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Le procès du social-démocrate Léon Blum, ennemi du prolétariat, selon son propre témoignage

mercredi 22 juin 2016, par Robert Paris

Déclaration de Léon Blum à son procès à Riom, lorsqu’il est accusé de trahison de l’intérêt national par le fasciste Pétain et se défend en affirmant qu’il a défendu les intérêts nationaux de la bourgeoisie contre le prolétariat :

Audience du 20 février 1942

[...] On cherche à faire rejaillir sur le Front Populaire, sur la politique ouvrière et sociale qu’il a pratiquée, et, à travers lui, sur les institutions démocratiques, la responsabilité de la défaite militaire. [...] Je montrerai ce qu’a été son œuvre dans l’ordre de la paix intérieure, dans l’ordre de la paix internationale, dans l’ordre de la préparation matérielle, morale, politique, de la défense du pays. [...] Car le Front Populaire n’a pas été autre chose qu’un réflexe de défense instinctive ! D’une part contre les périls qui menaçaient la République et dont l’agitation des ligues para-militaires et l’émeute du 6 février avaient été le signe frappant. D’autre part, contre la prolongation de la crise économique qui accablait les masses ouvrières, les populations paysannes, la classe moyenne du pays, et qui se traduisait par le marasme des affaires, par la baisse continue des prix agricoles et des salaires, par le chômage, par la misère. [...] Ce sont les coupables de cette misère, de cette souffrance, de cette révolte des classes laborieuses dont les élections de mai 1936 ont été l’expression, l’expansion. [...] Ici est la cause d’une grande partie des difficultés techniques qu’on a eu tant de peine à surmonter pour l’exécution des programmes aussi bien que des difficultés ouvrières que nous avons eu tant de peine à apaiser. [...] Ou plutôt, nous ne pouvions plus choisir, nous, qu’entre la politique que nous avons pratiquée et la guerre civile.

[...] Quand M. le maréchal Pétain [2] s’est présenté devant la Commission de l’Armée du Sénat en mars 1934, et qu’on lui a demandé : « Etes-vous d’avis de rétablir le service de deux ans ? » dont il était probablement partisan à cette époque, il a répondu : « Oui, mais l’état de l’opinion publique ne le permettrait pas. » [...] J’avais dans mon propre parti une minorité bruyante qui réclamait chaque jour le retour au service d’un an. J’aurais pu dire : « Non ! impossible. Je ne le peux pas. Il y a des raisons politiques, des raisons de parti qui m’en empêchent. » Si j’avais répondu cela, j’aurais peut-être trahi les devoirs de ma charge.

[...] Je voudrais demander à chacun des membres de la Cour de faire encore une fois un effort de mémoire et de se reporter, par la pensée, à ce qu’était la situation quand j’ai présenté mes collaborateurs à M. Albert Lebrun [3], le jeudi 4 juin. Il y a, dans certains documents de l’instruction, une tendance visible à réduire, à atténuer après coup la gravité de la situation, telle qu’elle se présentait à ce moment. Je vous demande, Messieurs, de vous souvenir. Rappelez-vous que les 4 et 5 juin, il y avait un million de grévistes. Rappelez-vous que toutes les usines de la région parisienne étaient occupées. Rappelez-vous que le mouvement gagnait d’heure en heure et de proche en proche dans la France entière. [...] La panique, la terreur étaient générales. Je n’étais pas sans rapport moi-même avec les représentants du grand patronat, et je me souviens de ce qu’était leur état d’esprit à cette époque. Je me souviens de ce qu’on me disait ou me faisait dire par des amis communs. « Alors quoi ? C’est la Révolution ? Alors quoi ? Qu’est-ce qu’on va nous prendre ? Qu’est-ce qu’on va nous laisser ? »

Les ouvriers occupaient les usines [4]. Et peut-être, ce qui contribuait le plus à la terreur, c’était cette espèce de tranquillité, cette espèce de majesté calme avec laquelle ils s’étaient installés autour des machines, les surveillant, les entretenant, sans sortir au dehors, sans aucune espèce de signe de violence extérieure.

