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La révolutionnaire prolétarienne Simone Weil

samedi 18 juillet 2015, par Robert Paris

Précision : nous ne soutenons pas nombre des prises de position politiques de Simone Weil et admettons que son personnage a été très divers et changeant. Cependant, nous estimons que cette figure mérite l’intérêt et souhaitons diffuser ce portrait par un de ses camarades de combat. Cela donne une bonne idée de son courage et, du coup, de la difficulté d’y voir clair politiquement dans cette période noire de l’épanouissement du stalinisme, de l’impossibilité de s’orienter avec de simples critères moraux et de la bonne foi, sans un véritable bagage marxiste, et, tout particulièrement sans la philosophie matérialiste dialectique du marxisme. A l’époque du « socialisme réel » d’URSS planifiant le développement, de la prétendue lutte stalinienne contre le fascisme, des slogans « gauche » de la troisième période dont « des soviets partout ! », il était très difficile de prendre des positions justes face aux événements tragiques qui marquaient des reculs politiques déterminants pour le prolétariat et les révolutionnaires communistes. Très difficile de comprendre que l’Etat mis en place par les ouvriers révolutionnaires de Russie soit devenu leur pire ennemi et encore plus difficile de rester communiste dans ces conditions, et même de concevoir la stratégie de reconstruction d’un courant communiste révolutionnaire alors que tout un chacun croit que le stalinisme, c’est le communisme.

La révolutionnaire prolétarienne Simone Weil racontée par Jean Rabaut dans « Tout est possible » :

En 1932, une jeune femme a commencé à se faire connaître dans l’avant-garde du mouvement révolutionnaire, qu’on dira trotskiste, Simone Weil.

Simone Weil a vingt-trois ans. Fille d’un médecin, élève d’Alain à Henri IV, puis à l’Ecole normale de la rue d’Ulm, elle a d’abord affirmé des opinions pacifistes et anticolonialistes, et montré des dispositions à une vie de dévouement sans limites et d’intransigeance révolutionnaire qui lui ont fait souhaiter par le directeur de l’Ecole normale, Bouglé, qui l’appelait la « vierge rouge » à l’instar de Louise Michel, l’échec à l’agrégation. Reçue, elle a enseigné la philosophie au Puy, s’est mêlée étroitement, non seulement au mouvement syndical, mais à la vie quotidienne des plus défavorisés des travailleurs. Elle a pris la tête, dans cette vile bien-pensante, d’une manifestation de chômeurs. Elle a frôlé la révocation. Les militants ouvriers ont conçu pour elle une amitié qui confine à la vénération. Elle est disposée toujours à partager le peu qu’elle possède, à se jeter dans le risque. Aucune concession aux habitudes de son milieu d’origine : vêtue à la diable, du reste physiquement laide sauf de beaux cheveux noirs, de petits yeux apparaissant à peine derrière les lunettes, la voix monocorde, le corps frêle, continuellement ravagée par des migraines, elle impressionne par sa culture, l’étendue de son information, l’envolée de ses analyses, son courage sans limites et sans effort, sa sensibilité à toute souffrance. On ne trouve à lui reprocher, parfois, qu’une certaine tendance à la domination : « Nul ne s’est excusé avec plus d’humilité, disait Dautry avec humour, de se sentir intellectuellement infiniment supérieure à ses interlocuteurs. »

Au cours de l’été 1932, Simone Weil a fait un séjour en Allemagne, rencontré Léon Sédov à Berlin, et surtout fréquenté et étudié les organisations ouvrières ; à son retour elle a publié des articles remarqués. Elle a pris à l’égard de Trotsky une attitude faite à la fois d’approbation et de réserve :

« Au milieu du désarroi, du découragement général, Trotsky reste isolé, calomnié en tous pays par tous les partis, les quelques amis qui lui sont restés en Russie, presque tous morts, déportés ou en prison, il a su garder intacts son courage, son espérance, et cette lucidité héroïque qui est sa marque propre. » (dans « Libres propos », août 1932)

Cependant, elle refuse d’admettre que le seul moyen de faire prévaloir le programme de Léon Davidovitch soit le redressement du Parti. Bien au contraire, dit-elle, toute compromission toute réticence dans les critiques est criminelle. Trotsky me paraît garder une timidité qui lui donne une part de responsabilité dans les crimes de la IIIe internationale »

