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Témoignages sur la révolution russe de 1917

lundi 6 novembre 2017, par Robert Paris

Léon Trotsky

La Révolution d’Octobre

A propos du second anniversaire de la Révolution d’octobre, qui sera fêté prochainement, il me semble utile de mettre en relief l’un des traits distinctifs de cette révolution, qui n’a pas été souligné comme il conviendrait dans les souvenirs et les articles qui lui ont été consacrés. L’insurrection d’octobre a été, pour ainsi dire, fixée à l’avance, à une date précise, au 25 octobre ; elle a été fixée de la sorte, non par une réunion secrète, mais ouvertement, publiquement, et cette insurrection victorieuse a eu lieu le jour du 25 octobre 1917, comme il avait été décidé.

L’histoire mondiale connaît un grand nombre de révolutions et d’insurrections. Mais c’est en vain que l’on chercherait dans l’histoire une autre insurrection de la classe opprimée qui ait été fixée d’avance et publiquement, à une date précise, et accomplie au jour fixé et victorieusement. A ce point de vue comme à beaucoup d’autres d’ailleurs, la révolution d’octobre est unique et incomparable.

La prise du pouvoir à Pétrograd avait été fixée au jour de la réunion du second Congrès des Soviets. Cette « coïncidence » n’était pas le fait de conspirateurs prudents, mais résultait de l’ensemble du cours antérieur de la révolution et, en particulier, de l’œuvre tout entière d’agitation et d’organisation de notre parti. Nous réclamions la remise du pouvoirs aux Soviets. Autour de ce mot d’ordre, nous avions groupé, sous l’étendard de notre parti, une majorité dans tous les Soviets les plus importants. Il arriva donc ultérieurement qu’il ne nous fut plus possible de nous borner à « réclamer » la remise du pouvoir aux Soviets ; en notre qualité de parti dirigeant des Soviets, nous devions prendre ce pouvoir. Nous ne doutions pas que le Second Congrès des Soviets nous donnerait la majorité. Nos ennemis non plus ne pouvaient pas s’y tromper. Ces derniers s’étaient opposés d’ailleurs de toutes leurs forces à la convocation du second Congrès. Aussi à la réunion de la section soviétiste de la « Conférence démocratique », le menchévik Dan s’était-il efforcé par tous les moyens de faire échouer la convocation d’un second Congrès des Soviets. Et, lorsqu’il lui eût été impossible d’y parvenir, il avait essayé d’en retarder la convocation. Les menchéviks et les socialistes révolutionnaires avaient motivé leur opposition à la convocation du Congrès des Soviets en soutenant que ce Congrès pouvait servir d’arène à une tentative des bolcheviks pour prendre le pouvoir. En ce qui nous concerne, nous avions insisté sur la convocation urgente du Congrès, sans cacher qu’il était, à notre avis, nécessaire , précisément pour arracher le pouvoir des mains du gouvernement de Kérensky. Finalement, au scrutin, à la soviétiste de la Conférence démocratique, Dan avait réussi à retarder la date de la convocation du Congrès, du 15 au 25 octobre. De la sorte, le politicien « réaliste » du menchévisme avait marchandé à l’histoire un délai exactement égal à dix jours.

A toutes les réunions d’ouvriers et de soldats, qui avaient lieu à Pétrograd, nous posions la question de la manière suivante : le 25 octobre doit se réunir le deuxième Congrès des Soviets ; le prolétariat et la garnison de Pétrograd exigeront du Congrès qu’il mette avant tout à l’ordre du jour la question du pouvoir et qu’il la résolve dans le sens que désormais le pouvoir appartienne au congrès général des Soviets ; si le gouvernement de Kerensky essaie de disperser le Congrès — ce sont les termes mêmes des innombrables résolutions votées à ce sujet — la garnison de Pétrograd dira le dernier mot.

La propagande était menée quotidiennement sur ce terrain. En fixant le Congrès au 25 octobre et en faisant porter la première et, au fond, l’unique « question » inscrite à l’ordre du jour sur la réalisation (non la condamnation, mais la réalisation) de la remise du pouvoir aux Soviets, c’est-à-dire, en d’autres termes, en fixant le coup d’Etat au 25 octobre, nous préparions ouvertement, aux yeux de la « société » et de son « gouvernement », une force armée pour accomplir la révolution.

