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La révolution russe : l’année 1917 en récits et en images - The Russian revolution of 1917 with stories and photographs

mercredi 16 décembre 2015, par Robert Paris

Une classe ouvrière en meetings permanents qui a appris la politique en quelques mois

Une classe ouvrière en armes

Une classe ouvrière qui a trouvé le moyen de s’unir au paysan-soldat

Une classe ouvrière qui a su s’adresser aux prolétaires d’Europe, ici aux soldats allemands en pleine guerre mondiale

La révolution russe : l’année 1917 en récits et en images

(Les textes sont de Lénine-Oulianov et Trotsky-Bronstein)

Durant les deux premiers mois de 1917, la Russie était encore la monarchie des Romanov. Huit mois plus tard, les bolchéviks tenaient déjà le gouvernail, eux que l’on ne connaissait guère au commencement de l’année et dont les leaders, au moment de leur accession au pouvoir, restaient inculpés de haute trahison. Dans l’histoire, on ne trouverait pas d’autre exemple d’un revirement aussi brusque, si surtout l’on se rappelle qu’il s’agit d’une nation de cent cinquante millions d’âmes. Il est clair que les événements de 1917 - de quelque façon qu’on les considère - valent d’être étudiés...

Dans une société prise de révolution, les classes sont en lutte. Il est pourtant tout à fait évident que les transformations qui se produisent entre le début et la fin d’une révolution, dans les bases économiques de la société et dans le substratum social des classes, ne suffisent pas du tout à expliquer la marche de la révolution même, laquelle, en un bref laps de temps, jette à bas des institutions séculaires, en crée de nouvelles et les renverse encore. La dynamique des événements révolutionnaires est directement déterminée par de rapides, intensives et passionnées conversions psychologiques des classes constituées avant la révolution...

Les rapides changements d’opinion et d’humeur des masses, en temps de révolution, proviennent, par conséquent, non de la souplesse et de la mobilité du psychique humain, mais bien de son profond conservatisme. Les idées et les rapports sociaux restant chroniquement en retard sur les nouvelles circonstances objectives, jusqu’au moment où celles-ci s’abattent en cataclysme, il en résulte, en temps de révolution, des soubresauts d’idées et de passions que des cerveaux de policiers se représentent tout simplement comme l’œuvre de " démagogues ".

Les masses se mettent en révolution non point avec un plan tout fait de transformation sociale, mais dans l’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime. C’est seulement le milieu dirigeant de leur classe qui possède un programme politique, lequel a pourtant besoin d’être vérifié par les événements et approuvé par les masses. Le processus politique essentiel d’une révolution est précisément en ceci que la classe prend conscience des problèmes posés par la crise sociale, et que les masses s’orientent activement d’après la méthode des approximations successives. Les diverses étapes du processus révolutionnaire, consolidées par la substitution à tels partis d’autres toujours plus extrémistes, traduisent la poussée constamment renforcée des masses vers la gauche, aussi longtemps que cet élan ne se brise pas contre des obstacles objectifs. Alors commence la réaction : désenchantement dans certains milieux de la classe révolutionnaire, multiplication des indifférents, et, par suite, consolidation des forces contre-révolutionnaires. Tel est du moins le schéma des anciennes révolutions...

La révolution signifie un changement de régime social. Elle transmet le pouvoir des mains d’une classe qui s’est épuisée entre les mains d’une autre classe en ascension. L’insurrection constitue le moment le plus critique et le plus aigu dans la lutte des deux classes pour le pouvoir. Le soulèvement ne peut mener à la victoire réelle de la révolution et à l’érection d’un nouveau régime que dans le cas où il s’appuie sur une classe progressive qui est capable de rassembler autour d’elle la majorité écrasante du peuple.

A la différence des processus de la nature, la révolution est réalisée par des hommes et à travers des hommes. Mais dans la révolution aussi, les hommes agissent sous l’influence des conditions sociales qui ne sont pas librement choisies par eux, mais qui sont héritées du passé et qui leur montrent impérieusement la voie. C’est précisément à cause de cela, et rien qu’à cause de cela que la révolution a ses propres lois.

Mais la conscience humaine ne reflète pas passivement les conditions objectives. Elle a l’habitude de réagir activement sur celles-ci. A certains moments, cette réaction acquiert un caractère de masse, tendu, passionné. Les barrières du droit et du pouvoir sont renversées. Précisément, l’intervention active des masses dans les événements constitue l’élément le plus essentiel de la révolution.

Janvier

La première guerre mondiale sert de révélateur de toutes les faiblesses de l’empire russe, le dernier venu des pays capitalistes d’Europe, le plus jeune mais aussi le plus féodal et le plus arriéré.

La grande guerre, issue des contradictions de l’impérialisme mondial, entraîna dans son tourbillon des pays qui se trouvaient à des étapes différentes de développement, mais elle posa les mêmes exigences à tous les participants. Il est clair que les charges de la guerre devaient être particulièrement insupportables pour les pays les plus arriérés. La Russie fut la première contrainte à céder le terrain. Mais pour se détacher de la guerre, le peuple russe devait abattre les classes dirigeantes. Ainsi, la chaîne de la guerre se rompit à son plus faible chaînon.

Mais la guerre n’est pas une catastrophe venue du dehors comme un tremblement de terre. C’est, pour parler avec le vieux Clausewitz, la continuation de la politique par d’autres moyens.

Pendant la guerre, les tendances principales du système impérialiste du temps de « paix » ne firent que s’extérioriser plus crûment. Plus hautes sont les forces productives générales, plus tendue la concurrence mondiale, plus aigus les antagonismes, plus effrénée la course aux armements, et d’autant plus pénible est la situation pour les participants les plus faibles. C’est précisément pourquoi les pays arriérés occupent les premières places dans la série des écroulements. La chaîne du capitalisme mondial a toujours tendance à se rompre au chaînon le plus faible.

De l’isba à l’usine moderne, le développement inégal et combiné de la Russie

Le capital financier de l’Europe industrialisa l’économie russe à un rythme accéléré. La bourgeoisie industrielle acquit aussitôt un caractère de grand capitalisme, ennemi du peuple. De plus, les actionnaires étrangers vivaient hors du pays. Par contre, les ouvriers étaient bien entendu des Russes. Une bourgeoisie russe numériquement faible qui n’avait aucune racine nationale se trouvait de cette manière opposée à un prolétariat relativement fort, avec de puissantes et profondes racines dans le peuple.

Au caractère révolutionnaire du prolétariat contribua le fait que la Russie, précisément comme pays arriéré obligé de rejoindre les adversaires, n’était pas arrivée à élaborer un conservatisme social ou politique propre. Comme pays le plus conservateur de l’Europe, et même du monde entier, le plus ancien pays capitaliste, l’Angleterre, me donne raison. Le pays d’Europe le plus libéré du conservatisme pouvait bien être la Russie.

Le prolétariat russe, jeune, frais, résolu, ne constituait cependant toujours qu’une infime minorité de la nation. Les réserves de sa puissance révolutionnaire se trouvaient en dehors du prolétariat même : dans la paysannerie, vivant dans un semi-servage, et dans les nationalités opprimées....

Si la question agraire avait été résolue courageusement par la bourgeoisie, alors, assurément le prolétariat russe n’aurait nullement pu arriver au pouvoir en 1917. Venue trop tard, tombée précocement en décrépitude, la bourgeoisie russe, cupide et lâche, n’osa cependant pas lever la main contre la propriété féodale. Ainsi, elle remit le pouvoir au prolétariat, et en même temps le droit de disposer du sort de la société bourgeoise....

La seconde réserve révolutionnaire du prolétariat était constituée par les nations opprimées, d’ailleurs également à composition paysanne prédominante. Le caractère extensif du développement de l’Etat, qui s’étend comme une tâche de graisse du centre moscovite jusqu’à la périphérie, est étroitement lié au retard historique du pays. A l’Est, il subordonne les populations encore plus arriérées pour mieux étouffer, en s’appuyant sur elles, les nationalités plus développées de l’Ouest. Aux 70 millions de Grands-Russes qui constituaient la masse principale de la population, s’adjoignaient successivement 90 millions d’« allogènes ».

Ainsi se composait l’empire dans la composition duquel la nation dominante ne constituait que 43% de la population, tandis que les autres 57% relevaient de nationalité, de culture et de régime différents. La pression nationale était en Russie incomparablement plus brutale que dans les Etats voisins, et à vrai dire non seulement de ceux qui étaient de l’autre côté de la frontière occidentale, mais aussi de la frontière orientale. Cela conférait au problème national une force explosive énorme.

La bourgeoisie libérale russe ne voulait, ni dans la question nationale, ni dans la question agraire, aller au-delà de certaines atténuations du régime d’oppression et de violence.

L’armée russe s’incline, encore pour quelques jours, devant le père du peuple, le tsar Nicolas, mais elle est cruellement défaite par l’armée allemande et le régime est déconsidéré.

Extrait d’un communiqué du gouverneur de la province de Vladimir :

... Le mécontentement peut à peine être contenu dans certains régions, surtout là où il y a des fabriques. Le mouvement de grève dans les fabriques devient acharné, ce qui soulève plus que l’inquiétude parmi les industriels. C’est tout juste si ceux d’Orékhovo et d’Ivanovo n’éprouvent pas une peur panique quand ils pensent à leur sort et à celui de leurs entreprises.

Extrait d’un rapport de l’Okhrana de Pétrograd :

... L’état d’esprit dans la capitale est extrêmement alarmant. Les rumeurs les plus folles circulent dans la société, autant sur les intentions du gouvernement (sur la prise éventuelle de mesures réactionnaires de toutes sortes), que sur les intentions des groupes et couches de la population hostiles au pouvoir. Tout le monde s’attend à ce qu’il se produise quelque chose d’exceptionnel d’un côté comme de l’autre.... L’idée de la grève générale rallie tous les jours de nouveaux partisans et devient aussi populaire qu’elle l’était en 1905...

Extrait d’un tract signé du POSDR de Moscou pour l’anniversaire de la révolution de 1905 :

... Nous vivons une période sans pareille, des jours sanglants : des millions d’ouvriers se battent au front sous le drapeau du tsarisme, pour la cause du capital. Les autres gémissent sous le fardeau de la cherté de la vie et de la désorganisation économique. Les organisations ouvrières ont été détruites. La voix des ouvriers est étouffée... Où est l’issue ?... Il faut arracher le pouvoir des mains du gouvernement tsariste et le transmettre à un gouvernement issu de la révolution....

Une armée russe que des défaites, des morts en masse (un million et demi de soldats et un million de civils !), des soldats prisonniers en masse, le froid, la faim, le mépris de l’encadrement vont complètement démoraliser...

Soldats morts et prisonniers de guerre russes

Février

En pleine guerre mondiale, alors que les manifestations sont interdites et réprimées par le pouvoir tsariste, ce sont les femmes de Pétrograd qui commencent la révolution, en décidant de manifester pour la journée internationale des femmes...

Les femmes ont entraîné les ouvriers métallurgistes...Le 23 février, c’était la " Journée internationale des Femmes ". On projetait, dans les cercles de la social-démocratie, de donner à ce jour sa signification par les moyens d’usage courant : réunions, discours, tracts. La veille encore, il ne serait venu à la pensée de personne que cette " Journée des Femmes " pût inaugurer la révolution. Pas une organisation ne préconisa la grève pour ce jour-là. Bien plus, une organisation bolcheviste, et des plus combatives, le Comité du rayon essentiellement ouvrier de Vyborg, déconseillait toute grève : « L’état d’esprit des masses d’après le témoignage de Kaïourov, un des chefs ouvriers du rayon, était très tendu et chaque grève menaçait de tourner en collision ouverte. (…) Mais le lendemain matin, en dépit de toutes les directives, les ouvrières du textile quittèrent le travail dans plusieurs fabriques et envoyèrent des déléguées aux métallos pour leur demander de soutenir la grève. C’est « à contre-cœur », écrit Kaïourov, que les bolcheviks marchèrent, suivis par les ouvriers mencheviks et socialistes-révolutionnaires. » Ainsi a commencé la révolution de février, et Trotsky, dans son Histoire de la révolution russe, résume la situation avec netteté : « En fait, il est établi que la Révolution de février fut déclenchée par les éléments de la base qui surmontèrent l’opposition de leurs propres organisations révolutionnaires et que l’initiative fut spontanément prise par un contingent du prolétariat exploité et opprimé plus que tous les autres – les travailleuses du textile, au nombre desquelles, doit-on penser, l’on devait compter pas mal de femmes de soldats. »

Fraternisation entre les ouvriers et les soldats

Les ouvriers de l’usine Erikson, qui compte parmi les plus modernes du rayon de Vyborg, après s’être assemblés le matin, s’avancèrent en masse, au nombre de 2 500 hommes, sur la Perspective Sampsonovsky, et, dans un passage étroit, tombèrent sur des Cosaques. Poussant leurs chevaux, les officiers fendirent les premiers la foule. Derrière eux, sur toute la largeur de la chaussée, trottaient les Cosaques. Moment décisif ! Mais les cavaliers passèrent prudemment, en longue file, par le couloir que venaient de leur ouvrir leurs officiers. " Certains d’entre eux souriaient, écrit Kaïourov, et l’un d’eux cligna de l’œil, en copain, du côté des ouvriers ". Il signifiait quelque chose, ce clin d’œil ! Les ouvriers s’étaient enhardis, dans un esprit de sympathie et non d’hostilité à l’égard des Cosaques qu’ils avaient légèrement contaminés. L’homme qui avait cligné de l’œil eut des imitateurs. En dépit des nouvelles tentatives des officiers, les Cosaques, sans contrevenir ouvertement à la discipline, ne pourchassèrent pas la foule avec trop d’insistance et passèrent seulement à travers elle. Ainsi en fut-il trois ou quatre fois et les deux partis opposés s’en trouvèrent encore rapprochés. Les Cosaques se mirent à répondre individuellement aux questions des ouvriers et même eurent avec eux de brefs entretiens. De la discipline, il ne restait que les apparences les plus minces, les plus ténues, avec le danger d’un déchirement imminent. Les officiers se hâtèrent d’éloigner leurs troupes de la foule et, renonçant à l’idée de disperser les ouvriers, disposèrent leurs troupes en barrage d’une rue pour empêcher les manifestants de gagner le centre. Et ce fut peine perdue : postés et montant la garde en tout bien tout honneur, les Cosaques ne s’opposèrent cependant pas aux " plongeons " que faisaient les ouvriers entre les jambes des chevaux. La révolution ne choisit pas ses voies à son gré : au début de sa marche à la victoire, elle passait sous le ventre d’un cheval cosaque. Épisode remarquable ! Remarquable aussi le coup d’œil du narrateur qui a fixé toutes ces péripéties. Rien d’étonnant, le conteur était un dirigeant, il avait derrière lui plus de deux mille hommes : l’œil du chef qui se tient en garde contre les nagaïkas ou les balles de l’ennemi est acéré.

Le revirement d’opinion dans l’armée semble s’être manifesté d’abord chez les Cosaques, perpétuels fauteurs de répression et d’expéditions punitives. Cela ne signifie pourtant pas que les Cosaques aient été plus révolutionnaires que les autres. Au contraire, ces solides propriétaires, montés sur leurs propres chevaux, jaloux des particularités de leur caste, traitant avec un certain dédain les simples paysans, défiants à l’égard des ouvriers, étaient fort pénétrés d’esprit conservateur. Mais c’est précisément à ce titre que les changements provoqués par la guerre semblèrent chez eux plus vivement accusés. Et, en outre, n’était-ce pas précisément eux que l’on tiraillait en tous sens, les envoyant constamment en expédition, les jetant contre le peuple, les énervant, et qui, les premiers, furent mis à l’épreuve ? Ils en avaient " marre ", ils voulaient rentrer dans leurs foyers et clignaient de l’œil : " Faites donc à votre aise, si vous en êtes capables ; nous ne vous gênerons pas. " Cependant, il n’y avait encore là que des symptômes, d’ailleurs très significatifs. L’armée est encore l’armée, liée par la discipline, et les fils conducteurs se trouvent encore aux mains de la monarchie. Les masses ouvrières sont dépourvues d’armes. Leurs dirigeants ne songent même pas encore à un dénouement décisif.

L’armée prend parti pour la révolution... Au dessus les soldats venus du front et en dessous les marins de Cronstadt

Des meetings monstres et sans fin dans les usines : la classe ouvrière se met à faire de la politique du matin au soir...

Le 25, la grève prit une nouvelle ampleur. D’après les données officielles, elle englobait 240000 ouvriers. Des éléments arriérés s’engagent à la suite de l’avant-garde, un bon nombre de petites entreprises arrêtent le travail, les tramways ne marchent plus, les maisons de commerce restent fermées. Dans le courant de la journée, les étudiants de l’enseignement supérieur se joignent au mouvement. Vers midi, c’est par dizaines de mille que la foule s’amasse autour de la cathédrale de Kazan et dans les rues avoisinantes. On essaie d’organiser des meetings à ciel ouvert, il se produit des conflits avec la police. Devant la statue d’Alexandre III des hommes prennent la parole. La police montée ouvre la fusillade. Un orateur tombe blessé. Des coups de feu partent de la foule : un commissaire de police est tué, un maître de police blessé ainsi que plusieurs de ses agents. On lance sur les gendarmes des bouteilles, des pétards, des grenades. La guerre a donné de bonnes leçons dans cet art. Les soldats font preuve de passivité et parfois d’hostilité à l’égard de la police. On se répète avec émotion dans la foule que les policiers, quand ils ont commencé à tirer sur le peuple aux alentours de la statue d’Alexandre III, ont essuyé le feu de salve des Cosaques : les " pharaons " à cheval (ainsi appelait-on les agents de police) ont été forcés de se sauver au galop. Ce n’était vraisemblablement pas une légende répandue à dessein d’affermir les courages, car le même épisode, quoique relaté diversement, a été certifié de divers côtés.

A bas la guerre !

Tout un peuple défile sans fin dans les rues en chantant des hymnes aux victimes de la répression

Le 26 février est un dimanche (...). Peu à peu les ouvriers opèrent leur concentration et de tous les faubourgs convergent vers le centre (...). Les soldats ont reçu l’ordre rigoureux de tirer et ils tirent (...). « Ne tirez pas sur vos frères et sœurs » crient les ouvriers et les ouvrières et pas seulement cela : « Marchez avec nous ».

Les soldats insurgés du régiment Volynski de la garde impériale

Le 27, l’un après l’autre dès le matin (...), les bataillons de la garde se mutinent (...). Çà et là, des ouvriers ont déjà réussi à s’unir avec la troupe, à pénétrer dans les casernes, à obtenir des fusils et des cartouches (...). Vers midi, Petrograd est redevenu un champ de bataille : les coups de fusil et le tac-tac des mitrailleuses retentissent de tous côtés ».

Le régime donne l’ordre de détruire la révolution dans le sang mais les soldats restent en position défensive mais refusent de tirer sur le peuple

Le régiment du tsar prend partie pour la révolution...

Le pouvoir tsariste est tombé en trois jours...

Le tsar Nicolas II est arrêté.

Le pouvoir tombe aux mains du gouvernement provisoire, organe des classes dirigeantes, mais le peuple travailleur, armé et bientôt organisé en SOVIETS, détient une part de la réalité du pouvoir...

Le gouvernement provisoire

Partout naissent des soviets, sur le modèle de ceux de la révolution de 1905. Ci-dessus le premier soviet de Tbilissi

Les soldats, eux aussi, forment leurs soviets et se lient aux soviets de travailleurs

Lénine sur la "dualité de pouvoirs" :

Notre révolution a ceci de tout à fait original qu’elle a créé une dualité du pouvoir. C’est là un fait dont il faut saisir la portée avant tout ; il est impossible d’aller de l’avant sans l’avoir compris. Il faut savoir compléter et corriger les vieilles « formules », par exemple celles du bolchévisme, car si elles se sont révélées justes dans l’ensemble, leur application concrète s’est révélée différente. Personne autrefois ne songeait, ni ne pouvait songer, à une dualité du pouvoir.

En quoi consiste la dualité du pouvoir ? En ceci qu’à côté du Gouvernement provisoire, du gouvernement de la bourgeoisie, s’est formé un autre gouvernement, faible encore, embryonnaire, mais qui n’en a pas moins une existence réelle, incontestable, et qui grandit : ce sont les Soviets des députés ouvriers et soldats.

Quelle est la composition de classe de ce deuxième gouvernement ? Le prolétariat et la paysannerie (sous l’uniforme de soldat). Quel en est le caractère politique ? C’est une dictature révolutionnaire, c’est-à-dire un pouvoir qui s’appuie directement sur un coup de force révolutionnaire, sur l’initiative directe, venant d’en bas, des masses populaires, et non sur une loi édictée par un pouvoir d’Etat centralisé. Ce pouvoir est tout différent de celui qui existe généralement dans une république démocratique bourgeoise parlementaire du type habituel et qui prévaut jusqu’à présent dans les pays avancés d’Europe et d’Amérique. C’est une chose qu’on oublie souvent, à laquelle on ne réfléchit pas assez, alors que c’est là l’essentiel. Ce pouvoir est du même type que la Commune de Paris de 1871, type dont voici les principales caractéristiques : 1) la source du pouvoir n’est pas la loi, préalablement discutée et votée par un Parlement, mais l’initiative des masses populaires, initiative directe, locale, venant d’en bas, un « coup de force » direct, pour employer une expression courante ; 2) la police et l’armée, institutions séparées du peuple et opposées au peuple, sont remplacées par l’armement direct du peuple tout entier ; sous ce pouvoir, ce sont les ouvriers et les paysans armés, c’est le peuple en armes qui veillent eux-mêmes au maintien de l’ordre public ; 3) le corps des fonctionnaires, la bureaucratie sont, eux aussi, remplacés par le pouvoir direct du peuple, ou du moins placés sous un contrôle spécial ; non seulement les postes deviennent électifs, mais leurs titulaires, ramenés à l’état de simples mandataires, sont révocables à la première demande du peuple ; de corps privilégié jouissant de « sinécures » à traitements élevés, bourgeois, ils deviennent les ouvriers d’une « arme spéciale », dont les traitements n’excèdent pas le salaire habituel d’un bon ouvrier.

Appel du Soviet de Petrograd le 27 février 1917

(publié le 15 mars 1917 )

« L’ancien régime a conduit le pays à la ruine et la population à la famine. Il était impossible de la supporter plus longtemps et les habitants de Petrograd sont sortis dans la rue pour dire leur mécontentement. Ils ont été reçus à coup de fusil. Au lieu de Pain, ils ont reçu du plomb, les ministres du Tsar leur ont donné du plomb.

Mais les soldats n’ont pas voulu agir contre le peuple et ils se sont tournés contre le gouvernement. Ensemble, ils ont saisi les arsenaux, les fusils et d’importants organes du pouvoir Le combat continue et doit être mené à sa fin. Le vieux pouvoir doit être vaincu pour laisser la place à un gouvernement populaire. Il y va du salut de la Russie.

Afin de gagner ce combat pour la démocratie, le peuple doit créer ses propres organes de gouvernement. Hier, 27 février, s’est formé un soviet de députés ouvriers composé des représentants des usines, des ateliers, des partis et organisations démocratiques et socialistes. Le Soviet, installé à la douma s’est fixé comme tâche essentielle d’organiser les forces populaires et de combattre pour la consolidation de la liberté politique et du gouvernement populaire.

Le Soviet a nommé des commissaires pour établir l’autorité populaire dans les quartiers de la capitale. Nous invitons la population tout entière à se rallier immédiatement au Soviet, à organiser des comités locaux dans les quartiers et à prendre entre ses mains la conduite des affaires locales.

Tous ensemble, avec nos forces unies, nous vaincrons pour balayer complètement le vieux gouvernement et pour réunir une Assemblée constituante sur la base du suffrage universel, égal, secret, et direct.

Mars

Dès le début de mars, des soviets surgissent dans toutes les principales villes et les centres industriels. De là, en quelques semaines, ils s’étendent dans tout le pays. Ils ne commencent à gagner les campagnes qu’en avril-mai. Au nom de la paysannerie, primitivement, c’est surtout l’armée qui parle. Un mois après le renversement de l’autocratie, une première conférence des soviets fut convoquée, incomplète et de composition unilatérale. Si, de cent quatre-vingt-cinq organisations représentées, les soviets de localités constituaient les deux tiers, c’étaient pourtant surtout des soviets de soldats ; avec les représentants des organisations du front, les délégués militaires, en majeure partie officiers, formaient une écrasante majorité. Des discours retentissaient sur la guerre jusqu’à complète victoire et des invectives à l’adresse des bolcheviks, malgré leur conduite plus que modérée. La conférence adjoignit seize provinciaux conservateurs au Comité exécutif de Pétrograd, légitimant son caractère d’institution d’État.

Le comité exécutif du Soviet de Pétrograd

Manifestations de Mars

Les mencheviks, membres du Comité des Industries de guerre, que l’on venait de tirer de prison, se rencontrèrent au palais de Tauride avec des représentants actifs du mouvement syndical et de la coopération appartenant à la même aile droite, ainsi qu’avec les parlementaires mencheviks Tchkhéidzé et Skobélev, – et ils constituèrent sur-le-champ un Comité exécutif provisoire du Soviet des députés ouvriers, lequel Comité se compléta dans la journée, principalement avec d’anciens révolutionnaires qui avaient perdu le contact des masses, mais gardé " un nom ". Le Comité exécutif, s’étant également adjoint des bolcheviks, invita les ouvriers à élire immédiatement leurs députés.

La première séance du Soviet fut fixée pour le soir du même jour, au palais de Tauride. Elle s’ouvrit, en effet, à 9 heures, et ratifia la composition de l’Exécutif en y désignant, de plus, des représentants officiels de tous les partis socialistes. Mais là n’était point la véritable signification de cette première assemblée des représentants du prolétariat vainqueur dans la capitale. Des délégués des régiments soulevés vinrent à la séance exprimer leurs félicitations.

Le peuple travailleur des villes se réunit sans cesse. Les soldats en font autant.

Meeting de soldats de l’armée russe en Finlande

Le soviet de Petrograd

Premier manifeste du Soviet des députés ouvriers et soldats

Prikaze numéro 1 (1er mars 1917) du Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd :

"A la garnison de la région de Petrograd. A tous les soldats de la garde, de l’armée, de l’artillerie et de la flotte, aux fins d’exécution immédiate et rigoureuse, et aux ouvriers de Petrograd, à titre d’information.

Le Soviet de députés ouvriers et soldats décide :

1) Dans toutes les compagnies, dans les bataillons, régiments, batteries, escadrons et administrations militaires de toute sorte, et à bord des bâtiments de la flotte de guerre, on choisira immédiatement, par voie d’élection, un comité de représentants parmi les simples soldats des unités militaires ci-dessus indiquées.

2) Dans toutes les unités militaires qui n’ont pas encore choisi leurs représentants au Soviet de députés ouvriers, on élira un représentant par compagnie qui, porteur de certificats écrits, se présentera à la Douma d’État le 2 mars courant, à 10 heures du matin.

3) Dans tous ses actes politiques, l’unité militaire obéit au Soviet de députés ouvriers et soldats, et à ses comités.

4) Les ordres de la Commission militaire de la Douma d’État ne doivent être exécutés que dans les cas où ils ne seront pas en contradiction avec les ordres et les décisions du Soviet de députés ouvriers et soldats.

5) Les armes de tout genre telles que : fusils, mitrailleuses, automobiles blindées, etc. doivent se trouver à la disposition et sous le contrôle des comités de compagnie et de bataillon, et ne seront en aucun cas délivrées aux officiers, même s’ils en faisaient sommation.

6) Dans le rang et pendant le service, les soldats doivent observer la plus stricte discipline militaire ; mais en dehors du service et du rang, dans leur vie politique, civique et privée, les soldats ne sauraient être lésés dans les droits dont jouissent tous les citoyens. Notamment le garde-à-vous au passage d’un supérieur et le salut militaire obligatoire sont abolis, hors service.

7) De même sont supprimées les formules décernées aux officiers : Votre Excellence, Votre Noblesse, etc. ; elles sont remplacées par : monsieur le général, monsieur le colonel, etc.

Les mauvais traitements de gradés de toute sorte à l’égard des soldats, et notamment le tutoiement, sont interdits ; toutes les infractions au présent ordre, ainsi que tous les malentendus dus entre officiers et soldats, ces derniers sont tenus de les porter à la connaissance des comités de compagnie.

Donner lecture de cet ordre dans toutes les compagnies, bataillons, régiments, équipages, batteries et autres services armés et auxiliaires. LE SOVIET DES DÉPUTÉS OUVRIERS ET SOLDATS DE PETROGRAD"

Le prolétariat est en armes, organisé et mobilisé

La garde rouge est constituée

La garde rouge arrête des provocateurs et des mouchards déguisés

La première déclaration du gouvernement provisoire (6 mars 1917)

"Citoyens de l’État russe....,

Un grand événement a eu lieu. Par la puissant impulsion du peuple russe, l’ancien régime a été renversé. Une Russie libre et nouvelle est née. Ce grand renversement couronne de nombreuses années de combat. (...) Ni les efforts héroïques de l’armée, écrasée sous le poids du chaos intérieur, ni les appels des représentants du peuple qui se sont unis face au péril qui menaçait la nation n’ont pu mener l’ex-empereur ni son gouvernement sur la voie d’un accord avec le peuple. Et lorsque la Russie, à cause de l’action illégale et fatale de ses gouvernants, s’est trouvée confrontée avec les désastres les plus graves, la nation a été obligée de prendre le pouvoir entre ses propres mains. Dans son unanimité, l’enthousiasme révolutionnaire du peuple, pleinement conscient de la gravité du moment et la détermination de la douma d’État ont créé, ensemble, le gouvernement provisoire. Celui-ci juge sacrés son devoir et sa responsabilité de satisfaire les espérances populaires de conduire le pays, sur la route étincelante d’un régime libre et civique.

Le gouvernement croit que l’esprit de profond patriotisme manifesté durant la lutte contre l’ancien régime inspirera nos vaillants soldats sur les champs de bataille. Pour sa part, il fera tout pour pourvoir l’armée du nécessaire pour mener la guerre jusqu’à sa fin victorieuse. Le gouvernement considérera comme sacrées les alliances qui nous lient aux autres puissances et respectera à la lettre les accords conclus avec nos Alliés.

Tout en prenant des mesures pour défendre le pays de l’ennemi extérieur, le gouvernement considérera comme son devoir essentiel de laisser s’exprimer la volonté populaire en ce qui concerne le choix d’un régime politique et il convoquera l’assemblée constituante le plus rapidement possible sur la base du suffrage universel, direct, égal et secret, garantissent également la participation aux élections aux vaillants défenseurs de la terre de nos aïeux qui actuellement donnent leur sang sur les champs de bataille.