Les adversaires de l’idée du redressement de l’Internationale communiste, réunis à part, mettent au point un texte rédigé par Simone Weil :

« Ils jugent impossible de considérer l’Etat russe actuel, où ne subsiste, sinon sur le papier, aucune des formes politiques ou économiques du contrôle ouvrier, comme un Etat de travailleurs s’acheminant vers l’émancipation socialiste. Les travailleurs de la ville et des champs guidés par le parti bolchevik ont chassé des usines et de la terre les capitalistes et les propriétaires fonciers et brisé l’appareil d’Etat. Le parti bolchevik a été contraint par les nécessités de la guerre civile et de la production de reconstruire de nouveau la triple machine bureaucratique, militaire et policière. Composé de l’élite du prolétariat russe, en contact permanent avec les masses ouvrières, ayant à sa tête des militants qui avaient consciemment lié leur vie tout entière à la défense des intérêts historiques du prolétariat, le parti bolchevik pouvait être considéré comme le gérant des biens du prolétariat, chargé de prépaarer l’heure où la domination exercée par lui deviendrait inutile. Mais en fait le règne nécessairement provisoire du parti bolchevik a été suivi par le règne d’un héritier qui est non pas le prolétariat russe, mais la bureaucratie d’Etat. Cette bureaucratie se pare encore du nom du parti alors que, d’après le camarade Trotsky lui-même, il n’y a plus en Russie de parti communiste : la bureaucratie oriente l’URSS non vers une disparition mais vers un accroissement continu du pouvoir d’Etat ; elle subordonne les travailleurs aux moyens matériels du travail, c’est-à-dire au capital dont elle a la propriété privée ; elle institue donc, non pas le socialisme, non pas une marche vers le socialisme, mais un régime où l’appareil d’Etat, issu de la révolution prolétarienne, s’il ne gère pas le pouvoir politique au profit des propriétaires des moyens de production, comme dans les pays capitalistes, possède en revanche lui-même ces moyens de production, et représente par suite directement la domination des moyens de travail sur le travailleur.

Ils considèrent que la IIIe internationale, en dépit du caractère prolétarien et de l’orientation confusément révolutionnaire de la base, a cessé de représenter le communisme selon la définition de Marx, c’est-à-dire les intérêts généraux et historiques du prolétariat, et qu’elle n’est plus qu’un instrument aux mains d’une autre classe qui a mené, qui mène et qui mènera le prolétariat de défaite en défaite, parce que cette classe défend ses intérêts propres, qui ne sont pas ceux des travailleurs. Pour eux, le devoir actuel des militants conscients est de rompre moralement avec la IIIe internationale bureaucratique comme ils ont rompu avec la IIe internationale embourgeoisée ; ils pensent qu’il faut dès maintenant travailler à préparer un regroupement des révolutionnaires conscients, qui se fasse en dehors de tout lien avec la bureaucratie d’Etat russe.

Contre toute falsification inintelligente ou malhonnête de leur attitude, ils tiennent à apporter les précisions suivantes :

La formation d’une nouvelle organisation révolutionnaire sur le plan national et international représente pour eux non une perspective immédiate et actuelle mais une perspective historique vers laquelle il convient d’orienter dès maintenant l’effort d’éclaircissement, d’éducation et de propagande. Ils se désolidarisent expressément du mot d’ordre qui empêcherait cet effort de s’exercer dans tous les milieux, quels qu’ils soient, où les ouvriers se trouvent groupés entre eux politiquement ou syndicalement.

Ils pensent que la bureaucratie stalinienne en URSS ne pourra être vaincue par le prolétariat que sur la base des mots d’ordre clairs de la démocratie prolétarienne ; que la lutte pour les réformes en Russie soviétique telle qu’elle est préconisée par l’opposition de gauche, a dès maintenant un contenu révolutionnaire ; que cette lutte ne peut aboutir à des succès décisifs que par la reprise du mouvement ascendant de la révolution mondiale. Ils considèrent la question du caractère plus ou moins sanglant que prendrait éventuellement cette lutte comme une question secondaire. Ils jugent au contraire essentiel de mettre l’accent sur l’opposition radicale qui existe entre les aspirations socialistes du prolétariat et l’oppression qu’exerce l’appareil d’Etat russe, armé du double pouvoir économique et politique, opposition qui ne peut être résolue que par la force… Ils combattent sans équivoque toutes les tentatives pour réviser Marx dans un sens réactionnaire, depuis Bernstein jusqu’à Staline… »

Suivent quatorze signatures, parmi lesquelles celles de Paul Bénichou, Aimé Patri, Jean Prader, Jean Rabaut, Treint, Simone Weil.