La question de l’envoi hors de Pétrograd d’une partie considérable de la garnison se trouvait intimement liée à la préparation du Congrès. Kérensky craignait (avec raison d’ailleurs) les soldats de Pétrograd. Il proposa à Tchérémissof, qui commandait alors l’armée du Nord, d’appeler au front les régiments qui n’étaient pas sûrs. Tchérémissof, comme en témoigne la correspondance qui fut trouvée après le 25 octobre, s’y refusait estimant que la garnison de Pétrograd était trop atteinte par la propagande bolcheviste et, pat conséquent ne pouvait être d’aucune utilité dans la guerre impérialiste ; mais sur les insistances de Kérensky, que guidaient des motifs purement politiques, Tchérémissof finit par donner l’ordre exigé de lui.

Dès que l’ordre relatif au transfert des unités de la garnison eut été transmis « pour exécution » par l’état-major de l’arrondissement militaire au Comité Exécutif du Soviet de Pétrograd, il devint clair pour nous, représentants de l’opposition prolétarienne, que cette question pouvait acquérir, au cours de son développement ultérieur, une importance politique décisive. Dans l’attente anxieuse du coup d’Etat fixé au 25 octobre, Kérensky tentait de désarmer la capitale rebelle. Il ne nous restait plus alors qu’à opposer au gouvernement de Kérensky, sur ce terrain, non seulement les ouvriers, mais toute la garnison . Tout d’abord, nous décidâmes de créer sous forme de Comité Révolutionnaire de Guerre, un organe destiné à vérifier les raisons de guerre susceptibles de justifier l’ordre d’éloigner la garnison de Pétrograd. Au fond, c’est ainsi que fut créé, à côté de la représentation politique de la garnison (la section des soldats dans le Soviet), le quartier général révolutionnaire de cette garnison. De nouveau, les menchéviks et les socialistes révolutionnaires « comprirent » qu’il s’agissait de créer l’appareil d’une insurrection armée, et ils le déclarèrent ouvertement à la séance du Soviet. Tout en votant contre la formation du Comité Révolutionnaire de guerre, les menchéviks entrèrent dans sa composition — en qualité d’employés d’enregistrement ou de scribes — au moment même du coup d’Etat. C’est ainsi qu’après avoir marchandé préalablement dix jours d’existence politique de plus, ils s’assurèrent ensuite le droit d’assister, en qualité de spectateur honorifiques, à leur propre mort politique.

Le Congrès avait donc été fixé au 25 octobre. Le parti, sûr d’avoir la majorité, donna pour tâche au Congrès de s’emparer du pouvoir. La garnison, qui avait refusé de quitter Pétrograd, fut mobilisée pour la défense du Congrès attendu. Le Comité Révolutionnaire de guerre, opposé à l’état-major de l’arrondissement, fut transformé en état-major révolutionnaire du Soviet de Pétrograd. Tout cela se fit ouvertement, aux yeux de tout Pétrograd, du gouvernement de Kérensky et du monde entier. Le fait est unique dans son genre.

Pendant ce temps, la question de l’insurrection armée faisait ouvertement l’objet de débats, aussi bien dans le parti que dans la presse. Les discussions s’écartèrent sensiblement du cours des événements en ne rattachant l’insurrection ni au Congrès, ni à l’éloignement de la garnison, mais en envisageant le coup d’Etat comme un complot préparé conspirativement. En réalité, l’insurrection armée ne fut pas seulement « acceptée » par nous, mais elle fut préparée pour une date précise, fixée d’avance, et son caractère même fut déterminé préalablement — tout au moins en ce qui concerne Pétrograd — par l’état de la garnison et l’attitude de celle-ci envers le Congrès des Soviets.

Certains camarades accueillaient avec scepticisme l’idée que la révolution pût ainsi être fixée à une date précise. Il leur paraissait plus sûr de la faire d’une manière strictement conspirative et de profiter de l’avantage considérable que nous ne pouvions manquer d’avoir en agissant à l’improviste. Effectivement, Kérensky, attendant l’insurrection pour le 25 octobre, pouvait s’y préparer en faisant venir des forces fraîches, en « épurant » la garnison, etc.

Mais c’est précisément la question de la modification de la composition de la garnison de Pétrograd qui devint le centre même du coup d’Etat fixé au 25 octobre. La tentative faite par Kérensky pour modifier la composition des régiments de Pétrograd fut considérée — à juste titre d’ailleurs — comme la suite de l’attentat de Korniloff. En outre, l’insurrection « légalisée » hypnotisait en quelque sorte l’ennemi. En ne faisant pas exécuter à la lettre l’ordre qu’il avait donné d’envoyer la garnison au front, Kérensky accrut considérablement la confiance des soldats en eux-mêmes et contribua, de la sorte, à assurer le succès du coup d’Etat.