L’assemblée constituante promulguera les lois fondamentales qui garantissent au pays des droits inaliénables à la justice, à la liberté, à l’égalité.

(...) Au moment de la libération nationale, le pays tout entier rappellera avec gratitude ceux qui, en défendant leurs convictions politiques et religieuses, sont tombés victimes de la vindicte de l’ancien régime. Et le gouvernement provisoire considère comme un agréable devoir de ramener d’exil et de prison, avec tous les honneurs, ceux qui ont souffert pour le bien de la patrie.

En remplissant ces tâches, le gouvernement provisoire est animé par la conviction qu’il exécute ainsi la volonté populaire et que toute la Nation le soutiendra dans ses loyaux efforts pour assurer le bonheur de la Russie. Cette certitude lui donne du courage. Le Gouvernement provisoire considère que seul le soutien chaleureux du peuple tout entier garantit le triomphe du nouveau régime."

6 mars 1917

D’un côté le peuple travailleur armé et organisé qui reste mobilisé et de l’autre un gouvernement provisoire bourgeois élu par la Douma, dirigé par Michel Rodzianko, ancien officier du Tsar, monarchiste et riche propriétaire terrien, s’installe. Dès le 15 mars, sa direction est reprise pour plusieurs mois par le prince Lvov, un libéral progressiste.

Le gouvernement provisoire

Manifestation de Mars devant le Palais de Tauride

Avril

Distribution de tracts bolcheviks

Manifestation du 9 avril

Dans la rue sortirent les masses, les armes à la main. Parmi les baïonnettes des soldats perçaient les lettres des pancartes : " A bas Milioukov " Sur d’autres pancartes figurait aussi avantageusement Goutchkov. Dans ces colonnes exaspérées, il était difficile de reconnaître les manifestants du Premier Mai.

Les historiens donnent ce mouvement comme celui de " forces élémentaires " en ce sens conventionnel que pas un parti ne prit sur lui l’initiative de la manifestation. L’appel direct à descendre dans la rue provint d’un certain Linde qui inscrivit ainsi son nom dans l’histoire de la révolution. " Savant, mathématicien, philosophe ", Linde se tenait en dehors des partis, de toute son âme était partisan de la révolution et désirait ardemment qu’elle accomplît ce qu’elle promettait. La note de Milioukov et les Commentaires de la Rietch l’indignèrent. " Sans prendre conseil de personne... — raconte son biographe — il se mit tout de suite à agir... il se rendit au régiment de Finlande, convoqua le comité et proposa que le régiment marchât immédiatement sur le Palais Marie...

" La proposition de Linde fut adoptée et, à trois heures, par les rues de Pétrograd, s’avançait déjà une imposante manifestation des " Finlandais " avec des pancartes provocantes. " A la suite du régiment de Finlande marchèrent les soldats du 180e de réserve, des régiments moscovites, Pavlovky, Kekholmsky, les matelots de la deuxième division des équipages de la flotte balte, au total de vingt-cinq à trente mille hommes, tous en armes. Dans les quartiers ouvriers, l’agitation commença, le travail s’arrêta et, par groupes d’usines, l’on descendit dans la rue à la suite des régiments.

" La plupart des soldats ne savaient pas pourquoi ils étaient venus ", assure Milioukov, comme s’il avait eu le temps de les questionner. " En plus des troupes participaient à la manifestation des ouvriers adolescents qui déclaraient hautement (!) qu’on leur avait payé pour cela de dix à quinze roubles. " La provenance des fonds est claire : " La tâche d’éliminer les deux ministres (Milioukov et Goutchkov) était directement indiquée par l’Allemagne. " Milioukov a donné cette pénétrante explication non point dans le feu de la lutte d’Avril, mais trois ans après les événements d’Octobre qui ont suffisamment montré que personne n’avait besoin de payer quotidiennement au prix fort la haine que les masses populaires éprouvaient pour Milioukov.

La violence inattendue de la manifestation d’avril s’explique par l’immédiate réaction de la masse devant l’imposture d’en haut. " Tant que le gouvernement n’obtiendra pas la paix, il faudra se défendre. " Cela se disait sans enthousiasme, mais par persuasion. On supposait qu’en haut tout était fait pour rapprocher la paix. Il est vrai que, du côté des bolcheviks, l’on affirmait que le gouvernement voulait la continuation de la guerre, aux fins de pillage. Mais est-ce bien possible ? Et Kérensky ? — " Nous connaissons les leaders des soviets depuis Février, ils sont venus les premiers à nous dans les casernes, ils sont pour la paix. En outre, Lénine est arrivé de Berlin et Tsérételli était au bagne. Il faut patienter… " En même temps, les usines et les régiments les plus avancés affirmaient de plus en plus résolument les mots d’ordre bolcheviks d’une politique de paix : publication des traités secrets et rupture avec les plans de conquête de l’Entente, proposition ouverte de paix immédiate à tous les pays belligérants.

Le premier discours de Lénine en descendant du train à la gare de Finlande

L’arrivée de Lénine à Pétrograd le 16 avril 1917

Le discours de Lénine à la gare de Finlande sur le caractère socialiste de la révolution russe fut, pour beaucoup de dirigeants du Parti, comme une bombe. La polémique entre Lénine et les partisans du "parachèvement de la révolution démocratique" commença dès le premier jour. La démonstration armée d’avril, où retentit le mot d’ordre : “A bas le Gouvernement Provisoire !”, fut l’occasion d’un conflit aigu. Elle fournit à certains représentants de la droite le prétexte d’accuser Lénine de blanquisme : le renversement du Gouvernement Provisoire, soutenu alors par la majorité du soviet, ne pouvait soi-disant être obtenu qu’en tournant la volonté de la majorité des travailleurs. Formellement, il pouvait sembler que le reproche n’était pas dénué de fondement ; en réalité, il n’y avait pas l’ombre de blanquisme dans la politique de Lénine en avril. Toute la question pour lui consistait à savoir dans quelle mesure les Soviets continuaient de refléter l’état d’esprit véritable des masses et à déterminer si le Parti ne se trompait pas en s’orientant sur eux. La manifestation d’avril, qui avait été "plus gauche" qu’il ne convenait, était une reconnaissance destinée à vérifier l’état d’esprit des masses et les rapports entre ces dernières et la majorité du soviet. Elle montre la nécessité d’un long travail de préparation. Au début de mai, Lénine blâma sé­vèrement les matelots de Cronstadt, qui, dans leur fougue, étaient allés trop loin et avaient déclaré ne pas reconnaître le Gouverne­ment Provisoire. Les adversaires de la lutte pour le pouvoir abordaient tout autrement la question. A la Conférence d’avril du Parti, Kame­nev exposait ses plaintes : "Dans le n° 19 de la Pravda,des camarades (il s’agit évidemment de Lénine. L.T.) avaient pro­posé une résolution sur le renversement du Gouvernement Pro­visoire, résolution imprimée avant la dernière crise, mais ils l’ont rejetée ensuite comme susceptible d’introduire la désorga­nisation et empreinte de l’esprit d’aventure. On le voit, les cama­rades en question ont appris quelque chose pendant cette crise. La résolution proposée (c’est-à-dire la résolution proposée par Lénine à la Conférence. L.T.) répète cette faute." Cette façon de poser la question est significative au plus haut point. La reconnaissance une fois effectuée, Lénine retira le mot d’ordre du renversement immédiat du Gouvernement Provisoire, mais il le retira temporairement, pour des semaines ou des mois, selon que l’indignation des masses contre les conciliateurs croîtrait plus ou moins rapidement. L’opposition, elle, considérait ce mot d’or­dre comme une faute. Le recul provisoire de Lénine ne compor­tait pas la moindre modification de sa ligne. Lénine ne se basait pas sur le fait que la révolution démocratique n’était pas encore terminée, mais uniquement sur le fait que la masse était encore incapable de renverser le gouvernement provisoire et qu’il fallait la rendre au plus vite capable de l’abattre. Toute la conférence d’avril du parti fut consacrée à cette question essentielle : allons-nous à la conquête du pouvoir pour réaliser la révolution socialiste, ou aidons-nous à parachever la révolution démocratique ? Par malheur, le compte rendu de cette conférence n’est pas encore imprimé ; pourtant, il n’y a peut-être pas dans l’histoire de notre parti de congrès qui ait eu une im­portance aussi grande, aussi directe pour le sort de la révolution. Lutte irréductible contre le défensisme et les défensistes, conquête de la majorité dans les Soviets, renversement du gou­vernement provisoire par l’intermédiaire des Soviets, politique révolutionnaire de paix, programme de révolution socialiste à l’intérieur et de révolution internationale à l’extérieur : telle est la plate-forme de Lénine. Comme on le sait l’opposition était pour le parachèvement de la révolution démocratique au moyen d’une pression sur le Gouvernement Provisoire, les soviets de­vant rester des organes de "contrôle” sur le pouvoir bourgeois. De là une attitude beaucoup plus conciliante à l’égard du défen­sisme. Un des adversaires de Lénine déclarait à la conférence d’avril : "Nous parlons des soviets ouvriers et soldats comme de centres organisateurs de nos forces et du pouvoir... Leur nom seul montre qu’ils sont un bloc des forces petites-bourgeoises et prolétarien­nes auquel s’impose la nécessité d’achever les tâches démocrati­ques bourgeoises. Si la révolution démocratique bourgeoise est terminée, ce bloc ne pourrait exister... et le prolétariat mènerait la lutte révolutionnaire contre lui... Néanmoins, nous reconnais­sons ces soviets comme des centres d’organisation de nos forces... Ainsi, la révolution bourgeoise n’est pas encore close, elle n’a pas donné toute sa mesure et nous devons reconnaître que si elle était entièrement terminée, le pouvoir passerait aux mains du prolétariat." (Discours de Kamenev). L’inconsistance de ce raisonnement est évidente : en effet, la révolution ne sera jamais tout à fait terminée tant que le pouvoir ne passera pas en d’autres mains. L’auteur du discours précité ignore l’axe véritable de la révolution : il ne déduit pas les tâches du parti du groupement réel des forces de classe, mais d’une définition formelle de la révolution considérée comme bourgeoise ou démocratique-bourgeoise. Selon lui, il faut faire bloc avec la petite bourgeoisie et exercer un contrôle sur le pouvoir bourgeois tant que la révolution bourgeoise ne sera pas parachevée. C’est Ià un schéma nettement menchevik. En limitant doctrinairement les tâches de la révolution par l’appellation de cette dernière révolution “bourgeoise", on devait fatalement arriver à la politique de contrôle sur le Gouvernement Provisoire, à la reven­dication d’un programme de paix sans annexions, etc... Par parachèvement de la révolution démocratique, on sous-entendait la réalisation d’une série de réformes par l’intermédiaire de la Constituante, où le parti bolchevik devait jouer le rôle d’aile gauche. Le mot d’ordre : "Tout le pouvoir aux soviets” perdait ainsi tout contenu réel. C’est que, plus logique que ses camarades de l’opposition, Noguine déclara à la conférence d’avril : "Au cours de l’évolution, les attributions les plus importantes des so­viets disparaissent, une série de leurs fonctions administratives sont transmises aux municipalités, aux zemstvos, etc... Considérons le développement ultérieur de l’organisation étatique : nous ne pouvons nier qu’il y aura une Assemblée Constituante et, à sa suite, un Parlement. Il en résulte que, progressivement, les soviets seront déchargés de leurs principales fonctions ; mais cela ne veut pas dire qu’ils terminent honteusement leur existence. Ils ne feront que transmettre leurs fonctions. Ce n’est pas avec les soviets du type actuel que la république-commune sera chez nous". Enfin, un troisième opposant aborda la question du point de vue maturité de la Russie pour le socialisme "Pouvons-nous, en arborant le mot d’ordre de la révolution prolétarienne, compter sur l’appui des masses ? Non, car la Russie est le pays le plus petit-bourgeois d’Europe. Si le parti adopte la plate-forme de la révolution socialiste, il se transformera en un cercle de propa­gandistes. C’est de l’Occident que doit être déclenchée la révo­lution... Où se lèvera le soleil de la révolution socialiste ? Etant donné l’état de choses qui règne chez nous, le milieu petit-bour­geois, j’estime que ce n’est pas à nous de prendre l’initiative de la révolution socialiste. Nous n’avons pas les forces nécessaires à cet effet ; en outre les conditions objectives font défaut. En Oc­cident, la question de la révolution socialiste se pose à peu près de la même façon que, chez nous, celle du renversement du tsarisme.” A la conférence d’avril, tous les adversaires de Lénine n’al­laient pas jusqu’aux conclusions de Noguine, mais tous, par la logique des choses, ils furent forcés de les accepter quelques mois plus tard, à la veille d’octobre. Diriger la révolution proléta­rienne ou se borner au rôle d’opposition dans le Parlement bour­geois : telle était l’alternative dans laquelle se trouvait placé notre parti. La deuxième position était menchevique ou, plus exac­tement c’était la position que les mencheviks furent forcés d’aban­donner après la révolution de février. En effet, pendant des an­nées, les leaders mencheviques avaient affirmé que la révolution future serait bourgeoise, que le gouvernement d’une révolution bourgeoise ne pouvait accomplir que les tâches de la bourgeoisie, que la social-démocratie ne pouvait assumer les tâches de la démocratie bourgeoise et devrait, “tout en poussant la bourgeoisie vers la gauche”, se confiner dans le rôle d’opposi­tion. Martynov, en particulier, ne s’était pas lassé de développer ce thème. La révolution de février amena bientôt les menche­viks à participer au gouvernement. De leur position de principe ces derniers ne conservèrent que la thèse portant que le prolé­tariat ne devait pas s’emparer du pouvoir. Ainsi, ceux des bolcheviks qui condamnaient le ministérialisme menchevik tout en s’élevant contre la prise du pouvoir par le prolétariat, se re­tranchaient dans les positions pré-révolutionnaires des menche­viks. La révolution provoqua des déplacements politiques dans deux sens : les droites devinrent cadets et les cadets, républicains (déplacement vers la gauche) ; les s.-r. et les mencheviks de­vinrent parti bourgeois dirigeant (déplacement vers la droite). C’est par des moyens de ce genre que la société bourgeoise tente de créer une nouvelle ossature pour son pouvoir, sa stabilité et son ordre. Mais alors que les mencheviks abandonnent leur socialisme for­mel pour la démocratie vulgaire, la droite des bolcheviks passe au socialisme formel, c’est-à-dire à la position qu’occupaient, la veille encore, les mencheviks. Le même regroupement se produisit dans la question de la guerre. A l’exception de quelques doctrinaires, la bourgeoisie (qui d’ailleurs n’espérait plus guère la victoire militaire) adopta la formule : "Ni annexions, ni contribution". Les mencheviks et les s.-r. zimmerwaldiens, qui avaient critiqué les socialistes fran­çais parce qu’ils défendaient leur patrie républicaine bourgeoise, devinrent des défensistes dès qu’ils se sentirent en république bourgeoise : de la position internationaliste passive, ils pas­sèrent au patriotisme actif. En même temps, la droite bolche­vique glissa à l’internationalisme passif de "pression" sur le Gouvernement Provisoire, en vue d’une paix démocratique “sans annexions, ni contribution". De la sorte, la formule de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie se disloque théoriquement et politiquement à la conférence d’avril et fait apparaître deux points de vue opposés : le point de vue démocratique, masqué par des restrictions socialistes formelles, et le point de vue social-révolutionnaire ou point de vue bolche­vique véritable.

Lénine défendant ses thèses d’avril

Les thèses d’avril de Lénine :

Aucune concession, si minime soit-elle, au « jusqu’auboutisme révolutionnaire » ne saurait être tolérée dans notre attitude envers la guerre qui, du côté de la Russie, même sous le nouveau gouvernement de Lvov et Cie, est demeurée incontestablement une guerre impérialiste de brigandage en raison du caractère capitaliste de ce gouvernement.

Le prolétariat conscient ne peut donner son consentement à une guerre révolutionnaire, qui justifierait réellement le jusqu’auboutisme révolutionnaire, que si les conditions suivantes sont remplies : a) passage du pouvoir au prolétariat et aux éléments pauvres de la paysannerie, proches du prolétariat ; b) renonciation effective, et non verbale, à toute annexion ; c) rupture totale en fait avec les intérêts du Capital.

Etant donné l’indéniable bonne foi des larges couches de la masse des partisans du jusqu’auboutisme révolutionnaire qui n’admettent la guerre que par nécessité et non en vue de conquêtes, et étant donné qu’elles sont trompées par la bourgeoisie, il importe de les éclairer sur leur erreur avec une persévérance, une patience et un soin tout particuliers, de leur expliquer qu’il existe un lien indissoluble entre le Capital et la guerre impérialiste, de leur démontrer qu’il est impossible de terminer la guerre par une paix vraiment démocratique et non imposée par la violence, sans renverser le Capital.

Aucun soutien au Gouvernement provisoire ; démontrer le caractère entièrement mensonger de toutes ses promesses, notamment de celles qui concernent la renonciation aux annexions. Le démasquer, au lieu d’« exiger » - ce qui est inadmissible, car c’est semer des illusions - que ce gouvernement, gouvernement de capitalistes, cesse d’être impérialiste.

ReconnaÎtre que notre Parti est en minorité et ne constitue pour le moment qu’une faible minorité, dans la plupart des Soviets des députés ouvriers, en face du bloc de tous les éléments opportunistes petits-bourgeois tombés sous l’influence de la bourgeoisie et qui étendent cette influence sur le prolétariat. Ces éléments vont des socialistes-populistes et des socialistes-révolutionnaires au Comité d’Organisation (Tchkhéidzé, Tsérétélli, etc.), à Stéklov, etc., etc.

Expliquer aux masses que les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire, et que, par conséquent, notre tâche, tant que ce gouvernement se laisse influencer par la bourgeoisie, ne peut être que d’expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques.

Tant que nous sommes en minorité, nous nous appliquons à critiquer et à expliquer les erreurs commises, tout en affirmant la nécessité du passage de tout le pouvoir aux Soviets des députés ouvriers, afin que les masses s’affranchissent de leurs erreurs par l’expérience.

Non pas une république parlementaire, - y retourner après les Soviets des députés ouvriers serait un pas en arrière, - mais une république des Soviets de députés ouvriers, salariés agricoles et paysans dans le pays tout entier, de la base au sommet.

Suppression de la police, de l’armée et du corps des fonctionnaires.

Le traitement des fonctionnaires, élus et révocables à tout moment, ne doit pas excéder le salaire moyen d’un bon ouvrier.

Dans le programme agraire, reporter le centre de gravité sur les Soviets de députés des salariés agricoles.

Confiscation de toutes les terres des grands propriétaire fonciers.

Nationalisation de toutes les terres dans la pays et leur à la disposition des Soviets locaux de députés des salariés agricoles et des paysans. Formation de Soviets de députés des paysans pauvres. Transformation de tout grand domaine (de 100 à 300 hectares environ., en tenant compte des conditions locales et autres et sur la décision des organismes locaux) en une exploitation modèle placée sous le contrôle des députés des salariés agricoles et fonctionnant pour le compte de la collectivité.

Fusion immédiate de toutes les banques du pays en une banque nationale unique placée sous le contrôle des Soviets des députés ouvriers.

Notre tâche immédiate est non pas d’« introduire » le socialisme, mais uniquement de passer tout de suite au contrôle de la production sociale et de la répartition des produits par les Soviets des députés ouvriers.

Mai

Lénine déclare à la conférence du parti bolchevik de avril-mai :

La situation est telle, dans les Soviets des députés ouvriers et soldats, que ceux-ci remettent le pouvoir au Gouvernement provisoire, les socialistes se contentant, pour leur part, de « commissions de contact ». Ce gouvernement est formé, il est vrai, des meilleurs hommes de confiance de leur classe ; mais c’est tout de même une classe bien déterminée. La petite bourgeoisie a capitulé sans réserve devant eux. Si nous ne dégageons pas la ligne prolétarienne, nous trahirons la cause du prolétariat. La bourgeoisie règne par la tromperie ou par la violence. Aujourd’hui, c’est la flatterie et la tromperie qui règnent et endorment la révolution. Ils font des concessions sur les points secondaires. Ils n’en font aucune sur le point essentiel (la révolution agraire). Qui ne voit pas qu’en dehors des bolchéviks il n’y a en Russie que jusqu’auboutisme révolutionnaire et que celui-ci l’a partout emporté, ne voit pas les faits ; or, ce jusqu’auboutisme révolutionnaire signifie l’abandon de tous les principes socialistes au nom des intérêts rapaces du gros capital, masqués par des phrases sur la « défense de la patrie », la capitulation devant la petite bourgeoisie. ..

Qu’est-ce que le Soviet des députés ouvriers et soldats ? Sa signification de classe, c’est qu’il est un pouvoir direct. Nous n’avons pas, il va sans dire, une liberté politique pleine et entière. Mais il n’existe actuellement nulle part ailleurs une liberté comparable à celle dont jouit la Russie : « A bas la guerre ! » - cela veut dire non pas mettre la crosse en l’air, mais que le pouvoir passe à une autre classe. L’essentiel, dans notre situation présente, est de l’expliquer. Le blanquisme voulait prendre le pouvoir en s’appuyant sur une minorité. Il en va tout autrement en ce qui nous concerne. Nous sommes encore en minorité ; nous avons conscience de la nécessité de conquérir la majorité. A la différence des anarchistes, nous avons besoin de l’Etat pour passer au socialisme. La Commune de Paris nous a donné l’exemple d’un Etat du type des Soviets de députés ouvriers, pouvoir direct exercé par les ouvriers organisés et armés, dictature des ouvriers et des paysans. Le rôle des Soviets, le rôle de cette dictature, est d’user de violence organisée pour combattre la contre-révolution, de défendre les conquêtes de la révolution dans l’intérêt, de la majorité, en s’appuyant sur la majorité. Il ne peut y avoir dualité de pouvoir dans l’Etat. Les Soviets des députés sont un type d’Etat où la police est impossible. Le peuple s’y gouverne lui-même, le retour à la monarchie y est impossible. L’armée et le peuple doivent fusionner, et ce sera la victoire de la liberté ! Chacun doit savoir manier les armes. Pour conserver la liberté, il faut armer le peuple ; tel est le trait essentiel de la Commune. Nous ne sommes pas des anarchistes repoussant tout Etat organisé, c’est-à-dire la contrainte en général et, en particulier, celle exercée par l’Etat des ouvriers organisés et armés, l’organisation de l’Etat s’effectuant par l’entremise de leurs Soviets. La vie a fait que la dictature du prolétariat et des paysans s’entrelace avec celle de la bourgeoisie. L’étape suivante sera celle de la dictature du prolétariat, mais ce dernier n’est pas encore suffisamment organisé et éclairé ; il faut l’éclairer. Des Soviets de députés ouvriers et autres dans tout le pays : voilà ce que la vie exige. Il n’est pas d’autre solution. C’est cela, la Commune de Paris ! Le Soviet des députés ouvriers n’est pas une organisation corporative, comme le voudrait la bourgeoisie. Le peuple considère les choses autrement, et de façon plus juste : ce qu’il y voit, c’est le pouvoir. Il voit que la seule issue à la guerre, c’est la victoire des Soviets de députés ouvriers. Ils sont en effet le type d’Etat qui permet de s’acheminer vers le socialisme. Quand un groupe s’empare du pouvoir, c’est encore peu de chose. La révolution russe s’est élevée plus haut : il ne saurait y avoir d’autre pouvoir que celui du Soviet, et c’est bien ce que craint la bourgeoisie. Tant que les Soviets ne se seront pas emparés du pouvoir, nous ne le prendrons pas. Quant aux Soviets, c’est la vie elle-même qui doit les pousser au pouvoir. Sans quoi nous ne sortirons pas de cette guerre que les capitalistes font en trompant le peuple. Tous les pays sont au bord de l’abîme ; il importe de bien s’en rendre compte ; pas d’issue en dehors de la révolution socialiste. Le gouvernement doit être renversé ; mais c’est une vérité qui n’est pas encore très bien comprise de tout le monde. Le pouvoir du Gouvernement provisoire s’appuyant sur le Soviet des députés ouvriers, on ne saurait le renverser « tout simplement ». On peut et on doit le renverser en acquérant la majorité dans les Soviets. Aller de l’avant, vers le pouvoir total des Soviets des députés ouvriers et soldats, ou faire marche arrière, vers la guerre impérialiste : il n’est pas d’autre voie. Kautsky niait la possibilité d’une révolution pendant la guerre. La vie lui a déjà donné un démenti...

Au sujet du vieux bolchévisme. Kalinine l’a défendu. Mais il a fini lui-même par conclure que notre tactique actuelle est juste. L’autre opinion s’est surtout révélée comme une déviation vers la tactique de la petite bourgeoisie.

« Mener la révolution jusqu’au bout », l’expression est sempiternelle. Mais quelle révolution ? La situation objective en 1905 était la suivante : le prolétariat et les paysans étaient les seuls éléments révolutionnaires, les cadets étant pour la monarchie. Aujourd’hui, le jusqu’auboutisme marque le ralliement des paysans à la tactique petite-bourgeoise. Dans ces conditions, parler de mener la révolution jusqu’aubout n’a plus de sens. La révolution a soudé ensemble la petite bourgeoisie et d’autres éléments révolutionnaires en un bloc jusqu’auboutiste.

L’avenir de la dictature du prolétariat et de la paysannerie ? La paysannerie petite-bourgeoise, qui a fait sien le point de vue jusqu’auboutiste, peut se prononcer pour la monarchie.

De la ligne bolchévique une ligne nouvelle se dégage. La petite et la grande bourgeoisie se sont unies. Notre point de départ, c’est la différence des intérêts de classe. Les paysans qui sont aussi ouvriers agricoles doivent être contre la guerre impérialiste. Les paysans propriétaires sont jusqu’auboutistes.

Le jusqu’auboutisme a montré que la petite bourgeoisie s’est éloignée de la classe ouvrière et a rallié la grande bourgeoisie. Le paysan pauvre, qui vit en partie de son travail à la ville, n’a nul besoin de la guerre. C’est une classe qui doit être l’ennemie de la guerre.

Le vieux bolchevisme doit être abandonné. Il est indispensable d’établir une démarcation entre la ligne de la petite bourgeoisie et celle du prolétariat salarié. Les phrases sur le peuple révolutionnaire siéent à un Kérenski mais non au prolétariat révolutionnaire. Le mérite n’est pas grand d’être révolutionnaire, ou du moins démocrate, maintenant que Nicolas a été débarqué. La démocratie révolutionnaire ne vaut pas grand-chose ; ce n’est qu’une phrase qui dissimule, au lieu de le mettre à nu, l’antagonisme des intérêts de classe. Le bolchévik doit ouvrir les yeux des ouvriers et des paysans sur l’existence de ces antagonismes et non les estomper. Puisque la guerre impérialiste accable économiquement le prolétariat et les paysans, ces classes doivent se dresser contre la guerre.

Créer un réseau de Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, telle est la tâche du jour. Toute la Russie se couvre déjà d’un réseau d’organes d’autonomie administrative locale. La « commune » peut elle aussi revêtir la forme d’organes d’autonomie administrative. La suppression de la police et de l’armée permanente, l’armement général du peuple, tout cela peut être réalisé par l’intermédiaire de ces organes. Si j’ai pris le Soviet des députés ouvriers, c’est tout simplement parce qu’il existe déjà.

Meeting de Léon Trotsky

Juin

Le 4 juin [Ici et plus loin, les dates sont celles de l’ancien calendrier russe. Le 1er congrès des soviets s’ouvrit le 3/16 juin et c’est le lendemain, 4/17 juin, que se produisit l’événement en question. —N.d.T.], la fraction bolchevique lut au congrès des soviets une déclaration déposée par moi, concernant l’offensive que préparait Kérensky sur le front. Nous signalions que cette offensive était une aventure qui menaçait l’existence même de l’armée. Mais le gouvernement provisoire s’enivrait d’éloquence oiseuse. Les ministres considéraient la masse des soldats, ébranlée jusqu’au plus profond par la révolution, comme une glaise dont on peut faire tout ce qu’on veut. Kérensky parcourait le front, conjurait, menaçait, s’agenouillait, baisait la terre et, en un mot, se livrait à toutes les pitreries, sans donner la moindre réponse à toutes les questions qui tourmentaient les soldats. Se dupant lui-même par de faciles effets, fort de l’appui du congrès des soviets, il donna l’ordre de l’offensive. Lorsque le désastre prédit par les bolcheviks éclata, ce fut ces derniers que l’on accusa. On les traqua avec une recrudescence d’acharnement. La réaction, sous le couvert du parti cadet, poussait de toutes parts et réclamait nos têtes.

La confiance des masses en le gouvernement provisoire était irrémédiablement compromise. Dans cette deuxième étape de la révolution, Pétrograd se montra encore, et de très loin, l’avant-garde. Au cours des Journées de juillet, ce poste avancé eut une escarmouche avec le gouvernement de Kérensky. Ce n’était pas encore l’insurrection, ce n’était qu’une reconnaissance poussée à fond. Mais, dès ce conflit ouvert, on put voir que Kérensky ne disposait d’aucune armée « démocratique », que les forces qui le soutenaient contre nous étaient celles de la contre-révolution.

Le 18 juin

Premier congrès panrusse des soviets, du 3 au 24 juin à Pétrograd

La révolte de juin-juillet contre la guerre et le gouvernement

J’étais en séance, au Palais de Tauride, le 3 juillet, lorsque j’appris la manifestation du régiment de mitrailleurs et l’appel lancé par lui aux autres troupes et aux usines. Cette nouvelle était pour moi inattendue. La démonstration était spontanée, elle venait de la base, sur une initiative anonyme. Le lendemain, elle prit plus d’ampleur, et notre parti en était déjà. Le Palais de Tauride fut envahi par le peuple. Il n’y avait qu’un mot d’ordre : « Le pouvoir aux soviets ! » Devant le palais, un petit groupe d’individus suspects qui se tenait à l’écart de la foule arrêta le ministre de l’Agriculture, Tchernov, et l’obligea à monter dans une automobile. La multitude resta indifférente au sort du ministre, et, en tout cas, les sympathies n’allaient pas à lui. La nouvelle de l’arrestation de Tchernov et du triste sort qui le menaçait parvint à l’intérieur du palais. Les populistes décidèrent d’employer les autos-blindées à mitrailleuses pour sauver leur leader. La décroissance de leur popularité les rendait nerveux : ils voulurent montrer qu’ils avaient de la poigne. Je résolus de prendre place dans l’automobile où était Tchernov, de tenter de le sortir ainsi de la foule, pour lui rendre ensuite la liberté. Mais le bolchevik Raskolnikov, lieutenant de la flotte baltique, qui avait amené les matelots de Cronstadt à la manifestation, réclama avec une extrême émotion la mise en liberté immédiate du ministre, ne voulant pas que l’on prétendit ensuite que les marins l’avaient arrêté. Je pris le parti d’essayer d’aider Raskolnikov.