En juillet 1933, Simone Weil traite des rapports de l’URSS avec le monde capitaliste ; elle constate que dans ces deux dernières années l’Union soviétique n’a pas manifesté de solidarité avec les prolétaires opprimés, que le ministre des affaires étrangères Litinov a formulé à Genève une définition de l’agresseur permettant à un des blocs impérialistes de se dire agressé, et d’appeler les communistes à l’union sacrée. Elle constate aussi que les anti-nazis allemands qui ont fui leur pays sont admis partout sauf en URSS : « Est-ce donc que devant les portes du capitalisme occidental, devant les palais des millionnaires, le réfugié sans-abri aura autant de raisons d’espérer que devant les poteaux-frontières rouges de l’Union soviétique ? (…) La diplomatie de l’Etat russe doit donc nous inspirer de la défiance, en cas de guerre comme en cas de paix, tout comme la diplomatie des Etats capitalistes, sinon au même degré. (…) Ne fermons pas les yeux, préparons-nous à ne compter que sur nous-mêmes. » (Ecole émancipée, juin-juillet 1933)

Boris Souvarine dira de Simone Weil que « c’est le seul cerveau qu’ait produit le mouvement depuis la guerre. » Elle a d’abord été envoyée à Auxerre par une administration universitaire désireuse de l’éloigner des centres ouvriers, et à qui elle a du reste déclaré qu’elle considérait la révocation « comme le couronnement normal de sa carrière ». Alors, on a vu se présenter au réfectoire du lycée de filles une pauvre femme portant à la main un couvert : « Mlle Weil m’a dit de venir manger ici. Elle a dit que s’il y en a pour 350, il y en aura bien pour 351. » A bout de ressources pour se débarrasser d’une personne si peu respectueuse des usages universitaires, la directrice fait supprimer la classe de philosophie de son établissement. On envoie Simone à Roanne. Le président de la République Albert Lebrun ayant eu l’idée d’y venir, elle tient meeting sur le trottoir, et hissée sur l’embrasure d’une fenêtre, elle dénonce « la provocation que constitue, pour le prolétariat stéphanois, la visite du domestique des marchands de canons, de l’homme qui laisse périr la jeunesse intellectuelle et travailleuse d’Indochine. »

Un mois après, les mineurs de Ricamarie ayant organisé une marche sur Saint-Etienne, elle réclame de porter leur drapeau.

Le jour de la fête de la Sainte-Barbe, patronne des mineurs, elle crie aux ouvriers : « Contre le fascisme, il faut vous armer ! Il faut vous armer, mais au sens propre, pas au sens figuré ! »

Ce militantisme ardent, toujours prêt à se jeter au devant des risques, s’accompagne de continuelles révisions déchirantes des données en vigueur. Aussi bien Simone Weil cite Engels qui a défini le marxisme comme un « mouvement de la pensée qui ne se lie à aucun résultat fixe, mais dépasse incessamment les résultats acquis, une pratique qui ne s’attache à aucune position acquise mais dépasse incessamment ses positions antérieures. »

Du reste, elle estime qu’il faut mettre en cause la liaison admise (elle ignore ce qu’en a dit Jaurès) entre matérialisme historique et matérialisme philosophique. Elle raille l’eschatologie marxiste :

« On peut toujours croire que le socialisme viendra après-demain, et faire de cette croyance un devoir ou une vertu : tant que l’on entendra de jour en jour par après-demain le surlendemain du jour précédent, on sera sûr de n’être jamais démenti ; mais un tel état d’esprit se distingue mal de celui des braves gens qui croient, par exemple, au Jugement dernier. Si nous voulons traverser virilement cette sombre époque, nous nous abstiendrons, comme l’Ajax de Sophocle, de nous réchauffer avec des espérances creuses. »

Elle critique la thèse trotskyste de l’URSS, état ouvrier déformé :

« Descartes dirait qu’une horloge détraquée n’est pas une exception aux lois de l’horloge, mais un mécanisme différent obéissant à ses lois propres ; de même il faut considérer le régime stalinien, non comme un état ouvrier détraqué, mais comme un mécanisme social différent, défini par les rouages qui le composent, et fonctionnant conformément à la nature de ces rouages. (…) Les rouages du régime stalinien sont les pièces d’une administration centralisée dont dépend toute la vie économique, politique et intellectuelle du pays. »