[...] Je suis arrivé à l’Elysée avec mes collaborateurs vers 7 heures du soir. Je les ai présentés au Président de la République. [...] M. Albert Lebrun m’a demandé de rester auprès de lui et m’a dit ceci : « La situation est terrible. Quand comptez-vous vous présenter devant les Chambres ? » Je lui répondis : « Après-demain samedi, je ne vois pas le moyen d’aller plus vite. » Il me dit alors : « Vous allez attendre jusqu’à samedi ? Vous ne voyez pas ce qui se passe ? » « Comment voulez-vous que j’aille plus vite, ai-je repris, il faut malgré tout que je rédige la déclaration ministérielle, que je convoque un Conseil de Cabinet et un Conseil des ministres. D’ailleurs, matériellement, convoquer la Chambre pour demain serait impossible. »

M. Lebrun me répondit alors : « Les ouvriers ont confiance en vous. Puisque vous ne pouvez convoquer la Chambre avant samedi, et que certainement dans votre déclaration ministérielle, vous allez leur promettre le vote immédiat des lois qu’ils réclament, alors, je vous en prie, dès demain, adressez-vous à eux par la voie de la radio. Dites-leur que le Parlement va se réunir, que dès qu’il sera réuni, vous allez lui demander le vote rapide et sans délai des lois dont le vote figure sur leurs cahiers de revendications en même temps que le relèvement des salaires. Ils vous croiront, ils auront confiance en vous, et alors, peut-être ce mouvement s’arrêtera-t-il ? »

[...] La contrepartie, c’était l’évacuation des usines. Dès ce jour-là, les représentants de la CGT ont dit aux représentants du grand patronat qui étaient à Matignon, MM. Duchemin, Lambert-Ribot, Dauhouze, Richemont, président du Syndicat de la Métallurgie de la région parisienne : « Nous nous engageons à faire tout ce que nous pourrons et nous le ferons. Mais nous vous en avertissons tout de suite. Nous ne sommes pas sûrs d’aboutir. Quand on a affaire à un mouvement comme celui-là, à une marée comme celle-là, il faut lui laisser le temps de s’étaler. Et puis, c’est maintenant que vous allez peut-être regretter d’avoir systématiquement profité des années de déflation et de chômage pour exclure de vos usines tous les militants syndicalistes. Ils n’y sont plus. Ils ne sont plus là pour exercer sur leurs camarades l’autorité qui serait nécessaire pour faire exécuter nos ordres. » Et je vois encore M. Richemont qui était assis à ma gauche, baisser la tête en disant : « C’est vrai, nous avons eu tort. »

[...] Cela a peut-être l’air singulier, de parler ainsi aujourd’hui de la place où je suis et dans une situation comme celle-là. Mais je dois vous dire qu’à ce moment dans la bourgeoisie et en particulier dans le monde patronal, on me considérait, on m’attendait, on m’espérait comme un sauveur. Les circonstances étaient si angoissantes, on était si près de quelque chose qui ressemblait à la guerre civile qu’on n’espérait plus que dans une sorte d’intervention providentielle : je veux dire, l’arrivée au pouvoir d’un homme auquel on attribuait sur la classe ouvrière un pouvoir suffisant de persuasion, un ascendant suffisant pour qu’il lui fit entendre raison, et qu’il la décidât à ne pas abuser de sa force.

[...] Il n’y a aucun doute en effet qu’à partir de Matignon la décrudescence ait commencé [5]. Il y avait un million de grévistes à ce moment là, et trois semaines après 100 000. A la fin juillet, on pouvait considérer que le mouvement était terminé.

[...] On a peut-être attendu cela de moi dans les débuts de juin. Songez donc : quelle aubaine, une saignée ! Une saignée pratiquée par un représentant du Parti socialiste au pouvoir ! Ou bien une duperie, une duperie cruelle vis-à-vis de la classe ouvrière pratiquée par l’homme en qui elle avait mis sa confiance, l’homme qu’elle avait voulu au gouvernement. Je n’ai rien fait de tout cela, j’ai rempli le premier devoir de ma charge qui était de maintenir l’ordre civique, l’ordre républicain, d’éviter l’effusion du sang, d’éviter la guerre civile et puis de tenir loyalement, publiquement, la promesse que j’avais donnée.

