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Gogol, le Molière russe

mercredi 26 juillet 2017, par Robert Paris

Gogol, le Molière russe

« Le rire est une grande chose : il n’enlève à personne ni la vie ni les biens, mais le coupable n’en est pas moins devant lui comme un lièvre aux pattes ligotées. »

« « Tout autre est le lot de l’écrivain. Celui-là fait surgir et rend palpables des visions qui défilent constamment sous ses yeux, mais échappent à l’indifférent ; s’enfonce dans le bourbier infect et bouleversant, des bagatelles stupides qui alourdissent notre existence ; sonde les arcanes des caractères distants et froids, cousus de pièces et de lambeaux, des caractères gris et quotidiens qui encombrent notre voie commune. Pour tout dire, l’écrivain ressemble à un sculpteur inexorable qui taillerait nos vices dans la pierre, d’une main ferme, en bas-relief, et les rendrait évidents à tous. »

« Un autre sort attend l’écrivain qui ose remuer l’horrible vase des bassesses où s’enlise notre vie, plonger dans l’abîme des natures froides, mesquines, vulgaires – que nous rencontrons à chaque pas au cours de notre pèlerinage terrestre, parfois si pénible, si amer, - et d’un burin impitoyable met en relief ce que nos yeux indifférents se refusent à voir ! »

Les Âmes Mortes

Que dénonce donc Gogol par son rire ?

« Chacun en a pris pour son grade, mais le plus soigné c’est encore moi ! »

« On s’est livré à bien des commentaires sur mon compte, écrivait Gogol, on a analysé certains côtés de ma personnalité, mais on n’a point défini ce qu’il y a d’essentiel en moi. Pouchkine est le seul à l’avoir flairé. Il m’a dit de tout temps que pas un écrivain n’a possédé ce don d’étaler si nettement la trivialité de la vie, de savoir souligner avec une telle vigueur la platitude de l’homme moyen, de telle façon que ces menus riens qui d’ordinaire échappent à la vue, sautent brusquement et avec un relief énorme aux yeux de tous. Voilà ma faculté principale, qui n’appartient qu’à moi seul, et qui de fait manque aux autres écrivains. »

« Tout ce qu’il y a de meilleur au monde échoit toujours aux gentilshommes de la chambre ou aux généraux. On se procure une modeste aisance, on croit l’atteindre, et un gentilhomme de la chambre ou un général vous l’arrache sous le nez. »

« Dans une division de ministère... mais il vaut peut-être mieux ne pas vous dire dans quelle division. Il n’y a, en Russie, pas de race plus susceptible que les fonctionnaires des ministères, de l’armée, de la chancellerie, bref, tous ceux que l’on comprend sous le nom générique de bureaucrates. Pour peu que l’un d’eux se croie froissé, il s’imagine que toute l’Administration subit un affront dans sa personne. Donc un ispravnik, je ne sais plus dans quelle ville, avait
rédigé un rapport ayant pour objet de démontrer que les ordres
du gouvernement n’étaient plus respectés, attendu qu’on se permettait de donner au titre sacré d’ispravnik une signification de mépris ; et, pour le prouver, il avait joint à son rapport un
énorme in-folio, contenant une espèce de roman où l’on rencontrait, à toutes les dix pages, un ispravnik en parfait état d’ivresse.
Aussi, pour pousser d’avance le verrou sur toutes les réclamations, ai-je mieux aimé ne pas préciser d’une manière indubitable la division du ministère où se passe mon récit, et me contenter de dire : « dans une chancellerie. »

