

[1] "On construit, silencieusement mais sûrement, une force de police digne de confiance. Le gouvernement de Valence a découvert dans les carabiniers un instrument idéal à cette fin. C’étaient auparavant des gardes ou officiers des douanes qui avaient toujours eu une réputation de loyauté. On sait de sources sûres que l’on en a recruté 40000, dont 20000 sont déjà équipés et armés [ ] Les anarchistes ont déjà remarqué et dénoncé l’importance croissante de cette force, au moment où chacun sait qu’il y a assez peu de trafic aux frontières ierrestres ou maritimes. Ils ont compris qu’elle servira contre eux. "(James Minifie, N. Y. Tribune, 28 avril 1937.)

[2] Le service de renseignement de la C.N.T. avait découvert un complot et Solidaridad obrera publia les faits les 27 et 28 novembre. Au début, les staliniens et l’Esquerra se moquèrent, mais ils furent contraints d’ordonner une enquète. Comme ; résultat, on découvrit que les forces principales du complot appartenaient à l’organisation séparatiste en chemise kaki Estai catala, scission de l’Esquerra, et l’on arrêta son secrétaire général et une centaine de ses membres les plus importants. Le chef de la police Reberter, membre de l’Estat catala, fut exécuté après condamnation. Casanovas, président du parlement catalan, " s’intéressa d’abord au complot, puis s’en sépara ", déclare une explication officielle. On lui permit d’aller en France – et de revenir à la vie politique à Barcelone après les journées de mai !

[3] Cultura proletaria, journal antifasciste de New York, publia un reportage de Cuba : "Le P.C. [... ] envoya 27 ex-officiers de l’ancienne armée qui n’avaient rien de commun avec des ouvriers et étaient auparavant des mercenaires au service de Machado [... ] Lors de son dernier voyage, le Mexique prit une cargaison de ces fausses milices (à quelques exceptions près), parmi lesquelles se trouvaient les trois frères Alvarez, anciens gorilles de Machado très actifs pour briser les grèves de Bahia. Le 29 de ce mois, " Sargento del Toro " s’en va aussi en tant que milicien communiste. C’est un assassin accompli du temps de Machado, garde du corps du président du Sénat à cette époque. Il fut de ceux qui aidèrent à massacrer les ouvriers lors d’une manifestation le 27 août. " L’ancien secrétaire de la C.E.D.A. de Valence est maintenant au P.C. Même Louis Fischer admet que des généraux et des politiciens bourgeois, et beaucoup de paysans qui approuvent la politique de protection des petits propriétaires du P.C., l’ont rejoint. Pour l’essentiel, leur nouvelle affiliation politique reflète le désespoir à l’égard de l’ancien système social aussi bien que l’espoir de sauver un ou deux de ses survivants. " Une bonne description comme le remarqua Anita Brenner, du groupe social qui compose les rangs hitlériens. Pour plus de détails sur la G.P.U. espagnole et la répression, voir l’excellent article d’Anita Brenner et le " Dossier de la contre-révolution ", in Modern Monthly, septembre 1937.

[4] Les anarchistes font référence à la G.P.U. En général, ils ferment les yeux devant le vaste fossé séparant la Tchéka, qui réprima impitoyablement la garde blanche et ses alliés dans la première période de la révolution russe, de la G.P.U. stalinienne, qui réprime et assassine impitoyablement les révolutionnaires prolétariens.

L’expérience de la Commune de Paris - 1871

« La Commune ne fut pas une révolution contre une forme quelconque de pouvoir d’Etat, légitimiste, constitutionnelle, républicaine ou impériale. Elle fut une révolution contre l’Etat comme tel, contre cet avorton monstrueux de la société ; elle fut la résurrection de l’authentique vie sociale du peuple, réalisée par le peuple. Elle ne fut pas une révolution ayant pour but de transférer le pouvoir d’Etat d’une fraction des classes dominantes à une autre, mais une révolution tendant à détruire cette machine abjecte de la domination de classe. Ce ne fut pas un de ces combats mesquins entre la domination de classe dans sa forme de pouvoir exécutif et ses formes parlementaires, mais une révolte contre ces deux formes complémentaires, la forme parlementaire n’étant qu’un accessoire mystificateur du pouvoir exécutif… Seule la classe ouvrière pouvait exprimer, par le mot « Commune », ces nouvelles aspirations dont elle inaugura la réalisation par la Commune militante… La bourgeoisie moyenne et la petite bourgeoisie, vu leurs conditions d’existence économiques, ne pouvaient assumer l’initiative d’une nouvelle révolution ; elles étaient obligées soit de suivre la classe dominante, soit de se faire des alliées de la classe ouvrière… Seuls les prolétaires, en flammés par la nouvelle tâche sociale qu’ils doivent accomplir pour la société tout entière, à savoir la suppression de toutes les classes et de la domination de classe, étaient capables de briser l’instrument de cette domination – l’Etat – ce pouvoir gouvernemental centralisé et organisé qui se prend pour le maître de la société au lieu d’en être le serviteur… Telle est la Commune : la forme politique de l’émancipation sociale, du travail libéré de l’usurpation de ceux qui monopolisent les moyens de travail créés par les travailleurs eux-mêmes ou offerts par la nature. De même que la machine d’Etat ou le parlementarisme ne constituent pas la vraie vie des classes dominantes mais ne sont que les organes généraux de leur domination, les garanties politiques, les formes et les manifestations de l’ordre établi, de même la Commune n’est ni le mouvement social de la classe ouvrière ni, par conséquent, le mouvement de régénération universelle de l’humanité : elle est son moyen d’action organisé. La Commune ne supprime pas la lutte de classes par laquelle les travailleurs veulent parvenir à l’abolition de toutes les classes et, partant, de toute domination de classe. La Commune ne défend aucun intérêt particulier ; elle lutte pour la libération du « travail », c’est-à-dire des conditions fondamentales et naturelles de la vie individuelle et sociale que la minorité ravit à la majorité par l’usurpation, la fraude et d’habiles machinations. En revanche, la Commune crée le terrain rationnel sur lequel la lutte des classes peut parcourir ses diverses phases de la manière la plus rationnelle et la plus humaine. La Commune peut susciter des réactions violentes et des bouleversements tout aussi violents. Elle commence l’émancipation du travail – son grand but – en supprimant, d’une part, toute activité improductive et nuisible des parasites d’Etat, en écartant les causes des immenses sacrifices exigés par ce monstre, l’Etat qui se nourrit du produit national, et, d’autre part, en exécutant les travaux administratifs, locaux et nationaux, en échange d’un simple salaire d’ouvrier. Ainsi, elle débute par d’énormes économies, par des réformes économiques tout autant que par des innovations politiques… La classe ouvrière sait qu’elle doit traverser diverses phases de la lutte des classes. Elle sait que le remplacement des conditions économiques du travail asservi par les conditions du travail libre et associé ne pourra être que l’œuvre progressive du temps ; que la transformation économique exige non seulement des changements dans la distribution, mais encore une nouvelle organisation de la production, ou plutôt la libération des formes sociales de la production que renferme actuellement le travail organisé. Ces formes, produites par l’industrie moderne, doivent être libérées des chaînes de l’esclavage et de leur actuel caractère de classe ; et toute cette transformation exige également une coordination harmonieuse à l’échelle nationale et internationale. La classe ouvrière sait que cette œuvre de régénération sera sans cesse entravée par la résistance des privilèges acquis et les égoïsmes de classe. Elle sait que l’actuelle « action spontanée des lois naturelles du capital et de la propriété terrienne » ne peut être remplacée par « l’action spontanée des lois de l’économie sociale du travail libre et associé » que dans le cours d’un long processus de développement des conditions nouvelles, tout comme l’ « action spontanée des lois économiques de l’esclavage » a été remplacé par « l’action spontanée des lois économiques du servage ». Mais elle sait aussi que de grand progrès peuvent être immédiatement réalisés grâce à la forme communale de l’organisation politique, et que le moment est venu de commencer ce mouvement pour elle-même et pour l’humanité… Le fait que les travailleurs parisiens ont pris l’initiative de la révolution actuelle et qu’ils supportent avec héroïsme et esprit de sacrifice tout le poids de la lutte n’a rien de nouveau. C’est là un trait frappant de toutes les révolutions françaises… Ce qu’elle a d’original, c’est que le peuple, après le premier soulèvement, n’a pas déposé les armes et n’a pas remis son pouvoir entre les mains des charlatans républicains des classes dirigeantes ; c’est qu’en fondant la Commune il a pris dans ses propres mains la direction effective de sa révolution et qu’il a trouvé en même temps le moyen de la maintenir, en cas de succès, entre les mains du peuple lui-même, en substituant son propre appareil gouvernemental à l’appareil d’Etat, à la machine gouvernementale des classes dominantes… La plus importante mesure de la Commune, c’est sa propre existence, ses travaux et son action au milieu des difficultés inouïes ! Le drapeau rouge hissé par la Commune orne en réalité le seul gouvernement des travailleurs de Paris ! Ils ont proclamé hautement et consciemment que leur but était l’émancipation du travail et la transformation de la société ! Mais le caractère vraiment « social » de leur République, c’est le simple fait que des travailleurs gouvernent la Commune de Paris. »

Brouillon d’article de Marx sur la Commune, 1871

« La Commune dut aussitôt reconnaître que la classe ouvrière, une fois parvenue au pouvoir, ne pouvait continuer à gérer avec la vieille machine d’Etat ; que cette classe ouvrière, pour ne pas reperdre sa propre domination tout juste conquise, devait d’une part abandonner la vieille machinerie d’oppression jusqu’alors employée contre elle-même, mais d’autre part, s’assurer contre ses propres mandataires et fonctionnaires en les déclarant en tout temps et sans exception, amovibles. En quoi consistait la particularité caractéristique de l’Etat jusqu’alors ? La société avait pour le soin de ses intérêts communs créé, originairement par simple division du travail, ses organes propres. Mais ces organismes, dont le sommet était le pouvoir de l’Etat, se sont avec le temps, transformés, au service de leurs propres intérêts particuliers, de serviteurs de la société en maîtres de celle-ci. Comme on peut le voir, par exemple, non seulement dans la monarchie héréditaire mais également dans la République démocratique… Contre cette transformation inévitable, dans tous les Etats jusqu’à présent, de l’Etat et des organes de l’Etat, des serviteurs de la société en maîtres de la société, la Commune employa deux moyens infaillibles. Premièrement, elle soumit toutes les places de l’administration, de la justice et de l’enseignement, à l’élection au suffrage universel des intéressés et, bien entendu, à la révocation à tout moment par ces mêmes intéressés. Et deuxièmement, elle ne paya pour tous les services, élevés comme bas, que le salaire que recevaient les autres ouvriers. Le plus haut traitement qu’elle payât dans l’ensemble était de 6.000 francs. Par là, un frein sûr était mis à la chasse aux places et à l’arrivisme, sans en appeler aux mandats impératifs des délégués aux corps représentatifs, qui étaient encore ajoutés par-dessus le marché…. Le philistin social-démocrate entre une fois de plus dans une terreur sacrée au mot de dictature du prolétariat. Allons bon, voulez-vous savoir, Messieurs, de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. »