En novembre 1933, elle écrit dans « La Critique sociale » :

« La grande erreur de presque toutes les études concernant la guerre, erreur dans laquelle sont tombés pratiquement tous les socialistes, est de considérer la guerre comme un épisode de la politique extérieure, alors qu’elle constitue avant tout un fait de la politique intérieure, et le plus atroce de tous. (…) Le massacre est la forme la plus radicale de l’oppression, et les soldats ne s’exposent pas à la mort, ils sont envoyés au massacre. »

Cette logique entraîne Simone Weil à écrire encore :

« Il vaut mieux que les travailleurs soient esclaves d’un impérialisme étranger que de leur propre nationalisme, car celui-ci tourne la haine de l’impérialisme vers l’étranger et établit sa domination non seulement sur les corps mais sur les pensées. L’autorité de Lamartine et de Jaurès est sans force sur moi à cet égard. (…) Ainsi la patrie c’est choisir et préférer les maîtres qui sont nés à l’intérieur de nos frontières. Pour ceux qui ont part à cette domination, le patriotisme est une hypocrisie qui cache le simple amour de la puissance ; pour ceux qui la subissent, c’est une bassesse. »

Somme toute, Simone Weil retrouvait les leçons de son maître Alain sur le pouvoir et sur la guerre, mais alors qu’Alain engageait seulement au refus de l’esprit, elle préconisait, au moins par l’exemple, le refus physique, et non pas uniquement la dérision, mais la révolte, tandis qu’en dépit des doutes douloureux qu’elle entretenait – et propageait – sur les finalités admises par les trois quart de siècle de mouvement ouvrier, elle continuait à militer.

De même, ses critiques adressées à Trotsky, que celui-ci balayait, à son ordinaire, à l’aide des qualificatifs pour lui les plus méprisants : « libéralisme petit-bourgeois, exaltation anarchiste à bon marché, préjugés petits-bourgeois les plus réactionnaires », ne l’avaient pas empêchée, lors de son séjour en Allemagne, de se charger à destination de Paris, d’une valise remise par Sedov et pleine de documents contenant notamment les adresses des militants allemands réfugiés en France. Elle rend aussi au Vieux, dans les derniers jours de 1933, un service matériel appréciable. Elle fait mettre à sa disposition l’appartement de ses parents, situé, dominant le Luxemburg, rue Auguste Comte. La demande a été faite par Sedov, qui doit d’ailleurs à l’entremise du père de Simone Weil un abri pour ses travaux… à l’Institut catholique, dont le bibliothécaire, un abbé, est un des compagnons de guerre du Dr Weil.

Trotsky rencontre des responsables de trois partis allemand et hollandais qui avaient adhéré en août à l’idée de construire la IVe internationale. Il souligne qu’il faut d’abord une clarification et pour cela que les Hollandais et les Allemands rompent tout lien avec le Parti ouvrier norvégien, situé entre les internationales II et III. A partir de ce moment la discussion s’envenime, et il devient clair que la collaboration ébauchée entre les trotskystes et les trois groupements ne se développera pas plus avant… Mais voici qu’en quittant la pièce qui avait été réservée à la réunion, Trotsky rencontre Simone Weil qui l’aide à revêtir son pardessus. Trotsky lui demande, sur un ton badin, si elle persévère dans ses idées contre-révolutionnaires. Elle répond, sans avoir l’air de remarquer le persiflage, qu’il faut savoir dépasser les antinomies formelles et chercher simplement la vérité. Le ton monte. Vous avez, déclare Trotsky, un esrpit juridique idéaliste ! C’est vous qui êtes idéaliste, répond Simone Weil, vous appelez classe dominante une classe asservie ! Puis elle en vient à parler de la répression par les Bolcheviks de l’insurrection de Cronstadt en 1921… La discussion amène une phrase lapidaire du Vieux : Vous faites partie de l’Armée du Salut !
Le 10 février 1934, la « Révolution prolétarienne » lance un appel à la prise du pouvoir du prolétariat : « Ni parlementarisme ni fascisme. Tout le pouvoir aux syndicats ! Au syndicat doit revenir le pouvoir. Le syndicat doit se substituer à l’Etat… Le syndicalisme est prêt à exercer sans partage tout le pouvoir. »