Après la révolution du 25 octobre, les menchéviks, surtout Martof, ont beaucoup parlé de la prise du pouvoir par une poignée de conspirateurs, qui auraient agi, selon eux, à l’insu du Soviet et de la classe ouvrière. Il est difficile d’imaginer une offense plus caractérisée à la vérité telle qu’elle découle des faits eux-mêmes ; il est difficile aussi de se donner un plus éclatant démenti. Lorsque, à la réunion de la section soviétiste de la Conférence démocratique, nous fixâmes, à la majorité des voix, le Congrès des Soviets au 25 octobre, les menchéviks déclarèrent : « vous fixez la date du Coup d’Etat ». Lorsque, en la personne de l’immense majorité du Soviet de Pétrograd nous refusâmes de faire sortir les régiments de la capitale, les menchéviks affirmèrent : « C’est le début de l’insurrection armée ». Lorsque au Soviet de Pétrograd, nous formâmes le Comité Révolutionnaire de guerre, les menchéviks constatèrent : « C’est l’appareil de l’insurrection armée ». Et lorsque, au jour fixé, avec l’aide de l’appareil préalablement « révélé », l’insurrection qui avait été prédite eut réellement lieu, le jour annoncé ; ces mêmes menchéviks se mirent à crier « qu’une poignée de conspirateurs avait fait un coup d’Etat à l’insu de la classe ouvrière ». En réalité, la seule accusation que l’on pouvait porter contre nous sur ce terrain, c’était d’avoir, au Comité Révolutionnaire de guerre, préparé certains détails techniques « à l’insu » des membres menchéviks.

Il est hors de doute qu’une tentative de complot militaire faite indépendamment du deuxième Congrès des Soviets et du Comité Révolutionnaire de guerre n’aurait abouti à cette époque qu’à jeter le trouble dans la marche même des événements, et n’aurait même pu faire échouer momentanément le mouvement insurrectionnel. La garnison, à laquelle appartenaient des régiments sans formation politique, aurait accueilli la prise du pouvoir par notre parti, par voie de complot, comme un événement étranger pour elle et même comme une mesure hostile à certains régiments. Au contraire, ces régiments considérèrent comme tout à fait naturel, facile à comprendre, et même nécessaire, le refus de quitter Pétrograd, afin d’assumer la protection du Congrès des Soviets, qui était destiné à devenir le pouvoir du pays. Les camarades qui qualifiaient d’utopie la fixation de l’insurrection au 25 octobre ne faisaient au fond que méconnaître notre force et la puissance de notre situation politique à Pétrograd, en face du gouvernement de Kérensky.

Le Comité Révolutionnaire de guerre, qui existait légalement, envoya des commissaires dans toutes les unités de la garnison de Pétrograd et devint ainsi dans le sens le plus vrai, le maître de la situation. Nous avions sous les yeux, en quelque sorte, la carte politique de la garnison.

Nous pouvions à tout moment opérer le groupement de forces nécessaires et nous assurer de tous les points stratégiques. Il restait à supprimer les frottements et la résistance éventuelle des unités les plus arriérées politiquement, surtout des unités de cavalerie. Ce travail fut accompli par nous dans des conditions on ne peut plus favorables. Dans les meetings organisés dans les régiments, notre mot d’ordre : « Ne pas quitter Pétrograd et assurer par la force armée la prise du pouvoir par les Soviets », fut adopté par tous, à peu d’exceptions près. Dans le régiment Semenof, le plus conservateur, Skobelef et Gotz — qui apportaient justement aux soldats le clou de la saison, sous la forme d’un projet de voyage diplomatique que Skobelef eût fait à Paris dans le but d’éclairer Lloyd George et Clémenceau, non seulement ne provoquèrent aucun enthousiasme mais, au contraire, subirent un échec complet. La majorité des soldats votèrent pour notre résolution.

Au Cirque Moderne, à la réunion des cyclistes militaires qui étaient considérés comme les soutiens de Kérensky, notre résolution obtint l’immense majorité des voix. Le quartier — maître général Poradélof prononça un discours insinuant pour faire appel à la conciliation, mais ses amendements évasifs furent repoussés.

