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Besancenot au pays des Soviets (2)

jeudi 21 décembre 2017, par Alex

Cet article est la suite de Besancenot au pays des Soviets (1)

Besancenot est-il vraiment révolutionnaire, voire commnuniste ?

Un des aspects trompeurs du livre de Besancenot est que son auteur fait tout pour apparaitre comme un partisan de la révolution en général, de la « révolution russe » en particulier ; comme réprésentant moderne patenté du « communisme » et de la « révolution », donc un héritier et porte-parole des maîtres : les Victor Serge, Trotsky, Rosa Luxemburg et autres. Besancenot prétend pour cela axer son livre sur le rôle primordial des « masses » dans la révolution, suivant en cela Trotski.

Communisme, Révolution et Masses, Besancenot peut faire illusion en mettant en avant ces mots attrapes-tout. Signalons qu’au lieu de dénoncer cette illusion, des « trotskistes » de la Fraction l’Etincelle qui sont membres du NPA (le parti de Besancenot) contribuent même à la répandre, en étant eux-mêmes victimes :

(...) la parution de l’ouvrage d’Olivier Besancenot et la couverture médiatique qu’elle lui a value est une bonne nouvelle. Le porte-parole du NPA revendique son point de vue « communiste et révolutionnaire » et s’attache, comme l’annonçait Léon Trotsky dans son ouvrage monumental, à démontrer que « l’histoire de la révolution est avant tout le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées ».
Une discussion autour du livre d’Olivier Besancenot

Nous critiquerons plus bas cette « définition » de la révolution attribuée par Besancenot de manière fallacieuse à Trotsky.

Cette illuson ne peut qu’aboutir à des déceptions. Les mêmes « trotskistes » de la Fraction sont naturellement dans un second temps très déçus par les coups que Besancenot, qui est pour eux « communiste et révolutionnaire » (nous n’avons pas réussi à trouver cette citation dans le livre de Besancenot), un « camarade », assène aux « communistes-révolutionnaire », au bolchéviques, donc en ricochet aux « troskistes » de la Fraction eux-mêmes :

(...) en tant que militants « communistes et révolutionnaires », comme Olivier Besancenot, nous partageons la nécessité d’un regard critique sur les décisions du seul État ouvrier que l’histoire nous ait donné à voir. (...) Olivier Besancenot s’attache, en militant, à discuter l’impact des enseignements de la révolution russe sur nos perspectives actuelles.(...) La victoire de la bureaucratie stalinienne a été la conséquence du reflux de la révolution.
À l’inverse, Olivier Besancenot conclut ses chapitres sur la dégénérescence de la révolution russe en se proposant de « déceler les actes commis à des moments cruciaux dont les conséquences dramatiques ne se sont réellement fait sentir qu’avec le temps, dans des proportions démultipliées ». Difficile d’être plus contradictoire : soit on examine le processus politique de la contre-révolution bureaucratique ; soit on attribue cette évolution à un « effet papillon » qu’il suffirait d’être attentif à conjurer… et que les bolcheviques auraient fait l’erreur de sous-estimer.

Non, il n’y a pas de contradiction chez Besancenot, dont le livre est un réquisitoire contre les idées de Marx, Lénine, Trotsky et Rosa Luxemburg, nous allons tenter de le montrer, masqué par une apologie de la « révolution », des « masses ».

Seul l’abandon de la lutte théorique, que Lénine dénonçait au début de Que Faire ?, peut enfermer des « marxistes » dans une séquence illusions-désillusions à la lecture de Besancenot.

Les marxistes sont ils des « défenseurs de la révolution » ?

La question que nous posons peut paraître étrange, car il est évident que nous sommes révolutionnaires. C’est ainsi que nous nous présentons, ou sommes considérés dans le militantistme au quotidien. C’est ainsi que Besancenot (NPA) et Artaud (LO) sont présentés dans les medias. Un lecteur peut être alors facilement trompé par la marchandise lorsque Besancenot axe son livre sur une « défense de la révolution » contre ceux qui l’attaquent en prétendant que toute révolution mènerait au stalinisme, au totalitarisme :

Plutôt que de simuler une quelconque impartialité sur le sujet, j’ai préféré écrire cette contribution dans un parti-pris assumé, qui se revendique du camp de la révolution ansi que d’une longue filiation communiste antistalinienne (p.14) (...) la révolution ne fut pas coupable, mais victime de la contre-révolution bureaucratique qui allait la terrasser durant les années 20 (p.25)

Notons que Besancenot paraphrase la Préface de Trostky à son Histoire de la Révolution, sans le citer :

Est-il pour cela indispensable qu’intervienne ce que l’on appelle " l’impartialité " de l’historien ? Personne n’a encore clairement expliqué en quoi cela doit consister. On a souvent cité certain aphorisme de Clemenceau, disant que la révolution doit être prise " en bloc " ; ce n’est tout au plus qu’une spirituelle dérobade : comment se déclarerait-on partisan d’un tout qui porte essentiellement en lui la division ? (Trotsky)

On remarque au passage qu’être « partisan de la révolution », « en bloc » est écarté d’emblée comme un non-sens par Trotsky, ce qui indique déjà que Besancenot fait du Clémenceau, pas du Trotsky.