[...] Il y eu une époque, au temps de l’enquête Villermé [6], au temps des premières lois industrielles en Angleterre, où des enfants travaillaient douze heures dans les mines et les filatures. A ce moment, quand on a voulu appliquer les premières lois de protection légale du travail, qui fixaient un maximum légal des heures de travail (ce qui était, paraît-il, attentatoire à la liberté du patron, et même, par un comble d’hypocrisie, à la liberté de l’ouvrier, qui était, disons-le, bien libre de travailler davantage si cela lui convenait), donc quand on a présenté ces premières lois en Angleterre, les patrons, et pas seulement les conservateurs, ont tenu le langage du ministère public. Ils ont dit : « Faites attention, si vous réduisez le travail des enfants dans les mines et les filatures, la production nationale va diminuer. » [...] L’expérience a été faite également en France, au moment du vote en 1919 de la loi de 8 heures, dont l’application n’a nullement réduit la production industrielle de notre pays.

[...] Dans ma pensée, la loi de quarante heures devait servir à résorber le chômage au même titre que d’autres mesures. Mais à mes yeux, elle avait un autre sens ; elle avait une portée beaucoup plus profonde. Nous sortions d’une crise universelle que tout le monde a qualifiée de crise de surproduction. Surproduire ? Produire trop ? Trop relativement à quoi ? Certainement pas relativement aux besoins de l’humanité, mais trop par rapport à la possibilité de consommation, c’est-à-dire à la faculté d’achat. [...] Et nous vivons dans un régime tel que ce qui devrait être le bien commun de l’humanité, ce qui, par conséquent, devrait se répartir, s’étaler en bienfaits, en profits, sur tous les hommes, se traduit au contraire par des profits démesurés pour certains, et pour la masse des autres par le chômage, la sous-consommation, la baisse des salaires, la misère. [...] Eh bien ! la loi de quarante heures avait, et elle a encore à mes yeux, cette importance toute puissante qu’elle représentait, dans le progrès de la civilisation, cette attribution aux travailleurs du petit dividende. Elle représentait des arrhes, un premier profit que les travailleurs pouvaient toucher, qu’ils pouvaient percevoir comme leur part légitime dans un mouvement de la civilisation et du progrès qui appartient à tous les hommes. [...]

Audience du 11 mars 1942

[...] Mais quand je pense à l’ensemble de cette œuvre à laquelle on a imputé tant de maléfices, j’y pense, moi, avec beaucoup d’émotion. Je ne suis pas sorti souvent de mon cabinet ministériel pendant la durée de mon ministère, mais chaque fois que j’en suis sorti, que j’ai traversé la grande banlieue parisienne et que j’ai vu les routes couvertes de théories de « tacots », de motos, de tandems, avec ce couples ouvriers vêtus de pull-overs assortis et qui montraient que l’idée de loisirs réveillait chez eux une espèce de coquetterie naturelle et simple, j’avais le sentiment d’avoir, malgré tout, apporté une embellie, une éclaircie dans des vies difficiles, obscures. On ne les avait pas seulement arrachés au cabaret [7], on ne leur avait pas seulement donné plus de facilités pour la vie de famille, mais on leur avait offert une perspective d’avenir, on avait créé chez eux un espoir.

[...] Dans beaucoup d’esprits, la nationalisation se confond avec la socialisation, avec la collectivisation et, par conséquent avec la spoliation ! Je voudrais d’abord vous dire que l’idée de nationalisation n’est pas une idée socialiste. L’origine des nationalisations est dans les doctrines du socialisme réformiste qu’incarnait un homme comme M. Millerand [8], au temps du programme de Saint-Mandé [9]. .

[...] Quels sont les mobiles qui ont fait inscrire la nationalisation des industries de guerre dans le programme du Front populaire et ensuite dans le programme ministériel ? Le mouvement s’est formé en France, pendant la guerre de 1914 à 1918 et il est impossible que vous n’en ayez pas gardé le souvenir. Un mouvement public irrésistible contre le profit privé, contre le bénéfice privé s’est constitué pendant la guerre. Cette idée de profits privés parfois démesurés au milieu de la misère universelle, et alors que toutes les nations, même victorieuses, étaient ruinées, a soulevé une sorte de réprobation, d’indignation universelle.

[...] Vous étiez très curieux, Monsieur le Président, des influences politiques qui avaient pu entourer le dépôt du projet de loi et vous avez interrogé à ce sujet M. Daladier [10]. Je vais vous fournir un petit élément d’information qui vous surprendra peut-être.