Pour la suite, je lui cède la parole :

« Il serait difficile de dire combien de temps aurait duré le tumulte, note l’expansif lieutenant dans ses Mémoires, si le camarade Trotsky n’était pas venu à la rescousse. D’un bond, il fut sur le capot de la voiture et, d’un large geste énergique d’homme qui en a assez d’attendre, réclama du calme. En une seconde, tout s’apaisa, un silence de mort régna. D’une forte voix, distincte, métallique... Lev Davidovitch prononça une courte harangue » [qui se termina ainsi : « Que celui qui veut faire violence à Tchernov lève la main ! »] « Personne, continue Raskolnikov, n’osa même ouvrir la bouche, personne ne prononça un mot d’objection. — Citoyen Tchernov, vous êtes libre ! proféra solennellement Trotsky, se tournant de toute sa stature vers le ministre, et l’invitant par le geste à descendre de l’automobile. Tchernov n’était ni mort ni vif. Je l’aidai à descendre, et, le visage défait, ravagé, d’un pas vacillant, irrésolu, il gravit les degrés et disparut dans le vestibule du palais. Satisfait de sa victoire, Lev Davidovitch s’éloigna avec lui. »

Si l’on met de côté l’excès de coloris pathétique, la scène est rendue avec exactitude. Ce qui n’empêcha pas la presse hostile d’affirmer que j’avais arrêté Tchernov pour le faire lyncher. Tchernov lui-même garda un silence embarrassé : il est gênant, en effet, pour un ministre « populaire » d’avouer qu’il a sauvé sa tête non par sa popularité, mais grâce à l’intervention d’un bolchevik.

L’une après l’autre, des députations venaient, au nom des manifestants, réclamer du comité exécutif qu’il prît le pouvoir. Tchkhéidzé, Tsérételli, Dan, Gotz occupaient les sièges du bureau comme des dieux-termes. Ils ne répondaient pas aux députations, regardaient vaguement devant eux ou bien échangeaient entre eux des coups d’oeil inquiets et mystérieux. Les bolcheviks prenaient la parole, soutenant les délégations d’ouvriers et de soldats. Les membres du bureau se taisaient. Ils attendaient. Qu’attendaient-ils ?... Des heures passèrent ainsi. La nuit était fort avancée lorsque les voûtes du palais retentirent des sonneries de victoire de clairons. Le bureau ressuscita, comme galvanisé par un courant électrique. Quelqu’un vint annoncer solennellement que le régiment volhynien était arrivé du front pour se mettre à la disposition du comité exécutif. Il se trouvait ainsi que, dans toute la formidable garnison de Pétrograd, la « démocratie » n’avait pas trouvé un seul corps de troupe sur lequel elle pût compter. Elle avait dû attendre que la force armée lui vînt du front. Toute la situation changea aussitôt. Les délégations furent expulsées, on refusa la parole aux bolcheviks. Les leaders de la démocratie décidèrent de se venger sur nous de la terreur que leur avaient inspirée les masses. De la tribune du comité exécutif partirent des discours sur l’émeute de gens armés que venaient d’écraser les troupes fidèles à la révolution. Il fut déclaré que les bolcheviks constituaient un parti contre-révolutionnaire. Tout cela grâce à l’arrivée d’un unique régiment, celui des Volhyniens. Or, trois mois et demi plus tard, ce même régiment contribuait à renverser le gouvernement de Kérensky.

Le 5, dans la matinée, j’eus une rencontre avec Lénine. L’offensive des masses était déjà réprimée.
— Maintenant, me dit Lénine, ils vont nous fusiller tous. C’est le bon moment pour eux.

Mais Lénine surestimait, en la personne de l’ennemi, son esprit de décision et sa capacité d’action, sinon sa haine. Nos adversaires ne nous fusillèrent pas, bien qu’ils y fussent tout disposés. Dans les rues, on frappait et on tuait des bolcheviks. Des junkers vinrent saccager le palais Kszesinska et l’imprimerie de la Pravda. Toute la rue, devant cet établissement, fut jonchée de manuscrits. Entre autres choses fut ainsi perdu mon pamphlet : A des Calomniateurs. L’exploration en profondeur de juillet était ramenée à une bataille unilatérale. L’adversaire vainquit sans peine car nous n’étions pas entrés en lutte. Le parti le paya chèrement. Lénine et Zinoviev durent se cacher. Il y eut d’innombrables arrestations, accompagnées de passages à tabac. Les Cosaques et les junkers volaient leur argent à ceux qu’ils arrêtaient, sous prétexte que c’était de l’argent « allemand ». Bien des compagnons de route et amis à demi déclarés nous tournèrent le dos. Au Palais de Tauride, nous fûmes déclarés contre-révolutionnaires et mis, en fait, hors la loi.

Dans les sphères supérieures du parti, la situation n’était pas fameuse. Lénine avait disparu. Le groupe de Kaménev releva la tête. Nombreux, et, parmi eux, Staline, furent ceux qui se tinrent cois, à l’écart des événements, attendant de pouvoir manifester leur sagesse en meilleure occasion. La fraction bolchevique du comité exécutif central se sentait orpheline au Palais de Tauride. Elle m’envoya une délégation pour me demander si je ne ferais pas un rapport sur la nouvelle situation, bien que je ne fusse pas encore membre du parti : l’acte qui devait formellement consacrer notre union avait été différé jusqu’au congrès du parti qui devait avoir lieu bientôt. Bien entendu, j’acceptai très volontiers de prendre la parole. L’entretien que j’eus avec la fraction bolchevique établit de ces liens moraux qui ne se forment que sous les coups les plus durs de l’ennemi. Je déclarai qu’après cette crise, nous pouvions nous attendre à un rapide redressement ; que les masses s’attacheraient doublement à nous quand elles auraient vérifié par les faits notre fidélité ; qu’il fallait, en ces journées, observer de près chaque révolutionnaire, car c’est en de tels moments que les gens sont pesés sur une balance qui ne trompe pas. Et je me rappelle encore, avec joie, l’accueil chaleureux et reconnaissant que me fit la fraction.

 Lénine n’est pas là, disait Mouralov, mais, parmi les autres, Trotsky est le seul qui n’ait pas perdu la tête.

Si j’écrivais ces Mémoires en d’autres conditions —il est d’ailleurs douteux que j’eusse pu les écrire en d’autres circonstances— je me sentirais gêné à relater bien des choses que je rapporte dans ces pages. Mais je ne puis me distraire de cette vaste falsification du passé, bien organisée, qui est un des principaux soucis des épigones. Mes amis sont emprisonnés ou déportés. Je suis forcé de dire de moi ce qu’en d’autres circonstances je n’aurais jamais dit. Il ne s’agit pas seulement pour moi de vérité historique ; il s’agit d’une lutte politique qui continue.

Les soldats étaient en général plus impatients que les ouvriers ; d’abord parce qu’ils étaient sous la menace directe d’un envoi au front, ensuite parce qu’ils avaient beaucoup plus de mal à s’assimiler les motifs de la stratégie politique. En outre, chacun d’eux avait le fusil à la main, et, après février, le soldat était enclin à surestimer le pouvoir spécifique de cette arme. Un vieil ouvrier bolchevik, Lizdine, racontait plus tard comment des soldats du 180° de réserve lui avaient parlé : " Alors, quoi ? Ils s’endorment, les nôtres, là-bas dans le palais de Kczesinska ? Allons chasser Kerensky !… "

Dans les réunions de régiments, des motions étaient constamment votées sur la nécessité d’agir enfin contre le gouvernement. Des délégations de certaines usines se présentaient dans les casernes demandant aux soldats s’ils sortiraient dans la rue. Les mitrailleurs envoient leurs représentants à d’autres unités de la garnison, les invitant à s’insurger contre la prolongation de la guerre. Certains délégués, plus impatients, ajoutent : le régiment Pavlovsky, le régiment moscovite et quarante mille ouvriers de Poutilov marcheront " demain ". Les remontrances officielles du comité exécutif n’ont pas d’effet. De plus en plus se précise le danger de voir Petrograd, non soutenu par le front et la province être défait en détail.

Le 21 juin, Lénine, dans la Pravda, invitait les ouvriers et les soldats de Petrograd à attendre le jour où les événements amèneraient à la cause de la capitale les grosses réserves. " Nous comprenons l’amertume, nous comprenons l’effervescence des ouvriers de Piter. Mais nous leur disons : camarades, une action directe ne serait pas rationnelle pour le moment. " Le lendemain, une conférence privée de bolcheviks dirigeants, qui se tenaient apparemment " plus à gauche " que Lénine, en vint à conclure que, malgré l’état d’esprit des soldats et des masses ouvrières, il ne fallait pas encore accepter la bataille : " Mieux vaut attendre que les partis gouvernants se soient définitivement couverts de honte par un début d’offensive. Nous aurons alors partie gagnée. " C’est ce que rapporte Latzis, organisateur de district, un des plus impatients en ces jours-là. Le comité est de plus en plus souvent forcé d’envoyer des agitateurs aux casernes et aux entreprises pour les garder d’une action prématurée.

La marine russe insurgée se transforme en flotte révolutionnaire

Juillet

Meeting de juillet dans l’usine Poutilov

En juillet, la colère est montée d’un cran contre le gouvernement qui ne répond à aucune des aspirations populaires à commencer par la paix.

Dans les rues qui joignent le palais de Tauride, avec des drapeaux, des chants, de la musique, convergent des colonnes d’ouvriers, d’ouvrières, de soldats. Et survient l’artillerie légère dont le commandant suscite l’enthousiasme en annonçant que toutes les batteries de leur division font cause commune avec les ouvriers. La grand-rue et le square devant le palais de Tauride sont remplis de monde. Tous essaient de se serrer autour de la tribune, devant l’entrée principale du palais. Aux manifestants se présente Tchkheidze, de l’air morose d’un homme que l’on vient de distraire inutilement de ses occupations. Le populaire président du soviet est accueilli par un silence malveillant. La voix fatiguée et enrouée de Tchkheidze répète des lieux communs, de vieilles rengaines. Voïtinsky, qui vient à son aide, n’est pas mieux reçu. " Par contre Trotsky - d’après Milioukov - ayant déclaré que le moment était venu pour que le pouvoir passât aux soviets, fut accueilli par de bruyants applaudissements... " Cette phrase est, à dessein, équivoque. Aucun des bolcheviks n’avait dit que le " moment était venu ". Un serrurier de la petite usine Duflon, du quartier dit de Petrograd, a raconté ce qui s’était passé au meeting sous les murs du palais de Tauride : " Je me rappelle le discours de Trotsky qui disait que le temps n’était pas encore venu de prendre le pouvoir. " Le serrurier reproduit le sens du discours plus exactement que le professeur d’histoire. Des lèvres des orateurs bolcheviks, les manifestants apprenaient la victoire tout récemment obtenue dans la section ouvrière, et ce fait leur donnait une satisfaction presque palpable, comme une introduction dans l’époque du pouvoir soviétique.

Manifestation du 4 juillet réprimée dans le sang par le gouvernement

Suite aux manifestations de juillet, le gouvernement Lvov démissionne et Kérenski prend la tête du gouvernement. Et c’est un gouvernement de la contre-offensive contre la révolution.

L’affaissement de la révolution se traduisit avant tout dans un extrême affaiblissement de la résistance des masses aux adversaires. Tandis que les troupes introduites à Pétrograd procédaient officiellement à des actes punitifs, en désarmant les soldats et les ouvriers, des bandes à demi volontaires, sous leur couverture, commettaient impunément des attentats sur les organisations ouvrières. Après la destruction de la rédaction de la Pravda et de l’imprimerie des bolcheviks, on saccage les locaux du syndicat des métallurgistes. Par la suite, les coups sont dirigés sur les soviets de quartier. Les conciliateurs ne sont pas épargnés : le 10, une attaque eut lieu contre un des sièges du parti à la tête duquel se trouvait le ministre de l’Intérieur Tsérételli. Dan eut besoin d’une bonne dose d’abnégation pour écrire au sujet de l’arrivée des troupes : " Au lieu de voir périr la révolution, nous sommes maintenant témoins de son nouveau triomphe. " Ce triomphe allait si loin que, d’après le menchevik Prouchitsky, les passants, dans les rues, s’ils avaient l’air d’ouvriers et étaient soupçonnés de bolchevisme, se trouvaient en danger de subir de cruels sévices. Quel irrécusable symptôme d’un brusque changement de toute la situation !

Lénine déguisé se cache en Finlande, les leaders bolcheviks sont dénoncés comme traitres à la patrie, pourchassés et arrêtés par toutes les forces bourgeoises et policières

L’accusation lancée contre les bolcheviks d’être au service de l’Allemagne ne pouvait point ne pas produire une impression même sur les ouvriers de Pétrograd, du moins sur une partie considérable d’entre eux. Celui qui hésitait se retira. Celui qui était prêt à adhérer fut pris d’hésitation. Même parmi ceux qui avaient déjà adhéré, un bon nombre reculèrent. A la manifestation de juillet, outre les bolcheviks, participèrent largement des ouvriers appartenant aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks. Sous le coup reçu, ils furent les premiers à sauter en arrière sous le couvert des drapeaux de leurs partis : il leur semblait maintenant qu’ayant enfreint la discipline, ils avaient véritablement commis une faute. Une large couche d’ouvriers sans parti, suiveurs du parti, s’éloigna également de lui sous l’influence de la calomnie officiellement répandue et juridiquement présentée.

Dans cette atmosphère politique modifiée, les coups de la répression étaient d’un effet beaucoup plus fort. Olga Ravitch, une des anciennes et actives militantes du parti, membre du Comité de Pétrograd, disait plus tard dans son rapport : " Les Journées de Juillet causèrent dans l’organisation un tel désarroi que, durant les trois premières semaines, il ne pouvait même être question d’une activité quelconque. " Ravitch a ici en vue principalement l’activité ouverte du parti. Pendant longtemps, il fut impossible de ménager la parution du journal du parti : on ne trouvait point d’imprimerie qui consentît à servir les bolcheviks. Et la résistance ne venait pas toujours des patrons : il y eut une imprimerie où les ouvriers menacèrent d’arrêter le travail dans le cas où l’on imprimerait un journal bolchevik, et le patron résilia l’affaire déjà conclue. Pendant un certain temps, Pétrograd fut pourvue par le journal de Cronstadt....

Plus particulièrement accablante fut la crise de juillet pour la garnison de Pétrograd. Les soldats, au sens politique, étaient de loin en retard sur les ouvriers. La section des soldats, au Soviet, demeurait l’appui des conciliateurs alors que, déjà, la section ouvrière suivait les bolcheviks. A cela ne contredisait nullement le fait que les soldats se montraient particulièrement disposés à brandir leurs armes. Dans la manifestation, ils jouèrent un rôle plus agressif que les ouvriers, mais, sous les coups, refluèrent bien loin en arrière. Le flot d’hostilité contre les bolcheviks jaillit très haut dans la garnison de Pétrograd, " Après la défaite — raconte l’ancien soldat Mitrévitch — je ne me montre pas dans ma compagnie, autrement on pourrait s’y faire tuer, tant que la bourrasque n’est pas passée. " C’est justement dans les régiments les plus révolutionnaires, qui avaient marché aux premiers rangs pendant les Journées de Juillet et qui avaient par conséquent essuyé les coups les plus durs, que l’influence du parti tomba à tel point qu’il fut impossible d’y reconstituer l’organisation, même trois mois plus tard : sous la trop violente secousse, ces effectifs furent comme moralement réduits en miettes. L’organisation militaire dut fortement se replier sur elle-même. " Après la défaite de juillet — écrit l’ancien soldat Minitchev — on considérait l’organisation pas très amicalement, non seulement chez les camarades du sommet de notre parti, mais même dans certains comités de quartier. "

Août

Le balancier du cours des événements ne peut s’arrêter là et il continue vers la droite, vers la contre-révolution violente, vers l’écrasement dans le sang des soviets... ou leur prise du pouvoir...

Dès le début du mois d’août, Kornilov ordonna de transférer la division " sauvage " et le 3e corps de cavalerie du front Sud-Ouest au rayon compris dans le triangle ferroviaire : Nevel-Novosokolniki-Vélikié Louki présentant une base commode pour une marche sur Pétrograd, sous l’aspect d’une réserve pour la défense de Riga. Alors même, le généralissime décidait qu’une division de Cosaques serait concentrée dans le rayon situé entre Vyborg et Biéloostrov : au point dressé sur la tête même de la capitale — de Biéloostrov à Pétrograd, il n’y a que trente kilomètres ! — l’on donnait l’apparence d’une réserve pour d’éventuelles opérations en Finlande. Ainsi, même avant la Conférence de Moscou, l’on avait mis en branle pour frapper un coup sur Pétrograd les quatre divisions de cavalerie considérées comme les plus utilisables contre les bolcheviks. Pour ce qui est de la division caucasienne, on en parlait, dans l’entourage de Kornilov, très simplement : " Les montagnards, peu leur importe qui massacrer. " Le plan stratégique était simple. Trois divisions venant du sud devaient être transportées par chemin de fer jusqu’à Tsarskoïé-Sélo, Gatchina et Krasnoïé-Sélo, d’où, " sitôt informées de désordres commencés à Pétrograd et pas plus tard que le matin du 1er septembre ", elles seraient avancées en ordre de bataille pour l’occupation de la partie sud de la capitale, sur la rive gauche de la Néva. La division cantonnée en Finlande devait, en même temps, occuper la partie nord de Pétrograd.

Par l’intermédiaire de l’Union des officiers, Kornilov entra en liaison avec les sociétés patriotiques de la capitale qui disposaient, d’après leurs propres termes, de deux mille hommes parfaitement armés ; mais, ayant besoin d’officiers expérimentés pour l’instruction, Kornilov promit de donner des chefs prélevés sur le front sous prétexte de congés. Pour contrôler l’état d’esprit des ouvriers et des soldats de Pétrograd et l’activité des révolutionnaires, un contre-espionnage secret fut institué, à la tête duquel fut placé le colonel de la division " sauvage " Heimann. L’affaire était menée dans les cadres des règlements militaires, le complot disposait de l’appareil du Grand Quartier Général.

La Conférence de Moscou n’avait que fortifié Kornilov dans ses plans. A vrai dire, Milioukov, d’après son propre récit, recommandait de différer, car Kérensky, disait-il, avait encore en province une popularité. Mais un conseil de ce genre ne pouvait avoir d’influence sur le général déchaîné : il s’agissait en fin de compte non de Kérensky, mais des Soviets ; au surplus, Milioukov n’était pas un homme d’action : un civil, et pis encore, un professeur. Les banquiers, les industriels, les généraux cosaques se faisaient pressants, les métropolites bénissaient. L’officier d’ordonnance Zavoïko se portait garant du succès. De toutes parts venaient des télégrammes de félicitations.

Moscou le 12 août : Kornilov au dessus et Kérensky en dessous

Diffusion de tracts bolcheviks

Pour les bolcheviks qui inspiraient les quartiers, le soulèvement de Kornilov n’était pas le moins du monde inattendu. Ils avaient prévu, prévenu, et s’étaient trouvés les premiers à leur poste. Dès la séance unifiée des Comités exécutifs du 27 août, Sokolnikov avait communiqué que le parti bolchevik avait pris toutes les mesures qui dépendaient de lui pour avertir le peuple du danger et pour préparer la défense ; les bolcheviks se déclaraient disposés à combiner leur action combative avec celle des organes du Comité exécutif. Dans une séance de nuit de l’organisation militaire des bolcheviks, à laquelle participèrent des délégués de nombreux contingents de troupes, il fut décidé d’exiger l’arrestation de tous les conspirateurs, d’armer les ouvriers, de leur donner des moniteurs choisis parmi les soldats, d’assurer la défense de la capitale avec les éléments de la base et, en même temps, de se préparer à la création d’un pouvoir révolutionnaire d’ouvriers et de soldats. L’Organisation militaire convoqua des meetings dans toute la garnison. Les soldats étaient invités à se tenir en garde, fusil à la main, en état de sortir au premier signal d’alarme.

" Bien que les bolcheviks fussent en minorité – écrit Soukhanov – il est absolument clair que dans le Comité militaire révolutionnaire l’hégémonie leur appartenait. " Il en donne la raison : " Si le Comité voulait agir sérieusement, il devait agir révolutionnairement " et, pour des actes révolutionnaires, " seuls les bolcheviks avaient des moyens réels ", car les masses les suivaient. La tension de la lutte en tous lieux et partout poussait en avant les éléments les plus actifs et les plus hardis. Cette sélection automatique haussait inévitablement les bolcheviks, consolidait leur influence, concentrait entre leurs mains l’initiative, leur transmettait en fait la direction, même dans celles des organisations où ils se trouvaient en minorité. Plus on se rapproche du quartier, de l’usine, de la caserne, plus incontestable et complète est la domination des bolcheviks. Toutes les cellules du parti sont mises sur pied. Dans les groupes corporatifs des grandes usines, des permanences de bolcheviks sont organisées. Au Comité de quartier du parti se tiennent aussi des représentants des petites entreprises. La liaison s’allonge, venant d’en bas, de l’atelier, par les quartiers, jusqu’au Comité central du parti.

Sous la pression immédiate des bolcheviks et des organisations qu’ils dirigeaient, le Comité de défense reconnut souhaitable d’armer des groupes d’ouvriers pour la protection de leurs quartiers, des fabriques, des usines. Les masses n’attendaient que cette sanction. Dans les quartiers, d’après la presse ouvrière, se formèrent aussitôt " des files impressionnantes d’hommes désireux de faire partie de la Garde rouge ". Des cours s’ouvrirent pour le maniement du fusil et le tir. En qualité de moniteurs, on fit venir des soldats expérimentés. Dès le 29, des compagnies (droujiny) se formèrent dans presque tous les quartiers. La Garde rouge se déclara prête à faire avancer immédiatement un effectif comptant quarante mille fusils. Ceux des ouvriers qui n’avaient pas d’armes formèrent des droujiny pour creuser des tranchées, bâtir des blindages, tendre des fils de fer barbelés. Le nouveau général-gouverneur Paltchinsky, qui avait remplacé Savinkov – Kérensky n’avait pas réussi à garder son complice plus de trois jours – ne put se dispenser de reconnaître, dans un communiqué spécial, que, dès qu’il fut besoin de procéder à des travaux de sape pour la défense de la capitale, " des milliers d’ouvriers... donnant de leur personne sans réclamer de rétribution, exécutèrent en quelques heures un immense travail qui, sans leur aide, aurait exigé plusieurs journées ". Cela n’empêcha pas Paltchinsky, à l’exemple de Savinkov, d’interdire le journal bolchevik, le seul que les ouvriers estimassent le leur.

L’entreprise géante de Poutilov devient le centre de la résistance dans le district de Peterhof. On crée en hâte des droujiny de combat. Le travail dans l’usine marche et jour et nuit : on s’occupe du montage de nouveaux canons pour former des divisions prolétariennes d’artillerie. L’ouvrier Minitchev raconte : " On travailla, ces jours-là, à raison de seize heures par jour... On monta environ cent canons. "

Le Vikjel (Comité exécutif panrusse des cheminots), récemment créé, dut immédiatement recevoir le baptême du feu. Les cheminots avaient des motifs particuliers de redouter la victoire de Kornilov, qui avait inscrit dans son programme l’état de siège sur les voies ferrées. La base, encore ici, devançait de loin ses dirigeants. Les cheminots démontaient et obstruaient les voies pour arrêter les troupes de Kornilov : l’expérience de la guerre servait à quelque chose. Ils prirent aussi des mesures pour isoler le foyer du complot, Mohilev, en arrêtant la circulation tant dans le sens du Grand Quartier Général que dans l’autre sens. Les employés des postes et télégraphes se mirent à intercepter et à expédier au Comité les télégrammes et les ordres du Grand Quartier Général, ou bien des copies. Les généraux s’étaient accoutumés pendant les années de guerre à croire que les transports et les services de liaison étaient des questions de technique. Ils devaient maintenant constater que c’étaient des questions de politique.

Les syndicats, moins que tous enclins à la neutralité politique, n’attendaient pas des invitations spéciales pour occuper des positions de combat. Le syndicat des ouvriers de la voie ferrée armait ses membres, les expédiait sur la ligne pour la surveillance et la destruction de la voie, pour la garde des ponts, etc. ; par leur ardeur et leur résolution, les ouvriers poussaient en avant le Vikjel, plus bureaucratique et modéré. Le syndicat des métallurgistes mit à la disposition du Comité de défense de très nombreux employés et versa une forte somme pour couvrir ses dépenses. Le syndicat des chauffeurs mit à la disposition du Comité des moyens de transport, ses ressources techniques. Le syndicat des typos, en quelques heures, organisa la parution des journaux pour le lundi, afin de tenir la population au courant des événements et réalisa, en même temps, le plus efficace de tous les contrôles possibles sur la presse. Le général rebelle avait frappé du pied sur le sol, des légions étaient sorties de terre ; seulement c’étaient des légions ennemies.

Autour de Pétrograd, dans les garnisons voisines, dans les grandes gares, dans la flotte, le travail se poursuivait jour et nuit : on vérifiait les contingents que l’on formait, les ouvriers s’armaient, des détachements étaient envoyés pour monter la garde le long de la voie ferrée, la liaison s’établissait aussi bien avec les points environnants qu’avec Smolny. Le Comité de défense n’eut pas tant à exhorter et à lancer des appels qu’à enregistrer et à diriger. Ses plans se trouvaient toujours dépassés. La résistance à la mutinerie du général se transformait en un coup de filet populaire contre les conspirateurs.

A Helsingfors, l’assemblée générale de toutes les organisations soviétiques créa un Comité révolutionnaire qui délégua à la maison du général-gouverneur, à la Kommandantur, au contre-espionnage, et à d’autres très importantes institutions ses commissaires. Dès lors, sans la signature de ces derniers, pas un ordre n’est valable. Les télégraphes et les téléphones sont pris sous contrôle. Les représentants officiels du régiment de Cosaques cantonné à Helsingfors, principalement les officiers, tentent de proclamer la neutralité : ce sont des korniloviens camouflés. Le lendemain, au Comité, se présentent des Cosaques du rang, ils déclarent que tout le régiment est contre Kornilov. Des représentants des Cosaques sont pour la première fois introduits dans le Soviet. Dans ce cas comme dans bien d’autres, un aigu conflit de classes rejette les officiers à droite et les hommes du rang à gauche.

L’ordre du mobilisation du Soviet pour s’opposer à la contre-révolution du général Kornilov

Garde rouge de l’usine électrique de Pétrograd mobilisée contre Kornilov

Le Soviet de Cronstadt, ayant eu le temps de se remettre des blessures de juillet, fit savoir par dépêche que " la garnison de Cronstadt était prête, comme un seul homme, à prendre la défense de la révolution au premier appel du Comité exécutif ". Les hommes de Cronstadt ne savaient pas encore, en ces jours-là, à quel point la défense de la révolution les protégeait eux-mêmes contre les mesures d’extermination : ils ne pouvaient que le deviner.

En effet, bientôt après les Journées de Juillet, au sein du gouvernement provisoire, il avait été décidé de démanteler la forteresse de Cronstadt, en tant que nid de bolcheviks. Cette mesure, d’après un accord avec Kornilov, était expliquée officiellement par des " motifs stratégiques ". Sentant que les choses tournaient mal, les matelots opposèrent une résistance. " La légende d’une trahison au Grand Quartier Général – écrivait Kérensky après avoir lui-même accusé Kornilov de trahison – s’était tellement enracinée à Cronstadt que toute tentative pour enlever les pièces d’artillerie provoquait là-bas une véritable fureur de la foule. " C’était le gouvernement qui avait chargé Kornilov de rechercher les moyens de liquider Cronstadt. Le général avait trouvé ce moyen : aussitôt après l’écrasement de la capitale, Krymov devait faire marcher une brigade avec de l’artillerie sur Oranienbaum, et sous la menace des batteries côtières, exiger de la garnison de Cronstadt le désarmement de la forteresse et la rentrée des équipages sur le continent, où les matelots auraient subi en masse la répression. Mais, au moment même où Krymov entreprenait d’exécuter le projet du gouvernement, celui-ci se trouva forcé de demander aux hommes de Cronstadt protection contre Krymov.

Le Comité exécutif, par téléphonogramme à Cronstadt et à Vyborg, demanda l’envoi à Pétrograd d’importants effectifs de troupes. Dès le matin du 29, les contingents commencèrent à arriver. C’étaient, principalement, des détachements bolcheviks : pour que l’appel du Comité exécutif eût de l’efficacité, il avait fallu confirmation du Comité central des bolcheviks. Un peu auparavant, vers le milieu de la journée du 28, sur un ordre de Kérensky, qui ressemblait beaucoup à une obséquieuse prière, la garde du palais d’Hiver avait été prise par les matelots du croiseur Aurore, dont une partie de l’équipage était pourtant encore incarcérée à la prison de Kresty pour avoir participé à la manifestation de juillet. Pendant leurs heures de liberté, les matelots venaient à la prison visiter les hommes de Cronstadt détenus, ainsi que Trotsky, Raskolnikov et autres. " N’est-il pas temps d’arrêter le gouvernement ? " demandaient les visiteurs. " Non, pas encore ", entendent-ils en réponse : " Mettez le fusil à l’épaule de Kérensky, tirez sur Kornilov. Ensuite, on réglera les comptes avec Kérensky. " En juin et juillet, ces matelots n’étaient guère disposés à prêter attention aux arguments de la stratégie révolutionnaire. En ces deux mois non tout à fait révolus, ils avaient beaucoup appris. S’ils posent la question de l’arrestation du gouvernement, c’est plutôt par autocritique et pour en avoir la conscience nette. Eux-mêmes saisissent l’inéluctable continuité des événements. Dans la première quinzaine de juillet : battus, condamnés, calomniés ; à la fin d’août, la garde la plus sûre du palais d’Hiver contre les korniloviens ; ils ouvriront à la fin d’octobre, sur le palais d’Hiver, le feu des canons de l’Aurore...

L’armée de la contre-révolution est bloquée, démoralisée, isolée par le soulèvement des soviets

Sitôt reçu l’ordre de Kornilov : aller de l’avant, Krymov, sous la menace des baïonnettes, exigea que les locomotives fussent prêtes dans un demi-heure. La menace sembla efficace. Les locomotives, quoique avec de nouvelles anicroches, furent avancées ; mais l’on ne pouvait marcher néanmoins, car la voie avait été démolie et bloquée pour plus d’une journée entière. Cherchant à échapper à la propagande corruptrice, Krymov retira, le soir du 28, ses troupes à quelques verstes de Louga. Mais les agitateurs pénétrèrent immédiatement dans les villages : c’étaient des soldats, des ouvriers, des cheminots – on ne pouvait leur échapper, ils se répandaient partout. Les Cosaques commencèrent même à se réunir en meetings. Sous l’assaut de la propagande et maudissant son impuissance, Krymov attendait vainement Bagration : les cheminots avaient arrêté les échelons de la division " sauvage ", lesquels devaient aussi subir, dans les plus prochaines heures, une attaque morale...