Engels, Préface à la « Guerre civile en France » de Marx

« La Commune fut composée de conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville, responsables et révocables à court terme. La majorité de ses membres étaient naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être, non pas un organe parlementaire, mais un organisme de travail, exécutif et législatif à la fois. La police, jusqu’alors instrument du gouvernement central, fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un agent de la Commune, responsable et, à tout moment, révocable. Il en fut de même de toutes les autres branches de l’administration. Depuis les membres de la Commune jusqu’en bas, ce service public devait être assuré pour des salaires d’ouvriers. Les privilèges d’usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l’Etat disparurent avec les dignitaires eux-mêmes. Les fonctions publiques cessèrent d’être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l’administration municipale, mais toute l’initiative jusqu’alors exercée par l’Etat fut déposée entre les mains de la Commune. Une fois débarrassée de l’armée permanente et de la police, instruments de la puissance matérielle de l’ancien gouvernement, la Commune était soucieuse de briser l’instrument spirituel d’oppression, le pouvoir des curés ; elle décréta la destitution et l’expropriation de toutes les Eglises pour autant qu’elles possédaient des biens. Les prêtres furent relégués dans le calme de la vie privée, pour s’y nourrir des aumônes des fidèles, selon l’exemple de leurs prédécesseurs, les apôtres. L’ensemble des établissements scolaires furent ouverts au peuple gratuitement, et, en même temps, délivrés de toute ingérence de l’Eglise et de l’Etat. Ainsi, non seulement l’instruction était rendue accessible à tous, mais la science elle-même était libérée des chaînes dont les préjugés de classe et les pouvoirs publics l’avaient chargée. Les fonctionnaires judiciaires furent privés de cette feinte indépendance qui n’avait servi qu’à masquer leur soumission à tous les gouvernements successifs auxquels, tour à tour, ils avaient prêté des serments de fidélité, successivement violés. Comme le reste des serviteurs publics, magistrats et juges devaient être électifs, responsables et révocables. La Commune de Paris devait, bien entendu, servir de modèle à tous les centres industriels de France. Le régime de la Commune une fois établi à Paris et dans les centres secondaires, l’ancien gouvernement centralisé aurait, dans les provinces aussi, dû faire place à l’auto-gouvernement des producteurs… La Commune a fait de ce mot d’ordre des révolutions bourgeoises, le gouvernement à bon marché, une réalité en détruisant ces deux grandes sources de dépenses, l’armée permanente et le fonctionnarisme d’Etat… Mais ni le gouvernement à bon marché, ni la « vraie République » n’étaient son but dernier ; ils n’étaient que ses corollaires… C’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le produit de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des accapareurs, la forme politique enfin découverte sous laquelle on pouvait réaliser l’émancipation économique du travail. »

Marx, La Guerre civile en France (1871)

Texte paru dans le numéro du 16 avril 1871 de la « Révolution politique et sociale », journal de l’Internationale sous la signature de A.S., probablement Auguste Serraillier :

« Du rôle de l’Etat au point de vue économique

« En ce moment où la classe ouvrière vient de faire son apparition sur la scène politique, nous ne croyons pas inutile de rappeler les obligations de l’Etat envers les travailleurs. Ces idées ont déjà été émises dans divers écrits ; cependant le règne d’obscurantisme impérial, qui a pesé sur la France si longtemps en ayant empêché la propagande, il ne nous paraît pas sans importance de revenir sur ce sujet. D’ailleurs la diversité d’opinions sur le rôle de l’Etat, dont quelques soi-disant socialistes ont demandé la suppression, nous fait devoir d’insister. Que doit faire l’Etat, pour résoudre d’une manière pacifique la question sociale, en d’autres termes pour éteindre l’antagonisme entre le capital et le travail. Tout d’abord, nous croyons qu’il incombe à l’Etat d’aider et de faciliter le développement des associations corporatives, en leur fournissant le moyen d’acquérir les instruments de travail. Il doit insérer dans la loi toutes les mesures nécessaires pour la protection des travailleurs et veiller à leur exécution… N’oublions pas que le système social se propose de donner « A chacun suivant ses besoins », et qui peut nier qu’aujourd’hui c’est la classe la plus nombreuse, celle des salariés, qui a le plus besoin d’être aidée pour arriver à son émancipation politique et sociale. Que d’un autre côté, on considère l’origine de ce qu’on appelle capital, et l’on verra que l’intervention de l’Etat est nécessaire pour hâter l’avènement du règne de l’égalité par la justice. »
Adresse de l’Union des femmes à la commission du travail et de l’échange :

« Considérant que la réorganisation du travail tendant à assurer le produit au producteur ne peut s’effectuer qu’au moyen d’associations productives libres, les diverses industries à leur profit collectif ; que la formation de ces associations en soustrayant le travail au joug du capital exploiteur, assurerait enfin aux travailleurs la direction de leurs propres affaires, en même temps qu’elle faciliterait les réformes immédiates et essentielles à opérer dans le mécanisme de la production aussi bien que dans les rapports sociaux des producteurs, savoir : a) la diversité du travail dans chaque métier – la répétition continue du même mouvement manuel influant d’une manière funeste sur l’organisme et le cerveau ; b) la diminution des heures de travail – l’épuisement des forces physiques amenant inévitablement l’extinction des facultés morales ; c) l’anéantissement de toute concurrence entre travailleurs des deux sexes, leurs intérêts étant absolument identiques, et leur entente solidaire étant de rigueur pour le succès de la grève définitive et universelle du travail contre le capital… « 


Extraits de « Espagne 1931-1937 : Le Front populaire contre la Révolution Prolétarienne » Par Charles Heisser

Le pouvoir des comités

Le syndicaliste français Robert Louzon a ainsi décrit le spectacle qui attend, au début d’août, le voyageur venu de France :
« Dès que vous franchissez la frontière, vous êtes arrêté par des hommes en armes. Qui sont ces hommes ? Des ouvriers. Ce sont des miliciens, c’est-à-dire des ouvriers vêtus avec leurs habits ordinaires, mais armés – de fusils ou de revolvers – et, au bras, l’insigne de leur fonction ou du pouvoir qu’ils représentent... Ce sont eux qui... décideront... de ne pas vous laisser entrer, ou bien d’en référer au « Comité ».

« Le Comité, c’est-à-dire le groupe d’hommes qui siège là-haut au village voisin et qui y exerce tout pouvoir. C’est le Comité qui assure les fonctions municipales habituelles, c’est lui qui a formé la milice locale, l’a armée, lui fournit son logement et son alimentation avec les ressources qu’il tire d’une contribution imposée à tous les habitants, c’est lui qui autorise à entrer ou à sortir de la ville, c’est lui qui a fermé les magasins fascistes et qui opère les réquisitions indispensables, c’est lui qui a fait démolir l’intérieur des églises, afin que, selon l’affiche qui figure sur elles toutes, l’église, devenue « propriété de la Généralité » serve aux institutions populaires ».

Dans toutes les villes et dans la plupart des villages d’Espagne agissent sous des noms divers des Comités semblables : Comités populaires, de guerre, de défense, Comités exécutifs, révolutionnaires ou antifascistes, Comités ouvriers, Comités de salut public... Tous ont été constitués dans le feu de l’action, pour diriger la riposte populaire au coup d’État militaire. Leur mode de désignation varie à l’infini. Dans les villages, les usines ou sur les chantiers on a parfois pris le temps de les élire, au moins sommairement, au cours d’une assemblée générale. On s’est toujours soucié en tout cas d’y représenter partis et syndicats, même là où ils n’existent pas avant la révolution, car le Comité représente en même temps l’ensemble des travailleurs et la totalité de leurs organisations : en plus d’un endroit, les élus « s’arrangeront » entre eux pour savoir qui représentera un syndicat ou l’autre, qui sera le « républicain » et qui le « socialiste ». Dans les villes, très souvent, les éléments les plus actifs se sont désignés eux-mêmes. C’est parfois l’ensemble des électeurs qui choisit, dans chaque organisation, les hommes qui siégeront au Comité, mais, le plus souvent, les membres du Comité seront soit élus par un vote au sein de leur propre organisation, soit, tout simplement, désignés par les comités directeurs locaux des partis et syndicats. Il est rare que des Comités aient fait ratifier leur composition par un vote plus large, dans les jours suivant leur désignation : le Comité révolutionnaire de Lérida se fera pourtant consacrer par une « Assemblée constituante » composée de représentants des partis et organisations syndicales de la ville, à qui il rend des comptes. Mais en fait, la « base » n’a de véritable contrôle que sur les Comités de village ou d’entreprise. A l’échelon supérieur, la volonté des organisations est prépondérante.

La propriété industrielle

Les bases économiques de la puissance de l’Église ont été détruites en quelques jours de révolution : il en sera de même, dans la majorité des cas, de celles de la bourgeoisie. L’une comme l’autre apparaissent aux révolutionnaires triomphants comme les alliées des généraux soulevés : les « conquêtes révolutionnaires » répandent aussi bien à des exigences idéologiques qu’à des nécessités pratiques.
Déjà, dans les semaines qui ont précédé le soulèvement, de nombreux chefs d’entreprise avaient pris la fuite, mis à l’abri leurs capitaux, contribuant ainsi à augmenter le marasme économique. La victoire de la révolution et la terreur qui frappe les chefs et les cadres des entreprises bancaires et industrielles paralysent le fonctionnement d’un appareil économique déjà souvent singulièrement détérioré par le début des combats. Enfin et surtout, la révolution de juillet 36 a ses objectifs sociaux : les ouvriers prennent les usines et les paysans prennent les champs parce que c’est là, à leurs yeux, l’objectif ultime, le couronnement victorieux de leur action révolutionnaire.
Il faudrait un livre entier pour décrire l’extraordinaire variété des solutions adoptées par les ouvriers espagnols pour mettre fin à « l’exploitation de l’homme par l’homme » : l’ensemble peut paraître incohérent et passablement utopique. Une étude détaillée ne donne pourtant que le désir d’approfondir la connaissance de cette floraison d’initiatives, pas toujours heureuses, mais presque toujours d’inspiration généreuse.