Au commencement de 1937, un administrateur du Creusot [11] qui est, je crois, un membre de la famille Schneider, M. de Saint-Sauveur, et qui lui-même, avant la guerre de 1914, s’occupait tout spécialement des intérêts considérables de la maison Schneider dans les grandes industries russes, notamment dans les usines Poutiloff, est venu trouver l’ambassadeur de l’Union soviétique à Paris, M. Potiemkine. Il y avait en ce moment, entre le Creusot et l’Union soviétique, de petites frictions. Les Soviets avaient demandé au Creusot de grosses pièces de marine. [...] Ces pièces n’étaient pas livrées par le Creusot, et le gouvernement soviétique croyait sentir de la part du fournisseur une certaine mauvaise volonté.

[...] M. de Saint-Sauveur a donc dit à M. Potiemkine : « C’est vrai, nous avons mis beaucoup de mauvaise volonté à vous livrer ces pièces, mais jouons cartes sur table. Si vous le voulez, non seulement nous vous livrerons ce matériel très vite, mais nous exécuterons pour vous tous les autres matériels que vous demanderez, et nous travaillerons pour vous comme nous le faisions pour la Russie tzariste. Mais, en échange, il faut que vous nous rendiez un petit service. La loi de nationalisation est votée, mais elle n’est pas encore appliquée. On discute encore, au ministère de la Guerre, sur les établissements qui y seront compris. [...] Le Creusot échappera à la nationalisation pour peu que vous vouliez bien dire un mot à ce sujet à M. Blum »

[...] M. le Président - Le troisième élément relevé contre vous par l’acte d’accusation, c’est d’avoir par votre faiblesse devant l’agitation révolutionnaire, spécialement en tolérant des occupations et des neutralisations d’usines, amené à une diminution considérable de la production ; le tout évidemment en ce qui concerne les produits utiles à la Défense nationale.

[...] M. Léon Blum - 19 millions d’heures, ce nombre astronomique correspond exactement à 2 millions et demi de journées de travail. Pour une population de 500 000 ouvriers, cela représente 5 jours. [...] Quand on essaie d’en trouver le retentissement et l’incidence réelle sur ce que vous êtes chargés d’établir, c’est-à-dire sur les causes et les responsabilités de la défaite, je crois qu’il n’en reste plus rien du tout. Quelles conséquences morales cela a-t-il produit ? Moi je vais vous demander quelles auraient été les conséquences morales de la politique contraire. [...] Je vois bien d’un côté un certain nombre d’heures perdues dont j’ai essayé de mesurer l’effet positif, direct. De l’autre, si dans des circonstances pareilles aussi périlleuses, aussi dramatiques j’avais pris, ou si M. Sarraut, mon prédécesseur - puisque j’ai trouvé cette politique déjà entièrement engagée avait pris l’initiative contraire, nous serions allés au plus grave des conflits sociaux, et je le répète, comme conséquence fatale, à la guerre civile.

[...] Non, je ne me suis pas trompé. Mon devoir était clair, impérieux. Il était d’épargner à la France, à la suite de la guerre civile, la guerre étrangère, de ne pas provoquer entre patrons et ouvriers ce que les ouvriers redoutaient alors le plus, cette espèce de division morale qui est plus grave et plus pernicieuse que tout, dans un pays et dans une démocratie. [...] C’est par la conciliation, c’est par l’accord, c’est par l’entente que j’ai essayé de régler toutes les difficultés de cette « explosion sociale », qui était venue frapper au visage mon gouvernement dès son arrivée.

[...] En quelques mots, sans embarras, je voudrais m’expliquer sur mes rapports avec le Parti communiste. [...] Ce n’est qu’après cette déclaration, après que les communistes, conformément à la déclaration de Staline, eurent abandonné, en matière de défense nationale, la position de défaitisme révolutionnaire que Thorez [12] affirmait contre moi à la tribune dans le débat du 15 mars 1935, ce n’est qu’après qu’ils eurent renoncé explicitement à leur campagne autonomiste en Alsace-Lorraine, c’est seulement après cela qu’ont pu être conclus, d’une part le Pacte d’unité d’action et, d’autre part, la coalition de Front populaire.