Les marins de Cronstadt et de Vyborg affluent à Pétrograd pour protéger la capitale de la révolution contre l’attaque des troupes de Kornilov

Les cheminots, pendant ce temps, faisaient ce qu’ils avaient à faire. De mystérieuse façon, les échelons étaient dirigés sur d’autres voies que celles de leur destination. Les régiments tombaient sur des divisions qui n’étaient pas les leurs, les effectifs d’artillerie étaient coincés dans des impasses, les états-majors perdaient leur liaison avec leurs contingents. Toutes les grandes stations avaient leurs soviets, leurs comités de cheminots et de soldats. Les télégraphistes les tenaient au courant de tous les événements, de tous les déplacements, de toutes les modifications. Les mêmes télégraphistes interceptaient les ordres de Kornilov. Les informations défavorables pour les korniloviens étaient immédiatement transcrites en nombreux exemplaires, transmises, affichées, communiquées de bouche en bouche. Le mécanicien, l’aiguilleur, le graisseur devenaient des agitateurs. C’est dans cette ambiance qu’avançaient, ou bien, pis encore, restaient sur place les échelons de Kornilov. Le commandant, ayant bientôt senti que la situation était désespérée, ne se hâtait évidemment pas d’avancer et, par son attitude passive, facilitait le travail des contre-conspirateurs du transport. Les éléments de l’armée de Krymov furent ainsi disséminés dans les stations, les bifurcations et les impasses de huit voies ferrées. Quand on étudie d’après la carte quel fut le sort des échelons de Kornilov, on peut garder cette impression que les conspirateurs auraient joué, sur le réseau ferroviaire, à colin-maillard...

" Non seulement les chefs de division – déclare le même Krasnov – mais même les chefs de régiment ne savaient pas où se trouvaient leurs escadrons et leurs sotnias... Le manque de nourriture et de fourrage, naturellement, irritait encore plus les hommes. Les hommes... voyaient toute l’incohérence de ce qui se passait autour d’eux et se mirent à arrêter les officiers et les supérieurs. " La délégation du Soviet, ayant organisé son état-major, communiquait : " Constamment, il y a fraternisation... Nous sommes absolument sûrs que l’on peut considérer le conflit comme liquidé. De tous côtés arrivent des délégations... " La direction des contingents était prise par des comités qui se substituaient aux chefs. Très rapidement fut créé un soviet de députés du corps d’armée, et l’on en détacha une délégation d’une quarantaine d’hommes pour l’envoyer au gouvernement provisoire. Les Cosaques commencèrent à déclarer hautement qu’ils n’attendaient qu’un ordre de Pétrograd pour arrêter Krymov et les autres officiers...

Le 30 août, le Comité exécutif expédia à tous les soviets une joyeuse nouvelle : " Dans les troupes de Kornilov, c’est une complète décomposition. "

Septembre

L’énergique moyen de la calomnie s’avéra une arme à deux tranchants. Si les bolcheviks sont des espions de l’Allemagne, pourquoi donc la nouvelle en vient-elle principalement d’hommes qui sont le plus odieux au peuple ? Pourquoi la presse cadette qui, à tout propos, attribue aux ouvriers et aux soldats les mobiles les plus bas, accuse-t-elle plus bruyamment et résolument que tous les bolcheviks ? Pourquoi tel ingénieur ou tel chef d’atelier réactionnaire, qui s’était caché depuis l’insurrection, a-t-il repris maintenant courage et maudit-il ouvertement les bolcheviks ? Pourquoi, dans les régiments les officiers les plus réactionnaires se sont-ils enhardis et pourquoi, accusant Lénine et compagnie, dressaient-ils le poing jusque sous le nez des soldats, comme si les traîtres étaient précisément les soldats ?

Chaque usine avait ses bolcheviks. " Est-ce que je ressemble à un espion allemand, hein, les gars ? ", demandait le serrurier ou le tourneur dont toute la vie intime était connue des ouvriers. Fréquemment, les conciliateurs eux-mêmes, en combattant l’assaut de la contre-révolution, allaient plus loin qu’ils ne voulaient et, malgré eux, frayaient la route aux bolcheviks. Le soldat Pireïko raconte comment le médecin-major Markovitch, partisan de Plékhanov, réfuta, dans un meeting de soldats, l’accusation lancée contre Lénine, d’être un espion, pour démolir d’autant plus décisivement les idées politiques de Lénine, comme inconsistantes et périlleuses. En vain ! " Du moment que Lénine est intelligent et n’est pas un espion, pas un traître et qu’il veut conclure la paix, nous le suivrons ", disaient les soldats après l’assemblée.

Temporairement arrêté dans sa croissance, le bolchevisme recommençait avec assurance à déployer ses ailes. " Le châtiment ne tarde pas, écrivait Trotsky au milieu d’août. Traqué, persécuté, calomnié, notre parti ne s’est jamais accru aussi rapidement que dans ces derniers temps. Et ce processus ne tardera point à passer des capitales à la province, des villes aux villages et à l’armée… Toutes les masses laborieuses du pays apprendront, dans de nouvelles épreuves, à lier leur sort à celui de notre parti. " Pétrograd continuait à marcher en tête. Il semblait qu’un balai tout-puissant travaillait dans les usines, expulsant de tous les coins et recoins l’influence des conciliateurs. " Les dernières forteresses de la défense nationale s’écroulent… — communiquait le journal bolchevik. Y a-t-il bien longtemps que ces messieurs de la défense nationale régnaient sans partage dans l’immense usine Oboukhovsky ?… Maintenant, ils ne peuvent même pas se montrer. " Aux élections de la douma municipale de Pétrograd, le 20 août, le nombre des suffrages exprimés fut d’environ 55O 000, beaucoup moins qu’aux élections de juillet pour les doumas de quartier. Ayant perdu plus de 375 000 voix, les socialistes-révolutionnaires avaient néanmoins recueilli encore plus de 200 000 voix, soit 37 % du total. Les cadets n’obtinrent qu’un cinquième. " Notre liste mencheviste — écrit Soukhanov — n’obtint que 23 000 pauvres voix. " D’une façon inattendue pour tous, les bolcheviks eurent presque 200 000 suffrages, environ le tiers du total.

A la conférence régionale des syndicats de l’Oural qui eut lieu au milieu d’août et qui groupa l50 000 ouvriers, sur toutes les questions les décisions adoptées étaient de caractère bolchevik. A Kiev, à la conférence des comités de fabriques et d’usines, le 20 août, la résolution des bolcheviks fut adoptée par une majorité de 161 voix contre 35, avec 13 abstentions. Aux élections démocratiques pour la douma municipale d’Ivanovo-Voznessensk, juste au moment du soulèvement de Kornilov, les bolcheviks, sur 102 sièges, en obtinrent 58, les socialistes-révolutionnaires 24, les mencheviks - 4. A Cronstadt fut élu président du Soviet le bolchevik Brekman, et le bolchevik Pokrovsky devint maire. Si la progression est loin d’être partout aussi marquée, s’il y a çà et là du retard, le bolchevisme monte, dans le courant du mois d’août, sur presque toute l’étendue du pays.

Le soulèvement de Kornilov donne à la radicalisation des masses une puissante impulsion. Sloutsky rappela à ce sujet les paroles de Marx : la révolution a besoin, par moments, d’être aiguillonnée par la contre-révolution. Le danger suscitait non seulement l’énergie, mais aussi la perspicacité. La pensée collective se mit à travailler sous une haute tension. Les matériaux utiles aux déductions ne manquaient point. On avait déclaré que la coalition était indispensable pour la défense de la révolution ; or l’allié dans la coalition se trouvait être partisan de la contre-révolution. La conférence de Moscou avait été annoncée comme une démonstration de l’unité nationale. Seul le Comité central des bolcheviks avait donné cet avertissement : " La conférence… se transformera inévitablement en un organe de complot de la contre-révolution. " Les événements avaient apporté la vérification. Maintenant, Kérensky lui-même déclarait : " La conférence de Moscou… c’est le prologue du 27 août… Ici, l’on compte ses forces… Ici, pour la première fois, fut présenté à la Russie son futur dictateur, Kornilov… " Comme si ce n’était pas Kérensky lui-même qui avait été l’initiateur, l’organisateur et le président de cette conférence, et comme si ce n’était pas lui qui avait présenté Kornilov en tant que " premier soldat " de la révolution ! Comme si ce n’était pas le gouvernement provisoire qui avait armé Kornilov, lui donnant la ressource de la peine de mort contre les soldats, et comme si les avertissements des bolcheviks n’avaient pas été proclamés démagogiques ! La garnison de Pétrograd se rappelait en outre, que, deux jours avant le soulèvement de Kornilov, les bolcheviks avaient exprimé, dans une séance de la section des soldats, un soupçon, demandant si les régiments d’avant-garde n’étaient pas évacués de la capitale dans des intentions contre-révolutionnaires. A cela, les représentants des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires répondaient par une exigence comminatoire : ne pas mettre en discussion les ordres de combat du général Kornilov. Dans ce sens, une résolution avait été adoptée. " On voit que les bolcheviks ne sèment pas à tout vent ! " — voilà ce que devait maintenant se dire l’ouvrier ou le soldat sans-parti.

Si les généraux conspirateurs, d’après l’accusation tardive des conciliateurs eux-mêmes, étaient coupables non seulement de la reddition de Riga, mais de la percée de Juillet, pourquoi donc traquait-on les bolcheviks et fusillait-on les soldats ? Si les provocateurs militaires avaient tenté de faire descendre dans la rue les ouvriers et les soldats, le 27 août, n’avaient-ils pas joué aussi leur rôle dans les conflits sanglants du 4 juillet ? Quelle est, par suite, la place de Kérensky dans toute cette histoire ? Contre qui appelait-il le 3e corps de cavalerie ? Pourquoi nomma-t-il Savinkov Général-gouvemeur, et Filonenko vice-gouverneur ? Et qui est ce Filonenko, candidat au directoire ? D’une façon inattendue retentit la réponse de la division des autos blindées : Filonenko qui y avait servi comme lieutenant infligeait aux soldats les pires humiliations et vexations. D’où était sorti le louche homme d’affaires Zavoïko ? Que signifie en général cette sélection d’aventuriers à l’extrême sommet ?

Les faits étaient simples, clairs, mémorables pour beaucoup, accessibles à tous, irréfragables et accablants. Les échelons de la division " sauvage ", les rails qu’on avait fait sauter, les accusations réciproques du palais d’Hiver et du Grand Quartier Général, les dépositions de Savinkov et de Kérensky, tout cela parlait de soi-même. Quel acte d’accusation irréfutable contre les conciliateurs et leur régime ! Le sens de la persécution dirigée contre les bolcheviks devint définitivement clair : il y avait là un élément indispensable dans la préparation du coup d’État.

Les ouvriers et les soldats, dont les yeux s’étaient dessillés, étaient pris d’un vif sentiment de honte pour eux-mêmes. Ainsi, Lénine se cachait uniquement parce qu’il avait été lâchement calomnié ? Ainsi, d’autres étaient incarcérés pour faire plaisir aux cadets, aux généraux, aux banquiers, aux diplomates de l’Entente ? Ainsi, les bolcheviks ne courent pas après les places et sinécures, et ils sont détestés en haut lieu précisément parce qu’ils ne veulent pas adhérer à la société par actions qui s’appelle la coalition ! Voilà ce qu’avaient compris les travailleurs, les simples gens, les opprimés. Et, de ces dispositions d’esprit, avec le sentiment d’une faute commise à l’égard des bolcheviks, procédèrent un incoercible dévouement au parti et la foi en ses leaders.

Jusqu’aux dernières journées, les vieux soldats, les éléments du cadre de l’année, les artilleurs, le corps des sous-officiers tâchaient de tenir tant qu’ils pouvaient. Ils ne voulaient pas mettre une croix sur leurs travaux, leurs exploits, leurs sacrifices de combattants : était-il possible que tout cela eût été dépensé en pure perte ? Mais lorsque le dernier appui eut été détruit sous leurs pieds, ils se retournèrent brusquement — à gauche, à gauche ! — face aux bolcheviks. Maintenant ils étaient complètement entrés dans la révolution, avec leurs galons de sous-officiers, avec leur trempe de vieux soldats et en serrant les mâchoires : ils avaient perdu la partie à la guerre, mais cette fois-ci ils allaient pousser le travail jusqu’au bout.

Dans les rapports des autorités locales, militaires et civiles, le bolchevisme devient, entre-temps, le synonyme de toute action de masses en général, de revendications audacieuses, de résistance à l’exploitation, de mouvement en avant ; en un mot c’est l’autre nom de la révolution. Ainsi, c’est donc ça, le bolchevisme ? se disent les grévistes, les matelots protestataires, les femmes de soldats mécontentes, les moujiks révoltés. Les masses étaient comme contraintes d’en haut à identifier leurs pensées intimes et leurs revendications avec les mots d’ordre du bolchevisme. C’est ’ainsi que la révolution prenait à son service l’arme dirigée contre elle. Dans l’histoire, non seulement le rationnel devient absurde mais, quand cela est nécessaire pour la marche de l’évolution, l’absurde devient aussi rationnel.

La modification de l’atmosphère politique se manifesta très clairement à la séance unifiée des Comités exécutifs, le 30 août, lorsque les délégués de Cronstadt exigèrent qu’on leur fit place dans cette haute institution. Est-ce concevable ? Ici, où les hommes forcenés de Cronstadt n’avaient connu que des blâmes et des excommunications, siégeront désormais leurs représentants ? Mais, comment refuser ? Hier encore étaient venus à la défense de Pétrograd les matelots et les soldats de Cronstadt. Les matelots de l’Aurore montent la garde au palais d’Hiver. Après s’être concertés entre eux, les leaders proposèrent aux hommes de Cronstadt quatre sièges avec voix consultative. La concession fut adoptée sèchement, sans effusions de gratitude.

" Après le soulèvement de Kornilov — raconte Tchinénov, soldat de la garnison de Moscou — tous les effectifs avaient déjà pris la couleur du bolchevisme… Tous étaient frappés de voir comment s’étaient réalisées les prévisions (des bolcheviks)… annonçant que le général Kornilov serait bientôt sous les murs de Pétrograd. " Mitrévitch, soldat de la division des autos blindées, remémore les héroïques légendes qui passaient de bouche en bouche après la victoire remportée sur les généraux rebelles : " Il n’était mot que de bravoure et de prouesses et l’on disait que, si telle était la vaillance, l’on pourrait se battre avec le monde entier. Là, les bolcheviks reprirent vie. " Relaxé de prison pendant les journées de la campagne de Kornilov, Antonov-Ovséenko partit immédiatement pour Helsingfors. " Un formidable revirement s’est accompli dans les masses. " Au Congrès régional des soviets en Finlande, les socialistes-révolutionnaires de droite se trouvèrent en quantité insignifiante, la direction venait des bolcheviks coalisés avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. Comme président du Comité régional des soviets, l’on élut Smilga qui, malgré son extrême jeunesse, était membre du Comité central des bolcheviks, tirait fortement vers la gauche et avait manifesté, dès les Journées d’Avril, son inclination à secouer le gouvernement provisoire. Comme président du Soviet de Helsingfors, s’appuyant Sur la garnison et les ouvriers russes, fut élu le bolchevik Scheinmann, futur directeur de la Banque d’État des soviets, homme circonspect et de nature bureaucratique, mais qui marchait, en ce temps-là, sur le même pied que les autres dirigeants. Le gouvernement provisoire interdit aux Finlandais de convoquer le Séim (la Diète) dissous par lui. Le Comité régional invita le Séim à se réunir, se chargeant d’assurer sa protection. Quant aux ordres du gouvernement provisoire rappelant de Finlande divers contingents militaires, le Comité refusa de les exécuter. En réalité, les bolcheviks avaient établi la dictature des soviets en Finlande.

Au début de septembre, un journal bolchevik écrit : " D’un grand nombre de villes russes, nous apprenons que les organisations de notre parti, dans cette dernière période, se sont fortement accrues. Mais, ce qui est encore plus important, c’est la montée de notre influence dans les plus larges masses démocratiques d’ouvriers et de soldats. " " Même dans les entreprises où l’on ne voulait pas, au début, nous écouter - écrit Avérine, bolchévik d’Ékatérinoslav — pendant les journées komiloviennes, les ouvriers étaient de notre côté. " " Lorsque se répandit le bruit que Kalédine mobilisait les Cosaques contre Tsaritsyne et Saratov — écrit Antonov, un des dirigeants bolcheviks de Saratov — lorsque ces bruits furent confirmés et renforcés par le soulèvement du général Kornilov, la masse, en quelques jours, élimina ses anciens préjugés. " ...

Le 2 septembre, à la session unifiée des organes soviétiques russes en Finlande, fut adoptée par 700 voix contre 13, avec 36 abstentions, une résolution pour le pouvoir des soviets. Le 5, le Soviet de Moscou marcha dans la voie de Pétrograd : par 355 suffrages contre 254, non seulement il exprima sa défiance à l’égard du gouvernement provisoire, considéré comme instrument de contre-révolution, mais il condamna la politique de coalition du Comité exécutif. Le présidium à la tête duquel se trouvait Khintchouk déclara qu’il donnait sa démission. Le Congrès des soviets de la Sibérie centrale qui s’ouvrit le 5 septembre à Krasnoïarsk se déroula tout entier sous le drapeau du bolchevisme.

Le 8, la résolution des bolcheviks est adoptée au soviet des députés ouvriers de Kiev par une majorité de 130 voix contre 66, bien que la fraction bolcheviste officielle ne comptât que 95 membres. Au Congrès des soviets de Finlande qui s’ouvrit le 10, 150 000 matelots, soldats et ouvriers russes étaient représentés par 65 bolcheviks, 48 socialistes-révolutionnaires de gauche et quelques sans-parti. Le Soviet des députés paysans de la province de Pétrograd élut comme délégué à la Conférence démocratique le bolchevik Serguéiev. Il fut manifeste, encore une fois, que dans les cas où le parti réussit, par l’intermédiaire des ouvriers ou des soldats, à se lier directement avec le village, la classe paysanne se place volontiers sous son drapeau.

La prépondérance du parti bolchevik dans le Soviet de Pétrograd se confirma dramatiquement dans la séance historique du 9 septembre. Toutes les fractions avaient convoqué le ban et l’arrière-ban de leurs membres : " Il s’agit du sort du Soviet. " La réunion fut d’environ un millier de députés ouvriers et soldats. Le vote du 1er septembre avait-il été un simple épisode, engendré par la composition accidentelle de l’assemblée, ou bien signifiait-il un complet changement de la politique du Soviet ? c’est ainsi qu’était posée la question. Craignant de ne pas réunir la majorité des voix contre le présidium dans lequel entraient tous les leaders conciliateurs : Tchkhéidzé, Tsérételli, Tchernov, Gotz, Dan, Skobélev, la fraction bolcheviste proposa d’élire un Présidium sur les bases proportionnelles ; cette proposition qui, jusqu’à un certain point, estompait l’acuité du conflit de principe et qui provoqua, par conséquent, un véhément blâme de Lénine, eut cet avantage tactique qu’elle garantit un appui aux éléments hésitants. Mais Tsérételli repoussa le compromis. Le présidium veut savoir si le Soviet a effectivement changé de direction : " Nous ne pouvons appliquer la tactique des bolcheviks. "

Le projet de résolution apporté par la droite disait que le vote du 1er septembre ne correspondait point à la ligne politique du Soviet qui continuait à faire confiance à son présidium. Il ne restait plus aux bolcheviks qu’à relever le défi, et ils y procédèrent en hommes tout prêts. Trotsky, qui parut au Soviet pour la première fois après sa mise en liberté, et qui fut accueilli avec ferveur par une partie considérable de l’assemblée (les deux parties pesaient, dans leur for intérieur, les applaudissements : majorité ou non-majorité ?) demanda avant le vote une explication : Kérensky faisait-il toujours partie du présidium ? Après une minute d’hésitation, le présidium, ayant répondu affirmativement, lui qui était déjà bien chargé de péchés, s’attachait lui-même au pied un lourd boulet. L’adversaire n’avait besoin que de cela. " Nous étions profondément persuadés — déclara Trotsky — … que Kérensky ne pouvait faire partie du présidium. Nous nous étions trompés. Actuellement, entre Dan et Tchkhéidzé, se dresse le fantôme de Kérensky… Quand on vous invite à approuver la ligne politique du présidium, n’oubliez pas que, par là-même, l’on vous propose d’agréer la politique de Kérensky. "

La séance eut lieu dans une tension qui atteignait la limite. L’ordre se maintint grâce à l’effort de tous et de chacun pour ne pas en arriver à une explosion. Tous voulaient faire au plus vite le compte des amis et des adversaires. Tous comprenaient que l’on décidait la question du pouvoir, de la guerre, du sort de la révolution, On décida que l’on voterait en sortant par une porte. On invita à sortir ceux qui acceptaient la démission du présidium : il était plus facile de sortir à la minorité qu’à la majorité, A tous les bouts de la salle, une agitation passionnée, mais à mi-voix. Le vieux présidium ou bien un nouveau ? La coalition ou bien le pouvoir soviétique ? Devant les portes, beaucoup de peuple s’était amassé, beaucoup trop à l’estimation du présidium, Les leaders des bolcheviks comptaient, de leur côté, qu’il leur manquerait environ une centaine de voix pour avoir la majorité : " Et ce sera encore beau ! " se disaient-ils, se consolant d’avance. Les ouvriers et les soldats, en longues files, s’alignent devant les portes. Une rumeur contenue de voix, de brefs éclats de discussion. D’un côté, un cri perce : " Korniloviens ! " Et d’autre part : " Héros de Juillet ! " La procédure se prolonge environ une heure. Les plateaux de l’invisible balance oscillent. Le présidium, dans une émotion à peine contenue, reste tout le temps sur l’estrade. Enfin, le scrutin a été contrôlé et est annoncé : pour le présidium et la coalition, 414 voix contre 519, et 67 abstentions ! La nouvelle majorité applaudit tempétueusement, avec exaltation et fureur, Elle en a le droit : la victoire a coûté cher. Une bonne partie de la route a été parcourue.

Octobre

Pour la révolution d’Octobre, une série de prémisses historiques était nécessaire :

1 - La pourriture des anciennes classes dominantes, de la noblesse, de la monarchie, de la bureaucratie. 2 - La faiblesse politique de la bourgeoisie, qui n’avait aucune racine dans les masses populaires. 3 - Le caractère révolutionnaire de la question agraire. 4 - Le caractère révolutionnaire du problème des nationalités opprimées. 5 - Le poids social imposant du prolétariat.

A ces prémisses organiques, on doit ajouter des conditions conjoncturelles hautement importantes :

6 - La révolution de 1905 fut la grande école, ou, selon l’expression de Lénine, la « répétition générale » de la révolution de 1917. Les Soviets, comme forme d’organisation irremplaçable du front unique prolétarien dans la révolution, furent constitués pour la première fois en 1905. 7 - La guerre impérialiste aiguisa toutes les contradictions, arracha les masses arriérées à leur état d’immobilité, et prépara ainsi le caractère grandiose de la catastrophe.

Mais toutes ces conditions, qui suffisaient complètement pour que la révolution éclate, étaient insuffisantes pour assurer la victoire du prolétariat dans la révolution. Pour cette victoire, une condition était encore nécessaire :

8 - Le Parti Bolchevik.

Si je cite cette condition comme la dernière de la série, ce n’est que parce que cela correspond à la conséquence logique, et non pas parce que j’attribue au Parti la place la moins importante.

Non, je suis très éloigné de cette pensée. La bourgeoisie libérale, elle, peut s’emparer du pouvoir et l’a pris déjà plusieurs fois comme résultat de luttes auxquelles elle n’avait pas pris part : elle possède à cet effet des organes de préhension magnifiquement développés. Cependant, les masses laborieuses se trouvent dans une autre situation ; on les a habituées à donner et non à prendre. Elles travaillent, sont patientes aussi longtemps que possible, espèrent, perdent patience, se soulèvent, combattent, meurent, apportent la victoire aux autres, sont trompées, tombent dans le découragement, courbent à nouveau la nuque, travaillent à nouveau. Telle est l’histoire des masses populaires sous tous les régimes. Pour prendre fermement et sûrement le pouvoir dans ses mains, le prolétariat a besoin d’un parti qui dépasse de loin les autres partis en clarté de pensée et en détermination révolutionnaire.

Réunion de la direction bolchevique

Le Parti Bolchevik, que l’on désigna plus d’une fois et à juste titre comme le parti le plus révolutionnaire dans l’histoire de l’humanité, était la condensation vivante de la nouvelle histoire de la Russie, de tout ce qui était dynamique en elle. Depuis longtemps déjà, la chute de la monarchie était devenue la condition préalable du développement de l’économie et de la culture. Mais pour répondre à cette tâche, les forces manquaient. La bourgeoisie avait peur de la révolution. Les intellectuels tentèrent de dresser la paysannerie sur ses jambes. Incapable de généraliser ses propres peines et buts, le moujik laissa cette exhortation sans réponse. L’intelligentsia s’arma de dynamite. Toute une génération se consuma dans cette lutte.

Léon Trotsky, président du soviet de Pétrograd et dirigeant du Comité Militaire Révolutionnaire, l’état-major de l’insurrection d’Octobre

De toute la journée, Udaroff ne put trouver sa tranquillité. C’est ainsi qu’il arriva, sans être calmé, à la réunion de rayon. Il y avait déjà beaucoup de monde...

"- Es-tu pour le soulèvement immédiat, lui demanda Grigorieff .

 Oui, et, je crois bien, toute notre cellule...

 Bon, ça va bien. L’usine Panwiainen est aussi pour le soulèvement. Phoenix aussi, Eriksson aussi..."

Bien que les ouvriers tâchent, à grand peine, de se serrer le plus possible, beaucoup ne peuvent pourtant trouver de place et sont obligés de rester debout. Ceux qui arrivent ensuite emplissent les passages jusqu’à la porte. On est encore obligé d’ouvrir une porte menant à un corridor, et bientôt, celui-ci déborde à son tour.

On est à l’étroit et cela prend à la gorge. Beaucoup sont venus directement à la sortie du travail, avec leurs habits sales et leurs blouses.

Le discours du rapporteur n’est pas particulièrement brillant... Pourtant, il explique bien, à fond, la position qu’a prise la majorité du Comité central et le Comité de Pétrograd.

Dans la salle règne le plus profond silence. On n’entend plus le moindre bruit. Tous écoutent de toute leur attention le discours.

" La Révolution est en danger, déclare lentement l’orateur, il nous faut passer à l’attaque. Espérer encore en un développement pacifique serait une inexcusable erreur...La classe ouvrière ne nous pardonnera ni notre irrésolution, ni notre manque de courage. La classe ouvrière veut combattre ; la retenir, c’est la livrer aux bonapartiste Kérensky et à ses généraux blancs..."

L’orateur cite des chiffres... Il parle du rayonnement de nos forces. Et il cite encore des chiffres et des chiffres. Puis il parle des dernières élections aux Douma de rayon à Moscou. Il montre l’état d’esprit des paysans qui nous est favorable. Puis il énumère les garnisons qui se sont prononcées pour le pouvoir des soviets...

" L’armée exige que le parti passe tout de suite à l’offensive. Nous devons exiger la paix. Toute l’armée, tous les soldats nous soutiendront dans cette revendication. Puis, nous demandons, et nous obtiendrons que les grandes propriétés foncières des nobles, des cloitres et de l’état soient abandonnées tout de suite aux paysans... NOus réclamons pour les ouvriers la nationalisation des banques... la création de comités pour le ravitaillement... Nous voulons organiser le contrôle sur la production...

" Est-ce à dire que cela nous garantisse la victoire complète ? Naturellement, non... Nous disons qu’en partant d’une appréciation exacte de nos forces... Nous devons prendre l’offensive, nous jeter avec toutes nos forces dans la bataille".

L’assemblée applaudit l’orateur, sérieuse d’abord, enthousiaste ensuite...

Le jeune orateur qui avait déjà parlé dans l’usine d’Udaroff prit la parole.

Il se prononce avec fougue et chaleur en faveur du soulèvement, ainsi que pour la nécessité de prendre le pouvoir. " Mais, camarades, continue-t-il, nous ne pouvons tenter un tel pas que lorsque nous aurons tout pesé, suffisamment mesuré et préparé... Est-ce que tout le prolétariat est organisé ? Je ne le crois pas et je vous demande à tous de travailler à nous donner une organisation meilleure, une discipline plus forte".

Quatre hommes parlèrent encore. Tous se pronocèrent contre le jeune orateur. Celui-ci restait assis, réfléchissant et jetant sur l’assemblée un regard perdu dans ses pensées.

Le président fit passer au vote :

" - Qui est pour le soulèvement ?

Une forêt de mains s’élevaient.

 Qui est contre le soulèvement ?

Personne ne leva le bras.

 Qui est pour le soulèvement dans le sens du Comité central et du Comité de Pétrograd ?

A nouveau, presque toutes les mains se levèrent.

 Qui est pour le soulèvement dans le sens indiqué par le camarade ?

Quelques-uns seulement votèrent pour...

Et, puissante, l’Internationale monta de milliers de poitrines :

Debout les damnés de la terre !

Debout les forçats de la faim !

Un Comité militaire révolutionnaire est créé au sein du soviet de Petrograd et dirigé par Trotsky, président de ce dernier. Il est composé d’ouvriers armés, de soldats et de marins. Il s’assure le ralliement ou la neutralité de la garnison de la capitale, et prépare méthodiquement la prise d’assaut des points stratégiques de la ville. La préparation du coup de force se fait presque au vu et au su de tous, les plans livrés par Kamenev et Zinoviev sont même disponibles dans les journaux, et Kerensky lui-même en vient à souhaiter l’affrontement final qui viderait l’abcès.

L’insurrection est lancée dans la nuit du 6 au 7 novembre 1917 (24 au 25 octobre du calendrier julien). Les événements se déroulent presque sans effusion de sang. Les gardes rouges conduits par les bolcheviks prennent sans résistance le contrôle des ponts, des gares, de la banque centrale, des centrales postale et téléphonique, avant de lancer un assaut final sur le palais d’Hiver. Les films officiels tournés plus tard montrèrent ces évènements sous un angle héroïque, bien que dans la réalité les insurgés n’eurent à faire face qu’à une faible résistance. En effet, parmi les troupes cantonnées dans la capitale, seuls quelques bataillons d’élèves officiers (junkers) soutiennent le gouvernement provisoire, l’immense majorité des régiments se prononçant pour le soulèvement ou se déclarant neutres. On ne dénombre que cinq morts et quelques blessés. Pendant l’insurrection, les tramways continuent à circuler, les théâtres à jouer, les magasins à ouvrir. Un des événements décisifs du XXe siècle a lieu sans que grand monde s’en rende compte.