Les Âmes Mortes

« Oui, chers lecteurs, vous voyez que je devine assez bien votre pensée ; il vous plaît très médiocrement de voir la misère humaine mise à nu en pleine lumière, et vous vous dites : « À quoi bon une si triste exhibition ? Eh ! ne savons-nous pas nous-mêmes ce qui se rencontre de méprisable et d’absurde dans le monde ? Ces objets-là sont navrants, et nous ne les voyons déjà que trop sans le secours de la littérature. Montrez-nous le beau, ce qui ravit, ce qui enlève loin des réalités, ce qui fait qu’on s’étourdit, qu’on s’oublie soi-même... » Ce raisonnement nous rappelle ce qu’un propriétaire disait à son intendant : « Pourquoi viens-tu, frère, me chanter que mes affaires s’en vont à la dérive ? Je ne le sais déjà que trop, sans que tu me le rappelles ! N’aurais-tu donc rien de plus gai à me raconter ? Arrange-toi pour que j’oublie tout cela ; que je n’en sache rien de rien, et me voilà heureux ! » Et l’argent qui eût dû être employé à réparer le désordre de ses affaires l’était de façon qu’il pût n’y plus penser et les perdre de vue. L’esprit sommeille, l’esprit de l’homme qui, éveillé, eût peut-être requis à l’improviste un riche filon de moyens réparateurs, il dort, et son bien est vendu aux enchères publiques ; la voilà réduit, lui, à aller s’oublier dans la multitude des gens, qui manquent du nécessaire, avec une âme bien préparée, il est vrai, par les avanies de sa chute, à descendre aux derniers degrés de la bassesse, à des turpitudes dont il aurait eu horreur autrefois. L’auteur est fort exposé encore au mécontentement de certains soi-disant patriotes, qui trônent paisiblement dans des retraites ignorées, occupés de leurs petites affaires privées, par exemple, de grossir incessamment leurs capitaux, et d’ériger dans l’ombre, aux dépens d’autrui, l’édifice de leur fortune. Ces hommes-là, s’il se fait une chose quelconque qui, à leur point de vue, soit blessante pour le pays, s’il paraît un livre exposant d’amères vérités, accourront de tous les recoins obscurs, comme font les araignées quand elles aperçoivent une mouche prise à leurs malencontreux filets, et tous crieront : « Est-ce bien d’exposer cela au public, même d’en parler tout haut ? Tout ce qui est décrit là, songez, c’est toi, c’est moi, c’est nous tous, ce sont les nôtres ; je vous demande si on devrait permettre... Que diront les étrangers ? Il est très fâcheux de voir qu’on ait mauvaise opinion de nous. N’est-ce pas vraiment une horreur qu’il se fasse de pareilles indiscrétions ! On ne respecte plus rien ; il n’y a donc plus de patriotisme ! » À de si sages réflexions, surtout à l’endroit de l’opinion des étrangers, il n’y a vraiment rien à répondre. Voyons, pourtant… »

« Honneur à celui qui ne fait fi d’aucun caractère, mais qui, sans répulsion, attache sur chacun impartialement un regard scrutateur et remonte de proche en proche jusqu’aux causes premières. Tout dans l’homme est livré au changement ; en un clin d’œil il naît dans un pauvre cœur un odieux ver qui aspire et absorbe en lui tous les sucs vitaux ; et souvent, non seulement une large passion, mais un misé
rable caprice, une absurde fantaisie passagère s’est développée
dans un homme prédestiné à de fort grandes choses, lui a fait oublier les devoirs les plus sacrés, et tenir pour saint et grand ce qu’il y avait de plus méprisable au monde. Les passions humaines sont innombrables comme les grains de sable de la mer, et pas une ne ressemble à l’autre ; toutes sont petites, accortes et soumises d’abord ; puis, maîtresses enfin de leur homme, elles en deviennent les impitoyables tyrans. Gloire éternelle à celui qui a su choisir une passion de l’ordre le plus élevé ! Son bonheur sans bornes croîtra, se décuplera à chaque heure, à chaque minute ; il descend, celui-là, de plus en plus profondément dans le paradis de son âme, qui est l’infi-
ni : il est heureux. Mais il est des passions dont l’homme n’a pas le choix : elles sont nées avec lui, et les forces dont il aurait eu besoin pour s’en défaire ne lui ont pas été données. Ces passions sont dirigées d’après un plan supérieur ; elles contiennent en elles quelque chose qui leur parle, les sollicite sans cesse, et ne dure pas moins que la vie même, à laquelle elles sont identifiées. »

Les âmes mortes

Extrait de « La Sortie d’un théâtre » de Gogol :

La conception de Gogol du comique est en partie exposée dans la pièce « La sortie d’un théâtre… après la représentation d’une nouvelle comédie » :