Le cas le plus simple est la saisie de l’entreprise par les ouvriers, l’incautacion :c’est elle qui sera la règle générale en Catalogne, que le patron ait ou non pris la fuite. Mais quand il n’y a pas eu saisie, il apparaîtra très vite nécessaire d’établir un contrôle, l’intervencion,auquel participent conjointement délégués des ouvriers et représentants officiels. Ces deux formes juridiques qui semblent pour l’instant constituer la réalisation concrète du mot d’ordre « l’usine aux ouvriers » donneront naissance à l’étape suivante aux deux formes distinctes des entreprises collectivisées ou syndicalisées et des entreprises nationalisées. Pour l’instant, le domaine de chacune varie en fonction des influences respectives des organisations ouvrières. Dans la région madrilène, où prévaut l’influence de l’U.G.T., 30 % des entreprises, selon Borkenau, sontintervenidas, sous double contrôle gouvernemental et syndical : ce sont les plus importantes. En Catalogne, sous l’influence de la C.N.T., 70 % des entreprises ont été incautadas, et 50 % au Levante. Aux Asturies, industrie et commerce sont presque intégralement contrôlés, alors que les usines du Pays basque échappent à toute incautacion et à toute intervencion. Il faut, cependant, se garder de généraliser et de schématiser : ainsi que le souligne une correspondance du Temps (3 octobre 1936), les Comités ouvriers ne sont pas moins puissants dans les entreprises contrôlées que dans les entreprises saisies, puisque leur visa est obligatoire sur tout chèque émis par la direction. Quand, au début d’août, un décret sanctionne le fait accompli en autorisant l’incautacion des entreprises des « factieux » par l’assemblée des ouvriers et leur gestion par des Comités élus siégeant avec des représentants du gouvernement, Robert Louzon écrit que va « tendre à se réaliser dans les usines la même situation que celle actuellement existante dans l’État : un délégué du gouvernement qui sera le paravent et le Comité ouvrier – lui-même animé et contrôlé par le syndicat – qui sera le vrai pouvoir ». C’est qu’en cette période de multiplicité et d’ « atomisation » du pouvoir, le gouvernement n’a pratiquement nulle part la force de contrebalancer l’influence des Comités.

Dans ce cadre général, les modalités varient à l’infini et nous nous contenterons de quelques exemples. A Barcelone, le fief de la collectivisation, les ouvriers ont, dès les premiers jours, pris en main les transports en commun (trains, autobus, métro), les chemins de fer qui seront bientôt dirigés dans toute la zone par un Comité C.N.T.-U.G.T., le gaz et l’électricité, le téléphone, la presse, les spectacles, les hôtels et les restaurants, puis la plupart des grosses entreprises mécaniques et industrielles et des compagnies de transport : la Ford Motor Iberica, Hispano-Suiza, la Société des Pétroles, les Ciments Asland, la Transatlantique, la Maritima. Chaque parti et syndicat s’est emparé d’un local ou d’une imprimerie. Chaque journal d’information est dirigé par un comité ouvrier, élu avec un représentant de chaque catégorie de salariés, rédaction, administration, atelier.

Les services publics sont pris en main par des Comités mixtes C.N.T.-U.G.T. Deux jours après le soulèvement, ils fonctionnent de nouveau : trains, autobus et métro circulent normalement, gaz et électricité sont fournis sans panne. Après un délai plus long, les trains circuleront normalement aussi.

La Ford Iberica Motor, usine de montage, comptait avant la révolution 336 ouvriers permanents, 142 temporaires et 87 employés. Le directeur a d’abord accepté de rester comme technicien avec un salaire de 1 500 pesetas par mois, puis il s’est enfui. L’usine est dirigée par un comité élu de dix-huit membres, douze ouvriers, six employés, dont la moitié sont à la C.N.T., l’autre moitié à l’U.G.T. Leunois, qui en rend compte dans la Révolution prolétarienne du 25 septembre, y a étudié les conditions de travail et les salaires. Il n’y a ni travail aux pièces, ni prime de rendement, ni allocation pour charges de famille. Les victimes d’accident du travail touchent leur salaire intégral pendant sept jours, au lieu de cinq avant la révolution. Le travail se fait à la chaîne, mais sur un rythme lent. Le Comité ouvrier a fixé aux salaires un plafond : 1 500 pesetas mensuels, ce que reçoivent directeur et sous-directeur. Les ouvriers gagnent 22,4 à 36 pesetas par jour de travail effectif, les employés de 500 à 1 200 pesetas par mois. Tous subissent une retenue de 13 % destinée aux chômeurs et aux trente ouvriers de l’usine qui sont au front comme miliciens. Le Comité ouvrier a maintenu l’ancienne échelle des salaires au-dessous de 1 500 pesetas, car « les catégories qui auraient été touchées par une unification des salaires protestèrent : elles considéraient comme inadmissible d’avoir fait la révolution pour aboutir à une diminution de salaires ».

La Fomento de Obras y construcciones, entreprise de travaux publics au capital de 75 millions de pesetas, comptait 600 ouvriers avant la révolution. Elle est dirigée par un Comité ouvrier provisoire de militants C.N.T. et U.G.T. proportionnellement au nombre d’adhérents des centrales. Il y a plus de 300 ouvriers dans les milices. Ceux qui restent travaillent 40 heures et reçoivent le salaire de 48 augmenté de 15 %. Le Libertaire du 23 octobre rapporte que les livres de compte ont été ouverts et que c’est la suppression des « rongeurs » qui a permis d’augmenter les salaires. Il n’y a plus de contremaîtres, mais des responsables élus sur les chantiers, et, sur les plus importants, des « techniciens manuels » n’ayant aucun droit de regard sur le rendement.
Les ateliers de construction navale de l’Union naval de Levante à Valence qui comptent 1 400 ouvriers, syndiqués en proportions égales à l’U.G.T. et à la C.N.T., sont dirigés par un Comité ouvrier de sept membres élus pour six mois et qui siègent, pour toutes les décisions avec deux techniciens, le directeur technique et le chef des ateliers. Dès la révolution, l’entreprise abandonne la construction pour se consacrer aux réparations.

L’industrie de la pêche a été collectivisée à Gijon sous la direction d’un Comité de contrôle syndical qui remet le poisson aux Comités ouvriers de ravitaillement. Ni les ouvriers ni les pêcheurs ne reçoivent de salaire : les Comités de ravitaillement leur remettent les produits alimentaires sur présentation d’un carnet de consommation. A Laredo, toutes les embarcations ont été saisies sous la direction d’un Comité d’économie de douze membres, six de la C.N.T., et six de l’U.G.T. C’est par lui que passe tout le poisson pêché. Une fois retenues les dépenses et 45 % pour l’amélioration du matériel, le reste du produit de la vente est partagé également entre tous les « travailleurs de la mer ». Le pêcheur de Lareda gagne 64 pesetas par semaine, beaucoup plus que du temps des armateurs et des grossistes.
La collectivisation des salles de cinéma de Barcelone a été à la fois proposée comme modèle par le C.N.T. et tournée en ridicule par ses adversaires. Toutes les salles de la, capitale sont groupées dans une entreprise unique dirigée par un comité de dix-sept membres, dont deux sont élus par l’assemblée générale et les quinze autres par les travailleurs des différentes catégories professionnelles. Les élus, dégagés de leur travail, reçoivent le salaire de leurs camarades de même qualification. Les salaires varient avec les entrées hebdomadaires, la recette étant répartie suivant un coefficient différent pour chaque catégorie (1 pour la préposée aux W.-C., 1,5 pour un opérateur). Le plafond hebdomadaire est fixé à 175 pesetas, les bénéfices éventuels allant à la caisse du syndicat. Chaque travailleur est considéré comme propriétaire de son emploi : il faut une majorité des trois quarts en assemblée générale pour décider d’une sanction. Il est prévu un mois et demi de vacances annuelles, dont quinze jours en hiver. En cas de maladie ou de chômage le travailleur touche intégralement son salaire normal, et, en cas d’invalidité, un salaire proportionnel à ses charges ne pouvant en aucun cas être inférieur à 75 % d’un salaire normal. Les bénéfices doivent être utilisés en priorité à la construction d’une clinique et d’une école.
A Puigcerda, selon Lauzon, le commerce de détail a été collectivisé au sein d’une coopérative qui groupe 170 adhérents percevant un salaire uniforme de 50 pesetas par semaine pour les hommes et 35 pour les femmes.

La diversité des solutions adoptées dans les cas cités en exemple souligne la difficulté du problème des salaires. Il est intéressant de constater que les solutions varient entre deux extrêmes, le salaire uniforme d’inspiration anarchiste en vigueur à Puigcerda et le maintien intégral de la hiérarchie existante. Les traminots de Barcelone cherchent un compromis, réduisant de onze à quatre le nombre des catégories de salariés et instaurant une retraite unique. Mais l’éventail reste parfois très ouvert : à l’hôtel España de Valence, le cuisinier gagne presque quatre fois plus que la femme de chambre, un spécialiste fileur dans une usine de Barcelone touche 90 pesetas quand un aide en reçoit 50 et un apprenti.

Nous remarquerons aussi le maintien constant à un taux inférieur des salaires des femmes, même dans le cadre de l’application des principes anarchistes d’égalité, et la constante préoccupation des travailleurs espagnols pour tout ce qu’on peut appeler la mise sur pied de mesures de sécurité sociale, pensions, retraites, congés, indemnités de chômage.

La collectivisation dans les campagnes

Les anarchistes de Puigcerda qui ont collectivisé les boutiques n’ont pas touché aux fermes de la Cerdagne. C’est là un premier exemple de l’extrême diversité des solutions apportées en ce domaine.
En réalité, il y a eu, pendant et après la Révolution, un vaste mouvement de collectivisation rurale qui reste l’un des points les plus ardemment controversés par les témoins et les acteurs. Pour les uns, anarchistes notamment, la collectivisation a résulté d’un puissant mouvement d’association volontaire provoqué par la propagande et l’exemple collectiviste de leurs groupes. Pour les autres, communistes ou républicains, la collectivisation agraire a été, dans la majorité des cas, imposée de force, sous la terreur, par les milices et les groupes d’action anarchistes. Les observateurs « neutres » ne sont pas moins divisés : le socialiste Prats, le travailliste indépendant Fenner Brockway, le républicain italien Rosselli chanteront les louanges des collectivités aragonaises issues indubitablement, selon eux, de la volonté paysanne. Inversement, Borkenau, peu suspect pourtant de sympathie pour les thèmes communistes de propagande, pense que, sauf dans la province de la Manche, la collectivisation a été imposée aux paysans par la terreur.