Le coup de grâce fut porté à l’ennemi au cœur même de Pétrograd, à la forteresse Pierre-et-Paul. Voyant l’état d’esprit de la garnison de la forteresse, qui assistait tout entière à notre meeting dans la cour de la forteresse, le commandant adjoint de l’arrondissement militaire proposa, sous la forme la plus aimable, de « s’entendre et de mettre fin aux malentendus ».

Nous promîmes, de notre côté, de prendre les mesures nécessaires pour en finir entièrement avec les malentendus. Et, en effet, deux ou trois jours plus tard, c’en était fini avec le gouvernement Kérensky, le plus grand malentendu de la révolution russe.

L’histoire tourna la page et ouvrit le chapitre des Soviets.

La presse française face à la révolution russe

Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Mars 1917 :

22 mars 1917

« On nous laisse tout ignorer de la Révolution russe. Les déclarations du tzar, du grand-duc Michel, du gouvernement nouveau, ne nous apprennent pas grand’chose. Elles me rappellent ce mot d’un attaché civil au cabinet du ministre de la Guerre, à qui je demandais des nouvelles des événements militaires, et qui me répondit gentiment : « Oh ! nous, au ministère, nous ne pouvons rien savoir : nous ne recevons que des rapports officiels. » Nous ne pouvons pas imaginer la vraie figure de la révolution russe, puisque nous ne connaissons pas l’attitude des partis extrêmes. Paron me dit qu’en tout cas elle facilitera l’autonomie de la Pologne et déliera les Alliés de l’engagement ― pris même avant la Guerre ― de donner Constantinople aux Russes. »

Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1917 :

Plaçons-nous premièrement en face du fait de l’anarchie russe. Nous avons appris, il y a un mois, que Lénine, tout à coup sorti de sa cachette, s’était aisément rendu maître de Pétrograd, et que Kerensky, avec son gouvernement provisoire, s’était évanoui comme une fumée ou comme un son. Il y a quinze jours, nous apprenions que le dit Lénine, ou plutôt Vladimir Ilitch Oulianoff, dit Lénine, avait, sous le nom de « Commissaires du Soviet du peuple, » constitué un gouvernement de sa façon, s’il est permis de parler en ce cas d’un gouvernement, où Trotsky, dit Bronstein ou Braunstein (voyez la liste de la Morning Post), jouait le rôle de ministre des Affaires étrangères, et qui devait bientôt appeler à la dignité de généralissime le vieil adjudant Krylenko, dit « le père Abraham, » ou peut-être Aron Abram, dit Krylenko. Mais un « gouvernement » populaire, révolutionnaire, et même ultra-révolutionnaire, ne peut pas, même investi et institué par sa propre usurpation, même se prétendant émané directement du peuple, ne pas avoir au moins l’apparence de s’appuyer sur un semblant d’assemblée. Aussi Lénine et ses compères en ont-ils immédiatement fait une, composée de représentai spontanés et improvisés, ou soi-disant représentans, — car comment élus et nommés par qui ? — des comités de paysans, de l’armée, des associations professionnelles de postiers et de cheminots. Le truc est grossier : par un cycle de complaisances réciproques, Lénine et ses co-commissaires tirent leur pouvoir de la pseudo-assemblée du peuple, qui tire le sien de l’agrément et de la commodité de Lénine.

De toute manière, ce pouvoir, qui est ce qu’il est et qui vaut ce qu’il vaut, qu’en font-ils ? Et, question préalable, qu’il serait bien utile d’élucider, dans quel rayon exactement, sur quel territoire s’exerce-t-il ? Être maître de Pétrograd, avions-nous fait observer, n’est point être maître de la Russie. Depuis lors, il est apparu, dans l’incertitude des nouvelles, que les suppôts de Lénine avaient conquis Moscou après Pétrograd, et que peu à peu la contagion s’est étendue Si l’on essaie d’en suivre l’infiltration, à la trace des indications que peuvent fournir les élections à la Constituante, qui ont commencé malgré tout à la date antérieurement fixée du 25 novembre, on trouve que les maximalistes ont la majorité, ce qui n’est pas absolument posséder le pouvoir, outre Pétrograd et Moscou, à Smoleusk et à Tamboff, dans la Russie centrale, à Kharkhoff, plus au Sud, et, tout à fait au Sud-Ouest, dans la seule ville de Nikolaïeff, sur le Boug. En revanche, les Cadets l’emporteraient, en décrivant par l’Est un demi-cercle du Nord au Sud, à Novgorod, Kostroma, Nijni-Novgorod, Kiazan, Orel, Saratoff, Voronej, Poltava ; les socialistes-révolutionnaires, qui sont modérés par comparaison, sont vainqueurs en Crimée, à Simferopol ; Odessa, Kherson, Ielizavetgrad, dans le Sud, restent le domaine du bloc juif. Aucun parti, ne semble en position de créer ou de ressusciter rien qui ressemble à un gouvernement normal. Mais il ne nous vient pas seulement de Russie des rumeurs d’élection, il nous en vient des bruits de séparation, symptômes ou manifestations d’une anarchie bien plus profonde, bien plus irrémédiable encore. On dit que la Finlande se sépare, que l’Ukraine se sépare, que la Crimée se sépare, que la Sibérie se sépare. Chacune des Russies veut avoir son autonomie, ses institutions, son armée, — pour ne pas se battre, — son drapeau, pour le déposer.