L’AUTEUR DE LA PIECE sortant

 Je me suis arraché à cette salle comme à un tourbillon ! Voici enfin et les cris, et les applaudissements ! Le théâtre entier gronde !... Voici la gloire ! Mon Dieu, comme mon cœur aurait battu il y a sept ou huit ans, comme tout aurait tressailli en moi ! Mais c’était il y a longtemps. J’étais jeune alors, ma pensée avait la témérité de l’adolescence. Bienveillante Providence, qui ne m’a pas permis de goûter aux transports et aux louanges précoces ! Maintenant… Mais le froid raisonnable des ans assagirait n’importe qui. On finit par apprendre que les applaudissements ne veulent pas encore dire grand-chose et sont prêts à servir de récompense pour tout : l’acteur, s’il saisit tout le secret de l’âme et du cœur d’un homme, le danseur, s’il parvient à l’art de tracer des monogrammes avec ses pieds, le prestidigitateur, tous sont salués par le bruit des applaudissements ! Que ce soit une tête qui pense, un cœur qui sent, une âme qui vibre dans sa profondeur, des jambes qui travaillent ou des mains qui retournent des verres, tout est couvert des mêmes claquements de paumes. Non, ce ne sont pas applaudissements que je souhaiterais en ce moment ; je souhaiterais être transporté soudain dans les loges, les bacons, à l’orchestre, au paradis, pénétrer partout, entendre de chacun son opinion et son impression alors qu’elles sont encore vierges et fraîches, alors qu’elles ne sont pas encore soumises aux commentaires et aux appréciations des experts et des journalistes, alors que chacun est encore sous l’influence de son propre jugement. C’est de cela que j’ai besoin, je suis auteur comique. Toutes les autres œuvres, tous les autres genres sont passibles du jugement d’un petit nombre, seul l’auteur comique est passible du jugement de tous ; sur lui, n’importe quel spectateur possède un droit, un homme de n’importe quelle condition se trouve être son juge…

Deux officiers

LE PREMIER

Je n’ai encore jamais tant ri.

LE SECOND

J’estime que c’est une excellente comédie.

LE PREMIER

Attends, il faut voir ce que diront les revues, il faut soumettre la chose au jugement de la critique….

L’INCONNU

Je ne peux pas juger en ce qui concerne la valeur littéraire ; mais il me semble qu’il y a des remarques spirituelles. C’est piquant, c’est piquant.

L’HOMME DE LETTRES

Par pitié, qu’y a-t-il là de spirituel ? Et ce peuple bas que l’on nous montre, et ce ton ? Les plaisanteries sont aussi plates que possible ; c’est même graveleux tout simplement !

L’INCONNU

Ah, cela, c’est une autre affaire. C’est bien ce que je dis : en ce qui concerne la valeur littéraire, je ne peux pas juger ; j’ai seulement remarqué que la pièce était drôle, que les gens y prenaient plaisir.

L’HOMME DE LETTRES

Mais elle n’est même pas drôle. Je vous en prie, qu’y a-t-il de drôle, et quel plaisir y trouver ? Le sujet est invraisemblable autant qu’il peut l’être ; il n’y a que des incohérences ; pas d’intrigue, pas d’action, aucune invention.

L’INCONNU

Mais justement, je ne vous contredis pas. Au point de vue littéraire, vous avez raison ; à la considérer, pour ainsi dire, de côté, il y a là…

L’HOMME DE LETTRES

Il y a quoi ? Je vous en prie, même cela, il n’y pas même cela ! Voyons, qu’est-ce que c’est que ce langage parlé ? Qui parle ainsi dans la haute société ? Voyons, dites-moi, est-ce que nous parlons ainsi, vous et moi ?

L’INCONNU

C’est vrai ; c’est une remarque très subtile que vous faites là. Justement, c’était ce que je me disais moi-même : aucune noblesse dans la conversation. Tous les personnages semblent incapables de cacher leur basse nature, - cela c’est vrai…

ENCORE UN HOMME DE LETTRES

Croyez-moi, je m’y connais : c’est une pièce abominable ! C’est une pièce sale, très sale ! Il n’y a pas un seul personnage vrai, rien que des caricatures ! La nature ne connaît rien de tel ; croyez-moi, vraiment, je m’y connais mieux ; je suis moi-même homme de lettres. On parle de verve, de don d’observation… mais cela ne tient pas debout, il n’y a que ses amis, rien que ses amis pour en dire du bien, toujours ses amis !...