Force est bien de reconnaître qu’il y a de sérieux arguments en faveur de l’une et l’autre thèses. D’abord, la forme d’exploitation collective n’était pas nouvelle. Les saisies de terre qui s’étaient produites avant la guerre civile avaient été presque toujours suivies d’un début d’exploitation collective. Les deux organisations syndicales paysannes, celle de la C.N.T. comme celle de l’U.G.T. s’étaient prononcées en faveur de la collectivisation – volontaire, il est vrai. Les adversaires les plus résolus de la collectivisation, les communistes, devront, au Levante, pour combattre le mouvement, créer de toutes pièces une organisation paysanne nouvelle. Enfin, les collectivités nées au cours de l’été 1936 ont parfois duré jusqu’à la fin de la guerre civile, se reconstituant, dans certains cas, après leur dissolution.
Par ailleurs, l’Andalousie, qui eût pu être la terre d’élection des collectivités, s’est trouvée très tôt aux mains des généraux et ni le Levante, ni la Catalogne, ni l’Aragon, n’offraient à ces expériences des conditions particulièrement favorables. Nous savons qu’elles donnèrent lieu souvent à des heurts violents, qui se renouvelleront fréquemment au cours de 1937 entre « collectivistes » et « individuels ».

Là encore, la réalité eut bien des visages. Le massacre des grands propriétaires par quoi commence fréquemment – en particulier avec Durruti et sa colonne – la collectivisation des terres, ne signifie pas qu’elle ne sera pas volontaire : il en crée les conditions matérielles, puisque des terres sont ainsi offertes, en même temps que psychologiques, puisqu’il ouvre une possibilité, jusque-là fermée. La terreur est l’un des leviers de la révolution et la discussion pour savoir si cette dernière est volontaire ou forcée n’a guère de sens. Enfin, toute collectivisation fut en même temps « volontaire » et « forcée », chaque fois qu’elle fut décidée à la majorité. Ceux qui n’avaient rien à y perdre ont certainement « forcé » ceux qui détenaient quelque lopin. Ajoutons enfin que les collectivisations eurent, sans aucun doute, moins d’adversaires dans les premières semaines de révolution qu’elles n’en eurent après plusieurs mois de fonctionnement, dans les conditions peu favorables de la guerre et sous la constante menace des réquisitions.

Le mouvement se heurtait, en Catalogne, à l’hostilité des Rabassaires. La C.N.T. y adopta une attitude de prudence qu’illustre parfaitement la résolution adoptée le 5 septembre par son Union agraire : « Nous pensons que si nous prétendions obliger immédiatement à la collectivisation de toute la terre, y compris celle acquise par tant de travail et d’abnégation, nous nous heurterions à une série d’obstacles qui nous empêcheraient d’atteindre normalement notre but final. » La conférence paysanne réunie à Barcelone par la C.N.T. invite ses militants à respecter la petite propriété privée, à chercher avant tout à convaincre le paysan par la réussite exemplaire d’expériences-témoins de collectivisations rurales.

Aussi les collectivités catalanes furent-elles de types fort différents : collectivités englobant tous les habitants comme celle de Hospitalet de Llobregat avec 1 500 familles sur 15 000 km, ou d’Amposta avec 1 200 collectivistes, toutes deux exclusivement C.N.T., ou collectivités C.N.T.-U.G.T. ou C.N.T. seulement, coexistant avec des propriétés individuelles, fondées exclusivement sur les terres confisquées aux grands propriétaires (Vilaboi, 200 collectivistes ; Seros, 360), ou par la collectivisation de petits lots individuels, ou encore sur l’une et l’autre base (Lerida, 400 collectivistes ; Orriols avec 22 familles de métayers Granadella, près de Lerida, avec 160 collectivistes sur 2 000 habitants ; Montblanc, près de Tarragone, avec 200 collectivistes sur 16 000 habitants). De toute façon, îlots au milieu de la petite propriété, elles furent l’exception plutôt que la règle.

Le cas le plus fréquent au Levante fut celui de collectivités fondées en commun par la C.N.T. et l’U.G.T. : ainsi Villajoyosa, dans la province d’Alicante, où furent collectivisée non seulement les terres qui faisaient vivre un peu moins de 4 000 personnes, mais la filature qui emploie 400 ouvriers et la pêche qui en fait vivre 4 000, Ademuz, Utiel, dans la province de Valence qui regroupent respectivement 500 et 600 familles. Dans la province de Castellon, le village de San-Mateo présente l’originalité d’avoir deux communautés, une de la C.N.T., l’autre de l’U.G.T. La collectivité de Sueca, dans la province de Valence forme pour la vente de ses oranges, la Cooperativa popular naranjera, une tentative pour se débarrasser des intermédiaires commerciaux qui est appelée à se développer. Notons enfin le cas, souvent cité, de Segorbe, gros bourg d’une dizaine de milliers d’habitants dans la région des huertas, où s’est constituée une « collectivité des producteurs agricoles et assimilés ». L’adhésion et la démission sont libres, chacun apportant ou retirant sa part. Mais la vie de l’adhérent est strictement réglée par la Commission administrative élue qui gère la collectivité, répartit le travail, paie les salaires sur la base « familiale » (homme seul : 5 pesetas ; femme seule : 4 ; chef de famille, 5 pesetas ; sa compagne : 2, etc...). Comment vivait-on à Segorbe ? Un observateur, bien disposé il est vrai, le travailliste indépendant Fenner Brockway, affirme : « Plus que tout, je me réjouis de ma visite à la collectivité agricole de Segorde. Je ne la décrirai pas en détail, mais l’état d’esprit des paysans, leur enthousiasme, la manière dont ils apportent leur part à l’effort commun, la fierté qu’ils en ressentent tout cela est admirable. »

La visite des collectivités d’Aragon incitera le socialiste Italien Rosselli à écrire, en se plaçant au même point de vue : « Les avantages manifestes du nouveau système social affermissent l’esprit de solidarité chez les paysans, les incitant à plus d’efforts et à une plus grande activité ».

Sous la direction des anarchistes, en effet, le mouvement de collectivisation englobe plus des trois quarts de la terre, presque exclusivement en communautés affiliées à la C.N.T. : on en compte plus de 450, groupant environ 430 000 paysans. Les « collectivistes » sont, de loin, la majorité : la totalité à Penalba, Alcaniz, Calanda, Oliete, 2 000 sur 2 300 à Mas de La Matas, 3 700 sur 4 000 à Aleorlza. Les petits propriétaires peuvent théoriquement subsister à condition de cultiver eux-mêmes leurs terres et de ne pas utiliser de main-d’œuvre salariée. Le bétail pour la consommation familiale reste propriété individuelle. La Fédération paysanne fait de gros efforts pour organiser des fermes témoins, des pépinières, des écoles techniques rurales. Les défenseurs des thèses collectivistes affirment que les rendements ont augmenté de 30 à 50 % entre 36 et 37, mais il est impossible de vérifier ces chiffres qui ne s’appuient pas sur des statistiques rigoureusement contrôlées.

Le plus curieux, quoique sans doute le moins significatif, de l’expérience libertaire d’Aragon, fut l’application systématique des principes et théories anarchistes sur l’argent et les salaires. Le salaire est, là encore, un salaire familial uniforme : 25 pesetas par semaine pour un producteur isolé, 35 pour un couple avec un seul travailleur, 4 pesetas de plus par enfant à charge. Mais il n’y a pas d’argent, seulement des bons – les vales – échangeables contre des produits dans les magasins de la collectivité. Le système fonctionne. L’expérience, pourtant, est peu concluante, puisque les collectivités, pour se fournir dans le reste de l’Espagne, doivent, bon gré mal gré, utiliser l’argent théoriquement supprimé...

La représentation des partis et syndicats dans les Comités varie d’un endroit à l’autre. Souvent le Comité de Front populaire s’est tout simplement élargi à des représentants des centrales. Parfois – là où les municipalités étaient socialistes – le conseil municipal, élargi par cooptation de dirigeants C.N.T., est devenu Comité. En Catalogne, et, bientôt, dans l’Aragon reconquis, bien des Comités sont exclusivement composés de militants de la C.N.T.-F.A.I. ou des Jeunesses libertaires : cependant, ceux des villes comprennent des représentants de l’U.G.T., de l’Esquerra, du P.S.U.C. et du POUM à côté de ceux de la C.N.T. et de la F.A.I. A Lérida, le P.O.U.M. obtient pourtant que les républicains, qui ont soutenu le commissaire de la Généralité contre les syndicats, soient exclus du Comité, qui est ainsi restreint aux seules organisations ouvrières. La représentation des différents groupes est tantôt paritaire et tantôt proportionnelle. Mais, le plus souvent, elle correspond au rapport de force réel dans les entreprises. Les socialistes dominent à Santander, Mieres, Sama de Langreo, mais chaque localité minière a sa propre physionomie politique. Les nationalistes basques partagent avec les socialistes la junte de Bilbao, mais dominent toutes les autres juntes du Nord. Les anarchistes sont les maîtres à Gijon comme à Cuenca. A Malaga, socialistes et communistes, représentés par le canal de l’U.G.T., l’emportent petit à petit sur la C.N.T. A Valence, les syndicats ont deux délégués quand les partis n’en ont qu’un. A Castellon, la C.N.T. a 14 représentants et l’U.G.T. 7, socialistes et communistes n’ont pas de représentation propre, mais les républicains et le P.O.U.M. ont 7 délégués chacun. En Catalogne, c’est la C.N.T.-F.A.I. qui dirige les Comités des grandes villes, à l’exception de Sabadell et Lérida.