Si une poignée de partisans a pu se rendre maître de la capitale face à un gouvernement provisoire que plus personne ne soutient, le soulèvement doit maintenant être ratifié par les masses. Le lendemain, 25 octobre, Trotsky annonce officiellement la dissolution du gouvernement provisoire lors de l’ouverture du Congrès pan-russe des soviets des députés ouvriers et paysans (562 délégués étaient présents, dont 382 bolcheviks et 70 SR de gauche).

Mais une partie des délégués considéraient que Lénine et les bolcheviks avaient pris le pouvoir illégalement, et une cinquantaine quittèrent la salle. Les démissionnaires, socialistes révolutionnaires de droite et mencheviks, créeront dès le lendemain un « Comité de Salut de la Patrie et de la Révolution ». Ces défections furent accompagnées de cette résolution improvisée de Léon Trotsky : « Le 2e Congrès doit constater que le départ des mencheviks et des SR est une tentative criminelle et sans espoir de briser la représentativité de cette assemblée au moment où les masses s’efforcent de défendre la révolution contre les attaques de la contre-révolution ». Le jour suivant, les Soviets ratifient la constitution d’un Conseil des commissaires du peuple intégralement constitué de bolcheviks, comme base du nouveau gouvernement, en attendant la convocation d’une assemblée constituante. Lénine se justifiera le lendemain aux représentants de la garnison de Petrograd en affirmant « Ce n’est pas notre faute si les S-R et les mencheviks sont partis. Nous leur avons proposé de partager le pouvoir [...]. Nous avons invité tout le monde à participer au gouvernement. »

La garde rouge de Smolny

Le 25 octobre devait s’ouvrir à Smolny le parlement le plus démocratique de tous ceux qui ont existé dans l’histoire mondiale. Qui sait ? peut-être aussi le plus important.

S’étant affranchis de l’influence de l’intelligentsia conciliatrice, les soviets de province envoyèrent principalement des ouvriers et des soldats. Ils étaient pour la plupart sans grande notoriété, mais, en revanche, c’étaient des hommes éprouvés à l’œuvre et qui avaient conquis une solide confiance dans leurs localités. De l’armée et du front, à travers le blocus des comités d’armée et des états-majors, c’étaient presque uniquement des soldats du rang qui faisaient leur percée comme délégués. Dans leur majorité, ils n’avaient accédé à la vie politique que depuis la révolution. Ils avaient été formés par l’expérience de huit mois. Ce qu’ils savaient était peu de chose, mais ils le savaient solidement. L’apparence extérieure du congrès en démontrait la composition. Les galons d’officier, les lunettes et les cravates d’intellectuels du premier congrès avaient presque complètement disparu. Ce qui dominait sans partage, c’était la couleur grise, vêtements et visages. Tous s’étaient usés pendant la guerre. De nombreux ouvriers des villes avaient endossé des capotes de soldat. Les délégués des tranchées n’avaient pas l’air très présentables : pas rasés depuis longtemps, couverts de vieilles capotes déchirées, de lourds bonnets à poil dont la ouate perçait souvent par des trous, sur des tignasses ébouriffées. De rudes faces mordues par les intempéries, de lourdes pattes couvertes d’engelures, des doigts jaunis par les grossières cigarettes, des boutons à demi arrachés, des bretelles pendantes, des bottes rugueuses, rousses, qui n’avaient pas été goudronnées depuis longtemps. La nation plébéienne avait envoyé pour la première fois une représentation honnête, non fardée, faite à son image et ressemblance.

La statistique du congrès qui se réunit aux heures de l’insurrection est extrêmement incomplète. Au moment de l’ouverture, l’on comptait six cent cinquante participants ayant voix délibérative. Il revenait aux bolcheviks trois cent quatre-vingt-dix délégués ; loin d’être tous membres du parti, ils étaient en revanche la substance même des masses ; or, il ne restait plus à celles-ci d’autres voies que celles du bolchevisme. Nombreux étaient ceux des délégués qui, étant arrivés avec des doutes, achevaient rapidement de mûrir dans l’atmosphère surchauffée de Petrograd.

Avec quel succès les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires avaient réussi à dilapider le capital politique de la Révolution de Février ? Au congrès des soviets en juin, les conciliateurs disposaient d’une majorité de 600 voix sur une totalité de 832 délégués. Maintenant, l’opposition conciliatrice de toutes nuances constituait moins du quart du congrès. Les mencheviks avec les groupes nationaux qui s’y rattachaient ne comptaient pas plus de 80 délégués, dont environ la moitié était " de gauche ". Sur 159 socialistes-révolutionnaires - d’après d’autres données, 190 - les gauches constituaient environ les trois cinquièmes et, en outre, les droites continuaient à se dissoudre rapidement dans le processus du congrès lui-même. Vers la fin de ses assises, le nombre des délégués s’éleva, d’après certains relevés, jusqu’à 900 personnes ; mais ce chiffre, comprenant un bon nombre de voix consultatives, n’englobe pas, d’autre part, toutes les voix délibératives. Le contrôle des mandats subissait des interruptions, des papiers furent perdus, les renseignements sur l’appartenance à tel ou tel parti ne sont pas complets. En tout cas, la situation dominante des bolcheviks au congrès restait incontestable.

Une enquête faite parmi les délégués démontra que 505 soviets tenaient pour le passage de tout le pouvoir aux mains des soviets ; 86 - pour le pouvoir de la " démocratie " ; 55 - pour la coalition ; 21 - pour la coalition, mais sans les cadets. Ces chiffres éloquents, même sous cet aspect, donnent, cependant, une idée exagérée de ce qui restait d’influence aux conciliateurs : pour la démocratie et la coalition se déclaraient les soviets des régions les plus arriérées et des localités les moins importantes.

Le 25, de bonne heure dans la matinée, avaient lieu à Smolny des séances de fractions. Quant aux bolcheviks, n’étaient présent que ceux qui étaient exempts de missions de combat. L’ouverture du congrès était retardée : la direction bolcheviste voulait d’abord en finir avec le Palais. Mais les fractions hostiles, elles non plus, n’étaient pas pressées : elles avaient elles-mêmes besoin de décider de ce qu’elles allaient faire, et ce n’était pas facile. Les heures passaient. Dans les fractions, des sous-fractions se chamaillaient. La scission des socialistes-révolutionnaires se produisit après que la résolution de quitter le congrès eut été repoussée par quatre-vingt-douze voix contre soixante. C’est seulement tard dans la soirée que les socialistes-révolutionnaires de la droite et de la gauche tinrent séance dans des salles différentes. Les mencheviks, à huit heures, réclamèrent un nouveau délai : chez eux, les opinions étaient trop diverses. La nuit survint. L’opération engagée devant le Palais traînait en longueur, Mais il devenait impossible d’attendre davantage : il fallait parler clairement devant le pays en éveil.

La révolution enseignait l’art de la compression. Les délégués, les visiteurs, les gardiens s’entassaient dans la salle des fêtes des jeunes filles de la noblesse pour laisser entrer sans cesse de nouveaux arrivants. Les avertissements donnés au sujet d’un effondrement possible du plancher n’avaient pas plus d’effet que les invites à moins fumer. Tous se bousculaient et fumaient de plus belle. C’est avec peine que John Reed se fraya un chemin à travers la multitude qui grondait devant la porte. La salle n’était pas chauffée, mais l’air était lourd et brûlant....

Lénine, que le congrès n’a pas encore vu, reçoit la parole pour traiter de la paix. Son apparition à la tribune soulève des applaudissements interminables. Les délégués des tranchées regardent de tous leurs yeux l’homme mystérieux qu’on leur a appris à détester et qu’ils ont appris, sans le connaître, à aimer. S’agrippant solidement au bord du pupitre et dévisageant de ses petits yeux la foule, Lénine attendait, sans s’intéresser visiblement , aux ovations incessantes qui durèrent plusieurs minutes. Quand la manifestation fut terminée, il dit simplement : " Maintenant, nous allons nous occuper d’édifier l’ordre socialiste. " .

Il n’est pas resté de procès-verbaux du congrès. Les sténographes parlementaires, invitées à prendre note des débats avaient quitté Smolny avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires : c’est un des premiers épisodes du sabotage. Les notes prises par les secrétaires ont été irrémédiablement perdues dans l’abîme des événements. Il n’est resté que des comptes-rendus hâtifs et tendancieux de journaux qui avaient été rédigés sous les grondements de la canonnade ou bien à travers les grincements de dents de la lutte politique. Les rapports de Lénine ont particulièrement souffert de cette situation : en raison de la rapidité de son débit et de la complexe construction des périodes, les rapports, même dans les circonstances les plus favorables, ne se prêtaient pas facilement à des prises de notes. La phrase d’introduction que John Reed met sur les lèvres de Lénine ne se retrouve dans aucun compte rendu des journaux. Mais elle est tout à fait dans l’esprit de l’orateur. Reed ne pouvait l’inventer. C’est précisément ainsi que Lénine devait commencer son intervention au congrès des soviets, simplement, sans pathos, avec une assurance irrésistible : " Maintenant, nous allons nous occuper d’édifier l’ordre socialiste. "

Mais, pour cela, il faut avant tout en finir avec la guerre. Du temps de sa vie d’émigré en Suisse, Lénine avait lancé le mot d’ordre : " transformer la guerre impérialiste en guerre civile ". Maintenant, il fallait transformer la guerre civile victorieuse en une paix. Le rapporteur commence directement par lire un projet de déclaration qu’aura à publier le gouvernement qui doit être élu. Le texte n’est pas distribué : la technique est encore très faible. Le congrès prête toutes ses oreilles à la lecture de chaque mot du document.

" Le gouvernement ouvrier et paysan, créé par la résolution des 24-25 octobre et s’appuyant sur les soviets de députés ouvriers, soldats et paysans, propose à tous les peuples belligérants et à leurs gouvernements d’entamer immédiatement des pourparlers pour une paix juste et démocratique. " Des clauses rejettent toutes annexions et contributions. Sous le terme d’" annexion ", il convient d’entendre l’adjonction forcée de populations étrangères ou bien leur maintien en servitude contre leur volonté, en Europe ou bien très loin, par-delà les océans. " En même temps, le gouvernement déclare qu’il ne considère pas les conditions de paix ci-dessus indiquées comme des ultimatums, c’est-à-dire qu’il est d’accord pour examiner toutes autres conditions ", exigeant seulement que l’on en vienne le plus tôt possible aux pourparlers et que tout secret soit éliminé dans le cours de ces entretiens.

De son côté, le gouvernement soviétique abolit la diplomatie secrète et entreprend la publication des traités secrets signés jusqu’au 25 octobre 1917. Tout ce qui, dans ces traités, a pour objet d’attribuer des avantages et des privilèges aux propriétaires et aux capitalistes russes, d’assurer l’oppression par les Grands-Russiens des autres populations - " le gouvernement déclare tout cela aboli sans condition et immédiatement ". Pour l’ouverture des pourparlers, il est proposé immédiatement une trêve qui serait autant que possible d’au moins trois mois. Le gouvernement ouvrier et paysan adresse ses propositions simultanément " aux gouvernements et aux peuples de tous les pays belligérants, en particulier aux ouvriers conscients des trois nations les plus avancées ", l’Angleterre, la France et l’Allemagne, dans la certitude que ce seront précisément elles qui " nous aideront à mener à bien l’œuvre de la paix et, en même temps, à délivrer les masses travailleuses et exploitées de tout servage et de toute exploitation. "

Lénine se borne à de brefs commentaires sur le texte de la déclaration. " Nous ne pouvons ignorer les gouvernements, car cela retarderait la possibilité de conclure la paix…, mais nous n’avons pas le droit, en même temps, de nous dispenser d’une adresse aux peuples. Partout, les gouvernements et les peuples sont en désaccord entre eux, nous devons aider les peuples à intervenir dans les questions de la guerre et de la paix. " " Certainement, nous défendrons par tous les moyens notre programme de paix sans annexions ni contributions ", mais nous ne devons pas poser nos conditions comme des ultimatums, prenant garde de donner aux gouvernements un prétexte commode de repousser les pourparlers. Nous examinerons toutes autres propositions. " Nous les examinerons - cela ne veut pas encore dire que nous les accepterons. "

Le manifeste publié par les conciliateurs, le 14 mars, invitait les ouvriers des autres pays à renverser les banquiers au nom de la paix ; cependant, les conciliateurs eux-mêmes, loin d’appeler au renversement de leurs propres banquiers, faisaient alliance avec ces derniers. " Maintenant, nous avons renversé le gouvernement des banquiers. " Cela nous donne le droit d’appeler les autres peuples à en faire autant. Nous avons tout espoir de vaincre : " Il faut se rappeler que nous vivons non point dans les profondeurs de l’Afrique, mais en Europe, où tout peut devenir rapidement de notoriété publique. " Lénine voit, comme toujours, le gage de la victoire dans une transformation de la révolution nationale en une révolution internationale. " Le mouvement ouvrier prendra le dessus et fraiera la voie vers la paix et le socialisme. "

Le deuxième congrès panrusse des soviets d’octobre 1917, celui qui proclame le pouvoir des soviets :

Résolution

Le Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd salue la révolution victorieuse du prolétariat et de la garnison de cette ville. Il souligne en particulier la cohésion, l’organisation, la discipline, l’unanimité complète que les masses ont manifestées dans cette insurrection exceptionnellement peu sanglante et exceptionnellement heureuse.

Le Soviet, profondément convaincu que le gouvernement ouvrier et paysan qui, en tant que gouvernement des Soviets, sera créé par la révolution et assurera au prolétariat des villes le soutien de toute la masse de la paysannerie pauvre, que ce gouvernement marchera d’un pas ferme vers le socialisme, seul moyen pour le pays de se sauver des calamités et des horreurs sans précédent de la guerre.

Le nouveau gouvernement ouvrier et paysan proposera sur-le-champ une paix juste et démocratique à tous les peuples belligérants.

Il abolira sur-le-champ la propriété de la terre dont jouissent les propriétaires fonciers et remettra la terre aux paysans. Il établira le contrôle ouvrier de la production et de la distribution des produits et il instaurera le contrôle national des banques, en les transformant en une seule entreprise d’Etat.

Le Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd appelle tous les ouvriers et toute la paysannerie à soutenir sans réserve et de toute leur énergie la révolution ouvrière et paysanne. Il exprime la conviction que les ouvriers des villes, unis aux paysans pauvres, feront preuve d’une discipline fraternelle inflexible et qu’ils créeront l’ordre révolutionnaire le plus rigoureux, indispensable à la victoire du socialisme.

Le Soviet est convaincu que le prolétariat des pays d’Europe occidentale nous aidera à mener la cause du socialisme à une victoire totale et durable.

Le Congrès des Soviets d’Octobre !!!

La « Proclamation » de la prise du pouvoir par les soviets :

Il y a cent ans le 8 novembre 1917, la Proclamation sur la prise du pouvoir par les soviets annonçait le renversement du gouvernement provisoire et l’établissement d’un nouveau gouvernement. Elle a été adoptée par le Congrès pan-russe des soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, le 8 novembre (26 octobre du calendrier julien) et publié dans le journal 1o 9 de Rababii i soldat, le 26 octobre 1917.

Proclamation aux ouvriers, soldats et paysans

Deuxième congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie

25-26 octobre (7-8 novembre) 1917

Aux ouvriers, aux soldats et aux paysans !

Le deuxième Congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie est ouvert. Une énorme majorité des Soviets s’y trouve représentée. De nombreux délégués des Soviets paysans assistent également au congrès. Les pouvoirs du Comité exécutif central conciliateur ont expirés. S’appuyant sur la volonté de l’immense majorité des ouvriers, des soldats et des paysans, s’appuyant sur l’insurrection victorieuse des ouvriers et de la garnison qui s’est accomplie à Pétrograd, le congrès prend en mains le pouvoir.

Le Gouvernement provisoire est renversé. La majorité des membres du Gouvernement provisoire est déjà arrêtée.

Le pouvoir des Soviets proposera une paix immédiate et démocratique à tous les peuples et un armistice immédiat sur tous les fronts. Il assurera la remise sans indemnité des terres des propriétaires fonciers, des apanages et des monastères à la disposition des comités paysans ; il défendra les droits du soldat en procédant à la démocratisation totale de l’armée ; il établira le contrôle ouvrier de la production ; il assurera en temps voulu la convocation de l’Assemblée constituante ; il se préoccupera de fournir du pain aux villes et des objets de première nécessité à la campagne ; il assurera à toutes les nations qui peuplent la Russie le droit véritable de disposer d’elles-mêmes.

Le congrès décrète : tout le pouvoir sur le plan local passe aux Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, qui doivent assurer un ordre authentiquement révolutionnaire.

Le congrès appelle les soldats dans les tranchées à la vigilance et à la fermeté. Le Congrès des Soviets est convaincu que l’armée révolutionnaire saura défendre la révolution contre toutes les atteintes de l’impérialisme, tant que le nouveau gouvernement n’aura pas obtenu la conclusion de la paix démocratique qu’il proposera immédiatement à tous les peuples. Le nouveau gouvernement prendra toutes mesures utiles pour assurer à l’armée révolutionnaire tout le nécessaire, grâce à une politique ferme de réquisition et de taxation des classes possédantes ; il améliorera aussi la situation des familles des soldats.

Les korniloviens – Kérenski, Kalédine et autres – font des tentatives pour mener des troupes sur Pétrograd. Quelques formations, acheminées en fraude par Kérenski, sont passées aux côtés du peuple insurgé.

Soldats, manifestez une opposition active au kornilovien Kérenski ! Soyez sur vos gardes !

Cheminots, arrêtez tous les trains militaires que kérenski envoie sur Pétrograd !

Soldats, ouvriers, employés, – le sort de la révolution et le sort de la paix démocratique sont entre vos mains !

Vive la révolution !

Le Congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie.

Délégués des Soviets paysans

Novembre

Après son décret sur la paix unilatérale, Lénine lance en novembre des négociations de paix avec l’impérialisme allemand à Brest-Litovsk, ce qui commence le mouvement qui va casser la guerre mondiale.

Fraternisations sur le front entre troupes russes et allemandes à l’annonce de la paix unilatérale par le pouvoir des soviets

Compte-rendu du rapport de Lénine en novembre 1917 au soviet de Pétrograd :

Vous savez combien était unanime l’exigence d’une politique de paix, d’une proposition immédiate de paix. Il n’est pas un seul ministre bourgeois, ni dans toute l’Europe ni chez nous, qui n’ait promis la paix ; les soldats de la Russie se sont convaincus du caractère mensonger de ces discours ; on leur a promis une politique de paix, mais on n’a pas proposé la paix ; bien au contraire, on les a lancés à l’attaque. Nous avons estimé que le premier devoir de notre gouvernement était de proposer une paix immédiate ; c’est chose faite.

Le camarade Lénine explique à quelles conditions la paix a été proposée par le nouveau gouvernement et poursuit en ces termes : si les Etats gardent leurs colonies, cela signifie que cette guerre ne se terminera jamais. Quelle est donc l’issue ? Une seule : la victoire de la révolution ouvrière et paysanne sur le capital. Nous n’avons jamais dit qu’on pouvait finir la guerre du jour au lendemain, en mettant la crosse en l’air. La guerre est faite parce que des milliards de capitaux se sont affrontés et se sont partagé le monde entier ; si l’on n’anéantit pas le pouvoir du capital, il est impossible de mettre fin à la guerre.

Évoquant le passage du pouvoir aux mains des Soviets, le camarade Lénine déclare qu’il observe aujourd’hui un nouveau phénomène : les paysans refusent de croire que tout le pouvoir appartienne aux Soviets ; ils attendent encore on ne sait quoi du gouvernement, oubliant que le Soviet est une institution d’Etat, et non une institution privée. Nous proclamons que nous voulons un nouvel Etat, que le Soviet doit remplacer l’ancienne bureaucratie, que tout le peuple doit apprendre à gouverner. Dressez-vous de toute votre taille, tenez ferme, et alors les menaces ne nous intimideront pas. Les élèves-officiers ont tenté de fomenter un soulèvement, mais nous avons eu raison d’eux ; à Moscou, ils ont organisé un massacre et fusillé des soldats devant le mur du Kremlin. Mais, quand le peuple eut remporté la victoire, il rendit aux ennemis non seulement les honneurs de la guerre, mais encore leurs armes.

Le Vikjel nous menace d’une grève, mais nous ferons appel aux masses et nous leur demanderons si elles veulent par une grève vouer à la famine les soldats au front et le peuple à l’arrière ; je suis convaincu que les prolétaires des chemins de fer ne marcheront pas contre nous. On nous reproche de procéder à des arrestations. Oui, c’est un fait ; aujourd’hui nous avons arrêté le directeur de la Banque d’Etat. On nous reproche de pratiquer la terreur, mais ce n’est pas la terreur des révolutionnaires français qui guillotinaient des gens désarmés, et j’espère que nous n’irons pas jusque-là. Je l’espère parce que nous sommes forts. Quand nous appréhendions des gens, nous leur disions qu’ils seraient relâchés s’ils s’engageaient à ne pas saboter. Et l’on prend de tels engagements. Notre défaut, c’est que les Soviets n’ont pas encore appris à gouverner, nous tenons trop de meetings. Que les Soviets se divisent en sections et qu’ils se mettent à gouverner. Aller au socialisme, telle est notre tâche. Ces jours-ci, les ouvriers ont obtenu une loi sur le contrôle de la production [1], en vertu de laquelle les comités d’usine deviennent une institution d’Etat. Les ouvriers doivent sans tarder mettre cette loi en vigueur. Ils donneront aux paysans des tissus, du fer, et recevront en échange du blé. Je viens de voir un camarade d’Ivanovo-Voznessensk qui m’a dit que c’était là le principal. Le socialisme, c’est le contrôle. Si vous voulez tenir compte de chaque morceau de fer, de chaque morceau de tissu, vous aurez le socialisme. Pour la production, il nous faut des ingénieurs et nous apprécions beaucoup leur travail. Nous les rétribuerons volontiers. Nous n’avons pas l’intention pour le moment de les priver de leur situation privilégiée. Quiconque veut travailler nous est précieux, mais il s’agit de travailler comme un égal sous le contrôle ouvrier et non comme un chef. Nous n’avons pas l’ombre de rancune contre les individus, et nous les aiderons à changer de situation.

En ce qui concerne les paysans, nous disons : il faut aider le paysan travailleur, ne pas vexer le paysan moyen, contraindre le paysan riche. Après la révolution du 25 octobre, on nous a menacés de nous anéantir. Des gens qui ont pris peur, ont voulu se dérober au pouvoir, mais on n’a pas pu nous anéantir. On n’y a pas réussi parce que nos ennemis ne peuvent s’appuyer que sur les élèves-officiers, alors que nous avons le peuple pour nous. Sans l’élan unanime des soldats et des ouvriers, le pouvoir ne serait jamais tombé des mains de ceux qui le détenaient. Le pouvoir est passé aux Soviets. Les Soviets sont l’expression de la liberté totale du peuple. Nous, Gouvernement soviétique, avons reçu nos pleins pouvoirs du congrès des Soviets et nous continuerons à agir comme nous avons agi jusqu’ici, convaincus que nous sommes d’avoir votre soutien. Nous n’avons exclu personne. Si les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires sont partis, c’est un crime de leur part. Nous avons proposé aux socialistes-révolutionnaires de gauche de participer au gouvernement, mais ils ont refusé. Nous ne voulons pas marchander le pouvoir, nous ne voulons pas de marchandages sans fin. Nous ne permettrons pas à la Douma de la ville, ce centre de korniloviens, de s’emparer du pouvoir. On dit que nous sommes isolés. La bourgeoisie a créé autour de nous une atmosphère de mensonges et de calomnies, mais je n’ai pas encore vu un soldat qui n’ait salué avec enthousiasme le passage du pouvoir aux Soviets. Je n’ai pas vu de paysan qui se soit prononcé contre les Soviets. L’alliance de la paysannerie pauvre et des ouvriers est indispensable ; elle assurera le triomphe du socialisme dans le monde entier.

La garde rouge que Trotsky transformera plus tard en armée rouge

Le premier détachement des partisans rouges

Décembre

Rapport de Lénine au soviet de Pétrograd en décembre 1917 :

La révolution du 25 octobre a montré l’extrême maturité politique du prolétariat qui s’est révélé capable de s’opposer fermement à la bourgeoisie. Mais la victoire complète du socialisme implique une organisation formidable, pénétrée de la conscience que le prolétariat est appelé à devenir la classe dominante.

Le prolétariat est en face des tâches qu’impose la transformation socialiste du régime politique car toutes les demi-mesures, quelque facile qu’il soit d’apporter des arguments en leur faveur, sont insignifiantes, la situation économique du pays étant arrivée à un point où on ne saurait les admettre. Dans notre combat gigantesque contre l’impérialisme et le capitalisme, les demi-mesures ne peuvent trouver place.

Vaincre ou être vaincu , - telle est la question.

Les ouvriers doivent le comprendre et ils le comprennent ; c’est ce qui ressort clairement du fait qu’ils rejettent les compromis. Plus la révolution est profonde, plus il faut de militants actifs pour substituer au capitalisme l’appareil du socialisme. Même en l’absence de tout sabotage, la petite bourgeoisie ne saurait y suffire. C’est seulement par l’initiative des masses populaires que cette tâche peut être réalisée. C’est pourquoi on ne doit pas penser aujourd’hui, surtout en ce moment, à améliorer sa propre situation, mais on doit penser à devenir la classe dominante. Il ne faut pas espérer que le prolétariat des campagnes ait l’intelligence claire et ferme de ses intérêts. Seule la classe ouvrière peut l’avoir et chaque prolétaire, conscient de la grande perspective, doit se sentir un chef et entraîner les masses derrière lui.

Le prolétariat est appelé à devenir la classe dominante, appelée à guider tous les travailleurs, la classe politiquement dominante.

Il faut lutter contre le préjugé selon lequel seule la bourgeoisie est capable de gouverner l’Etat. Le prolétariat doit assumer la charge de gérer l’Etat.

Les capitalistes font tout ce qu’ils peuvent pour empêcher la classe ouvrière de remplir ses tâches. Toutes les organisations ouvrières - syndicats, comités d’usines, etc., - ont à livrer une lutte décisive sur le plan économique. La bourgeoisie gâche tout, sabote tout pour saper la révolution ouvrière. L’organisation de la production incombe entièrement à la classe ouvrière. Rompons une fois pour toutes avec le préjugé qui veut que les affaires de l’Etat, la gestion des banques, des usines soit une tâche inaccessible pour les ouvriers. Mais tout cela ne peut être réalisé que par un immense travail d’organisation, de tous les instants.

Il est indispensable d’organiser l’échange des produits, la comptabilité, le contrôle systématique - telle est la mission de la classe ouvrière, et la vie des usines et des fabriques leur a donné les connaissances nécessaires pour l’accomplir.

Que chaque comité d’usine se sente mobilisé non seulement pour les affaires de son entreprise, mais encore comme cellule organisatrice pour normaliser toute la vie de l’Etat.

Il est facile de promulguer un décret sur l’abolition de la propriété privée, mais seuls les ouvriers eux-mêmes doivent et peuvent l’appliquer. Qu’il se produise des erreurs, soit ! ce sont les erreurs d’une nouvelle classe qui crée une vie nouvelle.

Il n’y a pas, il ne peut y avoir de plan concret pour l’organisation de la vie économique.

Personne ne peut en donner. Seule la masse peut le faire d’en bas, à partir de son expérience. Naturellement, des indications seront fournies, des chemins seront tracés, mais il faut commencer à la fois par en haut et par en bas.

Les Soviets doivent se transformer en organismes réglementant toute la production de la Russie, mais pour qu’ils ne deviennent pas des états-majors sans troupes, il est indispensable de militer à la base...

La masse ouvrière doit organiser le contrôle et la production sur une vaste échelle nationale. C’est dans l’organisation de la masse laborieuse et non d’un certain nombre d’individus que réside le gage du succès ; et si nous atteignons ce but, si nous mettons sur pied la vie économique, toutes les forces qui s’opposent à nous se trouveront balayées d’elles-mêmes.

Article de Lénine dans la Pravda du 24 décembre 1917 :

Ceux qui sont effrayés

par la faillite de l’ancien et ceux qui luttent pour le nouveau

« Les bolchéviks sont depuis deux mois déjà au pouvoir et, au lieu du paradis socialiste, nous voyons l’enfer du chaos, de la guerre civile, d’une désorganisation encore plus grande. » Voilà ce qu’écrivent, ce que disent et ce que pensent les capitalistes et leurs tenants, conscients ou à demi-conscients.

Nous répondons : les bolchéviks ne sont au pouvoir que depuis deux mois, et un progrès immense vers le socialisme est déjà réalisé. C’est ce que ne voit pas celui qui ne veut pas voir ou qui ne sait pas envisager les événements historiques dans leur enchaînement. On ne veut pas voir qu’en quelques semaines les institutions non démocratiques dans l’armée, à la campagne, dans les fabriques ont été détruites presque de fond en comble. Or, il n’y a pas, il ne peut y avoir d’autre voie vers le socialisme, en dehors de cette destruction. On ne veut pas voir qu’en quelques semaines le mensonge impérialiste qui régnait en politique extérieure, faisait traîner la guerre et masquait les conquêtes et les rapines par des traités secrets, a fait place à une politique de paix véritablement révolutionnaire et démocratique, qui a déjà abouti à un résultat concret aussi important que l’armistice et a centuplé le rayonnement de notre révolution. On ne veut pas voir que le contrôle ouvrier et la nationalisation des banques sont amorcés, et que ce sont là précisément les premiers pas vers le socialisme.

Ils ne savent pas comprendre les perspectives historiques, ceux qui sont écrasés par la routine du capitalisme, abasourdis par la faillite formidable de l’ancien régime, par les craquements et le fracas, par le « chaos » (chaos apparent) dû à l’écroulement, à l’effondrement des édifices séculaires du tsarisme et de la bourgeoisie, ceux qui sont effrayés par l’exacerbation de la lutte de classes, par sa transformation en guerre civile, la seule légitime, la seule juste, la seule sacrée, - non au sens que les popes donnent à ce mot, mais dans son sens humain, la guerre sacrée des opprimés contre les oppresseurs pour renverser ces derniers et pour affranchir les travailleurs de toute oppression. Au fond, tous ces bourgeois atterrés, consternés, terrifiés, ces petits bourgeois et ces « commis de la bourgeoisie » s’en tiennent, souvent sans en avoir conscience, à la vieille idée absurde, sentimentale, plate, propre à la gent intellectuelle, de l’« introduction du socialisme », acquise « par ouï-dire », en attrapant au vol des bribes de la doctrine socialiste, en reprenant à leur compte les déformations de cette doctrine, dues à des ignorants, à des pseudo-savants, en nous attribuant à nous, marxistes, cette idée et même un plan pour « introduire » le socialisme.