Les deux officiers…

LE PREMIER

C’est exact, c’est absolument exact : c’est tout juste une farce ; je l’ai toujours dit, une farce stupide soutenue par ses amis. J’avoue que j’ai même trouvé beaucoup de choses dégoûtantes à regarder.

LE SECOND

Mais tu as pourtant dit que tu n’avais jamais tant ri ?

LE PREMIER

Ça, c’est une autre affaire. Tu ne comprends pas, il faut que je t’explique. Qu’est-ce qu’il y a dans cette pièce ? Premièrement, il n’y a pas d’intrigue, pas d’action non plus, absolument aucune invention, rien que des invraisemblances, et par-dessus le marché, ce ne sont que des caricatures…

Plusieurs personnes repsectables

NUMERO UN

Oui, oui, je vois bien ; c’est vrai, cela existe chez nous, et il y a des endroits où il se passe des choses même pires ; mais à quelle fin, à quoi bon monter ces représentations ? Quelle utilité ont-elles ? Voilà à quoi je demande réponse ! Quel besoin ai-je de savoir qu’il y a des fripons à tel ou tel endroit ? Tout simplement, je… je ne comprends pas la nécessité de telles représentations.

NUMERO DEUX

Non, ce n’est pas une dérision de nos vices ; c’est une odieuse moquerie de la Russie, voilà ce que c’est. Cela revient à montrer sous un mauvais jour le gouvernement lui-même, car mettre en cause le gouvernement lui-même, car montrer de mauvais fonctionnaires et des abus qui se commettent dans diverses classes, c’est mettre en cause le gouvernement lui-même. Vraiment, on ne devrait même pas permettre de telles représentations….

UN HOMME TRES MODESTEMENT HABILLE

Quant à moi, j’avoue que je suis très heureux de poursuivre la conversation. Je viens juste d’entendre des commentaires : que tout cela est faux, que l’auteur raille notre gouvernement, nos coutumes, et que ce ne sont pas des choses à mettre sur une scène. Cela m’a porté à me rappeler la pièce et à l’embrasser tout entière par l’esprit, et j’avoue que la physionomie de la comédie me paraît maintenant encore plus expressive. A ce qu’il me semble,, ce que le rire y frappe le plus fort et le plus profondément, c’est l’hypocrisie, le masque bienséant sous lequel apparaît la bassesse et la vilenie, le scélérat contrefaisant la mine d’un homme plein de bonnes intentions. J’avoue que j’éprouvais de la joie à voir combien étaient risibles des paroles bien intentionnées dans la bouche d’un fripon, et combien tout le monde, des fauteuils d’orchestre jusqu’au paradis, trouvait désopilant le masque dont il se couvre. Et après cela, il y a des gens qui disent qu’il ne faut pas montrer de telles choses sur une scène ! J’ai entendu une remarque, faite d’ailleurs, d’après ce qu’il m’a semblé, par un assez brave homme : « et que dira le peuple quand il verra qu’il y a chez nous de tels abus ? » …

Trois hommes

LE PREMIER

Pourquoi ne pas rire un brin ? On peut toujours rire ; mais des abus et des vices, est-ce un sujet de moquerie ? C’est bien la place de la moquerie ?

LE SECOND

Alors, de quoi veux-tu rire ? Serait-ce des vertus, des mérites d’un homme ?

LE PREMIER

Non, mais ce que nous venons de voir, ce n’est pas un sujet de comédie, mon cher. Cela touche déjà, d’une certaine manière, au gouvernement. Comme s’il n’y avait pas d’autres sujets sur lesquels on puisse écrire.

LE SECOND

Et quels autres sujets ?

LE PREMIER

Eh bien, mais ce n’est pas ce qui manque, les événements quotidiens qui font rire. Tenez, mettons, par exemple, que je pars pour me promener sur l’île des Pharmaciens, et le cocher m’amène tout d’un coup je ne sais où, sur la rive de Viborg ou au monastère Smolny. Il y en a de toutes sortes, de ces enchaînements comiques.

LE SECOND

C’est-à-dire que vous voulez retirer à la comédie toute signification sérieuse. Mais pourquoi promulguer une loi immuable ? Des comédiens du goût dont vous les souhaitez, il y en a une multitude. Pourquoi ne pas tolérer l’existence de deux ou trois comédies comme celle dont vous parlez qui vous plaisent, vous n’avez qu’à aller au théâtre : vous y verrez tous les jours des pièces où il y en un qui se cache sous la chaise, tandis qu’un autre l’en fait sortir en le tirant par la jambe.