Tous les Comités, quelles que soient leurs différences de nom, d’origine, de composition, présentent un trait commun fondamental. Tous, dans les jours qui suivent le soulèvement, ont saisi localement tout le pouvoir, s’attribuant des fonctions tant législatives qu’exécutives, décidant souverainement dans leur région, non seulement des problèmes immédiats comme le maintien de l’ordre et le contrôle des prix, mais aussi des tâches révolutionnaires de l’heure, socialisation ou syndicalisation des entreprises industrielles, expropriation des biens du clergé, des « factieux », ou plus simplement des grands propriétaires, distribution entre les métayers ou exploitation collective des terres, confiscation des comptes en banque, municipalisation du logement, organisation de l’information, écrite ou parlée, de l’enseignement, de l’assistance sociale. Pour reprendre l’expression saisissante de G. Munis, partout se sont installés des « Comités-gouvernement » dont l’autorité s’appuie sur la force des ouvriers en armes et auxquels, bon gré, mal gré, obéissent les restes des corps spécialisés de l’ancien État, gardes civils, ici ou là, gardes d’assaut et fonctionnaires divers. Pas de meilleur hommage rendu à cet égard à l’autorité des Comités que le témoignage d’un de leurs adversaires les plus résolus d’alors, Jesus Hernandez, dirigeant du parti communiste espagnol : « Le Comité a été une espèce de pouvoir trouble, ténébreux, impalpable, sans fonctions déterminées ni autorité expresse, mais qui exerçait, dans une impitoyable dictature, un pouvoir sans conteste, comme un véritable gouvernement ».
Ce qui est vrai à l’échelon local ne l’est cependant plus entièrement à l’échelon régional, où s’affrontent ou coexistent des pouvoirs d’origine diverse.

Torrents, la Commission d’investigation, véritable ministère de l’Intérieur assumé par l’anarchiste Aurelio Fernandez, la Commission des industries de guerre, au catalaniste Tarradellas. Autour d’eux se créent d’autres services : la Commission de l’école unifiée, dont le secrétaire est le syndicaliste enseignant Hervas du P.O.U.M., et divers services techniques : statistique, munitions, censure, radio et presse, cartographie, écoles spécialisées. Gouvernement ouvrier de la Révolution ouvrière, le Comité central se donne la structure nécessaire.

En Catalogne, la CNT refuse le pouvoir

C’est en Catalogne, là où le prolétariat industriel était le plus nombreux et où les organisations qui se disaient révolutionnaires était les plus implantées, que la révolution alla le plus loin. La CNT anarchiste, qui ne cherchait pas à convaincre ses militants qu’il fallait s’en tenir à la défense de la république bourgeoise, y était majoritaire dans le mouvement ouvrier. L’influence du Parti Socialiste Unifié de Catalogne (le PSUC, issu de la toute nouvelle fusion dans cette région du Parti Socialiste et du Parti Communiste) et même celle de l’UGT étaient limitées. C’est en Catalogne aussi, que le parti le plus à gauche qui se disait marxiste et pour la dictature du prolétariat, le POUM, était le plus implanté. Bien que beaucoup plus faible que la CNT, il aurait pu tenter dans cette situation de jouer un rôle indépendant.
C’est donc en Catalogne que le sort de la révolution se joua.

Le 20 juillet, Companys, chef du gouvernement catalan, conscient du rapport de force après la victoire ouvrière, demanda une entrevue aux dirigeants anarchistes. Ceux-ci, conduits par Garcia Oliver, Abad de Santillan, Durruti, se rendirent en armes au siège du gouvernement. Companys leur tint ce langage : « Aujourd’hui vous êtes les maîtres de la ville. Si vous n’avez pas besoin de moi, ou si vous ne souhaitez pas que je reste président de la Catalogne, dites-le moi, et je serai un soldat de plus à combattre le fas-cisme. Si, au contraire, (...) vous croyez que ma personne, mon parti, mon nom, mon prestige peuvent être utiles, alors, vous pouvez compter sur moi et sur ma loyauté... »
Santillan raconte la suite : « Nous aurions pu choisir d’être seuls, imposer notre volonté absolue, déclarer caduque la Généralité et instituer à sa place un vrai pouvoir du peuple. Mais nous ne croyions pas à la dictature quand elle s’exerçait contre nous et nous ne la désirions pas quand nous pouvions l’exercer nous-mêmes à l’encontre de la majorité. La Généralité resterait à son poste avec le président Companys à sa tête et les forces populaires s’organiseraient en milices pour continuer la lutte pour la libération de l’Espagne. Ainsi fut créé le Comité Central des Milices Antifascistes de Catalogne, dans lequel nous fîmes entrer tous les partis politiques libéraux et ouvriers ».

Les dirigeants de la CNT, ces anarchistes anti-étatistes, préféraient finalement au « vrai pouvoir du peuple », le pouvoir bourgeois représenté par Companys ! C’était une véritable trahison des intérêts de la révolution. Non pas que Companys ait été en situation d’exercer un quelconque pouvoir à ce moment-là. Mais c’est autour de lui qu’allait peu à peu se reconstituer l’appareil d’État de la bourgeoisie, avec l’aide de la CNT. Exactement comme dans le reste de l’Espagne où les partis socialiste et communiste s’employèrent consciemment dès le début à cette tâche.

Le Comité Central des Milices

Le pouvoir, les anarchistes y participèrent tout de même, à leur corps défendant, à travers le Comité Central des Milices car, comme le dit Santillan, « Le gouvernement de la Généralité continuait à exister et méritait notre respect mais le peuple n’obéissait plus qu’au pouvoir qui s’était constitué grâce à la victoire et à la révolution ». Or dans ce Comité qui était un organisme non élu par les comités, un cartel d’organisations, la CNT s’était mise en minorité en offrant aux représentants de la bourgeoisie 4 sièges sur 15, et autant de sièges à l’UGT ou au parti de Companys qu’à elle-même. Elle remit donc le pouvoir à des partis qui ne voulaient pas de la révolution. C’était trahir les masses qui lui faisaient confiance.

Les dirigeants de la CNT ne firent jamais rien ensuite pour que le Comité Central devienne effectivement l’émanation des comités, pour qu’il leur soit lié par des liens démocratiques. Ils préférèrent les accords au sommet avec les dirigeants bourgeois et ceux du PSUC et de l’UGT.

En Catalogne pas plus qu’ailleurs, il n’y eut de la part des dirigeants des partis les plus à gauche une volonté de renforcer le pouvoir des exploités spontanément surgi de la révolution. Il aurait fallu l’élargir, le systématiser, le démocratiser, faire élire partout les comités par les assemblées de travailleurs, en faire de véritables soviets, et leur permettre d’élire une direction centrale des comités qui aurait été un véritable pouvoir révolutionnaire efficace, démocratique et centralisé, intimement lié aux masses, exprimant leur volonté, et capable de vaincre les obstacles et les ennemis.

La CNT avait tous les moyens de le faire en Catalogne et ses dirigeants s’y sont délibérément refusés.

Voici ce que disait Trotsky de la politique des dirigeants anarchistes : « Renoncer à la conquête du pouvoir, c’est le laisser volontairement à celui qui l’a, aux exploiteurs. Le fond de toute révolution a consisté et consiste à porter une nouvelle classe au pouvoir et à lui donner ainsi toutes les possibilités de réaliser son programme. Impossible de faire la guerre sans désirer la victoire. Personne n’aurait pu empêcher les anarchistes d’établir, après la prise du pouvoir, le régime qui leur aurait semblé bon, en admettant bien sûr qu’il soit réalisable. Mais les chefs anarchistes eux-mêmes avaient perdu foi en lui... Le refus de conquérir le pouvoir rejette inévitablement toute organisation ouvrière dans le marais du réformisme et en fait le jouet de la bourgeoisie (...) ».

Le POUM en retard sur les possibilités révolutionnaires

Le POUM fut incapable de définir des objectifs plus clairs. Là où il était majoritaire, à Lérida, le comité était le fruit d’un accord entre lui, la CNT et le PSUC, et si le POUM le fit ratifier par une assemblée formée des représentants des partis, il n’en fit jamais un vrai conseil ouvrier, émanation des masses en lutte.

Le programme du POUM se limitait à réclamer le contrôle ouvrier alors que les masses prenaient possession des entreprises, l’épuration de l’armée qui n’existait pratiquement plus, « la révision du statut de la Catalogne dans un sens plus progressif ». En pleine révolution prolétarienne, le POUM proposait un programme démocratique bourgeois bien en retard sur l’activité même des masses en lutte.
Si bien qu’aucun parti, ni en Catalogne ni ailleurs, ne proposa au prolétariat de parachever la victoire de juillet en prenant réellement le pouvoir.

Parachever la révolution, une nécessité vitale

Le temps jouait contre le pouvoir révolutionnaire des masses dès lors que celles-ci se limitaient à exercer des pouvoirs locaux. Une autorité centrale était indispensable pour parachever la révolution, pour coordonner l’activité économique, pour la planifier efficacement afin que les efforts ne soient pas gaspillés par un manque de coordination dans les approvisionnements en matières premières, dans l’écoulement des produits. Il aurait fallu aussi mettre la main sur les réserves des banques, au lieu de laisser chaque entreprise se débrouiller seule et épuiser peu à peu rapidement ses réserves financières. Il fallait aussi organiser la guerre en unifiant les milices sous le commandement unique d’un état-major ouvrier capable de conduire la lutte militaire. Oui, tant sur le plan économique que militaire, il était vital d’établir un véritable pouvoir central. Il devait être l’émanation des ouvriers et des paysans en lutte et être basé sur les organes de pouvoir qu’ils avaient commencé à mettre en place. Faute de cela, c’est le vieil État bourgeois qui a repris les choses en main, au nom de l’efficacité économique, au nom de l’efficacité militaire, et qui finalement brisa la révolution.

Les partis ouvriers au gouvernement pour reprendre le pouvoir aux travailleurs

Face à l’impuissance du gouvernement Giral, le 4 septembre, le Parti Socialiste se décida à assumer les responsabilités gouvernementales et Largo Caballero, le dirigeant de l’aile gauche et de l’UGT, prit la tête du gouvernement. Il imposa comme condition la présence de ministres communistes : c’était la première fois que des membres du Parti Communiste (ils étaient deux) participaient à un gouvernement bourgeois. Prieto et Negrin représentaient l’aile droite du Parti Socialiste. Il y avait aussi cinq ministres républicains, dont Giral.
Largo Caballero reconstruit l’appareil d’État

Largo Caballero remit sur pied un état-major, rappela tous les officiers qui passaient pour républicains et tenta d’imposer la militarisation des milices combattantes, qui devaient s’intégrer dans l’armée.

Le gouvernement lança une campagne d’enrôlement dans la garde civile, la garde d’assaut, les carabiniers. Il finit par enrôler et armer au fil des mois plus de forces de répression qu’il n’en existait avant le 19 juillet sur l’ensemble du territoire. Il mena campagne pour que les milices de l’arrière rendent leurs armes afin que « pas une ne fasse défaut au front » mais, parallèlement, il armait ses propres forces de répression.