De telles idées, pour ne pas parler de plans, nous sont étrangères, à nous, marxistes. Nous avons toujours su, toujours dit, toujours répété qu’on ne peut pas « introduire » le socialisme, qu’il apparaît au cours de la lutte de classes la plus intense, la plus aiguë, la plus âpre, la plus farouche, et au cours de la guerre civile, qu’entre le capitalisme et le socialisme s’étend une longue période « d’enfantement douloureux », que la violence est toujours l’accoucheuse de la vieille société, qu’à la période de transition de la société bourgeoise à la société socialiste correspond un Etat spécial (c’est-à-dire un système spécial de violence organisée à l’égard d’une classe donnée), à savoir : la dictature du prolétariat. Mais la dictature du prolétariat présuppose et exprime un état de guerre latent, des mesures militaires pour lutter contre les adversaires du pouvoir prolétarien. La Commune a été une dictature du prolétariat ; Marx et Engels lui ont reproché de n’avoir pas utilisé avec assez d’énergie sa force armée pour écraser la résistance des exploiteurs, et estimaient que c’était là une des causes de sa chute [1].

Au fond, toutes ces clameurs des intellectuels à propos de la répression de la résistance des capitalistes ne sont autre chose qu’une survivance de l’ancienne politique « conciliatrice », pour parler « poliment ». Mais si l’on parle avec la franchise prolétarienne, il faudra dire : c’est encore la servilité devant le sac d’argent, tel est le fond des vociférations contre la violence ouvrière actuelle, employée (malheureusement avec encore trop peu de force et d’énergie) contre la bourgeoisie, contre les saboteurs, contre les contre-révolutionnaires. « La résistance des capitalistes est brisée », proclamait le brave Péchékhonov, ministre conciliateur, en juin 1917. Ce bonhomme ne soupçonnait même pas que la résistance devait être effectivement brisée, qu’elle le sera et qu’une telle action s’appelle précisément, en langage scientifique, la dictature du prolétariat, que toute une période historique est caractérisée par l’écrasement de la résistance des capitalistes, donc par la violence systématique à l’égard de toute une classe (la bourgeoisie) et de ses complices.

L’esprit de lucre, l’esprit de lucre sordide, haineux, forcené des possédants, la terreur et la servilité de leurs parasites, telle est l’origine sociale des hurlements que pousse à présent la gent intellectuelle de la Retch à la Novaïa Jizn, contre les violences du prolétariat et de la paysannerie révolutionnaires. Telle est la signification objective de leurs vociférations, de leurs lamentations, de leurs cris de cabotins sur la « liberté » (la liberté pour les capitalistes d’opprimer le peuple), etc., etc. Ils seraient « disposés » à reconnaître le socialisme, si l’humanité sautait au socialisme d’un seul coup, d’un seul bond sensationnel, sans bruit, sans lutte, sans grincements de dents de la part des exploiteurs, sans leurs multiples tentatives de sauvegarder l’ancien état de choses ou de le restaurer par un détour, en sourdine, sans « ripostes » réitérées de la violence révolutionnaire prolétarienne à de telles tentatives. Ces pique-assiette intellectuels de la bourgeoisie sont « prêts », selon le proverbe allemand bien connu, à laver la peau à condition qu’elle reste toujours sèche.

Quand la bourgeoisie et ses fonctionnaires, employés, médecins, ingénieurs et autres gens habitués à la servir, ont recours à des mesures extrêmes de résistance, cela épouvante les intellectuels. Ils tremblent de peur et poussent des glapissements encore plus perçants sur la nécessité de revenir à la « politique conciliatrice ». Mais nous et tous les amis sincères de la classe opprimée, nous ne pouvons que nous réjouir de ces mesures extrêmes de résistance de la part des exploiteurs, car nous attendons la virilité du prolétariat, sa maturité pour le pouvoir non des palabres et des exhortations, non de l’école des sermons doucereux et des déclamations sentencieuses, mais de l’école de la vie, de l’école de la lutte. Pour devenir la classe dirigeante et pour triompher définitivement de la bourgeoisie, le prolétariat doit acquérir cette connaissance, car il ne peut nulle part la trouver toute faite. Or, il faut s’instruire dans la lutte. Seule la lutte sérieuse, persévérante, farouche, nous instruit. Plus la résistance des exploiteurs sera acharnée, et plus leur écrasement, par les exploités sera énergique, inflexible, impitoyable, efficace. Plus les tentatives et les efforts des exploiteurs pour sauvegarder l’ancien régime seront nombreux, et plus promptement le prolétariat apprendra à chasser ses ennemis de classe de leurs derniers refuges, à extirper les racines de leur domination, à faire disparaître le terrain même sur lequel ont pu (et devaient) surgir l’esclavage du salariat, la misère des masses, la cupidité et l’impudence des ploutocrates.

A mesure que croît la résistance de la bourgeoisie et de ses larbins, croît la force du prolétariat et de la paysannerie qui se joint à lui. Les exploités se trempent, mûrissent, progressent, s’instruisent, dépouillent « le vieil homme » du salariat asservissant à mesure qu’augmente la résistance de leurs ennemis, les exploiteurs. La victoire sera pour les exploités, car ils ont pour eux la vie, la force du nombre, la force de la masse, les sources intarissables de l’abnégation, de l’idéal, de l’honnêteté de ce qu’on appelle le « simple peuple », des ouvriers et des paysans qui prennent leur essor, qui s’éveillent pour édifier un monde nouveau et dont les réserves d’énergie et de talents sont gigantesques. La victoire est à eux.

Notes

[1]. Lettre de K. Marx à W. Liebknecht du 6 avril 1871 et lettre de K. Marx à L. Kügelmann du 12 avril 1871. [N.E.]


The meaning of revolution

Revolution means a change of the social order. It transfers the power from the hands of a class which has exhausted itself into those of another class, which is in the ascendant. Insurrection constitutes the sharpest and most critical moment in the struggle for power of two classes. The insurrection can lead to the real victory of the Revolution and to the establishment of a new order only when it is based on a progressive class, which is able to rally around it the overwhelming majority of the people.

As distinguished from the processes of nature, a revolution is made by human beings and through human beings. But in the course of revolution, too, men act under the influence of social conditions which are not freely chosen by them but are handed down from the past and imperatively point out the road which they must follow. For this reason, and only for this reason, a revolution follows certain laws.

But human consciousness does not merely passively reflect its objective conditions. It is accustomed to react actively to them. At certain times this reaction assumes a tense, passionate, mass character. The barriers of right and might are overthrown. The active intervention of the masses in historical events is in fact the most indispensable element of a revolution.

But even the stormiest activity can remain in the stage of demonstration or rebellion, without rising to the height of a revolution. The uprising of the masses must lead to the overthrow of the domination of one class and to the establishment of the domination of another. Only then have we achieved a revolution. A mass uprising is no isolated undertaking, which can be conjured up any time one pleases. It represents an objectively-conditioned element in the development of a revolution, just as a revolution represents an objectively-conditioned process in the development of society. But if the necessary conditions for the uprising exist, one must not simply wait passively, with open mouth ; as Shakespeare says : “There is a tide in the affairs of men which taken at the flood, leads on to fortune.”

In order to sweep away the outlived social order, the progressive class must understand that its hour has struck and set before itself the task of conquering power. Here opens the field of conscious revolutionary action, where foresight and calculation combine with will and courage. In other words : here opens the field of action of the Party.

The Coup d’État

The revolutionary Party unites within itself the flower of the progressive class. Without a Party which is able to orientate itself in its environment, appreciate the progress and rhythm of events and early win the confidence of the masses, the victory of the proletarian revolution is impossible. These are the reciprocal relations between the objective and the subjective factors of insurrection and revolution.

In disputations, particularly theological ones, it is customary, as you know, for the opponents to discredit scientific truth by driving it to an absurdity. This method is called in logic Reductio ad absurdum. We shall start from an absurdity so as to approach the truth with all the greater safety. In any case, we cannot complain of lack of absurdities. Let us take one of the most recent, and crude.

The Italian writer Malaparte, who is something in the nature of a Fascist theoretician – there are such, too – not long ago, launched a book on the technique of the coup d’état. Naturally, the author devotes a not inconsiderable number of pages of his “investigation” to the October upheaval.

In contradistinction to the “strategy” of Lenin which was always related to the social and political conditions of Russia in 1917, “the tactics of Trotsky.” in Malaparte’s words, “were, on the contrary, not at all limited by the general conditions of the country.” This is the main idea of the book ! Malaparte compels Lenin and Trotsky in the pages of his book, to carry on numerous dialogues, in which both participants together show as much profundity of mind as Nature put at the disposal of Malaparte alone. In answer to Lenin’s considerations of the social and political prerequisites of the upheaval, Malaparte has his alleged Trotsky say, literally, “Your strategy requires far too many favourable circumstances ; the insurrection needs nothing, it is self-sufficing.” You hear : “The insurrection needs nothing !” That is precisely the absurdity which must help us to approach the truth. The author repeats persistently, that, in the October Revolution, it was not the strategy of Lenin but the tactics of Trotsky which won the victory. These tactics, according to his words, are a menace even now to the peace of the States of Europe. “The strategy of Lenin” I quote word for word, “does not constitute any immediate danger for the Governments of Europe. But the tactics of Trotsky do constitute an actual and consequently a permanent danger to them.” Still more concretely, “Put Poincaré in the place of Kerensky and the Bolshevik coup d’état of October, 1917 would have been just as successful.” It is hard to believe that such a book has been translated into several languages and taken seriously.

We seek in vain to discover what is the necessity altogether of the historically-conditioned strategy of Lenin, if “Trotsky’s tactics” can fulfil the same tasks in every situation. And why are successful revolutions so rare, if only a few technical recipes suffice for their success ?

The dialogue between Lenin and Trotsky presented by the fascist author is in content, as well as in form, an insipid invention, from beginning to end. Of such inventions there are not a few floating around the world. For example, in Madrid, there has been printed a book, La Vida del Lenin (The Life of Lenin) for which I am as little responsible as for the tactical recipes of Malaparte. The Madrid weekly, Estampa, published in advance whole chapters of this alleged book of Trotsky’s on Lenin, which contain horrible desecrations of the life of that man whom I valued and still value incomparably higher than anyone else among my contemporaries.

But let us leave the forgers to their fate. Old Wilhelm Liebknecht, the father of the unforgettable fighter and hero Karl Liebknecht, liked to say, “A revolutionary politician must provide himself with a thick skin.” Doctor Stockmann even more expressively recommended that anyone who proposed to act in a manner contrary to the opinion of society should refrain from putting on new trousers. We will take note of the two good pieces of advice and proceed.

The Causes of October

What questions does the October Revolution raise in the mind of a thinking man ?

Why and how did this revolution take place ? More correctly, why did the proletarian revolution conquer in one of the most backward countries in Europe ?
What have been the results of the October revolution ? And finally :
Has the October Revolution stood the test ?

The first question, as to the causes, can now be answered more or less exhaustively. I have attempted to do this in great detail in my History of the Revolution. Here I can only formulate the most important conclusions.

The Law of Uneven Development

The fact that the proletariat reached power for the first time in such a backward country as the former Tsarist Russia seems mysterious only at a first glance ; in reality it is fully in accord with historical law. It could have been predicted, and it was predicted. Still more, on the basis of the prediction of this fact the revolutionary Marxists built up their strategy long before the decisive events.

The first and most general explanation is : Russia is a backward country, but only a part of world economy, only an element of the capitalist world system. In this sense Lenin solved the enigma of the Russian Revolution with the lapidary formula, “The chain broke at its weakest link.”

A crude illustration : the Great War, the result of the contradictions of world imperialism, drew into its maelstrom countries of different stages of development, but made the same claims on all the participants. It is clear that the burdens of the war would be particularly intolerable for the most backward countries. Russia was the first to be compelled to leave the field. But to tear itself away from the war, the Russian people had to overthrow the ruling classes. In this way the chain of war broke at its weakest link.

Still, war is not a catastrophe coming from outside like an earthquake, but, as old Clausewitz said, the continuation of politics by other means. In the last war, the main tendencies of the imperialistic system of “peace” time only expressed themselves more crudely. The higher the general forces of production, the tenser the competition on the world markets, the sharper the antagonisms and the madder the race for armaments, so much the more difficult it became for the weaker participants. That is precisely why the backward countries assumed the first places in the succession of collapse. The chain of world capitalism always tends to break at its weakest link.

If, as a result of exceptional unfavourable circumstances – for example, let us say, a successful military intervention from the outside or irreparable mistakes on the part of the Soviet Government itself – capitalism should arise again on the immeasurably wide Soviet territory, its historical inadequacy would at the same time have inevitably arisen and such capitalism would in turn soon become the victim of the same contradictions which caused its explosion in 1917. No tactical recipes could have called the October Revolution into being, if Russia had not carried it within its body. The revolutionary Party in the last analysis can claim only the role of an obstetrician, who is compelled to resort to a Caesarean operation.

One might say in answer to this : “Your general considerations may adequately explain why old Russia had to suffer shipwreck, that country where backward capitalism and an impoverished peasantry were crowned by a parasitic nobility and a decaying monarchy. But in the simile of the chain and it weakest link there is still missing the key to the real enigma : How could a socialist revolution succeed in a backward country ? History knows of more than a few illustrations of the decay of countries and civilisations accompanied by the collapse of the old classes for which no progressive successors had been found. The breakdown of old Russia should, at first sight have changed the country into a capitalist colony rather than into a Socialist State.

This objection is very interesting. It leads us directly to the kernel of the whole problem. And yet, this objection is erroneous ; I might say, it lacks internal symmetry. On the one hand, it starts from an exaggerated conception of the phenomenon of historical backwardness in general.

Living beings, including man, of course, go through similar stages of development in accordance with their ages. In a normal five-year old child, we find a certain correspondence between the weight, size and the internal organs. But it is quite otherwise with human consciousness. In contrast with anatomy and physiology, psychology, both individual and collective, is distinguished by exceptional capacity of absorption, flexibility and elasticity ; therein consists the aristocratic advantage of man over his nearest zoological relatives, the apes. The absorptive and flexible psyche confers on the so-called social “organisms", as distinguished from the real, that is biological organisms, an exceptional variability of internal structure as a necessary condition for historical progress. In the development of nations and states, particularly capitalist ones, there is neither similarity nor regularity. Different stages of civilisation, even polar opposites, approach and intermingle with one another in the life of one and the same country.

The Law of Combined Development

Let us not forget that historical backwardness is a relative concept. There being both backward and progressive countries, there is also a reciprocal influencing of one by the other ; there is the pressure of the progressive countries on the backward ones ; there is the necessity for the backward countries to catch up with the progressive ones, to borrow their technology and science, etc. In this way arises the combined type of development : features of backwardness are combined with the last word in world technique and in world thought. Finally the countries historically backward, in order to escape their backwardness, are often compelled to rush ahead of the others.

The flexibility of the collective consciousness makes it possible under certain conditions to achieve the result, in the social arena, which in individual psychology is called “overcoming the consciousness of inferiority”. In this sense we can say that the October Revolution was an heroic means whereby the people of Russia were able to overcome their own economic and cultural inferiority.

But let us pass over from these historico-philosophic, perhaps somewhat too abstract, generalisations, and put up the same question in concrete form, that is within the cross-section of living economic facts. The backwardness of Russia expressed itself most clearly at the beginning of the twentieth century in the fact that industry occupied a small place in that country in comparison with the peasantry. Taken as a whole, this meant a low productivity of the national labour. Suffice it to say that on the eve of the war, when Tsarist Russia had reached the peak of its well-being, the national income was eight to ten times lower than in the United States. This expresses numerically the “amplitude” of its backwardness if the word “amplitude” can be used at all in connection with backwardness.

At the same time however, the law of combined development expressed itself in the economic field at every step, in simple as well as in complex phenomena. Almost without highways, Russia was compelled to build railroads. Without having gone through the European artisan and manufacturing stages, Russia passed directly to mechanised production. To jump over intermediate stages is the way of backward countries.

While peasant agriculture often remained at the level of the seventeenth century, Russia’s industry, if not in scope, at least in type, reached the level of progressive countries and in some respects rushed ahead of them. It suffices to say that gigantic enterprises, with over a thousand workers each, employed in the United States less than 18 per cent of the total number of industrial workers. In Russia it was over 41%. This fact is hard to reconcile with the conventional conception of the economic backwardness of Russia. It does not on the other hand, refute this backwardness, but dialectically complements it.

The same contradictory character was shown by the class structure of the country. The finance capital of Europe industrialised Russian economy at an accelerated tempo. The industrial bourgeoisie forthwith assumed a large scale capitalistic and anti-popular character. The foreign stock-holders moreover, lived outside of the country. The workers, on the other hand, were naturally Russians. Against a numerically weak Russian bourgeoisie, which had no national roots, there stood confronting it a relatively strong proletariat with strong roots in the depths of the people.

The revolutionary character of the proletariat was furthered by the fact that Russia in particular, as a backward country, under the compulsion of catching up with its opponents, had not been able to work out its own social or political conservatism. The most conservative country of Europe, in fact of the entire world, is considered, and correctly, to be the oldest capitalist country – England. The European country freest of conservatism would in all probability be Russia.

But the young, fresh, determined proletariat of Russia still constituted only a tiny minority of the nation. The reserves of its revolutionary power lay outside of the proletariat itself-in the peasantry, living in half-serfdom ; and in the oppressed nationalities.

The peasantry

The subsoil of the revolution was the agrarian question. The old feudal monarchic system became doubly intolerable under the conditions of the new capitalist exploitation. The peasant communal areas amounted to some 140 million dessiatines. But 30,000 large landowners, whose average holdings were over 2,000 dessiatines, owned altogether 7 million dessiatines, that is as much as some 10 million peasant population. These statistics of land tenure constituted a ready-made programme of agrarian revolt.

The nobleman, Bokorin, wrote in 1917 to the dignitary, Rodsianko, the Chairman of the last municipal Duma : “I am a landowner and I cannot get it into my head that I must lose my land, and for an unbelievable purpose to boot, for the experiment of the socialist doctrine.” But it is precisely the task of revolutions to accomplish that which the ruling classes cannot get into their heads.

In Autumn, 1917, almost the whole country was the scene of peasant revolts. Of the 642 departments of old Russia, 482, that is 77%, were affected by the movements ! The reflection of the burning villages lit up the arena of the insurrections in the cities.

But you may argue the war of the peasants against the landowners is one of the classic elements of bourgeois revolution, and not at all of the proletarian revolution !

Perfectly right, I reply – so it was in the past. But the inability of capitalist society to survive in an historically backward country was expressed precisely in the fact that the peasant insurrections did not drive the bourgeois classes of Russia forward but on the contrary, drove them back for good into the camp of reaction. If the peasantry did not want to be completely ruined there was nothing else left for it but to join the industrial proletariat. This revolutionary joining of the two oppressed classes was foreseen by the genius of Lenin and prepared for him long before.

Had the agrarian question been courageously solved by the bourgeoisie, the proletariat of Russia would not, obviously, have been able to arrive at the power in 1917. But the Russian, bourgeoisie, covetous and cowardly, too late on the scene, prematurely a victim of senility, dared not lift a hand against feudal property. But thereby it delivered the power to the proletariat and together with it the right to dispose of the destinies of bourgeois society.

In order for the Soviet State to come into existence, it was consequently necessary for two factors of a different historical nature to collaborate : the peasant war, that is to say, a movement which is characteristic of the dawn of bourgeois development, and the proletarian insurrection, or uprising which announces the decline of the bourgeois movement. There we have the combined character of the Russian Revolution.

Once let the Bear – the peasant – stand up on his hind feet, he becomes terrible in his wrath. But he is unable to give conscious expression to his indignation. He needs a leader. For the first time in the history of the world, the insurrectionary peasants found a faithful leader in the person of the proletariat.

Four million workers in industry and transport leading a hundred million peasants. That was the natural and inevitable reciprocal relations between proletariat and peasantry in the Revolution.

The national question

The second revolutionary reserve of the proletariat was formed by the oppressed nationalities, who moreover were also predominantly peasants. Closely allied with the historical backwardness of the country is the extensive character of the development of the State, which spread out like a grease spot from the centre at Moscow to the circumference. In the East, it subjugated the still more backward peoples, basing itself upon them, in order to stifle the more developed nationalities of the West. To the 70 million Great Russians, who constituted the main mass of the population were added gradually some 90 millions of other races.

In this way arose the empire, in whose composition the ruling nationality made up only 43 percent of the population, while the remaining 57 per cent, consisted of nationalities of varying degrees of civilisation and legal deprivation. The national pressure was incomparably cruder than in the neighbouring States, and not only than those beyond the western frontier, but beyond the eastern one too. This conferred on the national problem an enormous explosive force.

The Russian liberal bourgeoisie was not willing in either the national or the agrarian question, to go beyond certain amelioration’s of the regime of oppression and violence. The “democratic” Governments of Miliukov and Kerensky, which reflected the interests of the great Russian bourgeoisie and bureaucracy actually hastened to impress upon the discontented nationalities in the course of the eight months of their existence : “You will obtain what you can get by force.”

The inevitability of the development of the centrifugal national movements had been early taken into consideration by Lenin. The Bolshevik Party struggled obstinately for years for the right of self-determination for nations, that is, for the right of full secession. Only through this courageous position on the national question could the Russian proletariat gradually win the confidence of the oppressed peoples. The national independence movement as well as the agrarian movement, necessarily turned against the official democracy, strengthened the proletariat, and poured into the stream of the October upheaval.

The permanent revolution

In these ways the riddle of the proletarian upheaval in an historically backward country loses its veil of mystery.

Marxist revolutionaries predicted, long before the events, the march of the Revolution and the historical role of the young Russian proletariat. I may be permitted to repeat here a passage from a work of my own in 1905.

“In an economically backward country the proletariat can arrive at power earlier than in a capitalistically advanced one ...

“The Russian Revolution creates the conditions under which the power can (and in the event of a successful revolution must) be transferred to the proletariat, even before the policy of bourgeois liberalism receives the opportunity of unfolding its genius for government to its full extent.

“The destiny of the most elementary revolutionary interest of the peasantry ... is bound up with the destiny of the whole revolution, that is, with the destiny of the proletariat. The proletariat, once arrived at power, will appear before the peasantry as the liberating class.

“The proletariat enters into the Government as the revolutionary representative of the nation, as the acknowledged leader of the people in the struggle with absolutism and the barbarism of serfdom.

“The proletarian regime will have to stand from the very beginning for the solution of the agrarian question, with which the question of the destiny of tremendous masses of the population of Russia is bound up.”

I have taken the liberty of quoting these passages as evidence that the theory of the October Revolution which I am presenting today is no casual improvisation and was not constructed ex-post facto under the pressure of events. No, in the form of a political prognosis it preceded the October upheaval by a long time. You will agree that a theory is in general valuable only in so far as it helps to foresee the course of development and influence it purposively. Therein, in general terms, is the invaluable importance of Marxism as a weapon of social historical orientation. I am sorry that the narrow limits of the lecture do not permit me to enlarge upon the above quotation materially. I will therefore content myself with a brief resume of the whole work which dates from 1905.

In accordance with its immediate tasks, the Russian Revolution is a bourgeois revolution. But the Russian bourgeoisie is anti-revolutionary. The victory of the Revolution is therefore possible only as a victory of the proletariat. But the victorious proletariat will not stop at the programme of bourgeois democracy : it will go on to the programme of socialism. The Russian Revolution will become the first stage of the Socialist world revolution.

This was the theory of permanent revolution formulated by me in 1905 and since then exposed to the severest criticism under the name of “Trotskyism”.

To be more exact, it is only a part of this theory. The other part, which is particularly timely now, states :

The present productive forces have long outgrown their national limits. A socialist society is not feasible within national boundaries. Significant as the economic successes of an isolated workers’ state may be, the programme of “Socialism in one country” is a petty-bourgeois utopia. Only a European and then a world federation of socialist republics can be the real arena for a harmonious socialist society.

Today, after the test of events, I see less reason than ever to discard this theory.

Pre-requisites for October

After all that has been said above, is it still worthwhile to recall the Fascist writer Malaparte, who ascribes to me tactics which are independent of strategy and amount to a series of technical recipes for insurrection, applicable in all latitudes and longitudes ? It is a good thing that the name of the luckless theoretician of the coup d’état makes it easy to distinguish him from the victorious practitioner of the coup d’état ; no one therefore runs the risk of confusing Malaparte with Bonaparte.

Without the armed insurrection of 7th November, 1917, the Soviet State would not be in existence. But the insurrection itself did not drop from heaven. A series of historical prerequisites were necessary for the October Revolution.

The rotting away of the old ruling classes-the nobility, the monarchy, the bureaucracy.
The political weakness of the bourgeoisie, which had no roots in the masses of the people.
The revolutionary character of the agrarian question.
The revolutionary character of the problem of the oppressed nationalities.
The significant social burdens weighing on the proletariat.

To these organic preconditions must be added certain highly important connected conditions.

The Revolution of 1905 was the great school or in Lenin’s phrase, “the dress rehearsal” of the Revolution of 1917. The Soviet’s as the irreplaceable organisational form of the proletarian united front in the Revolution were created for the first time in the year 1905.
The imperialist war sharpened all the contradictions, tore the backward masses out of their immobility, and thus prepared the grandiose scale of the catastrophe.

The Bolshevik Party

But all these conditions, which fully sufficed for the outbreak of the Revolution, were insufficient to assure the victory of the proletariat in the Revolution. For this victory one condition more was necessary.

The Bolshevik Party

When I enumerate this condition last in the series, I do it only because it follows the logical sequence, and not because I assign the last place in the order of importance to the Party.

No, I am far from such a thought. The liberal bourgeoisie can seize power and has seized it more than once as the result of struggles in which it took no part ; it possesses organs of seizure which are admirably adapted to the purpose. But the working masses are in a different position ; they have long been accustomed to give, and not to take. They work, are patient as long as they can be, hope, lose patience, rise up and struggle, die, bring victory to others, are betrayed, fall into despondency, bow their necks, and work again. Such is the history of the masses of the people under all regimes. To be able to take the power firmly and surely into its hands the proletariat needs a Party, which far surpasses other parties in the clarity of its thought and in its revolutionary determination.

The Bolshevik Party, which has been described more than once and with complete justification as the most revolutionary Party in the history of mankind was the living condensation of the modern history of Russia, of all that was dynamic in it. The overthrow of Tsarism had long been recognised as the necessary condition for the development of economy and culture. But for the solution of this task, the forces were insufficient. The bourgeoisie feared the Revolution. The intelligentsia tried to bring the peasant to his feet. The muzhik, incapable of generalising his own miseries and his aims, left this appeal unanswered. The intelligentsia armed itself with dynamite. A whole generation was wasted in this struggle.

On March 1st 1887, Alexander Ulianov carried out the last of the great terrorist plots. The attempted assassination of Alexander III failed. Ulianov and the other participants were executed. The attempt to make chemical preparation take the place of a revolutionary class, came to grief. Even the most heroic intelligentsia is nothing without the masses. Ulianov’s younger brother Vladimir, the future Lenin, the greatest figure of Russian history, grew up under the immediate impression of these facts and conclusion. Even in his early youth he placed himself on the foundations of Marxism and turned his face toward the proletariat. Without losing sight of the village for a moment he sought the way of the peasantry through the workers. Inheriting from his revolutionary predecessors their capacity for self sacrifice, and their willingness to go to the limit, Lenin, at an early age, became the teacher of the new generation of the intelligentsia and of the advanced workers. In strikes and street fights, in prisons and in exile, the workers received the necessary tempering. They needed the searchlight of Marxism to light up their historical road in the darkness of absolutism.

Among the émigrés the first Marxist group arose in 1883. In 1899 at a secret meeting, the foundation of the Russian Social-Democratic Workers Party was proclaimed (we all called ourselves Social-Democrats in those days). In 1903 occurred the split between Bolsheviks and Mensheviks, and in 1912 the Bolshevik faction finally became an independent Party.

It learned to recognise the class mechanics of society in its struggles during the events of twelve years (1905-1917). It educated groups equally capable of initiative and of subordination. The discipline of its revolutionary action was based on the unity of its doctrine, on the tradition of common struggles and on confidence in its tested leadership.

Such was the party in 1917. Despised by the official “public opinion” and the paper thunder of the intelligentsia Press it adapted itself to the movement of the masses. It kept firmly in hand the lever of control in the factories and regiments. More and more the peasant masses turned toward it. If we understand by “nation” not the privileged heads, but the majority of the people, that is, the workers and peasants, then the Bolsheviks became during the course of 1917 a truly national Russian Party.

In September, 1917, Lenin who was compelled to keep in hiding gave the signal, “The crisis is ripe, the hour of insurrection has approached.” He was right. The ruling classes faced with the problems of the war, the land and liberation, had got into inextricable difficulties. The bourgeoisie positively lost its head. The democratic parties, the Mensheviks and Social-Revolutionaries, dissipated the last remaining bit of confidence of the masses in them by their support of the imperialist war, by their policy of compromise and concessions to the bourgeois and feudal property owners. The awakened army no longer wanted to fight for the alien aims of imperialism. Disregarding democratic advice, the peasantry smoked the landowners out of their estates. The oppressed nationalities of the far boundaries rose up against the bureaucracy of Petrograd. In the most important workers’ and soldiers’ Soviets the Bolsheviks were dominant. The ulcer was ripe. It needed a cut of the lancet.

Only under these social and political conditions was the insurrection possible. And thus it also became inevitable. But there is no playing around with insurrection. Woe to the surgeon who is careless in the use of the lancet ! Insurrection is an art. It has its laws and its rules.

The party faced the realities of the October insurrection with cold calculation and with ardent resolution. Thanks to this, it conquered almost without victims. Through the victorious soviets the Bolsheviks placed themselves at the head of a country which occupies one sixth of the surface of the globe.

The majority of my present listeners, it is to be presumed, did not occupy themselves at all with politics in 1917. So much the better. Before the young generation lies much that is interesting, if not always easy. But the representatives of the old generation in this hall will certainly remember well how the seizure of power by the Bolsheviks was received : as a curiosity, as a misunderstanding, as a scandal ; most often as a nightmare which was bound to disappear with the first rays of dawn. The Bolsheviks would last twenty four hours, a week, month, year. The period had to be constantly lengthened. The rulers of the whole world armed themselves up against the first workers’ state : civil war was stirred up, interventions again and again, blockade. So passed year after year. Meantime, history has recorded fifteen years of existence of the Soviet power.