LE TROISIEME

Non, écoutez-moi : ce n’est pas ça. Il ya des limites à tout. Il existe des choses dont, pour ainsi dire, on ne se moque pas, qui sont, d’une certaine manière, sacrées.

LE SECOND

Il en est toujours ainsi au monde : moquez-vous de quelque chose de véritablement noble, de ce qui constitue les caractères les plus élevés et les plus saints d’une âme, personne n’interviendra. Moquez-vous du vice, de la vilenie et de la bassesse, et tout le monde criera : « Il se moque de choses sacrées ! » (…)

Deux spectateurs

LE PREMIER

Expliquez-moi donc ceci : pourquoi, lorsqu’on examine isolément chaque acte, chaque personnage, chaque caractère, se dit-on que tout est vrai, vivant, plein de naturel, et pourquoi, une fois rassemblé, cela semble-t-il énorme, exagéré, caricatural, de telle manière qu’en sortant du théâtre, on se demande malgré soi s’il est possible que des gens pareils existent ? Et cependant, on ne peut pas dire que ce soient des scélérats.

LE SECOND

Pas le moins du monde, ce ne sont pas du tout des scélérats. Ils sont exactement décrits poar le dicton : « Pas méchant au fond, simplement un fripon. »

LE PREMIER

Et puis, une chose encore : cette énorme accumulation, cet excès, n’est-ce pas déjà un défaut de la comédie ? Dites-moi, où se trouve une société qui ne serait composée que de tels personnages, qui ne comprendrait pas, sinon une moitié, du moins une certaine partie de gens honnêtes ? Si ine comédie doit être le tableau et le miroir de notre vie sociale, elle doit la refléter dans toute sa vérité.

LE SECOND

D’abord, à mon avis, cette comédie n’est pas du tout un tableau, mais plutôt un frontispice. Vous voyez, et la scène, et le lieu de l’action sont imaginaires… De partout, de tous les coins de la Russie, les manquements à la justice, les égarements et les abus se sont rejoints là pour servir une idée : faire naître chez le spectateur un vif, un noble dégoût devant nombre de bassesses de toutes sortes. L’impression est d’autant plus forte qu’aucun des personnages représentés n’a perdu sa forme humaine ; l’humain se sent partout. C’est pour cela que le cœur en est encore plus profondément remué. Et quand il rit, le sepctateur jette malgré lui un regard derrière son dos, comme s’il sentait que ce qui le fait rire est proche de lui, et qu’il doit, à chaque instant, monter bonne garde pour que cela ne fasse pas irruption dans sa propre âme. Je pense que ce qui doit le plus amuser l’auteur, c’est de s’entendre reprocher que ses personnages et ses héros ne soient pas attrayants, alors qu’il a tout mis en œuvre pour les rendre repoussants… Et vous verrez, je peux vous le dire à l’avance : tout d’abord, chaque petit chef-lieu de district de Russie va se fâcher et affirmer que c’est une méchante satire, une invention basse et vulgaire dirigée justement contre lui.

UN FONCTIONNAIRE

C’est une invention basse et vulgaire, c’est une satire, une pasquinade !

UN AUTRE FONCTIONNAIRE

Donc, maintenant, il ne reste plus rien. Plus besoin de lois, plus besoin de servir l’Etat… Cet uniforme que je porte, il faut donc le jeter, ce n’est plus qu’une guenille…

UN TOUT JEUNE FONCTIONNAIRE D’UN NATUREL COMPLAISANT

Il s’avance vivement vers le monsieur qui enfile son manteau.

Votre Excellence, permettez-moi de vous aider !

LE MONSIEUR AU MANTEAU

Ah, bonjour ! Tu es là ? Tu es venu voir ça ?

LE TOUT JEUNE FONTIONNAIRE

Oui, Votre Excellence, il y a des observations amusantes.

LE MONSIEUR AU MANTEAU

Sottises ! Il n’y a rien là d’amusant !

LE TOUT JEUNE FONTIONNAIRE

C’est vrai, Votre Excellence, absolument rien.