Les dirigeants de la CNT et du P0UM n’avaient jamais réclamé la dissolution de ce qui restait des corps de répression. Ils ne dénoncèrent pas leur reconstitution, ne mirent nullement en garde les travailleurs contre le danger qu’ils représentaient et n’en parlaient qu’en termes de « camaradas guardias ».

La dissolution des comités et leur remplacement par des conseils municipaux eurent lieu partout, au moins sur le papier.

Pour arracher les entreprises à la mainmise des ouvriers, employés ou paysans, le gouvernement n’eut d’autre solution que de les nationaliser.

Les comités, les milices, aucun des organes locaux de la classe ouvrière ne voulait disparaître. Ils résistaient pied à pied et n’obéissaient pas aux ordres. Il fallut des mois et des mois au gouvernement pour tout reprendre en main.

La CNT et le POUM entrent dans le gouvernement catalan

En Catalogne aussi un nouveau gouvernement provincial fut mis sur pied. Le 27 septembre en effet, les anarchistes acceptèrent, à la demande de Companys, d’entrer officiellement dans le gouvernement de la Généralité dont ils exigèrent seulement qu’il soit rebaptisé « conseil de défense ». C’était un membre du parti de Companys, Tarradellas, qui le présidait. Ils acceptèrent la direction de la Santé, du Ravitaillement et de l’Economie. En plus Garcia Oliver fut nommé secrétaire d’État à la Guerre et un autre membre de la CNT devint chef de la police.

Le Comité Central des Milices fut dissous et ses commissions rattachées à leurs homologues de la Généralité.

Quant au POUM, il fit exactement la même chose et accepta en la personne d’Andrès Nin, le ministère de la Justice !

Pour se justifier, le POUM affirmait que le nouveau gouvernement était « d’un type original, non durable, de transition révolutionnaire, qu’il serait dépassé par la prise totale du pouvoir par les organisations ouvrières. » L’organe du POUM répondait aux critiques de Trotsky : « (...)il s’agissait d’un gouvernement révolutionnaire et (...) le devoir du POUM était d’y participer. Non seulement parce que les représentants des partis ouvriers y étaient en majorité, mais avant tout parce que son programme était un programme révolutionnaire, dont la réalisation devait avoir comme conséquence de faire avancer la révolution. » L’organe des jeunesses du POUM, opposées à la participation, avouait que « notre parti est entré à la Généralité parce qu’il ne voulait pas aller à contre-courant en ces heures d’extrême gravité (...) »

En fait toute la politique du POUM était conditionnée par celle de la CNT. L’objectif des dirigeants du POUM était de convaincre les dirigeants de la CNT. N’y parvenant pas, ils se mettaient à leur remorque. Non seulement il n’était pas question de critiquer publiquement les dirigeants pour leur capitulation mais il fallait capituler soi-même pour ne pas se couper d’eux.

Et pourtant, dire la vérité sur la politique du Front populaire, sur celle de la CNT, était pour les révolutionnaires la seule politique possible. Si le POUM avait pris le risque de rompre avec les dirigeants anarchistes qui inclinaient de plus en plus vers le réformisme, il aurait peut-être pu aussi conquérir l’audience de toute une partie de la CNT, composée réellement de militants révolutionnaires qui cherchaient une issue à la situation. Ce n’était évidemment pas écrit. Mais de toute manière, hors de cette politique, il n’y avait aucune possibilité d’aider la classe ouvrière à vaincre.

Mais les dirigeants du POUM ne voulaient pas être accusés de rompre l’unité. Ils ne voulaient pas être accusés de sectarisme. Ils n’avaient pas changé depuis qu’ils avaient signé le pacte de Front populaire : ils représentaient toujours l’aile la plus à gauche du Front populaire mais aucunement un parti révolutionnaire prolétarien. Ils n’eurent jamais l’audace politique de tenter de jouer le rôle que le parti bolchevik, lui aussi petit parti minoritaire au début de la révolution, joua auprès de la classe ouvrière russe.

Le gouvernement Tarradellas décréta quelques jours seulement après sa formation la dissolution des comités et leur remplacement par des conseils municipaux. La CNT et le POUM signèrent ce décret et bien d’autres... -Andrès Nin dut convaincre le comité de Lérida d’accepter de se transformer en un conseil municipal semblable aux autres, c’est-à-dire que le POUM y ait la portion congrue et que les partis bourgeois y soient représentés ! Les dirigeants anarchistes firent de même auprès des comités qu’ils contrôlaient.

Exactement comme le gouvernement central, le gouvernement Companys reconstruisait l’appareil d’État, les forces armées, les autorités civiles, les tribunaux, et tentait de prendre en main les entreprises.

La CNT entre dans le gouvernement central

En octobre 1936, le danger se concentra sur Madrid que les armées franquistes pensaient prendre sans coup férir. Dès qu’elles arrivèrent aux abords de la capitale, le gouvernement décida de fuir à Valence. Quelques jours auparavant seulement, le gouvernement avait été remanié pour faire entrer 4 ministres de la CNT. Celle-ci avait accepté, après près de deux mois de discussion et de votes contradictoires, la participation au gouvernement central de Largo Caballero. Voilà la justification de la CNT dans son organe central, Solidaridad obrera du 4 novembre : « L’entrée de la CNT au gouvernement central est l’un des faits les plus transcendants qu’ait enregistrés l’histoire politique de notre pays.(...) les circonstances ont changé la nature du gouvernement et de l’État espagnols. A l’heure actuelle, le gouvernement... a cessé d’être une force d’oppression contre la classe ouvrière, de même que l’État n’est plus l’organisme qui divise la société en classes. Tous deux cesseront, à plus forte raison, d’opprimer le peuple avec l’intervention de la CNT dans leurs organes. »

Les quatre ministres de la CNT arrivaient à point nommé pour cautionner la fuite du gouvernement à Valence.

La bataille de Madrid gagnée par le prolétariat

Avec le gouvernement, s’étaient enfuis les hauts fonctionnaires, les état-majors de tous les partis, les rédactions des journaux, etc.
Le prolétariat madrilène fut laissé à lui-même. Mais cette situation offrait une nouvelle opportunité révolutionnaire. Les comités se multiplièrent à nouveau. Ils prirent en main toutes les tâches permettant la survie de la capitale et des réfugiés qui affluaient en masse des alentours : le ravitaillement, les repas collectifs, la surveillance des suspects, les perquisitions, l’exécution des contre-révolutionnaires, la surveillance anti-aérienne, le creusement des tranchées, la répartition des munitions. La classe ouvrière madrilène pouvait tenter d’achever ce qu’elle avait commencé en juillet, en formant un véritable gouvernement ouvrier, une commune de Madrid. Cela aurait pu donner à partir de Madrid une nouvelle impulsion à la révolution dans tout le pays.

Il n’en était évidemment pas question pour le Parti Communiste et le Parti Socialiste. Si la CNT, quoique minoritaire dans la capitale, avait essayé d’entraîner la population ouvrière à prendre officiellement le pouvoir, elle y serait peut-être parvenue, tant cela correspondait à la situation, à l’aspiration des masses après la désertion gouvernementale. Mais, les mains liées par son entrée dans le gouvernement central, elle laissa décréter que le général Miaja, incompétent aux dires de tous, assurerait le gouvernement et la défense de la ville.

Encore une fois ce fut l’héroïsme de la population ouvrière qui sauva la situation.

Certes, c’est à partir d’octobre 36, juste avant la bataille de Madrid, que les armes russes commencèrent à arriver. C’est aussi à cette occasion que les premières Brigades Internationales, formées de volontaires de tous les pays, furent officiellement constituées. Cela constitua une aide militaire mais surtout une aide morale considérable pour les combattants. Durruti vint lui aussi à la rescousse avec une colonne de 4 000 combattants venus d’Aragon et lui-même fut tué dans les combats. Quant à l’armée régulière, elle n’avait pour ainsi dire pas de troupes et Miaja fut réduit à demander aux syndicats de lui fournir 50 000 hommes.

Franco, qui bénéficiait depuis le début de l’aide de Mussolini et de Hitler, avait la supériorité militaire. Ses troupes arrivèrent jusqu’à Madrid. Mais, une fois dans les faubourgs de la ville, elles se heurtèrent à une résistance acharnée et ne purent progresser. Finalement, le 23 novembre, Franco décida d’abandonner son attaque frontale.

Pour la deuxième fois la classe ouvrière avait sauvé Madrid, mais elle ne poussa pas son avantage.

Les armes de la révolution que le gouvernement ne pouvait pas utiliser
Et pourtant seul l’établissement d’un véritable pouvoir révolutionnaire prolétarien aurait pu vaincre les armées de Franco, non seulement par l’enthousiasme et l’énergie qu’il aurait suscitées dans le camp de la révolution mais surtout parce que, face à la supériorité militaire de Franco, il aurait pu seul utiliser des armes révolutionnaires pour le vaincre. Il aurait pu redonner espoir aux ouvriers et aux paysans qui vivaient la rage au coeur dans la zone contrôlée par Franco, en appuyant l’activité révolutionnaire des masses, en légalisant la dépossession des grands propriétaires et les libertés ouvrières dans la zone républicaine.

Un pouvoir de la classe ouvrière aurait aussi accordé l’indépendance au Maroc espagnol, coupant ainsi Franco de sa principale base arrière. Les nationalistes marocains rencontrèrent même des représentants du gouvernement républicain en décembre 1936 pour leur proposer une alliance contre Franco. Mais Largo Caballero était bien trop responsable vis-à-vis des intérêts des bourgeoisies espagnole et anglo-française pour faire le moindre geste qui aurait pu encourager les revendications indépendantistes dans les colonies et il refusa donc.
Lui qui voulait mettre au pas la révolution dans la zone qu’il contrôlait ne cherchait aucunement à la susciter dans le camp franquiste.

Le rôle du Parti Communiste

Quand le gouvernement se rendit compte que, contrairement à toute attente, Madrid ne tombait pas, il se préoccupa de reprendre en main la capitale, toujours avec l’aide active du Parti Communiste et du Parti Socialiste et la complicité des anarchistes.