Can October be justified ?

“Yes", some opponents will say, “the adventure of October has shown itself to be much more substantial than many of us thought. Perhaps it was not even quite an ‘adventure’. Nevertheless, the question (#8211 ; What was achieved at this high cost ? – retains its full force. Have the dazzling promises which the Bolsheviks proclaimed on the eve of the Revolution been fulfilled ?”

Before we answer the hypothetical opponent let us note that the question in and of itself is not new. On the contrary, it followed right at the heels of the October Revolution, since the day of its birth.

The French journalist, Clad Anet, who was in Petrograd during the Revolution, wrote as early as 27th October, 1917 :

“The maximalists (which was what the French called the Bolsheviks at that time) have seized power and the great day has come. At last, I say to myself, I shall behold the realisation of the socialist Eden which has been promised us for so many years ... Admirable adventure ! A privileged position !”

And so on and so forth. What sincere hatred was behind the ironical salutation ! The very morning after the capture of the Winter Palace, the reactionary journalist hurried to register his claim for a ticket of admission to Eden. Fifteen years have passed since the Revolution. With all the greater absence of ceremony our enemies reveal their malicious joy over the fact that the land of the Soviets, even today, bears but little resemblance to a realm of general well-being. Why then the Revolution and why the sacrifice ?

Permit me to express the opinion that the contradictions, difficulties, mistakes and insufficiency of the Soviet regime are no less familiar to me than to anyone. I, personally, have never concealed them, whether in speech or in writing. I have believed and I still believe that revolutionary politics as distinguished from conservative, cannot be built up on concealment. “To speak out that which is” must be the highest principle of the workers’ State.

But in criticism, as well as in creative activity, perspective is necessary. Subjectivism is a poor adviser, particularly in great questions. Periods of time must be commensurate with the tasks, and not with individual caprices. Fifteen years ! Haw long is that in the life of one man ! Within that period not a few of our generation were borne to their graves and those who remain have added innumerable grey hors. But these same fifteen years – what an insignificant period in the life of a people ! Only a minute on the clock of history.

Capitalism required centuries to establish itself in the struggle against the Middle Ages, to raise the level of science and technique, to build railroads, to make use of electric current. And then ? Then humanity was thrust by capitalism into the hell of wars and crises.

But Socialism is allowed by its enemies, that is, by the adherents of capitalism, only a decade and a half to install on earth Paradise, with all modern improvements. Such obligations were never assumed by us.

The processes of great changes must be measured by scales which are commensurate with them. I do not know if the Socialist society will resemble the biblical Paradise. I doubt it. But in the Soviet Union there is no Socialism as yet. The situation that prevails there is one of transition, full of contradictions, burdened with the heavy inheritance of the past and in addition is under the hostile pressure of the capitalistic states. The October Revolution has proclaimed the principles of the new society. The Soviet Republic has shown only the first stage of its realisation. Edison’s first lamp was very bad. We must learn how to discern the future.

But the unhappiness that rains on living men ! Do the results of the Revolution justify the sacrifice which it has caused ? A fruitless question, rhetorical through and through ; as if the processes of history admitted of a balance sheet accounting ! We might just as well ask, in view of the difficulties and miseries of human existence, “Does it pay to be born altogether ?” To which Heine wrote : “And the fool expects an answer” ... Such melancholy reflections haven’t hindered mankind from being born and from giving birth. Even in these days of unexampled world crisis, suicides fortunately constitute an unimportant percentage. But peoples never resort to suicide. When their burdens are intolerable they seek a way out through revolution.

Besides who are they who are indignant over the victims of the social upheaval ? Most often those who have paved the way for the victims of the imperialist war, and have glorified or, at least, easily accommodated themselves to it. It is now our turn to ask, “Has the war justified itself ? What has it given us ? What has it taught ?”

The reactionary historian, Hippolyte Taine, in his eleven volume pamphlet against the great French Revolution describes, not without malicious joy, the sufferings of the French people in the years of the dictatorship of the Jacobins and afterward. The worst off were the lower classes of the cities, the plebeians, who as “sansculottes” had given of their best for the Revolution. Now they or their wives stood in line throughout cold nights to return empty-handed to the extinguished family hearth. In the tenth year of the Revolution, Paris was poorer than before it began. Carefully selected, artificially pieced out facts serve Taine as Justification for his destructive verdict against the Revolution. Look, the plebeians wanted to be dictators and have precipitated themselves into misery !

It is hard to conceive of a more uninspired piece of moralising. First of all, if the Revolution precipitated the country into misery the blame lay principally on the ruling classes who drove the people to revolution. Second the great French Revolution did not exhaust itself in hungry lines before bakeries. The whole of modern France, in many respects the whole of modern civilisation, arose out of the bath of the French Revolution !

In the course of the Civil War in the United States in the ’60s of the past century, 50,000 men were killed. Can these sacrifices be justified ?

From the standpoint of the American slaveholder and the ruling classes of Great Britain who marched with them – no ! From the standpoint of the Negro or of the British working man – absolutely. And from the standpoint of the development of humanity as a whole there can be no doubt whatever. Out of the Civil War of the ’60s came the present United States with its unbounded practical initiative, its rationalised technique, its economic energy. On these achievements of Americanism, humanity will build the new society.

The October Revolution penetrated deeper than any of its predecessors into the Holy of Holies of society-into the property relations. So much the longer time is necessary to reveal the creative consequences of the Revolution in all spheres of life. But the general direction of the upheaval is already clear : the Soviet Republic has no reason whatever to bow its head before the capitalists accusers and speak the language of apology.

In order to appreciate the new regime from the stand-point of human development, one must first answer the question, “How does social progress express itself and how can it be measured ?”

The balance sheet of October

The deepest, the most objective and the most indisputable criterion says : progress can be measured by the growth of the productivity of social labour. From this angle the estimate of the October Revolution is already given by experience. The principle of socialistic organisation has for the first time in history shown its ability to record results in production unheard of in a short space of time.

The curve of the industrial development of Russia expressed in crude index numbers is as follows, taking 1913, the last year before the war as 100. The year 1920, the highest point of the civil war, is also the lowest point in industry – only 25, that is to say, a quarter of the pre-war production. In 1925 it rose to 75, that is, three-quarters of the pre-war production ; in 1929 about 200, in 1932 : 300, that is to say, three times as much as on the eve of the war.

The picture becomes even more striking in the light of the international index. From 1925 to 1932 the industrial production of Germany has diminished one and a half times, in America twice, in the Soviet Union it has increased four fold. These figures speak for themselves.

I have no intention of denying or concealing the seamy side of the Soviet economy. The results of the industrial index are extraordinarily influenced by the unfavourable development of agriculture, that is to say, in the domain which essentially has not yet risen to Socialist methods, but at the same time had been led on the road to collectivisation with insufficient preparation, bureaucratically rather than technically and economically. This is a great question, which however goes beyond the limits of my lecture.

The index numbers cited require another important reservation. The indisputable and, in their way, splendid results of Soviet industrialisation demand a further economic checking-up from the stand point of the mutual adaptation of the various elements of the economy, their dynamic equilibrium and consequently their productive capacity. Here great difficulties and even set backs are inevitable. Socialism does not arise in its perfected form from the five-year Plan like Minerva from the head of Jupiter, or Venus from the foam of the sea. Before it are decades of persistent work, of mistakes, corrections, and reorganisation. Moreover, let us not forget that socialist construction in accordance with its very nature can only reach perfection on the international arena. But even the most favourable economic balance sheet of the results so far obtained could reveal only the incorrectness of the preliminary calculations, the faults of planning and errors of direction. It could in no way refute the empirically firmly established fact – the possibility, with the aid of socialist methods, of raising the productivity of collective labour to an unheard of height. This conquest, of world historical importance, cannot be taken away from us by anybody or anything.

After what has been said it is scarcely worthwhile to spend time on the complaints that the October Revolution has brought Russia to the downfall of its civilisation. That is the voice of the disquieted ruling houses and salons. The feudal bourgeois “civilisation” overthrown by the proletarian upheaval was only barbarism with decorations à la Talmi. While it remained inaccessible to the Russian people, it brought little that was new to the treasury of mankind.

But even with respect to this civilisation, which is so bemoaned by the white émigrés, we must put the question more precisely – in what sense has it been destroyed ? Only in one sense : the monopoly of a small minority in the treasures of civilisation has been done away with. But everything of cultural value in the old Russian civilisation has remained untouched. The “Huns” of Bolshevism have shattered neither the conquests of the mind nor the creations of art. On the contrary, they carefully collected the monuments of human creativeness and arranged them in model order. The culture of the monarchy, the nobility and the bourgeoisie has now become the culture of the historic museums.

The people visit these museums eagerly. But they do not live in them. They learn. They construct. The fact alone that the October Revolution taught the Russian people, the dozens of peoples of Tsarist Russia, to read and write stands immeasurably higher than the whole former hot-house Russian civilisation.

The October Revolution has laid the foundations for a new civilisation which is designed, not for a select few, but for all. This is felt by the masses of the whole world. Hence their sympathy for the Soviet Union which is as passionate as once was their hatred for Tsarist Russia.

Human language is an irreplaceable instrument not only for giving names to events, but also for their valuation. By filtering out that which is accidental, episodic, artificial, it absorbs into itself that which is essential, characteristic, of full weight. Notice with what sensibility the languages of civilised nations have distinguished two epochs in the developments of Russia. The culture of the nobility brought into world currency such barbarisms as Tsar, Cossack, pogrom, nagaika. You know these words and what they mean. The October Revolution introduced into the language of the world such words as Bolshevik, Soviet, kolkhoz, Gosplan, piatileka. Here practical linguistics holds it historical supreme court !

The most profound meaning of the Revolution, but the hardest to submit to immediate measurement, consists in the fact that it forms and tempers the character of the people. The conception of the Russian people as slow, passive, melancholy, mystical, is widely spread and not accidental. It has its roots, in the past. But in Western countries up to the present time those far reaching changes which have been introduced into the character of the people by the revolution, have not been sufficiently considered. Could it be otherwise ?

Every man with experience of life can recall the picture of some youth that he has known, receptive, lyrical, all too susceptible, who later becomes suddenly under the influence of a powerful moral impetus, stronger, better balanced and hardly recognisable. In the developments of a whole nation, such moral transformations are wrought by the revolution.

The February insurrection against the autocracy, the struggle against the nobility, against the imperialist war, for peace, for land, for national equality, the October insurrection, the overthrow of the bourgeoisie and of those parties which supported it, or sought agreements with the bourgeoisie, three years of civil war on a front of 5000 miles, the years of blockade, hunger, misery, and epidemics, the years of tense economic reconstruction, of new difficulties and renunciations-these make a hard but good school. A heavy hammer smashes glass, but forges steel. The hammer of the revolution is forging the steel of the people’s character.

“Who will believe,” wrote a Tsarist general, Zalweski, with indignation shortly after the upheaval, “that a porter or a watchman suddenly becomes a chief justice, a hospital attendant the director of the hospital, a barber an office-holder, a corporal a commander-in-chief, a day-worker a mayor, a locksmith the director of a factory ?”

“Who will believe it ?” But it had to be believed. They could do nothing else but believe it, when the corporals defeated the generals, when the mayor – the former day-worker – broke the resistance of the old bureaucracy, the wagon greaser put the transportation system into order, the locksmith as director put the industrial equipment into working condition. “Who will believe it ?” Let anyone only try not to believe it.

For an explanation of the extraordinary persistence which the masses of the people of the Soviet Union are showing throughout the years of the revolution, many foreign observers rely, in accord with ancient habit, on the “passivity” of the Russian character. Gross anachronism ! The revolutionary masses endure privations patiently but not passively. With their own hands they are creating a better future and are determined to create it at any cost. Let the enemy class only attempt to impose his will from outside on these patient masses ! No, better, he should not try !

The Revolution and its place in history

Let me now, in closing, attempt to ascertain the place of the October Revolution, not only in the history of Russia but in the history of the world. During the year of 1917, in a period of eight months, two historical curves intersect. The February upheaval – that belated echo of the great struggles which had been carried out in the past centuries on the territories of Holland, England, France, nearly all over Continental Europe – takes its place in the series of bourgeois revolutions. The October Revolution proclaimed and opened the domination of the proletariat. World capitalism suffered its first great defeat on the Russian territory. The chain broke at its weakest link. But it was the chain that broke, and not only the link.

Capitalism has outlived itself as a world system. It has ceased to fulfil its essential function : the raising of the level of human power and human wealth. Humanity cannot remain stagnant at the level which it has reached. Only a powerful increase in productive force and a sound, planned, that is, socialist organisation of production and distribution can assure humanity – all humanity – of a decent standard of life and at the same time give it the precious feeling of freedom with respect to its own economy. Freedom in two senses – first of all man will no longer be compelled to devote the greater part of his life to physical toil. Second, he will no longer be dependent on the laws of the market, that is, on the blind and obscure forces which work behind his back. He will build his economy freely, according to plan, with compass in hand. This time it is a question of subjecting the anatomy of society to the X-ray through and through, of disclosing all its secrets and subjecting all its functions to the reason and the will of collective humanity. In this sense, socialism must become a new step in the historical advance of mankind. Before our ancestor, who first armed himself with a stone axe, the whole of nature represented a conspiracy of secret and hostile forces. Since then, the natural sciences hand in hand with practical technology, have illuminated nature down to its most secret depths. By means of electrical energy, the physicist passes judgement on the nucleus of the atom. The hour is not far when science will easily solve the task of alchemists, and turn manure into gold and gold into manure. Where the demons and furies of nature once raged, now reigns over more courageously the industrious will of man.

But while he wrestled victoriously with nature, man built up his relations to order men blindly almost like the bee or the ant. Slowly and very haltingly he approached the problems of human society.

The Reformation represented the first victory of bourgeois individualism in a domain which had been ruled by dead tradition. From the church, critical thought went on to the State. Born in the struggle with absolutism and the medieval estates, the doctrine of the sovereignty of the people and of the rights of man and the citizen grew stronger. Thus arose the system of parliamentarianism. Critical thought penetrated into the domain of government administration. The political rationalism of democracy was the highest achievement of the revolutionary bourgeoisie.

But between nature and the state stands economic life. Technical science liberated man from the tyranny of the old elements – earth, water, fire and air – only to subject him to its own tyranny. Man ceased to be a slave to nature to become a slave to the machine, and, still worse, a slave to supply and demand. The present world crisis testifies in especially tragic fashion how man, who dives to the bottom of the ocean, who rise up to the stratosphere, who converses on invisible waves from the Antipodes, how this proud and daring ruler of nature remains a slave to the blind forces of his own economy. The historical task of our epoch consists in replacing the uncontrolled play of the market by reasonable planning, in disciplining the forces of production, compelling them to work together in harmony and obediently serve the needs of mankind. Only on this new social basis will man be able to stretch his weary limbs and – every man and every woman, not only a selected few – become a citizen with full power in the realm of thought.

The Future of Man

But this is not yet the end of the road. No, it is only the beginning. Man calls himself the crown of creation. He has a certain right to that claim. But who has asserted that present-day man is the last and highest representative of the species Homo Sapiens ? No, physically as well as spiritually he is very far from perfection, prematurely born biologically, with feeble thought, and has not produced any new organic equilibrium.

It is true that humanity has more than once brought forth giants of thought and action, who tower over their contemporaries like summits in a chain of mountains. The human race has a right to be proud of its Aristotle, Shakespeare, Darwin, Beethoven, Goethe, Marx, Edison and Lenin. But why are they so rare ? Above all, because almost without exception they came out of the middle and upper classes. Apart from rare exceptions, the sparks of genius in the suppressed depths of the people are choked before they can burst into flame. But also because the processes of creating, developing and educating a human being have been and remain essentially a matter of chance, not illuminated by theory and practice, not subjected to consciousness and will.

Anthropology, biology, physiology and psychology have accumulated mountains of material to raise up before mankind in their full scope the tasks of perfecting and developing body and spirit. Psycho-analysis, with the inspired hand of Sigmund Freud, has lifted the cover of the well which is poetically called the “soul”. And what has been revealed ? Our conscious thought is only a small part of the work of the dark psychic forces. Learned divers descend to the bottom of the ocean and there take photographs of mysterious fishes. Human thought, descending to the bottom of its own psychic sources must shed light on the most mysterious driving forces of the soul and subject them to reason and to will.

Once he has done with the anarchic forces of his own society man will set to work on himself, in the pestle and retort of the chemist. For the first time mankind will regard itself as raw material, or at best as a physical and psychic semi-finished product. Socialism will mean a leap from the realm of necessity into the realm of freedom in this sense also, that the man of today, with all his contradictions and lack of harmony, will open the road for a new and happier race.

La révolution russe de 1917 en films

La révolution russe de 1917 en peintures

La révolution russe de 1917 en récits

L’un après l’autre, Lénine et Trotsky prennent la parole pendant la révolution russe de 1917 mais pas Staline ! A l’époque, cela n’aurait étonné personne.

Il allait de soi, à l’époque de parler de "la révolution de Lénine et Trotsky" sans mentionner d’aucune manière Staline !

Portfolio

Messages

  • Pourquoi Octobre 1917 appartient aux travailleurs d’aujourd’hui comme à ceux d’hier

    Parce qu’Octobre 1917 a été le début d’une grande vague de libération des travailleurs et des peuples partie de Russie vers l’Europe de l’est, toute l’Europe et l’Asie, qu’elle a imposé la fin de la première guerre mondiale et des horreurs sans fin, qu’elle a contraint les impérialismes à des concessions vis-à-vis des peuples et des classes ouvrières que jamais les classes dirigeantes n’auraient fait sans elle.

    Parce qu’Octobre 1917 n’est nullement la mise en place d’un système de parti unique mais la prise du pouvoir des conseils ouvriers, c’est-à-dire la participation des larges masses au pouvoir politique,

    Parce qu’Octobre 1917 n’inaugure nullement une révolution russe mais le début d’une vague révolutionnaire des prolétaires du monde en train de se libérer,

    Parce qu’Octobre 1917 entraîne dans un même mouvement la classe ouvrière des pays développés et les peuples opprimés,

    Parce qu’Octobre 1917 offre une issue au monde amené au bord du gouffre par le capitalisme et l’impérialisme, entraînés dans la guerre mondiale par leurs propres contradictions,

    Parce qu’Octobre 1917 ne menait nullement inéluctablement au stalinisme et que, sans la trahison des révolutions en Europe par la social-démocratie, les fruits d’Octobre n’auraient rien eu de staliniens,

    Parce qu’Octobre 1917 a diffusé partout dans le monde la réponse des prolétaires à la grande question : que faire de l’Etat bourgeois et par quoi le remplacer. Les travailleurs russes ont détruit l’Etat bourgeois de fond en comble et ont donné le pouvoir à leurs comités. Les soviets ont fait connaitre mondialement cette réponse et ont montré aussi qu’ils n’avaient rien de proprement russes puisque des soviets sont nés partout, en Finlande, en Bavière, en Autriche, en Italie, en Allemagne, …

    Parce qu’Octobre 1917 a fait connaitre mondialement les perspectives que développait Marx : les travailleurs eux-mêmes doivent diriger la politique et exercer le pouvoir d’Etat tant que les classes exploiteuses ne sont pas totalement dépossédées.

    Parce qu’Octobre 1917 a donné la réponse des prolétaires sur la question paysanne et la question des nationalités, sur les réponses à donner aux couches intermédiaires entre prolétariat et bourgeoisie et a montré que ces réponses avaient une grande validité. Les prolétaires révolutionnaires russes représentaient une infime minorité et, après 1917, l’Etat russe n’était plus grand-chose. Ce n’est pas la répression du nouvel Etat mais la politique conquérante des prolétaires qui lui ont donné le soutien, l’adhésion ou sinon l’assentiment des masses petites bourgeoises russes. On a retrouvé les éléments des nationalités opprimées, les paysans pauvres au sein de l’armée qui s’est battue contre les puissances impérialistes coalisées et contre toutes les forces armées de Russie. Sans l’appui des paysans et des nationalités le pouvoir des soviets d’octobre n’aurait pas duré un jour. Ce n’est qu’avec le stalinisme que les paysans et les peuples ont à nouveau connu l’oppression, la terreur et le mépris d’Etat.

    Parce qu’Octobre 1917 n’est pas la mise en place progressive du stalinisme, contrairement au discours des staliniens eux-mêmes comme à celui des bourgeoisies du monde ainsi que des historiens et journalistes à leur service. Tout oppose le stalinisme et le pouvoir d’octobre : pouvoir démocratique des soviets, droits des peuples, alliance ouvriers-paysans, internationalisme, pas d’entente avec l’impérialisme... Le stalinisme est au contraire le résultat de l’échec de la révolution internationale, produisant l’isolement de la Russie. Mais ce n’est pas, à nos yeux, un échec politique nécessitant de remettre fondamentalement en cause la politique de Lénine et Trotsky qui reste pour nous une boussole, mais bien sûr pas une bible. Lénine disait lui-même en 1920 que les révolutions prolétariennes de pays plus développés que la Russie tsaristes dépasseraient très vite les étapes russes et que l’on ne devait pas calquer une politique sur ce qui s’était fait en Russie. Bien évidemment, le stalinisme est tout à fait à bannir comme référence d’une politique réellement communiste.

    Parce qu’Octobre 1917 est le nouveau drapeau, après la Commune de Paris de 1871, des avancées du prolétariat, la politique du parti bolchevique ayant permis à aller jusqu’au pouvoir aux conseils ouvriers, alors que cela n’a pas pu être tenté ailleurs du fait des partis dominants. Les sociaux-démocrates allemands ont détourné la révolution des conseils de 1918-19 avant de l’assassiner. Dirigeants de la plus grande révolution prolétarienne de l’Histoire, celles d’Espagne de 1936, les anarchistes de la CNT-FAI et les POUMistes ont capitulé devant les partis républicains bourgeois et les staliniens. Du coup, Octobre 1917 reste notre principal drapeau et le restera jusqu’à la prochaine vague de prise de pouvoir par des conseils ouvriers.

    Parce qu’Octobre 1917 reste la réponse au monde actuel toujours dominé par l’impérialisme, par les contradictions capitalistes qui explosent actuellement à nouveau, menant pour les mêmes raisons fondamentales aux mêmes fascismes, dictatures et guerres mondiales et nécessitant toujours la révolution prolétarienne et son débouché : le pouvoir aux conseils ouvriers.

    Parce qu’Octobre 1917 n’est nullement entaché par les pouvoirs de Staline, de Mao, des Khmers rouges, de Castro, de Tito, des pays de l’Est, ou de Ho Chi Minh. Ces divers pouvoirs ne sont nullement issus de la vague de la révolution prolétarienne débutée en octobre 1917 ni du pouvoir soviétique de 1917 à 1923, c’est-à-dire de l’époque où la révolution prolétarienne dominait en Russie. Ce sont des résultats de la contre-révolution, de la guerre et des ententes entre grandes puissances qui se sont partagé le contrôle policier du monde, c’est-à-dire tout le contraire de la révolution prolétarienne. Il suffit pour s’en convaincre de voir que la dictature du parti unique communiste en Chine n’est en rien contraire au développement du capitalisme chinois. Le stalinisme est un allié du capitalisme et n’a rien à voir avec le communisme.

    Parce qu’Octobre 1917 est le seul exemple d’un internationalisme militant s’appuyant sur un pouvoir ouvrier pour étendre la révolution au monde entier, en aidant les travailleurs du monde à se constituer en organisation communiste internationale. Bien sûr, tout cela a été marqué par la gangrène stalinienne qui a transformé l’internationale en bureau d’enregistrement des décisions de la bureaucratie russe avant de fermer boutique. Lors de l’écroulement de l’URSS et des pays de l’Est, ces bureaucraties se sont volontairement jetées dans les bras du capitalisme, montrant non l’échec du communisme mais ce qui n’avait cessé d’être leur collusion avec les impérialismes.

    Parce qu’Octobre 1917 continuera à donner une boussole à la révolution de demain et qu’elle continue dès maintenant à aider les révolutionnaires qui veulent être conséquents à s’orienter dans les événements et dans les confrontations.

  • Le 7 novembre 1917, Lénine, s’adressant au Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd, déclarait :

    « Camarades, la révolution des ouvriers et paysans est réalisée. Que signifie cette révolution ouvrière et paysanne ? C’est que nous aurons un gouvernement des Soviets, notre pouvoir à nous, sans la moindre participation de la bourgeoisie.(...) Les masses opprimées créeront elles-mêmes le pouvoir. »

    Et c’est ce qui a été fait.

    La contre-révolution stalinienne ne provient nullement de la politique de Lénine après la révolution mais de l’échec de la révolution en Europe, de l’isolement de la révolution russe et du prolétariat russe qui en a découlé et de l’impossibilité de construire le socialisme dans un seul pays...

  • Lire le récit en textes et en images de l’année 1917 :

    Lire ici

    Lire aussi le témoignage de Pierre Nikiforov sur une grève en 1905 :

    Lire ici

  • Durant les deux premiers mois de 1917, la Russie était encore la monarchie des Romanov. Huit mois plus tard, les bolchéviks tenaient déjà le gouvernail, eux que l’on ne connaissait guère au commencement de l’année et dont les leaders, au moment de leur accession au pouvoir, restaient inculpés de haute trahison. Dans l’histoire, on ne trouverait pas d’autre exemple d’un revirement aussi brusque, si surtout l’on se rappelle qu’il s’agit d’une nation de cent cinquante millions d’âmes. Il est clair que les événements de 1917 - de quelque façon qu’on les considère - valent d’être étudiés.

    L’histoire d’une révolution, comme toute histoire, doit, avant tout, relater ce qui s’est passé et dire comment. Mais cela ne suffit pas. D’après le récit même, il faut qu’on voie nettement pourquoi les choses se sont passées ainsi et non autrement. Les événements ne sauraient être considérés comme un enchaînement d’aventures, ni insérés, les uns après les autres, sur le fil d’une morale préconçue, ils doivent se conformer à leur propre loi rationnelle. C’est dans la découverte de cette loi intime que l’auteur voit sa tâche.

    Le trait le plus incontestable de la Révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les événements historiques. D’ordinaire, l’État, monarchique ou démocratique, domine la nation ; l’histoire est faite par des spécialistes du métier : monarques, ministres, bureaucrates, parlementaires, journalistes. Mais, aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l’arène politique, renversent leurs représentants traditionnels, et, en intervenant ainsi, créent une position de départ pour un nouveau régime. Qu’il en soit bien ou mal, aux moralistes d’en juger. Quant à nous, nous prenons les faits tels qu’ils se présentent, dans leur développement objectif. L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine oit se règlent leurs propres destinées.

    Dans une société prise de révolution, les classes sont en lutte. Il est pourtant tout à fait évident que les transformations qui se produisent entre le début et la fin d’une révolution, dans les bases économiques de la société et dans le substratum social des classes, ne suffisent pas du tout à expliquer la marche de la révolution même, laquelle, en un bref laps de temps, jette à bas des institutions séculaires, en crée de nouvelles et les renverse encore. La dynamique des événements révolutionnaires est directement déterminée par de rapides, intensives et passionnées conversions psychologiques des classes constituées avant la révolution.

    C’est qu’en effet une société ne modifie pas ses institutions au fur et à mesure du besoin, comme un artisan renouvelle son outillage. Au contraire : pratiquement, la société considère les institutions qui la surplombent comme une chose à jamais établie. Durant des dizaines d’années, la critique d’opposition ne sert que de soupape au mécontentement des masses et elle est la condition de la stabilité du régime social : telle est, par exemple, en principe, la valeur acquise par la critique social-démocrate. Il faut des circonstances absolument exceptionnelles, indépendantes de la volonté des individus ou des partis, pour libérer les mécontents des gênes de l’esprit conservateur et amener les masses à l’insurrection.

    Les rapides changements d’opinion et d’humeur des masses, en temps de révolution, proviennent, par conséquent, non de la souplesse et de la mobilité du psychique humain, mais bien de son profond conservatisme. Les idées et les rapports sociaux restant chroniquement en retard sur les nouvelles circonstances objectives, jusqu’au moment où celles-ci s’abattent en cataclysme, il en résulte, en temps de révolution, des soubresauts d’idées et de passions que des cerveaux de policiers se représentent tout simplement comme l’œuvre de " démagogues ".

    Les masses se mettent en révolution non point avec un plan tout fait de transformation sociale, mais dans l’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime. C’est seulement le milieu dirigeant de leur classe qui possède un programme politique, lequel a pourtant besoin d’être vérifié par les événements et approuvé par les masses. Le processus politique essentiel d’une révolution est précisément en ceci que la classe prend conscience des problèmes posés par la crise sociale, et que les masses s’orientent activement d’après la méthode des approximations successives. Les diverses étapes du processus révolutionnaire, consolidées par la substitution à tels partis d’autres toujours plus extrémistes, traduisent la poussée constamment renforcée des masses vers la gauche, aussi longtemps que cet élan ne se brise pas contre des obstacles objectifs. Alors commence la réaction : désenchantement dans certains milieux de la classe révolutionnaire, multiplication des indifférents, et, par suite, consolidation des forces contre-révolutionnaires. Tel est du moins le schéma des anciennes révolutions.

    C’est seulement par l’étude des processus politiques dans les masses que l’on peut comprendre le rôle des partis et des leaders que nous ne sommes pas le moins du monde enclin à ignorer. Ils constituent un élément non autonome, mais très important du processus. Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur.

    Les difficultés que l’on rencontre dans l’étude des modifications de la conscience des masses en temps de révolution sont absolument évidentes. Les classes opprimées font de l’histoire dans les usines, dans les casernes, dans les campagnes, et, en ville, dans la rue. Mais elles n’ont guère l’habitude de noter par écrit ce qu’elles font. Les périodes où les passions sociales atteignent leur plus haute tension ne laissent en générai que peu de place à la contemplation et aux descriptions. Toutes les Muses, même la Muse plébéienne du journalisme, bien qu’elle ait les flancs solides, ont du mal à vivre en temps de révolution. Et pourtant la situation de l’historien n’est nullement désespérée. Les notes prises sont incomplètes, disparates, fortuites. Mais, à la lumière des événements, ces fragments permettent souvent de deviner la direction et le rythme du processus sous-jacent. Bien ou mal, c’est en appréciant les modifications de la conscience des masses qu’un parti révolutionnaire base sa tactique. La voie historique du bolchevisme témoigne que cette estimation, du moins en gros, était réalisable. Pourquoi donc ce qui est accessible à un politique révolutionnaire, dans les remous de la lutte, ne serait-il pas accessible à un historien rétrospectivement ?