Je ne crois pas que les dirigeants du Parti communiste eussent pour moi des sentiments de prédilection particulière. J’avais été, dans le Parti socialiste, l’homme qui, au moment de notre scission, avait le plus efficacement résisté à une adhésion globale du Parti socialiste français à la IIIe Internationale, au Komintern. J’étais l’homme qui, contre le Parti communiste, avait le plus fortement marqué la distinction, ou même la contradiction, entre les deux doctrines. [...] Dans la politique dite de non-immixtion en Espagne, j’ai rencontré une opposition déclarée ; je n’en ai pas moins persisté dans ce que, toutes les données du problème étant posées, je considérais comme l’intérêt de la France. A aucun moment, je n’ai cédé. Il est possible qu’il n’ait pas désiré que mon gouvernement se prolongeât, qu’il ne m’ait pas toujours servi, si je puis dire, sans arrière-pensée, mais j’étais convaincu, et je suis encore convaincu, qu’il est impossible de défendre en France les libertés républicaines en excluant de cet effort les masses ouvrières et la fraction de l’élite ouvrière encore groupée autour de la conception communiste. Et je pensais surtout que c’était un immense résultat et un immense service rendu que d’avoir ramené ces masses et cette élite à l’amour et au sentiment du devoir envers la Patrie. [...] Je n’oublie pas qu’à l’heure où je parle l’Union soviétique est engagée dans la guerre, dans la même guerre que nous il y a deux ans, contre les mêmes adversaires. Je n’oublie pas qu’à l’heure où je parle, le Parti communiste fournit sa part, sa très large part, d’otages et de victimes. J’ai lu l’autre jour dans une liste d’otages donnée par un journal, le nom du petit Timbaud. J’ai très bien connu le petit Timbaud [13] : c’était le secrétaire de l’Union des Syndicats métallurgistes de la région parisienne. Je l’ai vu souvent, j’ai été bien souvent en bataille avec lui. Seulement, il a été fusillé et il est mort en chantant cette Marseillaise que, malgré tout, nous avions réappris aux ouvriers à chanter, peut-être pas la Marseillaise officielle, peut-être pas la Marseillaise des cortèges officiels et des quais de gare, mais la Marseillaise de Rouget de l’Isle et des volontaires de l’An II, la Marseillaise du groupe de Rude, la Marseillaise de Hugo « ailée et volant dans les balles ».

[...] Messieurs, je vous assure que je suis bien là au cœur de la question ; j’y ai bien réfléchi. Le fond de la question est bien là, car si l’on recherche les causes de cette émotion, de cette « grande peur » de juin 1936, on se rend compte que ce qui effrayait le plus peut-être les représentants intelligents et prévoyants de la bourgeoisie, c’était la modération même de ce mouvement. C’était le respect même de l’ordre physique, de l’ordre matériel à l’intérieur des usines. Je vous l’ai déjà dit : les ouvriers étaient installés autour des machines, tranquilles, disciplinés, montant la garde, entretenant le matériel, désignant les corvées pour cet entretien. Ils étaient là comme des gardiens, c’est-à-dire comme des surveillants, et aussi, dans un certain sens, comme des co-propriétaires. Le sens de leur attitude, on le sentait bien quand on réfléchissait du côté patronal, c’est que, dans leur conviction, quelque chose de leur travail s’était incorporé à ces machines qu’ils avaient si longtemps maniées.

[...] Karl Marx a dit que le prolétaire n’a pas de patrie, et en cela il était d’accord avec toutes les législations anciennes, car en Grèce ou à Rome, le prolétaire n’était pas soldat, pour la raison qu’il n’avait pas de bien à défendre. Mais Jaurès a dit que si le prolétaire n’avait pas de patrie, le progrès républicain, peu à peu, lui en faisait une, et que c’est à mesure qu’on crée peu à peu pour les ouvriers une co-propriété de la patrie qu’on leur enseigne à défendre cette patrie.