Ce manifeste a provoqué du reste chez la pessimiste Simone Weil « une intense rigolade » :

« Les ouvriers n’ont pas le pouvoir dans leurs propres syndicats, ils y sont aux mains des bonzes, qui n’ont pourtant d’autres moyens de domination que leurs fonctions bureaucratiques. Qu’est-ce que ça serait si les bonzes avaient en plus l’armée, la police, toute la machine de l’Etat ! Un stalinisme syndical ne m’attire pas plus que l’autre. Vous verriez que le premier programme interdit serait celui de la Révolution Prolétarienne ! » (réponse de Simone Weil dans Révolution prolétarienne du 17 février 1934)

Lors de la montée ouvrière de juillet 1936, quelqu’un, qui a travaillé environ un an en usine, signe S. Galois et se nomme Simone Weil :

« Dans ce mouvement il s’agit de bien autre chose que de telle ou telle revendication particulière, si importante soit-elle. Si le gouvernement avait pu obtenir pleine en entière satisfaction par de simples pourparlers, on aurait été bien moins content. Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange.

Oui, une joie. J’ai été voir les copains dans une usine où j’ai travaillé il y a quelques mois. J’ai passé quelques heures avec eux. Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation d’un ouvrier qui garde la porte. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel. Comme on se sent entre camarades dans ces ateliers où, quand j’y travaillais, chacun se sentait tellement seul sur sa machine ! Joie de parcourir librement ces ateliers où on était rivé sur sa machine, de former des groupes, de causer, de casser la croûte. Joie d’entendre, au lieu du fracas impitoyable des machines, symbole si frappant de la nécessité sous laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires. On se promène parmi ces machines auxquelles on a donné pendant tant et tant d’heures le meilleur de sa substance vitale, et elles se taisent, elles ne coupent plus de doigts, elles ne font plus de mal. Joie de passer devant les chefs la tête haute. (…) Joie de vivre parmi ces machines muettes, au rythme de la vie humaine – le rythme qui correspond à la respiration, aux battements du cœur, aux mouvements naturels de l’organisme humain – et non à la cadence imposée par le chronométreur. (…) On est heureux. On chante, mais pas l’Internationale, pas la Jeune Garde : on chante des chansons, tout simplement, et c’est très bien. Quelques-uns font des plaisanteries dont on rit pour le plaisir de s’entendre rire. Ce n’est pas méchant. Bien sûr, on est heureux de faire sentir aux chefs qu’ils ne sont pas les plus forts. C’est bien leur tour. Ça leur fait du bien. Mais on n’est pas cruel. On est bien trop content. On est sûr que les patrons cèderont. On croit qu’il y aura un nouveau coup dur au bout de quelques mois, mais on est prêt. On se dit que si certains patrons ferment leurs usines, l’Etat les reprendra. On ne se demande pas un instant s’il pourra les faire fonctionner aux conditions désirées. Pour tout Français, l’Etat est une source de richesse inépuisable. L’idée de négocier avec les patrons, d’obtenir des compromis ne vient à personne. On veut avoir ce qu’on demande. On veut l’avoir parce que les choses qu’on demande, on les désire, mais surtout parce qu’après avoir si longtemps plié, pour une fois qu’on relève la tête, on ne veut pas céder. On ne veut pas se laisser rouler, être pris pour des imbéciles. Après avoir passivement exécuté tant et tant d’ordre, c’est trop bon de pouvoir enfin pour une fois en donner à ceux mêmes de qui ont les recevait. Mais le meilleur de tout, c’est de se sentir tellement des frères…. Et les revendications, que faut-il en penser ? Il faut noter d’abord un fait bien compréhensible, mais très grave. Les ouvriers font la grève, mais laissent aux militants le soin d’étudier les détails des revendications. Le plis de la passivité contracté quotidiennement pendant des années et des années ne se perd pas en quelques jours, même quelques jours si beaux. Et puis ce n’est pas au moment où pour quelques jours on s’est évadé de l’esclavage qu’on peut trouver en soi le courage d’étudier les conditions de la contrainte sous laquelle on a plié jour après jour, sous laquelle on pliera encore. On ne peut pas penser à ça tout le temps. Il y a des limites aux forces humaines. On se contente de jouir, pleinement, sans arrière-pensée, du sentiment qu’enfin on compte pour quelque chose ; qu’on va moins souffrir ; qu’on aura des congés payés – cela on en parle avec des yeux brillants, c’est une revendication qu’on n’arrachera plus du cœur de la classe ouvrière -, qu’on aura des meilleurs salaires et quelque chose à dire dans l’usine, et que tout cela, on ne l’aura pas simplement obtenu, mais imposé. On se laisse, pour une fois, bercer par ces douces pensées, on n’y regarde pas de plus près. » (dans « Révolution prolétarienne », le 10 juin 1936)