Il n’y a plus de Russie, et la vérité perce lentement et douloureusement qu’il n’y en a plus parce qu’il n’y en avait pas, parce qu’il n’y en a jamais eu. Il n’y avait de Russie que dans le Tsar ; non point une nation, mais un régime, et moins un régime qu’une Cour, et moins encore une Cour qu’un autocrate, un patriarche, un « Petit Père ; » un peu comme, pour les musulmans, il n’y a pas de nationalité, mais une foi, une religion, la maison de la croyance, le Dar-el-Islam. Le Tsar et le tsarisme renversés, l’armature ôtée, la Russie s’écroule. Ce n’était qu’un décor, comme ceux que Potemkine dressait pour son impératrice. Mais qu’ont donc fait pendant vingt ans nos diplomates, s’ils n’en ont pas instruit leurs ministres ? Et s’ils les en ont instruits, par quelle aberration ou quelle espèce d’infirmité intellectuelle n’avons-nous pu nous représenter objectivement toutes ces Russies latentes, et ne concevoir qu’une fausse Russie in abstracto ?

Mais il serait vain désormais de récriminer. Mieux vaut, parmi les morceaux de l’immense empire qui gît à terre, chercher s’il n’en est pas qui offre quelque solidité ; en quelle province, en quels lieux, l’ordre, un ordre quelconque, se serait réfugié, n’importe quel élément ou quel facteur d’ordre persisterait, survivrait, ou pourrait renaître. On a beau regarder, il n’y a pas deux points, il n’y en a qu’un où il n’ait pas été, dès le début du mouvement maximaliste, et ne soit peut-être pas encore entièrement impossible de fonder une résistance. C’est le Sud, et, plus précisément, ce sont les pays cosaques, sur le Don et la mer d’Azoff, groupés, sous l’autorité de Kaledine, autour de leur capitale militaire et administrative, Novolcherkask. Nous savons mal, évidemment, jusqu’où s’étend en fait cette autorité vers l’Ouest, passé le bassin du Donetz, sur les autres fleuves, le Dniepr, le Dniestr, et les rivages de la Mer-Noire. Nous ne disons par conséquent, et ne voulons pas dire plus que : « Il n’est peut-être pas encore entièrement impossible » que Novotcherkask puisse être comme le noyau autour duquel s’agrégeraient les parties saines de la Russie du Sud ; mais cela, on nous rendra cette justice qu’aussi nous l’avons dit dès le premier jour. Y avait-il un peu de roman ou de rêve ? Dans tous les cas, il n’était pas, et bien qu’à présent ce soit tard, il n’est peut-être pas encore entièrement impossible de pénétrer jusque-là, par le chemin le moins long, avec des moyens d’action qui sur place se seraient confirmés et multipliés. L’a-t-on fait, ou tenté seulement ? A-t-on fait ou tenté quoi que ce soit ? On l’insinue, et nous ne demandons qu’à en être persuadés. Si on l’a fait, ou si on l’avait fait à temps, nous aurons ou nous aurions un gros poids de moins sur notre cœur et notre conscience d’alliés, car ce n’est pas seulement à la Russie, mais à la Roumanie que nous pensons.