Cette espèce d’accord unanime qu’on a trouvé en France au moment de la mobilisation était un peu la conséquence de tout cela, et par conséquent, était un peu notre œuvre. Rappelez-vous les incidents qui ont précédé la guerre de 1914, cette guerre que la République, ce régime républicain tant honni, tant décrié, a pourtant gagnée ; rappelez-vous le syndicalisme révolutionnaire ; rappelez-vous l’hervéisme [14], rappelez-vous les mutineries de 1913 [15] ; rappelez-vous l’avant-veille de la mobilisation l’assassinat de Jaurès ; rappelez-vous quelle angoisse on pouvait éprouver alors sur ce que serait l’attitude de la masse des ouvriers vis-à-vis d’un ordre de mobilisation. Vous n’aviez rien de pareil ; tant que ce sont les influences nationales qui ont joué, vous n’avez trouvé aucune exception à cette unanimité. [...] Dans cette espèce de résolution silencieuse et grave qui a amené nos fils, le mien comme les vôtres, vers leur régiment, je crois que quelque chose venait de nous, et que quelque chose tenait ainsi à notre œuvre ... »

[1] Le procès de Riom s’est déroulé du 19 février au 15 avril 1942 dans la ville de Riom (Puy-de-Dôme). Ce procès ne fut finalement jamais terminé car les accusés, notamment Blum et Daladier, retournent l’accusation contre les autorités de l’Armée française. La période des faits jugés par la cour allait de 1936 (qui correspond à l’arrivée du Front populaire au pouvoir) à 1940 (date à laquelle Pétain se voyait confier les pleins pouvoirs). La loi instaurant la semaine de 40 heures fut présentée comme une des fautes du Front Populaire. L’extrême combativité des accusés frappa observateurs et journalistes (150, dont un tiers d’étrangers). La plaidoirie de Léon Blum, relayée par la presse étrangère, lui valut une grande sympathie des Américains. Il reçut ainsi en 1942 un télégramme pour son anniversaire, signé par Eleanor Roosevelt, l’épouse du Président. Hitler, exaspéré par la tournure des événements, déclara le 15 mars 1942 : « Ce que nous attendions de Riom, c’est une prise de position sur la responsabilité du fait même de la guerre ! ». L’Allemagne fait alors pression sur le régime de Vichy pour mettre fin au procès et tenter ainsi de limiter les dégâts.

[2] PETAIN Philippe (1856-1951), chef du régime de Vichy.

[3] LEBRUN Albert (1871-1950), président de la République française de 1932 à 1940.

[4] On dira que les usines occupaient les ouvriers, que la puissance ouvrière est ailleurs, notamment dans la construction d’une coordination à la base, de fusions d’AG, de meeting de rue ...

[5] Accords de Matignon : accords signés dans la nuit du 7 au 8 juin 1936, sous la présidence de Blum, entre la Confédération générale de la production française (CGPF), la CGT et l’Etat. En échange de l’évacuation des usines, les ouvriers obtiennent des délégués, la liberté d’exercice du droit syndical ; une augmentation des salaires de 7 à 15 %. Ils obtiennent enfin par les lois du 11 et 12 juin la semaine de 40 heures, et 15 jours de congés payés. On peut comparer avec les « accords de Grenelle » négociés les 25 et 26 mai 1968, aboutissant essentiellement à une augmentation de 35 % du SMIG, et 10 % en moyenne des salaires réels.

[6] Louis René Villermé (1872-1863), médecin français, considéré notamment comme un pionnier de la médecine du travail. À la suite de plusieurs pétitions réclamant une réglementation sur le travail des enfants, l’Académie des sciences morales décida, en 1835, de se pencher sur le sujet et désigna deux enquêteurs : Louis-François Benoiston de Châteauneuf (1776-1856) et Villermé ; à ce dernier fut confiée entre juin 1835 et août 1837, la visite des départements où les industries du coton, de la laine et de la soie occupaient le plus d’ouvriers. C’est ainsi qu’il se rendit dans la région de Mulhouse, mais aussi à Lille, Roubaix, Tourcoing, Lyon, Saint-Etienne, Nîmes et Carcassonne. Lors de ses déplacements, il étudie les conditions de travail des ouvriers mais également leur logement, leur alimentation, leur salaires ... L’ouvrage né de ces patientes recherches porte le titre de Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie - réédition sous le titre Tableaux de l’état physique et moral des salariés en France, Les Éditions La Découverte 1986. Paru en 1840, il est à l’origine d’une loi sur le travail des enfants dans les manufactures (1841) et d’une première loi d’urbanisme en France interdisant la location de logements insalubres (1850) ... Voir aussi le travail d’Engels, La Situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844, Éditions Science Marxiste 2011.