Puis arrive la révolution en Espagne…

Simone Weil, plus que jamais sous l’emprise de son esprit de sacrifice, est accourue trouver les dirigeants du POUM dans l’espoir de se faire charger par eux de rechercher ce qu’était devenu Maurin, le grand leader de leur parti, disparu au début de l’insurrection en zone franquiste. Sur le refus de Gorkin de l’exposer à un tel danger, elle parvient à s’enrôler dans les milices de la FAI. Elle porte fusil, revêt la combinaison de mécanicien qui sert d’uniforme, chausse des espadrilles, se noue le foulard rouge et noir autour du cou, se coiffe du calot des mêmes couleurs.

Si Simone Weil avait choisi les milices de la FAI-CNT dans l’espoir de se battre dans leurs rangs, ce n’était peut-être pas seulement par préférence idéologique, mais parce qu’elle considérait le groupement qui les dirigeait comme le plus important de tous…

Elle exige de participer aux opérations de reconnaissance ; mais comme elle est myope et faible de constitution, qu’elle ignore tout du maniement des armes, on veut lui confier des tâches d’arrière-garde, comme celle de monter une antenne pour les premiers soins, mais elle obtient, à force de tempêter, de courir les mêmes risques que les combattants. Elle participe à une reconnaissance destinée à préparer la coupure de la voie ferrée en territoire franquiste. Puis elle est mise à l’abri, on l’affecte aux cuisines. Elle se brûle alors grièvement en mettant le pied dans une marmite d’huile posée sur un feu vif. De retour à Paris, on la verra toujours en calot de milicienne, dans les meetings de soutien aux antifascistes espagnols. Mais elle s’abstiendra de critiquer la non-intervention : « Je me refuse pour mon compte personnel, écrira-t-elle, à sacrifier délibérément la paix, même lorsqu’il s’agit de sauver un peuple révolutionnaire menacé d’extermination. »

Elle prend acte du fait que Blum déclare que cette paix, il la maintiendra à tout prix, sauf si une agression devait contraindre la France à la guerre : « Autrement dit, nous ne ferons pas la guerre pour empêcher les ouvriers, les paysans espagnols d’être exterminés par une clique de sauvages plus ou moins galonnés. Mais, le cas échéant, nous ferions la guerre pour l’Alsace-Lorraine, pour le Maroc, pour la Russie, pour la Tchécoslovaquie, et si un Tardieu quelconque avait signé un pacte avec Honolulu, nous ferions la guerre pour Honolulu. »

Puis Simone Weil participe à la polémique sur la validité du marxisme…

Il y a, dit-elle, une contradiction entre la théorie marxiste des révolutions (bien fondée), et la croyance de Marx en la venue prochaine d’une révolution libératrice. Selon la conception marxiste des révolutions, une révolution se produit au moment où elle est déjà à peu près accomplie : c’est quand la structure d’une société a cessé de correspondre aux institutions que les institutions changent. Le mécanisme effectif des rapports entre les hommes dépend lui-même de la forme que prennent à chaque moment les rapports entre l’homme et la nature, c’est-à-dire de la manière dont s’accomplit la production. Or l’analyse de Marx a souligné que le privilège de l’habileté est passé de l’homme à la machine. En outre, l’Etat est oppressif du fait qu’il se compose de trois corps permanents : armée, police, bureaucratie. Rien de tout cela ne peut être aboli par une révolution. « On ne révise pas ce qui n’existe pas, et il n’y a jamais eu de marxisme, mais plusieurs affirmations incompatibles, les unes fondées, les autres non ; par malheur les mieux fondées sont les moins agréables. »

Si être révolutionnaire, poursuit Simone Weil, c’est attendre, dans un avenir prochain, une bienheureuse catastrophe, un bouleversement qui réalise sur cette terre une partie des promesses de l’Evangile, et nous donne enfin une société dans laquelle les derniers seront les premiers, elle n’est pas, elle, révolutionnaire. Si en revanche être révolutionnaire « c’est appeler par ses vœux et appeler par ses actes tout ce qui peut alléger ou soulever le poids qui écrase la masse des hommes », il s’agit alors « d’un idéal, d’un jugement de valeur, d’une volonté, et non pas d’une interprétation de l’histoire humaine et du mécanisme social ».