LE MONSIEUR AU MANTEAU

Celui qui fait des choses pareilles mérite le fouet, et non des louanges.

LE TOUT JEUNE FONTIONNAIRE

C’est vrai, Votre Excellence !

LE MONSIEUR AU MANTEAU

Voilà, on laisse aller les jeunes gens au théâtre ; ils y apprendront des choses fort utiles ! Tiens, toi, par exemple : maintenant, dès que tu vas revenir au bureau, tu vas probablement te mettre à faire l’impertinent ?

LE TOUT JEUNE FONTIONNAIRE

Comment pourrais-je, Votre Excellence !... Permettez, je vais vous ouvrir le passage ! (S’adressant à la foule, bousculant l’un, puis l’autre.) Eh, vous autres, écartez-vous, laissez passer le général ! (S’approchant avec une politesse inhabituelle de deux hommes élégamment vêtus.) Messieurs, de grâce, permettez au général de passer !

Les deux hommes élégamment vêtus s’effaçant pour libérer le passage.

LE PREMIER

Tu ne sais pas quel est ce général ? Il doit être connu ?

LE SECOND

Je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu.

UN FONCTIONNAIRE D’UN NATUREL CAUSANT

C’est simplement un conseiller d’Etat ; mais par le poste qu’il occupe, il est assimilé à la quatrième classe. C’est une chance, hein ? En quinze ans de service, il a décroché Saint Vladimir, Sainte-Anne, Saint-Stanislas, 3000 roubles de traitement, 2000 de frais de table, et puis des indemnités de conseil, et puis de commission, et puis encore du département…

Un groupe de personnes d’aspect distingué et convenablement vêtues.

LE PREMIER

Arrêtons-nous plutôt ici, en attendant que la foule soit sortie. Mais quelle affaire, en vérité ! Soulever tout ce vacarme, applaudir, comme si c’était Dieu sait quoi ! Une faribole, une pièce de théâtre banale et creuse, et on en fait un tel tumulte, on crie, on rappelle l’auteur… Mais qu’est-ce que c’est que ça ?

LE SECOND

Tout de même, la pièce est amusante, distrayante.

LE PREMIER

Eh oui, elle est amusante comme l’est habituellement n’importe quelle faribole. Mais pourquoi, à propos de ça, tant de clameurs, tant de commentaires ? On discute comme s’il était question de quelque chose de grave, on applaudit… Allons, qu’est-ce que c’est que ça ?
Bon, je comprendrais s’il s’agissait d’une chanteuse ou d’une danseuse, là, je comprendrais. Là, on s’étonne devant l’art, la souplesse, l’agilité, le talent naturel. Mais ici, qu’y a-t-il ? On crie : un homme de lettres ! une femme de lettres ! un écrivain ! Mais qu’est-ce qu’un écrivain ? Parce que de temps en temps il lui vient un mot d’esprit, ou qu’il copie quelque chose d’après nature… Quel travail est-ce que cela représente ? Qu’est-ce qu’il y a là ? Ce ne sont que des historiettes et rien d’autre.

LE SECOND

Oui, bien sûr, ce n’est pas une chose sérieuse.

LE PREMIER

Réfléchissez : tenez, un danseur, par exemple, - il y a quand même de l’art ; on n’arriverait jamais à faire ce qu’il fait. Si moi, j’essayais, par exemple : c’est bien simple, mes jambes ne se soulèveraient même pas. Si j’essayais de faire un entrechat, - je n’y arriverais pas, pour rien au monde. Tandis qu’écrire, on peut le faire sans avoir rien appris. Je ne sais pas qui est cet auteur, mais on m’a dit que c’était un ignorant parfait, qu’il ne savait rien, qu’il s’est fait chasser, paraît-il, je ne sais d’où.

LE SECOND

Mais pourtant, il doit quand même savoir quelque chose ; on ne peut pas écrire sans cela.

LE PREMIER

Allons donc, qu’est-ce qu’il pourrait savoir ? Vous savez vous-mêmes ce que c’est qu’un homme de lettres. L’homme le plus vide qui soit ! Le monde entier sait cela, il n’est bon absolument à rien. On a déjà essayé de les utiliser, et on les a abndonné. Voyons, jugez-en vous-mêmes, qu’est-ce qu’ils écrivent ! Ce ne sont que des futilités, des petites histoires. Si je le voulais, j’écrirais la même chose tout de suite, et vous aussi, et n’importe qui l’écrirait.