    Cependant, les processus qui se produisent dans la conscience des masses ne sont ni autonomes, ni indépendants. N’en déplaise aux idéalistes et aux éclectiques, la conscience est néanmoins déterminée par les conditions générales d’existence. Dans les circonstances historiques de formation de la Russie, avec son économie, ses classes, son pouvoir d’État, dans l’influence exercée sur elle par les puissances étrangères, devaient être incluses les prémisses de la Révolution de Février et de sa remplaçante - celle d’octobre. En la mesure où il semble particulièrement énigmatique qu’un pays arriéré ait le premier porté au pouvoir le prolétariat, il faut préalablement chercher le mot de l’énigme dans le caractère original dudit pays, c’est-à-dire dans ce qui le différencie des autres pays.

    Les particularités historiques de la Russie et leur poids spécifique sont caractérisés dans les premiers chapitres de ce livre qui contiennent un exposé succinct du développement de la société russe et de ses forces internes. Nous voudrions espérer que l’inévitable schématisme de ces chapitres ne rebutera pas le lecteur. Dans la suite de l’oeuvre, il retrouvera les mêmes forces sociales en pleine action.

    Cet ouvrage n’est nullement basé sur des souvenirs personnels. Cette circonstance que l’auteur a participé aux événements ne le dispensait point du devoir d’établir sa narration sur des documents rigoureusement contrôlés. L’auteur parle de soi dans la mesure où il y est forcé par la marche des événements, à la " troisième personne ". Et ce n’est pas là une simple forme littéraire : le ton subjectif, inévitable dans une autobiographie ou des mémoires, serait inadmissible dans une étude historique.

    Cependant, du fait que l’auteur a participé à la lutte, il lui est naturellement plus facile de comprendre non seulement la psychologie des acteurs, individus et collectivités, mais aussi la corrélation interne des événements. Cet avantage peut donner des résultats positifs, à une condition toutefois : celle de ne point s’en rapporter aux témoignages de sa mémoire dans les petites comme dans les grandes choses, dans l’exposé des faits comme à l’égard des mobiles et des états d’opinion. L’auteur estime qu’autant qu’il dépendait de lui, il a tenu compte de cette condition.

    Reste une question - celle de la position politique de l’auteur qui, en sa qualité d’historien, s’en tient au point de vue qui était le sien comme acteur dans les événements. Le lecteur n’est, bien entendu, pas obligé de partager les vues politiques de l’auteur, que ce dernier n’a aucun motif de dissimuler. Mais le lecteur est en droit d’exiger qu’un ouvrage d’histoire constitue non pas l’apologie d’une position politique, mais une représentation intimement fondée du processus réel de la révolution. Un ouvrage d’histoire ne répond pleinement à sa destination que si les événements se développent, de page en page, dans tout le naturel de leur nécessité.

    Est-il pour cela indispensable qu’intervienne ce que l’on appelle " l’impartialité " de l’historien ? Personne n’a encore clairement expliqué en quoi cela doit consister. On a souvent cité certain aphorisme de Clemenceau, disant que la révolution doit être prise " en bloc " ; ce n’est tout au plus qu’une spirituelle dérobade : comment se déclarerait-on partisan d’un tout qui porte essentiellement en lui la division ? Le mot de Clemenceau lui a été dicté, partiellement, par une certaine honte pour des ancêtres trop résolus, partiellement aussi par le malaise du descendant devant leurs ombres.

    Un des historiens réactionnaires, et, par conséquent, bien cotés, de la France contemporaine, M. Louis Madelin, qui a tellement calomnié, en homme de salon, la grande Révolution - c’est-à-dire la naissance de la nation française -, affirme qu’un historien doit monter sur le rempart de la cité menacée et, de là, considérer les assiégeants comme les assiégés. C’est seulement ainsi, selon lui, que l’on parviendrait à " la justice qui réconcilie ". Cependant, les ouvrages de M. Madelin prouvent que, s’il grimpe sur le rempart qui sépare les deux camps, c’est seulement en qualité d’éclaireur de la réaction. Par bonheur, il s’agit ici de camps d’autrefois : en temps de révolution, il est extrêmement dangereux de se tenir sur les remparts. D’ailleurs, au moment du péril, les pontifes d’une " justice qui réconcilie " restent d’ordinaire enfermés chez eux, attendant de voir de quel côté se décidera la victoire.

    Le lecteur sérieux et doué de sens critique n’a pas besoin d’une impartialité fallacieuse qui lui tendrait la coupe de l’esprit conciliateur, saturée d’une bonne dose de poison, d’un dépôt de haine réactionnaire, mais il lui faut la bonne foi scientifique qui, pour exprimer ses sympathies, ses antipathies, franches et non masquées, cherche à s’appuyer sur une honnête étude des faits, sur la démonstration des rapports réels entre les faits, sur la manifestation de ce qu’il y a de rationnel dans le déroulement des faits. Là seulement est possible l’objectivité historique, et elle est alors tout à fait suffisante, car elle est vérifiée et certifiée autrement que par les bonnes intentions de l’historien - dont celui-ci donne, d’ailleurs, la garantie - mais par la révélation de la loi intime du processus historique.

    Les sources de cet ouvrage consistent en nombreuses publications périodiques, journaux et revues, mémoires, procès-verbaux et autres documents, quelques-uns manuscrits, mais pour la plupart publiés par l’institut d’Histoire de la Révolution, à Moscou et à Léningrad. Nous avons jugé inutile de donner dans le texte des références, qui auraient, tout au plus, gêné le lecteur. Parmi les livres d’histoire qui ont le caractère d’études d’ensemble, nous avons notamment utilisé les deux tomes d’Essais sur l’Histoire de la Révolution d’octobre (Moscou-Léningrad, 1927). Ces essais rédigés par divers auteurs ne sont pas tous de même valeur, mais contiennent, en tout cas, une abondante documentation sur les faits.

    Les dates données dans cet ouvrage sont toutes celles de l’ancien style, c’est-à-dire qu’elles retardent de treize jours sur le calendrier universel, actuellement adopté par les soviets. L’auteur était forcé de suivre le calendrier qui était en usage à l’époque de la Révolution. Il ne serait pas difficile, vraiment, de transposer les dates en style moderne. Mais cette opération, qui éliminerait certaines difficultés, en créerait d’autres plus graves. Le renversement de la monarchie s’est inscrit dans l’Histoire sous le nom de Révolution de Février. Cependant, d’après le calendrier occidental, l’événement eut lieu en mars. Certaine manifestation armée contre la politique impérialiste du Gouvernement provisoire a été marquée dans l’histoire comme " journées d’Avril ", alors que, d’après le calendrier occidental, elle eut lieu en mai. Ne nous arrêtant pas à d’autres événements et dates intermédiaires, notons encore que la Révolution d’Octobre s’est produite, pour l’Europe, en novembre. Comme on voit, le calendrier même a pris la couleur des événements et l’historien ne peut se débarrasser des éphémérides révolutionnaires par de simples opérations d’arithmétique. Veuille le lecteur se rappeler qu’avant de supprimer le calendrier byzantin, la Révolution dut abolir les institutions qui tenaient à le conserver.

    Léon TROTSKY.

  • Cette année marque le centenaire des événements à jamais historiques de 1917, qui ont commencé par la révolution de février en Russie et culminé en octobre dans « dix jours qui ébranlèrent le monde », le renversement du Gouvernement provisoire capitaliste et la conquête du pouvoir par le Parti bolchevique, dirigé par Vladimir Lénine et Léon Trotsky. Le renversement du capitalisme dans un pays de 150 millions d’habitants et l’établissement du premier État ouvrier de l’histoire était l’événement le plus conséquent du 20ᵉ siècle. Cela a confirmé, dans la pratique, la perspective historique énoncée seulement 70 ans auparavant, en 1847, par Karl Marx et Friedrich Engels dans Le Manifeste du parti communiste.

    En une seule année, le soulèvement de la classe ouvrière russe, entraînant derrière elle des dizaines de millions de paysans, n’a pas seulement mis fin à une dynastie despotique et semi-féodale, vieille de plusieurs siècles. Ce bond extraordinaire, « Du tsar à Lénine », la formation d’un gouvernement fondé sur des conseils ouvriers (soviets), a marqué le début d’une révolution socialiste mondiale qui a élevé la conscience politique de la classe ouvrière et des masses opprimées par le capitalisme et l’impérialisme dans le monde entier.

  • « La révolution socialiste ne peut être achevée dans les limites nationales. Une des causes essentielles de la crise de la société bourgeoise vient de ce que les forces productives qu’elle a créées tendent à sortir du cadre de l’État national. D’où les guerres impérialistes d’une part, et l’utopie des États-Unis bourgeois d’Europe d’autre part. La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale et s’achève sur l’arène mondiale. Ainsi la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme : elle ne s’achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète »

    (Léon Trotsky, La révolution permanente, 1929).

  • Il y a cent ans... la révolution russe commençait et elle continue de marquer le monde, malgré la trahison stalinienne...

  • Aujourd’hui, il y a cent ans, c’était la grève générale à Pétrograd.

    Par télégramme depuis le théâtre de la guerre Nicolas II donne l’ordre de "faire cesser immédiatement les désordres dans la capitale".

    Les soldats tirent : 150 morts.

  • Léon Trotsky :

    « II y a des gens qui se considèrent comme des gens instruits, mais qui se permettent d’émettre des jugements sommaires comme celui selon lequel “la révolution d’Octobre a été un échec”. Qu’en est-il de la Révolution française ? Elle s’est terminée par la restauration, bien qu’épisodique, des Bourbons. Et la guerre civile aux Etats-Unis ? Elle a conduit au règne des Soixante Familles. Et toute l’histoire humaine en général ? Jusqu’à présent, elle a conduit à la seconde guerre impérialiste, qui menace notre civilisation entière. Il est dans ces conditions impossible de ne pas dire que toute l’histoire n’a été que faute et échec. Finalement, qu’en est-il des êtres humains eux-mêmes — pas un petit facteur dans l’histoire ? Ne faut-il pas dire que ce produit d’une évolution biologique prolongée est un échec ? Bien entendu, il n’est interdit à personne de faire semblables observations générales. Mais elles découlent de l’expérience individuelle de petits boutiquiers, ou de la théosophie, et ne s’appliquent pas au processus historique dans son ensemble ou à toutes ses étapes, ses chapitres principaux ou ses épisodes. »

  • La révolution russe, victoire ou échec, c’est encore la prochaine révolution prolétarienne qui nous le dira, pas la contre-révolution stalinienne et bourgeoise.

  • Léon Trotsky, 16 mars 2017 :

    Ce qui se passe actuellement en Russie passera dans l’histoire pour tous les temps comme l’un de ses plus grands événements. Nos enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants parleront de ces jours comme le début d’une nouvelle époque dans l’histoire de l’humanité. Le prolétariat russe s’est révolté contre le plus criminel des régimes, contre le plus méprisé des gouvernements. Le peuple de Petrograd s’est levé contre la plus honteuse et la plus sanglante des guerres. Des troupes de la capitale se sont rassemblées sous la bannière rouge de la rébellion et de la liberté. Les ministres tsaristes sont arrêtés. Les ministres des Romanov, le souverain de la vieille Russie, les organisateurs de l’autocratie de toutes les Russies, ont été placés par le peuple dans une des prisons qui, jusqu’à présent, n’ont ouvert leurs portes de fer que pour les champions du peuple. Ce seul fait donne une véritable évaluation des événements, de leur échelle et de leur puissance. La grandiose avalanche de la révolution va de l’avant – aucune force humaine ne l’arrêtera.

    Comme l’annonce le télégraphe, le gouvernement provisoire est composé de représentants de la majorité de la Duma [1], sous la présidence de Rodzianko. Ce gouvernement provisoire – le comité exécutif de la bourgeoisie libérale – n’est ni venu à la révolution et ne l’a ni convoquée, ni conduite. Les Rodzianko et les Milioukov ont été portés au pouvoir par la première grande vague de la recrudescence révolutionnaire. Ce qu’ils craignent le plus, c’est la noyade. Après avoir pris les places toujours chaudes après que les ministres aient été emmenés dans des cellules de prison solitaires, les chefs de la bourgeoisie libérale sont disposés à considérer que la révolution est terminée. Telle est la pensée et l’espoir de toute la bourgeoisie du monde entier. Pour le moment, la révolution n’a fait que commencer. Sa force motrice, ce ne sont pas les gens qui ont choisi Rodzianko et Miliukov. Et la révolution ne trouvera pas sa direction dans le comité exécutif de la Douma du 3 juin.

    Les mères faméliques d’enfants affamés levèrent avec indignation leurs mains émaciées vers les fenêtres des palais, et les malédictions de ces femmes du peuple résonnèrent comme la voix d’un tocsin révolutionnaire. C’était le début des événements. Les ouvriers de Petrograd sonnèrent l’alarme ; Des centaines de milliers d’entre-eux se sont déversés des usines sur les routes de la ville, qui savent déjà ce que sont les barricades. Voici la force de la révolution ! Une grève générale a secoué le puissant organisme de la capitale, paralysé le pouvoir de l’État, et conduit le tsar dans l’une de ses tanières dorées. Voici le chemin de la révolution ! Les troupes de la garnison de Petrograd, en tant que détachement le plus proche de l’armée russe, répondirent à l’appel des masses rebelles et rendirent possibles les premières grandes conquêtes du peuple. L’armée révolutionnaire, voilà ceux qui auront le mot décisif dans les événements de la révolution !

    Les informations dont nous disposons sont incomplètes. Il y a eu une lutte. Les ministres de la monarchie ne sont pas partis sans combat. Les télégrammes suédois parlent de ponts explosés, de batailles de rue, de soulèvements dans les villes provinciales. La bourgeoisie, avec ses colonel Engelhardt et ses censeurs Gronsky, est restée au pouvoir pour « rétablir l’ordre ». Ce sont là leurs propres paroles. Le premier manifeste du gouvernement provisoire invite les citoyens à rester calmes et à s’engager dans des activités pacifiques. Comme si le travail purificateur du peuple était fini, comme si le balai de fer de la révolution avait déjà complètement balayé la saleté réactionnaire qui s’est accumulée pendant des siècles autour de la dynastie Romanov qui est couverte d’opprobre !

    Non, les Rodzianko et les Milioukov ont parlé trop tôt d’ordre, et le calme n’arrivera pas demain dans une Rus’ [la vieille Russie] agitée. Le pays se lèvera, couche par couche, tous les opprimés, les appauvris, ceux que le tsarisme et les classes dirigeantes ont volés, dans l’entière étendue sans bornes de la prison des peuples de toutes les Russies. Les événements de Petrograd ne sont que le début.

    À la tête des masses populaires russes, le prolétariat révolutionnaire accomplira ses tâches historiques ; elle chassera la réaction monarchiste et aristocratique de tous ses lieux de refuge et tendra sa main au prolétariat de l’Allemagne et de toute l’Europe. Car il faut liquider non seulement le tsarisme, mais aussi la guerre.

    La seconde vague de la révolution passe au-dessus des têtes des Rodzianko et des Milioukov qui se préoccupent de la restauration de l’ordre et du compromis avec la monarchie. De ses propres profondeurs, la révolution fera progresser son propre pouvoir – l’organe révolutionnaire du peuple qui marche vers la victoire. Les principales batailles et les principales victimes sont à venir. Et c’est seulement alors qu’une victoire complète et authentique suivra.

    Les derniers télégrammes de Londres disent que le Tsar Nikolai veut abdiquer le trône en faveur de son fils. Avec cet accord, la réaction et le libéralisme veulent sauver la monarchie et la dynastie. Il est trop tard. Trop tard. Trop grands sont les crimes, trop monstrueuse la souffrance, et trop grande la portée de la rage du peuple.

    Il est trop tard, serviteurs de la monarchie ! Il est trop tard, suppresseurs libéraux ! L’avalanche de la révolution a été mise en mouvement – aucune force humaine ne l’arrêtera.
    Novy mir, 16 mars 1917.

    Note :

    [1] Les télégrammes de la presse américaine ont mélangé le Comité de la Douma et le Gouvernement Provisoire. – LT

  • Soviet des députés ouvriers soldats Petrograd
    13 mars 2017

    À la demande des soldats du Soviet de Petrograd le 14 mars (le 1ᵉʳ mars ancien style) à été émis « l’Ordre numéro 1 », que Trotsky a décrit comme « l’unique document de valeur de la Révolution de février. »

    L’ordre numéro 1 (1er mars) du Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd

    « À la garnison de la région de Petrograd. A tous les soldats de la garde, de l’armée, de l’artillerie et de la flotte, aux fins d’exécution immédiate et rigoureuse, et aux ouvriers de Petrograd, à titre d’information.

    Le Soviet de députés ouvriers et soldats décide :
    1) Dans toutes les compagnies, dans les bataillons, régiments, batteries, escadrons et administrations militaires de toute sorte, et à bord des bâtiments de la flotte de guerre, on choisira immédiatement, par voie d’élection, un comité de représentants parmi les simples soldats des unités militaires ci-dessus indiquées.

    2) Dans toutes les unités militaires qui n’ont pas encore choisi leurs représentants au Soviet de députés ouvriers, on élira un représentant par compagnie qui, porteur de certificats écrits, se présentera à la Douma d’État le 2 mars courant, à 10 heures du matin.

    3) Dans tous ses actes politiques, l’unité militaire obéit au Soviet de députés ouvriers et soldats, et à ses comités.

    4) Les ordres de la Commission militaire de la Douma d’État ne doivent être exécutés que dans les cas où ils ne seront pas en contradiction avec les ordres et les décisions du Soviet de députés ouvriers et soldats.
    5) Les armes de tout genre telles que : fusils, mitrailleuses, automobiles blindées, etc. doivent se trouver à la disposition et sous le contrôle des comités de compagnie et de bataillon, et ne seront en aucun cas délivrées aux officiers, même s’ils en faisaient sommation.

    6) Dans le rang et pendant le service, les soldats doivent observer la plus stricte discipline militaire ; mais en dehors du service et du rang, dans leur vie politique, civique et privée, les soldats ne sauraient être lésés dans les droits dont jouissent tous les citoyens. Notamment le garde-à-vous au passage d’un supérieur et le salut militaire obligatoire sont abolis, hors service.

    7) De même sont supprimées les formules décernées aux officiers : Votre Excellence, Votre Noblesse, etc. ; elles sont remplacées par : monsieur le général, monsieur le colonel, etc.

    Les mauvais traitements de gradés de toute sorte à l’égard des soldats, et notamment le tutoiement, sont interdits ; toutes les infractions au présent ordre, ainsi que tous les malentendus dus entre officiers et soldats, ces derniers sont tenus de les porter à la connaissance des comités de compagnie.

    Donner lecture de cet ordre dans toutes les compagnies, bataillons, régiments, équipages, batteries et autres services armés et auxiliaires.

    LE SOVIET DES DÉPUTÉS OUVRIERS ET SOLDATS DE PETROGRAD »

  • On voit la faillite des efforts pour discréditer la Révolution d’octobre et les efforts futurs pour réaliser le socialisme. Le quart de siècle écoulé depuis la dissolution de l’URSS a été marqué par l’intensification de la crise sociale, politique et économique. Nous vivons dans une époque de guerre perpétuelle. Depuis l’invasion américaine de l’Irak en 1991, le nombre de vies détruites par les bombes et les missiles américains dépasse le million. Les conflits géopolitiques s’intensifient, et le déclenchement d’une troisième guerre mondiale est de plus en plus vu comme étant inévitable.

    La crise économique de 2008 a exposé la fragilité du système capitaliste mondial. Les tensions sociales s’accumulent sur fond des inégalités les plus élevées depuis un siècle. Les trois personnes les plus riches des États-Unis possèdent plus de richesses que les 50 pour cent les plus pauvres de la population de ce pays. Les riches ne sont pas simplement « différents ». Ils vivent tous sur une planète différente, complètement coupés de la réalité vécue chaque jour par des masses des gens.

    Ils savent eux-mêmes que ceci ne peut durer éternellement. Les idées et les idéaux de l’égalité sociale et des droits démocratiques sont trop profondément ancrés parmi les masses. Les institutions traditionnelles de la démocratie bourgeoise étant incapables de supporter la pression de l’escalade du conflit social, les élites dirigeantes se tournent de plus en plus ouvertement vers l’autoritarisme. L’Administration Trump n’est qu’une manifestation dégoûtante de l’effondrement universel de la démocratie bourgeoise. Le rôle de l’armée, de la police et du renseignement dans la gestion de l’État capitaliste est de plus en plus manifeste.

    Tout au long de cette année, on a publié d’innombrables articles et livres afin de discréditer la Révolution d’octobre. Mais les déclarations de « l’insignifiance » d’octobre sont démenties par l’hystérie qui imprègne tant de ces dénonciations. La Révolution d’octobre n’est pas traitée en tant qu’événement historique, mais comme une menace contemporaine durable et dangereuse.

  • Le « Prikaz n°1 » du Soviet de Petrograd du 2 mars 1917 a cassé l’obéissance du soldat à la hiérarchie militaire russe :

    « A la garnison de la région de Petrograd. A tous les soldats de la garde, de l’armée, de l’artillerie et de la flotte, aux fins d’exécution immédiate et rigoureuse, et aux ouvriers de Petrograd, à titre d’information.

    Le Soviet de députés ouvriers et soldats décide :

    1) Dans toutes les compagnies, dans les bataillons, régiments, batteries, escadrons et administrations militaires de toute sorte, et à bord des bâtiments de la flotte de guerre, on choisira immédiatement, par voie d’élection, un comité de représentants parmi les simples soldats des unités militaires ci-dessus indiquées.

    2) Dans toutes les unités militaires qui n’ont pas encore choisi leurs représentants au Soviet de députés ouvriers, on élira un représentant par compagnie qui, porteur de certificats écrits, se présentera à la Douma d’État le 2 mars courant, à 10 heures du matin.

    3) Dans tous ses actes politiques, l’unité militaire obéit au Soviet de députés ouvriers et soldats, et à ses comités.

    4) Les ordres de la Commission militaire de la Douma d’État ne doivent être exécutés que dans les cas où ils ne seront pas en contradiction avec les ordres et les décisions du Soviet de députés ouvriers et soldats.

    5) Les armes de tout genre telles que : fusils, mitrailleuses, automobiles blindées, etc. doivent se trouver à la disposition et sous le contrôle des comités de compagnie et de bataillon, et ne seront en aucun cas délivrées aux officiers, même s’ils en faisaient sommation.

    6) Dans le rang et pendant le service, les soldats doivent observer la plus stricte discipline militaire ; mais en dehors du service et du rang, dans leur vie politique, civique et privée, les soldats ne sauraient être lésés dans les droits dont jouissent tous les citoyens. Notamment le garde-à-vous au passage d’un supérieur et le salut militaire obligatoire sont abolis, hors service.

    7) De même sont supprimées les formules décernées aux officiers : Votre Excellence, Votre Noblesse, etc. ; elles sont remplacées par : monsieur le général, monsieur le colonel, etc.

    Les mauvais traitements de gradés de toute sorte à l’égard des soldats, et notamment le tutoiement, sont interdits ; toutes les infractions au présent ordre, ainsi que tous les malentendus dus entre officiers et soldats, ces derniers sont tenus de les porter à la connaissance des comités de compagnie.

    Donner lecture de cet ordre dans toutes les compagnies, bataillons, régiments, équipages, batteries et autres services armés et auxiliaires.

    LE SOVIET DES DÉPUTÉS OUVRIERS ET SOLDATS DE PETROGRAD. »

    cité par le site Smolny

    Mais, dès le 6 mars, le Gouvernement provisoire, soutenu par les partis réformistes, rappela aux soldats qu’ils devaient obéir aux officiers. L’ordre n° 1 fut officiellement annulé : cet exemple démontrait l’existence d’un double pouvoir qui, déjà, avait du mal à s’accorder. La majorité des membres du soviet était composée de mencheviks et de sociaux-révolutionnaires.

    Les mencheviks et les socialistes révolutionnaires envisageaient une période de développement capitaliste et une démocratie politique comme étape bourgeoise préalable en Russie. Dans l’ensemble, ils étaient favorables au nationalisme, à la poursuite de la guerre, et surtout au maintien de l’Etat bourgeois, contre le pouvoir aux soviets, comme la plupart des dirigeants sociaux-démocrates européens.

  • Extraits :

    — « Organes autonomes de « défense ouvrière » dans une conjoncture de crise économique et d’opposition de plus en plus acharnée des patrons, les comités d’usine vont progressivement se rallier à l’idée de « nationalisation » des entreprises, défendue par les bolcheviks. Quant aux unités de gardes rouges », ce sont des milices ouvrières armées (grâce au pillage, à partir du 27 février, des arsenaux et des usines d’armement) prêtes à défendre l’usine contre toute tentative de lock-out, mais aussi à « sauvegarder la Révolution » si celle-ci était menacée. L’été 1917, on comptera plus de 20 000 ouvriers en armes à Petrograd, 12 000 à Moscou, mais aussi 3 000 à Ivanovo-Voznessensk, le « Manchester russe », 1 500 à Tver, 300 dans la petite ville de Toula. Autant de petites et grandes armées ouvrières, fermement décidées à défendre « leur » révolution, de plus en plus perméables à la propagande bolchevique qui exalte la lutte des classes.

    Dans une lettre désabusée, mais ô combien perspicace, un jeune capitaine décrivait ainsi à son père, propriétaire foncier dans la province de Toula, la révolution dans son régiment : « Entre nous et les soldats, l’abîme est insondable. Pour eux, nous sommes et nous resterons des barines [maîtres]. Pour eux, ce qui vient de se passer, ce n’est pas une révolution politique, mais bien une révolution sociale, dont ils sont les vainqueurs et nous les vaincus. Ils nous disent, maintenant qu’ils ont leur comité : « Avant, vous étiez les barines, maintenant c’est à notre tour de l’être ! Ils ont l’impression de tenir enfin leur revanche après des siècles de servitude ... » Dans le cours de la révolution de 1917, le rôle des soldats-paysans - une masse de 10 millions d’hommes mobilisés - est décisif. La décomposition progressive de l’armée russe, gagnée par les désertions et le pacifisme joue un rôle d’entraînement dans la faillite généralisée des institutions. Pour le commandement, c’est le Décret n°1, instituant les comités de soldats, qui est à l’origine du mal. En effet, loin de se borner aux prérogatives réelles mais limitées, que leur donne le texte, les comités de soldats en viennent à s’occuper de stratégie militaire, appellent à la désobéissance, récusent tel ou tel officier, prétendent en élire de nouveaux ... Les unités sont progressivement gagnées par un « pouvoir soldat », qui fait le lit d’un « bolchevisme de tranchée » ... » (WERTH, La Russie en révolution, pages 51/ 53)

    — « Dans la capitale, une fois que la révolution l’eut emporté, c’est le Soviet et lui seul qui détenait le pouvoir de fait. L’Ordre n° I lui acquit le soutien de la garnison et donc de la force armée. Ainsi Guékov, le ministre de la Guerre, pouvait-il écrire le 9 mars au généralissime Alekseev : « Le Gouvernement provisoire n’a pas le moindre pouvoir effectif. Vos ordres ne seront exécutés que dans la mesure où le Soviet des députés ouvriers et soldats le permettra. C’est lui qui dispose des éléments de base du pouvoir réel, les troupes, les chemins de fer, les liaisons postales et télégraphiques. Soit dit carrément, le Gouvernement provisoire n’existe que pour autant que le Soviet le tolère ... » (ANWEILER, Soviets en Russie, page 159)

    — « Dans l’ardente atmosphère de cette heure-là, dans le chaos d’une séance semblable à un meeting, sous la dictée directe de soldats que les leaders absents n’avaient pu arrêter, naquit le fameux « Prikaz n° 1 » (Ordre n° 1), le seul document estimable de la Révolution de Février, la charte des libertés de l’armée révolutionnaire. » (Trotsky, La révolution de février, page 321)

    — « Il était près de six heures du soir. Stéklov était parti faire un rapport au Soviet sur le problème du pouvoir. Derrière la porte de la salle 13 où venait de se tenir la séance du Comité exécutif, je trouvai le tableau suivant : Sokolov était penché sur le bureau en train d’écrire ; des soldats le serraient de tous côtés, assis, debout ou appuyés au bureau. Ces soldats lui dictaient ou lui soufflaient ce qu’il écrivait. Je me souvins de la description de Tolstoï : comment, à l’école de Yasnaia Poliana, il inventait des contes avec les enfants. Mais il ne s’agissait pas d’infantillages, c’était la Commission élue par le Soviet pour travailler à la rédaction de « L’Ordre du jour à l’armée ». Ils travaillaient sans aucun plan et sans débat, tout le monde parlait et tous étaient entièrement absorbés par leur tâche. Ils n’avaient pas besoin de votes, eux, pour donner une forme à leur opinion collective. Je restai debout à écouter, intéressé au plus haut point. Lorsque le travail fut terminé, on mit sur la feuille un titre : « Ordre du jour numéro I. »

    Telle est l’histoire du document qui devint si fameux. Il était devenu nécessaire par les conditions générales de la révolution et en particulier, par le manque de tact et la politique provocatrice des représentants du Comité de la Douma à l’égard des soldats. » (SOUKHANOV, Révolution russe, page 85)

    — « Le processus révolutionnaire de 1917 est extrêmement rapide : tout va se jouer en huit mois seulement. [...] Les libéraux ont naïvement cru, comme Kerensky un peu plus tard, que le fait que la Russie soit maintenant démocratique allait galvaniser les troupes russes, comme les armées révolutionnaires françaises le furent par la république de 1793. Ils ont cru que l’on pouvait refouler les Allemands, mettre fin à la guerre, assurer une victoire alliée et donc une paix qui renforcerait la position nationale de la Russie.

    Mais tout est faussé dans le gouvernement provisoire parce que les structures de l’armée sont minées par l’« Ordre n°1 » et tout ce qu’il représente. Nous ne savons pas qui a rédigé cet « ordre », mais il sort du soviet. L’important, c’est qu’il reflète l’état d’esprit anarchisant de la masse de l’armée russe. [...] Mais la situation d’anarchie n’a pas été créée par l’Ordre n°1, elle est le résultat spontané de l’effondrement de l’autorité antérieure. [...] A partir de février, il n’y avait déjà plus d’armée russe capable de fonctionner parce qu’une armée régie par le principe de l’élection démocratique est une contradiction dans les termes. [...] Elle va se désagréger dès qu’on essaiera de l’utiliser, c’est-à-dire dès l’offensive de Broussilov au cours de l’été. Entre février et juillet, on n’a pas osé l’utiliser et c’est pour cela que les choses restent en place. [...] Et quand Kornilov a essayé de reprendre en main la machine après l’échec, le mois suivant, cet essai a déclenché la désagrégation totale et définitive. Il s’agissait d’une machine qu’on ne pouvait plus réparer ... » (Malia, Comprendre la Révolution russe, pages 99/ 100) ;

    source dans le site Smolny

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