Sans doute, du Don au Sereth, il y a, à vol d’oiseau, de 800 à 1 000 kilomètres, et les chevaux cosaques ne les franchiraient pas d’une étape. Mais tout est relatif, et dans l’énormité de la Russie, plus encore dans l’énormité de cette guerre, c’est une distance relativement faible. Oui, notre cœur et notre conscience d’alliés ne peut se détourner de la Moldavie. Notre intérêt, comme nos sentimens, nous le défend. Il y avait là, cramponnée au rocher, chaque jour plus battu et de plus près entouré par le flot furieux, une armée, devenue excellente, de plusieurs centaines de mille hommes. De plus en plus, avec l’Europe centrale plus rassurée sur la poitrine, et, dans le dos, une Russie défaillante, elle a été coupée du monde, réduite à vivre sur elle seule, acculée peut-être à une fatalité qui fait frémir. Qu’avons-nous fait pour lui tendre la main ; et une autre main que la nôtre, une main plus proche, ne pouvait-elle lui être tendue ? Cette main, ne pouvions-nous pas nous-mêmes la prendre et la guider pour la lui tendre ? Six cent mille Roumains, trois cent ou quatre cent mille soldats intacts à ramasser dans la Russie du Sud, ce serait en tout une armée d’un million d’hommes, de quoi maintenir un front oriental et fixer une armée austro-allemande. S’il n’est pas entièrement impossible de le faire, et si ce n’est pas décidément trop tard, il faut de toute nécessité y travailler, ne fût-ce que pour rompre le charme mauvais qui, en trois ans, aura fait une Belgique martyre, une Serbie martyre, une Roumanie martyre, sous les yeux d’une Entente, non pas, certes et Dieu merci ! indifférente, mais impuissante. Combien de tort ne nous a pas causé, chez certains neutres, cette épithète qu’on nous a perfidement et obstinément attachée : les « impuissans » Alliés, les impotentes Aliados ! Pour être les plus puissans, que nous a-t-il manqué, alors que nous avions tout le reste, et que nous l’avions en surcroît ? De voir, de savoir, de vouloir et d’agir. De faire la guerre de tout notre pouvoir, de ne pas, en quelque sorte, la laisser se faire d’elle-même, sans la « penser » et sans la diriger. De ne pas la traiter fragmentairement, en décousu, par petits paquets et par petits bouts. En d’autres termes, d’avoir un plan, et, pour en avoir un, d’avoir un commandement et un gouvernement.

Au fur et à mesure que, par la fuite même du temps et la lassitude des peuples, le dénouement se rapproche, la nécessité s’en fait d’autant plus ardemment sentir que le drame se resserre autour de nous, en Occident. A peine entrés dans l’institut Smolny, avec escalade et effraction, Lénine et Trotsky n’ont eu rien de plus pressé que d’ouvrir des pourparlers à fin d’armistice, si ce n’est de publier les traités « secrets » conclus par la Russie avec les autres États de l’Entente, depuis le mois d’août 1914. Reprocherons-nous à ces personnages une incorrection qui, en soi, mériterait d’être taxée très durement ? Ce serait montrer plus de dépit ou de ressentiment qu’il ne convient. Ce serait accuser un coup qui ne nous a pas touchés. Il n’y a pas un article, pas un paragraphe, pas une phrase, par une ligne des textes que Trotsky se flatte d’avoir découverts, et par la révélation desquels il espère avoir tué la « diplomatie secrète, » — comme s’il pouvait y en avoir une autre, comme s’il ne convenait pas d’abord de s’expliquer sur la « diplomatie » et sur le « secret ! » — il n’y a pas un mot qui soit pour nous causer la moindre gêne, que nous ne soyons prêts à avouer et soutenir publiquement. Un de nos ministres a cru bon de parler au Tsar non seulement de la restitution pure et simple de l’Alsace-Lorraine, mais des précautions, d’ordre militaire, politique ou économique, que nous aurions éventuellement à prendre contre l’Allemagne prussienne sur la rive gauche du Rhin ? Il a bien fait, il doit en être remercié et félicité ; le souci, de sa part, était aussi légitime que sage ; et, s’il ne l’avait pas eu, il aurait failli aux devoirs de sa fonction. Trotsky n’a plus qu’à compléter son œuvre en publiant parallèlement, s’il peut mettre la main dessus, les conventions et les propositions des Puissances de l’Europe centrale. En attendant, Lénine négocie avec l’état-major allemand, par l’intermédiaire de quelques fantoches, et le plus scandaleux de l’affaire est que le gouvernement impérial a accepté d’emblée de recevoir ces étranges parlementaires. Un aussi haut seigneur que le maréchal-prince Léopold de Bavière s’est dérangé pour eux ; et les plus hauts représentans des deux Empires les plus guindés qui soient au monde ont autorisé la conversation.