Dans la lutte pour la restauration de l’État bourgeois, le Parti Communiste finit par jouer un rôle de premier plan. Il avait été à la pointe du combat dès le début, bien avant que Largo Caballero soit au gouvernement, mais il n’avait pas alors grand poids par rapport au Parti Socialiste. Mais c’était un petit appareil dévoué à Staline, qui ne subissait pas les pressions que la radicalisation de la classe ouvrière exerçait sur le Parti Socialiste. Jouissant du prestige de la Révolution Russe, il pouvait plus facilement faire passer pour révolutionnaires des positions réactionnaires. Il avait les mains plus libres pour apparaître, plus encore que la droite du Parti Socialiste, comme le parti de la loi et l’ordre. A partir de l’automne 36, l’aide militaire soviétique augmenta encore son crédit et lui donna une image de parti efficace.

Bon nombre d’officiers adhérèrent au Parti Communiste à partir de cette période. De même le Parti Communiste, partisan de la propriété individuelle des paysans, attira à lui les couches de la petite bourgeoisie qui voyaient en lui un protecteur contre l’anarchisme et contre la révolution en général. En fait le Parti Communiste bénéficia à la fois de son image de parti de l’ordre, défenseur de la propriété au sein des couches moyennes et petites bourgeoises et de son image de parti lié à l’URSS, au pays de la Révolution d’Octobre, qui seul aidait la révolution espagnole. Le Parti Communiste, qui avait quelques dizaines de milliers de membres en juillet 36, tripla ou quadrupla ses effectifs en six mois. Il acquit en outre un contrôle total sur les anciennes Jeunesses Socialistes avec lesquelles les jeunesses du parti avaient fusionné, de même que sur le PSUC et en partie sur l’UGT elle-même.

L’offensive gouvernementale contre les travailleurs

En novembre 1936, un décret gouvernemental signé de tous les ministres, y compris anarchistes, promulgua la dissolution des milices de l’arrière et leur incorporation dans les forces de police régulières.
A nouveau, on obligea les milices du front à accepter la militarisation. Les troupes furent placées sous l’autorité du ministre de la Guerre, sous prétexte de commandement unique. C’est lui qui nommait les officiers et toute la veille structure hiérarchique, avec les grades et leurs avantages matériels, fut rétablie. L’ancien code militaire fut remis en vigueur... en attendant qu’on en rédige un nouveau !

Les tribunaux révolutionnaires furent remplacés par des tribunaux où siégeaient les magistrats de l’ancien régime.

Au fur et à mesure que le pouvoir d’État se reconstituait, le gouvernement disposait de moyens de pression de plus en plus puissants : les milices qui n’acceptaient pas la militarisation ne recevaient plus d’armes ; les entreprises qui refusaient la tutelle de l’État, plus de crédits, plus de matières premières...

Tarradellas, qui fut Premier ministre du gouvernement catalan, explique lui-même sa politique de l’époque : « Devant le refus de la CNT de notre contrôle, je donnais l’ordre à toutes les banques de ne plus payer le moindre chèque, ou de ne pas faire la moindre avance aux usines collectivisées sans l’autorisation de la chancellerie de la Généralité. Les ouvriers se trouvèrent alors dans une situation difficile. Ils épuisèrent leurs disponibilités en liquide et quand ils allèrent à la banque on leur disait que non, qu’ils avaient besoin d’une autorisation spéciale de la Généralité. Et la Généralité disait non, parce que ces collectivités n’étaient pas contrôlées par nous » . Il en allait de même pour les matières premières.

Les autorités sabotaient elles-mêmes la production pour des raisons politiques, de même qu’elles sabotèrent la guerre. Le front d’Aragon tenu surtout par les anarchistes ne recevait que peu d’armes : le gouvernement ne voulait pas qu’ils aient le crédit de la victoire et ne leur donna jamais les moyens d’enlever Saragosse.

Le nouveau ministre du ravitaillement, Comorera, dirigeant du PSUC, lança en janvier 1937 une nouvelle campagne contre les comités, incitant la petite bourgeoisie à manifester aux cris de « moins de comités et plus de pain » . Bien qu’officiellement dissous dès octobre, les comités étaient manifestement encore là !

De son côté le gouvernement central organisait à Valence une manifestation anti-ouvrière qui rassembla les bourgeois de la ville pour le désarmement des milices, pour le commandement unique, avec pour mot d’ordre « tout le pouvoir au gouvernement ».

Le rapport de force entre la classe ouvrière et les forces contre-révolutionnaires évoluait de plus en plus en faveur de ces dernières au fur et à mesure que le gouvernement remportait des succès partiels contre les milices, contre les comités, contre les collectivités, et qu’il réussissait à se doter de forces de répression qui lui étaient fidèles. Un affrontement décisif était -inévitable.


Sur les justifications données à l’intérieur du mouvement anarchiste pour abandonner toutes les formes autonomes d’organisation du prolétariat au nom de la guerre et du réalisme, lire le dernier ouvrage édité par Michel Olivier et qui reprend essentiellement le rapport d’un dirigeant anarchiste Rüdiger :

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Messages

  • Voilà ce que disait Rüdiger, dirigeant de la CNT, justifiant la politique de soumission de son organisation à l’Etat bourgeois sous la houlette des staliniens et des réformistes au gouvernement républicain bourgeois :

    « La réalité a défait une série de concepts trop idéalistes que nous avions sur les capacités de la classe ouvrière. La simple saisie d’une fabrique et son administration par les ouvriers ne produit pas automatiquement le prodige de convertir tous les salariés en hommes responsables, capables et bons travailleurs. De plus, il a été démontré que l’horizon de beaucoup d’ouvriers se termine là où se termine sa propre fabrique, ce qui leur fait complètement manquer la vision générale des nécessités sociales. (…) Certains anarchistes croient que la base est toujours révolutionnaire. Dans notre cas il arrive plutôt le contraire. (…) Dans un moment de faiblesse de l’Etat, comme l’était le 19 juillet, la reconstruction sociale commence sans s’occuper des pouvoirs constitués. Mais ceux-là, représentants de vieux intérêts de classe, nationaux et internationaux, et par instinct de conservation, continuent à vivre, et plus encore quand la CNT déclare renoncer à la réalisation d’une révolution totale et à sa dictature. »

    Rüdiger est le dirigeant de la CNT qui a produit un fameux rapport le 7 décembre 1937, aujourd’hui édité sous le titre « L’anarchisme d’Etat » par Michel Olivier aux Editions « Ni patrie ni frontières ».