Simone Weil, qui s’est ralliée à la défense nationale contre l’expansion fasciste depuis l’annexion de la Tchécoslovaquie par Hitler, devient « gaulliste » dès la défaite. Après quelques mois passés à travailler la vigne, elle réside à Marseille avec ses parents. Soupçonnée d’activité résistante, elle subit une visite policière et un interrogatoire chez le juge d’instruction. Elle contribue à la diffusion de « Témoignage Chrétien ». Mais surtout elle nourrit le désir de se rendre en Angleterre, et c’est dans cette intention qu’elle suit son père et sa mère qui vont s’établir à New York. Elle finit par arriver à Londres à la fin de 1942. Là elle fréquente André Philip et Maurice Schumann, et collabore aux activités de la « France Libre ».

A Schumann, elle demande de manière instante, obsédée qu’elle est par le malheur du monde, de lui « procurer la quantité de souffrance et de danger utiles qui la préservera d’être stérilement consumée par le chagrin. » Faute de l’obtenir, elle décide de ne se nourrir désormais qu’avec l’équivalent des rations légales allouées en France. Faible de constitution, et depuis longtemps surmenée, elle meurt à l’hôpital le 24 août 1943. Le journal local annonce cette fin sous le titre « Étrange suicide ».

Elle laisse une série de manuscrits, dont certains sont achevés, tel celui qui est intitulé « Enracinement » :

« Notre époque a pour mission propre, pour vocation, la constitution d’une civilisation fondée sur la spiritualité du travail… On ne détruira pas la condition prolétarienne avec des mesures juridiques, qu’il s’agisse de la nationalisation des industries clés, ou de la suppression de la propriété privée, ou de pouvoirs accordés aux syndicats pour la conclusion de conventions collectives, ou de délégués d’usine, ou du contrôle de l’embauche. Toutes les mesures qu’on propose, qu’elles aient l’étiquette révolutionnaire ou réformiste, sont purement juridiques, et ce n’est pas sur le plan juridique que se situent les malheur des ouvriers et le remède à ce malheur. »

Ses propositions : « Prendre part par la pensée et par le sentiment à l’ensemble du travail de l’entreprise, morceler les usines en petits ateliers, coopératifs ou non, où les ouvriers pourraient parfois montrer à leur femme le lieu où ils travaillent, où même les enfants voudraient après la classe retrouver leur père et apprendre à travailler, à l’âge où le travail est bien loin le plus passionnant des jeux »

Triste fin vraiment pour la révolutionnaire Simone Weil, déçue de la réalité de la révolution et de la contre-révolution…

Lire encore de Simone Weil

Réponses de Trotsky à propos de Simone Weil

« Vous me parlez encore de Simone Weil. Je la connais très bien ; j’ai eu avec elle de longues conversations. Pendant quelque temps, elle a sympathisé plus ou moins avec nous, puis elle a perdu toute foi dans le prolétariat et dans le marxisme ; elle a écrit alors d’absurdes articles idéalistico-psychologiques où elle prenait la défense de la "personnalité " ; en un mot, elle évolua vers le radicalisme. Il est possible qu’elle vire de nouveau à gauche. Mais vaut-il la peine d’en parler plus longtemps ? »

Léon TROTSKY

Lettre à Victor Serge sur différents groupes et personnalités en France à propos de la construction du parti révolutionnaire