Répétons-le ; ce serait tout ce qu’il y a de plus scandaleux, si ce n’était bien plus encore instructif ou démonstratif, et l’on eût écrit : « édifiant, » mais un adjectif impliquant une qualité morale hurlerait trop ici. Rien ne prouve mieux que cette bande d’anarchistes est manœuvrée par l’Allemagne, et on le savait ; mais rien, surtout, ne prouve mieux combien l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie ont besoin de la paix, que cette prompte et humble résignation à l’accepter de n’importe qui. Besoin plus fort que la victoire même, puisque c’est au lendemain d’un de leurs plus grands succès de toute la guerre, de leur offensive, étonnamment réussie, sur l’Isonzo, qu’elles se soumettent à cette humiliation. Aussitôt que les commissaires du peuple, dûment et congrûment stylés, ont eu prononcé les paroles magiques, le comte Hertling et M. de Kühlmann ont répondu, de Berlin : « Armistice sur tous les fronts des belligérans ; » et la formule demeurait ambiguë : « Tous les fronts des belligérans, » ce pouvait être : les diverses armées de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, d’un côté, de la Russie, de l’autre ; mais M. de Seidler a dissipé l’équivoque, en spécifiant, de Vienne : « Dans le dessein de parvenir à la paix générale, » tandis que le comte Czernin saluait tout bas, au nom de l’empereur Charles, sous le déguisement de Trotsky, « le gouvernement russe. »

Le « gouvernement russe, » sensible à ces délicatesses, a émis la prétention de « causer » non seulement pour lui, mais pour nous. Bien entendu, nous avons haussé les épaules. Alors, il a poussé cyniquement sa pointe. Armée par armée, le front oriental est tombé en poussière. Sur le premier moment, il a semblé que seule une de ces armées, la cinquième, consentît à ce déshonneur, Puis, de proche en proche, l’exemple a fait tache. L’armée de Tcherbalcheff, en liaison avec l’infortunée armée roumaine, deux fois trahie, s’était gardée longtemps indemne ; elle a, assure-t-on, fini par se pourrir. Le commandant en chef Doukhonine avait repoussé avec mépris le papier infâme : les égorgeurs de Krylenko l’ont assassiné. « Il a été, gémit hypocritement l’aspirant-généralissime, victime de la loi de Lynch. » On connaîtra et on comptera un jour toutes ces victimes innocentes, que la férocité aveugle de la plus ignorante des foules a stupidement immolées. On énumérera tous les renoncemens, tous les abandons, et toutes les lâchetés, faisant suite, souvent chez les mêmes hommes, à tant de dévouement, d’héroïsme et de sacrifices. O splendeur d’hier, misère d’aujourd’hui ! Il n’y aura eu ni plus de gloire, ni plus de honte dans aucune histoire.

Témoignages sur la révolution russe de 1917 :

Lénine en 1917

Plusieurs témoignages : Trotsky, Victor Serge, Naumov, John Reed, Démidov, Albert Rhees Williams

Le récit imagé de Lénine et Trotsky

Anton Ivanovitch Dénikine

Isaac Deutscher

Salomon Reinach

Jacques Bainville

Maurice Paléologue

Marylie Markovitch

Herbert George Wells

Nestor Makhno

André Damany

Alexandre Kerensky

Général Dénikine

Victor Serge

Nikolaï N. Soukhanov

Rosa Luxemburg

Alexandre Chliapnikov

Iouda Tchernoff

Louis Sers

Ossip Lourié

Joseph Noulens

Savinkov

Romain Rolland

Victor Serge

Journal d’un correspondant de guerre français du côté des armées blanches

Récit du contre-amiral français de la flotte militaire à Mourmansk

Général Alexandre Netchvolodov et la thèse selon laquelle la révolution ce sont les Juifs

Les Protocoles des Sages de Sion, un faux à l’usage des armées blanches antisémites

General Denikin (en anglais)

Général Dénikine

Alexandre Jevakhoff, Sur les Russes Blancs

Jacques Bainville

Véra Narischkine-Witte

E.N. Burdzhalov

Textes de la révolution d’octobre 1917

Pierre Pascal

Victor Serge

Trotsky

Bibliographie

Messages

  • Trotsky :