  • Face aux ravages du capitalisme, la question de la révolution et d’une autre forme d’organisation de la société est toujours d’actualité. Retour ici sur l’expérience communiste libertaire avec un extrait ("La révolution à la campagne") de l’ouvrage « énorme » de Burnett Bolloten sur la guerre d’Espagne qui vient de sortir aux éditions Agone.
    Tout comme les artisans, les petits industriels et les petits commerçants, les propriétaires exploitants, les fermiers et les métayers redoutaient la collectivisation. Si la collectivisation de la terre avait été appliquée presque sans exception aux grands domaines, une forme d’exploitation qui avait été spontanément adoptée par les paysans sans terre qui y travaillaient comme journaliers avant la révolution, des milliers de fermiers propriétaires de petites et moyennes exploitations avaient également été touchés par le mouvement de collectivisation dans les premières semaines de la révolution. Même ceux qui n’avaient pas été concernés immédiatement voyaient approcher la ruine à mesure que le mouvement se développait ; car dans le domaine agricole, non seulement les collectivisations menaçaient d’épuiser la main-d’œuvre et de créer une concurrence catastrophique dans la production et la vente de produits agricoles, mais elles représentaient aussi un danger tant pour les anciens petits propriétaires que pour les nouveaux qui, après s’être approprié la terre qu’ils cultivaient, estimaient que la révolution avait accompli sa mission.
    Dans la province andalouse de Jaén, où les socialistes étaient la principale force politique chez les ouvriers et où les propriétaires de petites et moyennes exploitations détenaient une bonne partie des terres cultivées avant le déclenchement de la guerre civile, l’agriculture collectiviste s’imposa rapidement comme la principale forme d’exploitation aux dépens des grands propriétaires, mais aussi des petits et moyens. « La crainte de la révolution poussait les grands propriétaires terriens à fuir, s’ils le pouvaient, vers d’autres lieux où on ne les connaissait pas, écrit Garrido González. De leur côté, les propriétaires de petites et moyennes exploitations s’efforçaient de se faire oublier pendant un temps s’ils craignaient les représailles de journaliers avec lesquels ils avaient pu être en conflit pour des questions de salaires ou de conditions de travail. Le fait est qu’en ces premiers temps de la révolution, le pouvoir était aux mains des miliciens armés. » Les socialistes, les anarcho-syndicalistes et les communistes savaient, poursuit Garrido, que « le grand soir était arrivé, que l’occupation massive des terres et leur exploitation collective incarnaient la révolution qu’ils avaient attendue si longtemps » [1].
    Si les cultivateurs s’alarmaient de voir cette généralisation rapide de la collectivisation des terres, pour les ouvriers agricoles inscrits à la CNT et à l’UGT, c’était le commencement d’une ère nouvelle. Les anarcho-syndicalistes, ces révolutionnaires traditionnels de l’Espagne qui furent les principaux instigateurs de la collectivisation des terres, y voyaient un des piliers de la révolution. Elle était un de leurs objectifs premiers et exerçait sur leurs esprits une véritable fascination. Selon eux, elle devait entraîner une augmentation du niveau de vie à la campagne grâce à la mécanisation et à l’application des découvertes agronomiques, protéger le paysan contre les caprices de la nature, les abus des intermédiaires et des usuriers, mais aussi l’élever sur le plan moral. « Les paysans qui ont compris les avantages de la collectivisation ou ceux qui possèdent une conscience révolutionnaire claire ont déjà commencé à la mettre en place [l’exploitation agricole collective] et doivent par tous les moyens essayer de convaincre ceux qui restent à la traîne. Nous ne pouvons admettre l’existence de petites propriétés car la propriété de la terre crée nécessairement une mentalité bourgeoise, calculatrice et égoïste, que nous voulons détruire à jamais. Nous voulons bâtir une Espagne nouvelle tant sur le plan matériel que sur le plan moral. Notre révolution sera économique et éthique », pouvait-on lire le 16 janvier 1937 dans Tierra y Libertad, l’organe de la FAI, qui exerçait une influence idéologique directe sur les syndicats affiliés à la CNT.
    Le travail collectif, déclarait-on dans une autre publication de la FAI, abolit la haine, l’envie et l’égoïsme pour laisser place à « la solidarité et au respect mutuel, puisque tous ceux qui vivent dans une collectivité doivent se comporter les uns envers les autres comme s’ils faisaient partie d’une vaste famille [2] ».
    La collectivisation était également un moyen d’élever intellectuellement les paysans. « Le plus grave inconvénient du travail familial, qui absorbe la totalité de l’énergie des membres de la famille en mesure de travailler (le père, la mère et les enfants), c’est l’effort excessif qu’il exige – affirmait Abad de Santillán, un des principaux théoriciens de la CNT et de la FAI. Il n’y a pas d’horaires, pas de limites à la dépense physique. [Le] paysan ne doit pas pousser à l’extrême son sacrifice et celui de ses enfants. Il faut qu’il lui reste du temps et une réserve d’énergie pour s’instruire, pour que les siens s’instruisent, pour que la lumière de la civilisation brille aussi sur la vie à la campagne. Dans les collectivités, le travail est bien moins pénible et permet à chacun de lire des journaux et des livres, de cultiver son esprit afin de l’ouvrir à toutes les innovations créatrices de progrès [3]. »
    Si les socialistes de l’UGT soutenaient un point de vue semblable, la raison fondamentale pour laquelle ils préconisaient la collectivisation des terres et s’opposaient au morcellement des grands domaines était la peur que les petits propriétaires représentent un jour un obstacle, voire une menace, pour le développement futur de la révolution. « Collectivité… Collectivité… – disait un secrétaire local de la Fédération nationale des travailleurs de la terre (FNTT), affiliée à l’UGT. C’est la seule façon d’aller de l’avant, car à ce stade, le morcellement est hors de question, puisque la terre n’est pas la même partout, et certaines récoltes peuvent être meilleures que d’autres, et cela nous conduirait à voir à nouveau des paysans malchanceux travailler dur et ne rien avoir à manger, tandis que d’autres, favorisés par le sort, vivraient à l’aise, et nous aurions encore des maîtres et des serviteurs [4]. » « Nous ne permettrons en aucune façon – déclarait le comité exécutif de la Fédération – de morceler ni de distribuer la terre, le bétail et l’outillage, car nous avons l’intention de collectiviser toutes les fermes saisies pour que le travail et les bénéfices soient équitablement répartis entre les familles de paysans [5]. » Toutefois, en décembre 1936, le comité national de la Fédération décida que les adhérents qui s’opposaient à la collectivisation des grands domaines recevraient une parcelle individuelle proportionnelle au nombre de personnes qui devaient y travailler [6].
    « Nous, anarcho-syndicalistes – pouvait-on lire dans l’organe du mouvement de jeunesse de la CNT et de la FAI -, avons compris dès le début que l’exploitation individuelle aurait pour conséquences directes l’apparition de grandes propriétés, la domination des chefs politiques locaux, l’exploitation de l’homme par l’homme, et enfin la restauration du système capitaliste. La CNT a refusé cela et elle a encouragé la création de collectivités industrielles et agricoles [7]. »
    Cette crainte qu’une nouvelle classe de riches propriétaires ne renaisse sur les cendres du passé si l’on encourageait l’exploitation individuelle de la terre était sans aucun doute une des causes de la détermination des partisans les plus acharnés de la collectivisation à s’assurer, de gré ou de force, l’adhésion des petits cultivateurs au système collectif. Il est cependant indéniable que la politique officielle de la CNT, tout comme celle, moins radicale, de l’UGT, se voulaient, dans une certaine mesure, respectueuses de la propriété du petit agriculteur républicain. « Je considère que le fondement de toute collectivité est le fait que ses membres y entrent volontairement – écrit Ricardo Zabalza, secrétaire général de la FNTT. Je préfère une collectivité petite et enthousiaste, formée par un groupe de travailleurs honnêtes et actifs, à une grande collectivité constituée de force par des paysans sans conviction qui la saboteraient de l’intérieur jusqu’à la faire échouer. Le premier chemin semble plus long, mais l’exemple de la petite collectivité bien administrée convaincra l’ensemble des paysans dont l’esprit est profondément pratique et réaliste, tandis que le second finirait par discréditer le collectivisme à leurs yeux [8]. » Néanmoins, aucune de ces organisations ne permettait au fermier de posséder plus de terre que ce qu’il était en mesure de cultiver sans l’aide d’une main-d’œuvre salariée ni, en bien des cas, de disposer librement des surplus de sa récolte, car il était obligé de les remettre au comité dont il devait accepter les conditions [1] et, de plus, il était bien souvent contraint par divers moyens, comme on le verra plus loin dans ce chapitre, de se joindre aux collectivités. C’était particulièrement vrai dans les villages dominés par les anarcho-syndicalistes. En effet, si la Fédération nationale des travailleurs de la terre, socialiste, comptait dans ses rangs un nombre appréciable de petits propriétaires et de métayers qui étaient très peu ou absolument pas partisans de la collectivisation de la terre et avaient adhéré à l’organisation parce qu’elle leur offrait sa protection contre les politiciens, les propriétaires fonciers, les usuriers et les intermédiaires, les syndicats de paysans affiliés à la CNT, étaient, au début de la guerre, presque entièrement composés d’ouvriers agricoles et de paysans pauvres acquis à la doctrine anarchiste. Pour eux, la collectivisation de la terre était la pierre angulaire du nouveau régime communiste anarchiste ou, comme on l’appelait, du « communisme libertaire », qui devait être établi au lendemain de la révolution – une résolution sur cette doctrine fut approuvée par le congrès extraordinaire de la CNT de mai 1936 à Saragosse. Le communisme libertaire serait un régime « de fraternité humaine, s’efforçant de résoudre les problèmes économiques, sans que l’État ou la politique soient nécessaires, conformément à la fameuse formule, “De chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins” », un régime sans classes, fondé sur les syndicats et les communes autogérées, qui seraient unies en une confédération nationale, et où les moyens de production et de distribution seraient détenus en commun [9].
    Bien qu’aucune discipline rigoureuse n’ait présidé à l’instauration du communisme libertaire, celle-ci s’effectua partout plus ou moins selon le même processus. Un comité CNT-FAI était mis sur pied dans chacune des localités où le nouveau régime était instauré. Ce comité était non seulement investi des pouvoirs législatif et exécutif, mais il administrait également la justice. L’une de ses premières initiatives consistait à interdire le commerce privé, à mettre entre les mains de la collectivité les terres des riches, et parfois celles des pauvres, ainsi que les bâtiments agricoles, l’outillage, le bétail et les moyens de transport. À quelques rares exceptions près, les coiffeurs, les boulangers, les charpentiers, les cordonniers, les médecins, les dentistes, les enseignants, les forgerons et les tailleurs durent eux aussi s’intégrer au système collectif. Des stocks de vêtements, de nourriture et d’autres marchandises étaient emmagasinés dans un dépôt communal qui demeurait sous le contrôle du comité local, et les églises qui avaient échappé aux incendies étaient transformées en magasin, en réfectoire, en café, en atelier, en école, en garage ou en caserne. Au sein de certaines communautés, l’utilisation de l’argent fut supprimée pour les échanges internes, car pour les anarchistes « l’argent et le pouvoir sont des philtres diaboliques qui détruisent la fraternité et transforment l’homme en loup, en l’ennemi le plus féroce et le plus acharné de ses semblables [10] ». « Ici, à Fraga [petite ville aragonaise], s’il prend à quelqu’un la fantaisie de jeter des billets de 1 000 pesetas dans la rue, personne n’y prêtera attention. Rockefeller, si vous veniez à Fraga avec tout votre compte en banque, vous ne pourriez même pas vous payer une tasse de café. L’argent, votre serviteur et votre Dieu, a été chassé de notre ville et le peuple est heureux », pouvait-on lire dans un périodique libertaire [11]. Une autre publication rapportait : « Les femmes et les hommes qui attaquaient les couvents [à Barcelone] brûlaient tout ce qu’ils trouvaient, même l’argent. Je ne suis pas près d’oublier ce rude travailleur qui me montra avec orgueil, un morceau de billet de 1 000 pesetas brûlé [12] ! » Dans les communautés libertaires où l’argent avait été aboli, les travailleurs recevaient, en guise de salaire, des bons dont la valeur dépendait de l’importance de leur famille. « Ce qui caractérise la plupart des collectivités de la CNT – notait un observateur étranger – c’est l’instauration d’un salaire familial. Ce sont les besoins des membres de la collectivité qui déterminent le montant de leur rétribution et non la quantité de travail fournie par chaque ouvrier [13]. » S’ils étaient abondants, les aliments produits sur place tels que le pain, le vin ou l’huile d’olive étaient distribués gratuitement, tandis que l’on pouvait se procurer les autres marchandises au moyen de bons au dépôt communal. Les excédents de production étaient échangés avec les autres villes et les autres villages anarchistes, l’argent n’étant utilisé que pour les transactions avec les communautés qui n’avaient pas encore adopté le nouveau système.
    Burnett Bolloten

    Traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque

    La Guerre d’Espagne. Révolution et contre-révolution (1934-1939), Agone, coll. « Mémoires sociales », 2014. Extraits du chap. VI, p. 107-114 (l’appareil de référence, très fourni, a été réduit à son plus strict minimum).

    [1] Gaston Leval, le célèbre anarchiste français, écrit à propos du village de Calanda : « On accorda un minimum de liberté aux individualistes. Ils pouvaient posséder la terre, puisque tel était leur désir, mais il leur était impossible de faire du commerce avec le fruit de leur travail. Ils ne pouvaient ni spéculer, ni faire de concurrence déloyale à la collectivité naissante » (Cultura Proletaria, 4 novembre 1939).

    [1] Garrido González, Colectividades agrarias en Andalucía Jaén (1931-1939), Madrid, Siglo XXI, 1979, p. 28-30.

    [2] Tiempos Nuevos, septembre 1938.

    [3] Diego Abad de Santillán, La revolución y la guerra en España, Mexico, El Libro, 1938, p. 107-108.

    [4] Adelante, 1er avril 1937.

    [5] El Obrero de la Tierra, 30 août 1936, reproduit dans Adelante, 21 juillet 1937.

    [6] Cité dans Por la revolución agraria, p. 8.

    [7] Juventud Libre, 3 juillet 1937.

    [8] Verdad, 8 janvier 1937.

    [9] Isaac Puente, Finalidad de la CNT : El comunismo libertario, Barcelone, Tierra y Libertad, 1936, p. 3 et 4.

    [10] Article d’Isaac Puente publié dans le supplément d’août 1932 de Tierra y Libertad.
    [11] Die Soziale Revolution, n° 3, janvier 1937.

    [12] Federica Montseny, « 19 de Julio Catalán », Fragua Social, 19 juillet 1937.

    [13] Article d’Augustin Souchy dans Tierra y Libertad, 6 août 1938.

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