[7] voir Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Hachette Pluriel (Poche), 1997 : « Tout commence à la tombée de la nuit quand, dans les années 1830, un certain nombre de prolétaires décident de briser le cercle qui place le sommeil réparateur entre les jours de salaire ; cercle d’une existence indéfiniment vouée à reproduire le partage qui destine les uns aux privilèges de la pensée, les autres aux servitudes du travail.

[8] Jean-Louis RIZZO, Alexandre Millerand socialiste discuté, ministre contesté et président déchu (1859-1943), L’Harmattan 2013.

[9] Pendant des élections municipales, au cours d’un banquet le 30 mai 1896, auquel sont conviés tous les socialistes de France, Alexandre Millerand prononce le "discours de Saint-Mandé" qui définit un programme dont la finalité est de réunir toutes les tendances socialistes et de définir un programme réformiste, minimum.

[10] DALADIER Édouard (1884-1970), figure du Parti radical, promoteur du Front populaire et ministre de la Guerre sous Léon Blum, il redevint président du Conseil en avril 1938, et signa sans illusion les accords de Munich (septembre 1938). En juin 1940, il rejoignit le Maroc. Arrêté en septembre 1940 et traduit devant la cour de Riom par le gouvernement de Vichy, il fut livré aux Allemands, qui le déportèrent (1943-1945). Il retrouva son siège de député en 1946 et le conserva jusqu’en 1958, date à laquelle il quitta définitivement la scène politique pour se consacrer à la rédaction de ses mémoires.

[11] Le Creusot est une ville de Saône-et-Loire, siège de plus d’un siècle de domination de la famille Schneider. Eugène (1805-1875) et Adolphe Schneider (1802-1845), « maîtres des forges », se tournent vers des productions modernes, destinées notamment au chemin de fer (locomotives, rails en acier) ou à l’armée (canons, blindages) et dont la qualité est mondialement reconnue. Cette production d’aciers spéciaux, ainsi que l’utilisation d’outils modernes comme le marteau-pilon à vapeur qui permet de forger des pièces avec une grande précision, favorisent souvent les aciers du Creusot par rapport à leurs concurrents (Vickers, Krupp, Skoda). Le Creusot n’est plus une bourgade mais une ville-usine, fief des Schneider qui s’y font aménager en résidence la cristallerie royale (appelée château de la Verrerie). L’entreprise, au fil des ans, devient un immense conglomérat où se côtoient activités sidérurgiques et électriques (développées à partir de la fin du XIX siècle). Mais cette belle mécanique se grippe lorsqu’éclate le premier choc pétrolier (1973). Les usines entrent dans une spirale de difficultés financières qui aboutit au dépôt de bilan en 1984. Voir DE BRISSAC Elvire, Il était une fois les Schneider (1871 - 1942), Grasset 2007.

[12] Wieviorka Annette, Maurice et Jeannette, Biographie du couple Thorez, Tempus 2016.

[13] TIMBAUD Jean-Pierre (1904-1941) militant du PCF et de la CGT, fusillé comme otage. Voir Pierre Outteryck, Jean-Pierre Timbaud, métallo et résistant, Geai Bleu Éditions, 2014.

[14] HERVE Gustave (1871-1944), à partir de 1907, dirige le journal La Guerre Sociale, où il prend des positions de plus en plus antimilitaristes, allant jusqu’à prôner l’action directe et des sabotages . Dès août 1914, il retourne « sa veste rouge pour en montrer la doublure tricolore » (selon « Charles Fraval », pseudonyme du journaliste Antoine Agostini, élève d’Albert Mathiez, qui publia La pensée politique de Jacques-René Hébert, et Histoire de l’Arrière. Histoire des peuples durant la guerre.) puis évolue vers le fascisme.

[15] Episode aujourd’hui oublié, les casernes françaises ont été touchées, en mai 1913, par une forte agitation. En cause : le refus de la loi de trois ans de service militaire, pièce maîtresse de la militarisation du pays à la veille de la Grande Guerre. L’événement va provoquer une répression furieuse contre les mutins, mais aussi contre les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes, accusés d’avoir fomenté les troubles. C’est également le point de départ d’une crise ouverte à la CGT.

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