LE SECOND

Oui, bien sûr, pourquoi pas ? Il suffit d’avoir un grain d’intelligence dans la tête, et c’est faisable.

LE PREMIER

Même pas besoin d’intelligence. Pour quoi faire, de l’intelligence ? Ce ne sont que des petites histoires. Si encore il s’agissait, mettons, de je ne sais quelle science difficile, d’un sujet que l’on ne connaît pas encore, mais là, qu’est-ce que c’est ? Le premier paysan venu connaît ça. Cela se voit tous les jours dans la rue. Il suffit de s’asseoir devant sa fenêtre et d’écrire tout ce qui se passe, et le tour est joué !

UN TROISIEME

C’est bien vrai. Quand on pense, je vous assure, à quelles sottises les gens passent leur temps !

LE PREMIER

Justement, c’est une perte de temps, et rien d’autre. Des historiettes, des vétilles ! Il faudrait simplement interdire qu’on leur mette une plume et de l’encre entre les mains. Mais la foule est sortie, allons-y ! Faire tout ce bruit, crier ! prodiguer des encouragements ! alors que ce ne sont que des bêtises ! Des historiettes, des vêtilles, des contes à dormir debout !

UN FONCTIONNAIRE BIEN INTENTIONNE

Mais quand même, c’est vrai, s’il y avait un honnête homme sur la scène, un seul… Rien que des filous et encore des filous.

UN HOMME DU PEUPLE

Dis voir, attends-moi au carrefour. Je passe prendre mes moufles.

UN HOMME DU MONDE

Et il est presque une heure. Je ne suis jamais sorti si tard d’un théâtre.

UN FONCTIONNAIRE ATTARDE

Je n’ai fait que perdre mon temps ! Non, je n’irai plus au théâtre !

L’AUTEUR DE LA PIECE

J’ai entendu plus de choses que je ne le prévoyais. Quel monceau d’opinions variées ! Heureux l’auteur comique né au milieu d’une nation où la société ne s’est pas encore fondue en une masse immobile, où elle ne s’est pas vêtue de l’écorce unie du vieux préjugé qui enferme les pensées de tous dans la même forme et la même mesure, où il y a autant d’opinions que d’hommes, où chacun crée lui-même son caractère. Quelle diversité dans ces opinions, et comme, dans chacune d’elles, brille l’étincelle de l’esprit russe, dur et clair ! et dans la noble aspiration de ce homme d’Etat ! et dans la haute abnégation du fonctionnaire perdu dans sa province lointaine ! et dans la tendre beauté d’une généreuse âme féminine ! et dans le sentiment esthétique des connaisseurs ! et dans l’instinct simple et juste du peuple ! Et même dans les jugements malveillants, combien de choses qu’un auteur comique a besoin de savoir ! Quelle vivante leçon ! Oui, je suis satisfait.

Mais pourquoi la tristesse envahit-elle mon cœur ? C’est étrange : je regrette que personne n’ait remarqué le personnage honnête qui vit dans ma pièce. Oui, il y avait un personnage honnête et noble, qui était en scène toute la pièce durant. Ce personnage honnête et noble, c’était… LE RIRE. Il était noble parce qu’il s’est décidé à paraître malgré la basse signification qu’on lui donne dans le monde. Il était noble parce qu’il s’est décidé à paraître malgré l’appellation offensante qu’il a fait donner à l’auteur, l’appellation de froid égoïste et malgré les doutes qu’il a éveillés sur l’existence de mouvements de tendresse dans son âme. Personne n’a pris la défense de ce rire.

Je suis un auteur comique, je l’ai servi loyalement, et je dois donc me faire son défenseur. Oui, le rire est plus important et plus profond qu’on ne le pense. Non pas le rire engendré par une irritation momentanée, par une disposition bilieuse, maladive, du caractère ; non pas non plus le rire léger qui sert à la distraction oisive et à l’amusement des gens, mais le rire qui prend tout entier son essor du fond de la nature lumineuse de l’homme, qui y prend son essor parce que là se trouve sa source sans cesse jaillissante, le rire qui approfondit le sujet, oblige ce qui échapperait à se détâcher avec vigueur, le rire sans la force pénétrante duquel la mesuqinerie et la vanité de la vie n’effrayeraient pas tellement les hommes. Les choses méprisables et nulles à côté desquelles ils passent chaque jour avec indifférence ne s’enfleraient pas tout à coup devant eux avec une force aussi terrible, presque caricaturale, et ils ne s’écrieraient pas en frissonnant : « Est-il possible qu’il existe de tels hommes ? », - alors que, de leur propre aveu, il en existe de pires.