30 juillet 1936

« Dans la société socialiste, l’inégalité, et d’autant plus une inégalité aussi criante, serait, assurément, absolument impossible. Mais, malgré les mensonges officiels et officieux, le régime soviétique actuel n’est pas un régime socialiste, mais transitoire. Il porte encore sur lui l’héritage monstrueux du capitalisme, en particulier l’inégalité sociale, non seulement d’ailleurs entre la bureaucratie et le prolétariat, mais aussi à l’intérieur de la bureaucratie et à l’intérieur du prolétariat. Dans certaines limites, l’inégalité reste encore au stade actuel une arme bourgeoise de progrès socialiste : le salaire différencié, les primes, etc., sont des stimulants de l’émulation.
En expliquant l’inégalité, le caractère de transition de la construction actuelle ne justifie nullement les privilèges monstrueux, visibles et cachés, que s’approprient les sommets incontrôlés de la bureaucratie. L’Opposition de gauche n’a pas attendu les découvertes d’Urbahns, Laurat, Souvarine, Simone Weil (1) et autres, pour déclarer que la bureaucratie, sous toutes ses manifestations, ébranle les attaches morales de la société soviétique, engendre un mécontentement aigu et légitime des masses et prépare de grands dangers. Néanmoins, les privilèges de la bureaucratie en eux-mêmes ne changent pas encore les bases de la société soviétique, car la bureaucratie puise ses privilèges, non de certains rapports particuliers de propriété, propres à elle, en tant que " classe ", mais des rapports mêmes de possession qui furent créés par la révolution d’Octobre et qui, dans l’essentiel, sont adéquats à la dictature du prolétariat. Quand la bureaucratie, pour parler simplement, vole le peuple (et c’est ce que, sous des formes diverses, fait toute bureaucratie), nous avons à faire non pas à une exploitation de classe, au sens scientifique du mot, mais à un parasitisme social, fût-ce sur une très grande échelle. Le clergé du Moyen Age était une classe, ou un " état " social, dans la mesure où sa domination s’appuyait sur un système déterminé de propriété foncière et de servage. L’Eglise actuelle n’est pas une classe exploiteuse, mais une corporation parasite. Il serait absurde en fait de parler du clergé américain comme d’une classe dominante particulière ; pourtant, il est indubitable que les prêtres de différentes couleurs engloutissent aux Etats-Unis une grande part de plus-value. Par leurs traits de parasitisme, la bureaucratie comme le clergé s’apparentent au lumpenprolétariat, qui ne représente pas non plus, comme on sait, une " classe " indépendante. »

(1) Désespérant des " expériences " malheureuses " de dictature du prolétariat ", Simone WeiI a trouvé une consolation dans une nouvelle mission : défendre sa personnalité contre la société. Formule de l’ancien libéralisme, rafraîchie par une exaltation anarchiste à bon marché. Et songez également que Simone, Weil parle majestueusement de nos " illusions ". A elle et à ses semblables, il faudrait de nombreuses années pour se libérer des préjugés petits-bourgeois les plus réactionnaires. Evidemment, ses nouveaux points de vue ont trouvé asile dans l’organe qui porte le titre manifestement ironique de Révolution prolétarienne. La publication de Louzon est on ne peut mieux appropriée aux révolutionnaires mélancoliques, aux rentiers politiques, qui vivent sur les intérêts d’un capital de souvenirs, et aux raisonneurs prétentieux, qui peut-être viendront à la Révolution... quand elle sera faite.

« Certains professionnels de la phrase ultra-gauche essaient de « corriger » à tous prix les thèses du Secrétariat International de la Quatrième Internationale sur la guerre, en accord avec leurs préjugés invétérés. Ils soumettent à une attaque toute particulière le passage des thèses où il est dit qu’en restant dans tous les pays impérialistes en opposition irréductible envers son gouvernement durant la guerre, le parti révolutionnaire conformera cependant sa politique pratique dans chaque pays à la situation intérieure et aux groupements internationaux, en distinguant strictement d’ailleurs un Etat ouvrier d’un Etat bourgeois, un pays colonial d’un pays impérialiste. « Le prolétariat d’un pays impérialiste se trouvant en alliance avec l’U.R.S.S — disent les thèses — maintient entièrement et complètement son hostilité irréductible envers le gouvernement impérialiste de son propre pays. En ce sens, il n’y a pas de différence avec la politique du prolétariat d’un pays en guerre contre l’U.R.S.S. Mais dans le caractère des actions pratiques, il peut se trouver des différences considérables provoquées par la situation concrète de la guerre. » (Paragraphe 44) Les ultra-gauches considèrent que cette affirmation, dont la justesse a été démontrée par toute la marche du développement, est le point de départ du social-patriotisme. Mlle Simone Weil écrit même que notre position est celle de Plekhanov dans les années 1914-1918. S. Weil a assurément le droit de ne rien comprendre. Mais il ne faudrait tout de même pas abuser de ce droit. »

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