    Le fait que le prolétariat soit arrivé au pouvoir pour la première fois dans un pays aussi arriéré que l’ancienne Russie tsariste n’apparaît mystérieux qu’à première vue ; en réalité, cela est tout à fait logique. On pouvait le prévoir et on l’a prévu. Plus encore : sur la perspective de ce fait, les révolutionnaires marxistes édifièrent leur stratégie longtemps avant les événements décisifs.
    L’explication première est la plus générale : la Russie est un pays arriéré mais elle n’est seulement qu’une partie de l’économie mondiale, qu’un élément du système capitaliste mondial. En ce sens, Lénine a résolu l’énigme de la révolution russe par la formule lapidaire : « la chaîne s’est rompue à son maillon le plus faible ».
    Une illustration nette : la grande guerre, issue des contradictions de l’impérialisme mondial, entraîna dans son tourbillon des pays qui se trouvaient à des étapes différentes de développement, mais elle posa les mêmes exigences à tous les participants. Il est clair que les charges de la guerre devaient être particulièrement insupportables pour les pays les plus arriérés. La Russie fut la première contrainte à céder le terrain. Mais pour se détacher de la guerre, le peuple russe devait abattre les classes dirigeantes. Ainsi, la chaîne de la guerre se rompit à son plus faible chaînon.
    Mais la guerre n’est pas une catastrophe venue du dehors comme un tremblement de terre. C’est, pour parler avec le vieux Clausewitz, la continuation de la politique par d’autres moyens.
    Pendant la guerre, les tendances principales du système impérialiste du temps de « paix » ne firent que s’extérioriser plus crûment. Plus hautes sont les forces productives générales, plus tendue la concurrence mondiale, plus aigus les antagonismes, plus effrénée la course aux armements, et d’autant plus pénible est la situation pour les participants les plus faibles. C’est précisément pourquoi les pays arriérés occupent les premières places dans la série des écroulements. La chaîne du capitalisme mondial a toujours tendance à se rompre au chaînon le plus faible.
    Si, à la suite de quelques conditions extraordinaires ou extraordinairement défavorables (par exemple, une intervention militaire victorieuse de l’extérieur ou des fautes irréparables du gouvernement soviétique lui-même), le capitalisme russe était rétabli sur l’immense territoire soviétique, en même temps que lui serait aussi inévitablement rétablie son insuffisance historique, et lui même serait bientôt à nouveau la victime des mêmes contradictions qui le conduisirent en 1917 à l’explosion. Aucune recette tactique n’aurait pu donner la vie à la révolution d’Octobre si la Russie ne l’avait portée dans son corps. Le parti révolutionnaire ne peut finalement prétendre pour lui qu’au rôle d’accoucheur qui est obligé d’avoir recours à une opération césarienne.

  • Rosa écrit à Louise Kautsky :

    Dis-moi, comment peux-tu, telle une triste cigale, continuer à chanter ta chanson si désolée, tandis que de Russie nous parviennent ce choeur, ces chants d’alouette si clairs ? Ne comprends-tu donc pas que c’est notre propre cause qui l’emporte et triomphe là-bas, que c’est l’histoire mondiale en personne qui y livre ses combats et, ivre de joie, dans la Carmagnole ? Quand notre cause, celle de tous, connaît un tel développement, ne devons-nous pas oublier toutes nos misères privées ?

    Je sais ce qui te déprime, c’est que je ne sois pas en liberté, pour rassembler les étincelles qui jaillissent là-bas, pour aider et orienter les choses en Russie et ailleurs aussi. Pour sûr, ce serait beau et tu peux imaginer quels fourmillements je ressens dans tous les membres et comment chaque nouvelle de Russie me traverse comme une décharge électrique jusqu’au bout des doigts. Mais de ne pouvoir participer à ces mouvements ne me rend pourtant nullement triste et il ne me vient pas à l’idée en gémissant sur ce que je ne puis changer, de gâcher la joie que j’éprouve à voir ce qui se passe.

  • Comment lire Le Tourbillon de Démidov : il n’est nulle part, même dans les bibliothèques ?

  • Le Tourbillon (1926) d’Alexandre Démidov a été publié par L’Humanité en feuilleton de novembre 1928 à février 1929 : voir ici la pub en haut à gauche

    Voir par exemple le 23 novembre 1928 en bas de page

    Pour le reste, il suffit de changer la date affichée dans le cadre.

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