Non, ils sont injustes, ceux qui disent que le rire provoque la révolte. Seul, ce qui est sombre provoque la révolte, mais le rire est lumineux. Bien des choses révolteraient les gens si elles étaient présentées dans leur nudité ; mais éclairées par la force du rire, elles apportent l’apaisement dans l’âme. Et celui qui voudrait tirer vengeance d’un méchant homme se réconcilie presque avec lui quand il voit les mouvements vils de son âme tournés en dérision. Ils sont injustes, ceux qui disent que le rire n’agit pas sur ceux qu’il vise, et qu’un fripon sera le premier à rire d’un fripon que l’on montre sur une scène : le fripon-descendant rira, mais le fripon-contemporain n’aura pas la force de rire ! Il sent que tout le monde a gardé en soi une image irrépressible, qu’un seul mouvement bas de sa part est suffisant pour que cette image lui fournisse un surnom à perpétuité ; et la moquerie fait peur même à celui qui ne craint plus rien au monde.

Oui, il n’y a qu’une âme profondément bonne à pouvoir rire d’un bon rire clair. Mais on ne sent pas la force puissante d’un tel rire : « Ce qui fait rire est bas », dit le monde ; ce qui est prononcé d’une voix sévère et tendue, cela seul est qualifié d’élevé. Mais, mon Dieu ! combien de gens croise-t-on chaque jour, pour lesquels il n’y a absolument rien d’élevé au monde ! Tout ce qui a été créé dans l’enthousiasme est pour eux futilité et historiette ; les œuvres de Shakespeare sont pour eux des historiettes, les mouvements sacrés de l’âme des historiettes.

Non, ce n’est pas mon petit amour-propre blessé d’écrivain qui me fait dire cela, je ne parle pas ainsi parce que mes œuvres dépourvues de force et de maturité viennent d’être appelées historiettes. Non, je vois mes défauts, et je vois que je mérite des reproches. Mais ce que mon âme n’a pu supporter avec indifférence, c’est d’entendre les créations les plus accomplies gratifiées des noms de futilités et d’historiettes ! Mon âme souffrait lorsque j’ai vu combien il y avait ici même, habitant parmi nous, de gens sans réaction, morts, effrayants d’immobilité par le froid de leur âme et le vide stérile de leur cœur ; mon âme souffrait de voir que sur leur visage insensible ne frémissait pas même le fantôme d’une expression devant ce qui plongeait dans de célestes larmes une âme profondément aimante, et que leur langue ne se figeait pas à prononcer ce mot, toujours le même : « Des historiettes… »

Des historiettes !... Or, voici que des siècles se sont écoulés, des villes et des peuples ont été anéantis et ont disparu de la face de la terre, tout ce qui a été s’est dissipé comme de la fumée, mais ces historiettes vivent et sont répétées jusqu’à présent, elles sont méditées par de sages souverains, par de profonds hommes d’Etat, de magnifiques vieillards et des jeunes gens pleins de nobles aspirations. Des historiettes !...

Or, voici que les balcons et les galeries des théâtres gémissent, que tout est ébranlé du haut jusqu’en bas, se transformant en un sentiment unique, en un instant unique, en un homme unique, que tous les spectateurs sont rassemblés, comme des frères, dans un unique mouvement de l’âme…

Celui qui, fréquemment verse des larmes venues du plus profond de son âme, est aussi celui qui semble rire plus que n’importe qui au monde !.... »

Les âmes mortes

Le Révizor

Le nez

Le Manteau

Mémoires d’un Fou

La Brouille des deux Ivan

Le Roi des Gnomes

La terrible vengeance

Le portrait

Un ménage d’autrefois

Les veillées du hameau près de Dikanka tome I

Les veillées du hameau près de Dikanka tome II

La perspective Nevski

Veillées de l’Ukraine

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