Besancenot, en se déclarant partisan de « la » révolution ne fait que reprendre le point de vue de ses camarades C. Michaloux et F. Sabado (NPA) dans leur article Notre révolution russe

Nous prenons ici le parti de défendre la Révolution russe (...)

De jeunes révolutionnaires, sur la route escarpée de l’étude des idées, souhaitant aborder l’étude de la Révolution russe, pourraient être tentés de se diriger avec enthousiasme vers cette « enseigne » séduisante élevée sur cette route par Besancenot et Sabado du NPA. Ils recevront, espérons-le, une première leçon amère : l’apologie de la révolution est tout à fait compatible avec l’opportunisme petit-bourgeois qui imprègne le livre de Besancenot.

Cette caractérisation d’« opportunisme petit-bourgeois » peut paraitre froide, dogmatique, sectaire et moins enthousiasmante que les phrases révolutionnaires de Besancenot. Nous ne faisons que tenter de caractériser les analyses de Besancenot en termes de classes. Nous utilisons le terme « opportunisme petit-bourgeois » en nous référant à des thèses que Lénine publie dès août 1914 à propos de la guerre qui vient d’éclater. Nous faisons apparaitre en caractères gras des faits ou concepts qui n’apparaissent pas dans le livre de Besancenot, mais qui sont fondamentaux si l’on veut comprendre la révolution russe. Les révolutions de février et octobre sont le produit de la guerre de 1914, date qui n’apparait même pas dans parmi les repères chrononologiques qui ouvrent le livre de Besancenot ! (on passe du 9 janvier 1905 : dimanche sanglant, au 23 février 1917 : début de de la révolution de février).

  1. La guerre européenne et mondiale présente tous les caractères d’une guerre bourgeoise, impérialiste, dynastique (...)
  2. L’attitude des chefs du parti social-démocrate allemand (...) est une trahison pure et simple du socialisme (...)
  3. L’attitude des chefs des partis social-démocrates belge et français qui ont trahi le socialisme en entrant dans les ministères bourgeois mérite d’être combattue au même titre
  4. La trahison du socialisme par la majorité des chefs de la II° Internationale (1889-1914) signifie la faillite idéologique et politique de cette dernière. Cette faillite a pour cause fondamentale la prédominance au sein de l’Internationale de l’opportunisme petit-bourgeois, dont le caractère bourgeois et le danger qu’il constituait étaient depuis longtemps déjà signalés par les meilleurs représentants du prolétariat révolutionnaire de tous les pays. Les opportunistes avaient préparé de longue date la faillite de la IIe Internationale, en répudiant la révolution socialiste pour lui substituer le réformisme bourgeois ; en répudiant la lutte des classes et la nécessité de la transformer, le cas échéant, en guerre civile, et en se faisant les apôtres de la collaboration des classes ; en prêchant le chauvinisme bourgeois sous couleur de patriotisme et de défense de la patrie et en méconnaissant ou en niant cette vérité fondamentale du socialisme, déjà exposée dans le Manifeste du Parti communiste, que les ouvriers n’ont pas de patrie ; en se bornant, dans la lutte contre le militarisme, à un point de vue sentimental petit-bourgeois, au lieu d’admettre la nécessité de la guerre révolutionnaire des prolétaires de tous les pays contre la bourgeoisie de tous les pays ; en faisant un fétiche de la légalité et du parlementarisme bourgeois qui doivent nécessairement être mis à profit, en oubliant qu’aux époques de crise, les formes illégales d’organisation et d’agitation deviennent indispensables.

Le titre de ces thèse est « Les tâches de la social-démocratie révolutionnaire dans la guerre européenne », Lénine est donc bien un révolutionnaire. Mais ses thèses, en regard du livre de Besancenot, font apparaitre clairement que la révolution dont il parle n’est pas celle de Besancenot et Sabado-Michaloux.

En effet Lénine ne parle pas de la « révolution russe » mais d’une future « révolution socialiste ». C’est la révolution d’Octobre qui sera cette révolution socialiste, prolétarienne, faisant suite à la révolution bourgeoise de février. Cette distinction élémentaire est faite par les historiens marxistes ou non :

Il y a eu plusieurs révolutions cette année-là, trois et non deux (...) Les trois révolutions ont été bourgeoise, socialiste et nationale. (Carrère d’Encausse, Lénine - La révolution et le pouvoir p. 48

Le livre de Trotsky La Révolution Russe est divisé en deux parties, Février puis Octobre. On ne fait que rappeler une évidence, mais Besancenot ne prend pas en compte cette mutiplicité des révolutions russes de 1917.

Besancenot ne mentionne ni révolution socialiste ni prolétarienne mais utilise, dans son Introduction les termes : « révolution russe » (p.13), « le camp de la révolution » (p.13), « la révolution russe » (p.15), « la révolution russe » (p.16), « la révolution russe » (p.18), « la révolution russe » (deux fois p.20), « la révolution russe » (p.23), « la révolution d’octobre » (p.25), « la révolution russe » (p.45) ; puis dans les chapitres 9 et 10 consacrés à la prise du pouvoir en Octobre : aucune mention du terme de révolution, encore moins d’une révolution socialiste ; au chapitre 10 (L’élan révolutionnaire) « la révolution russe » (p. 116), « la révolution », « la révolution russe », « la révolution russe de 1917 » (p.118), « la révolution russe » (p.119)

Nous laissons le lecteur continuer par lui-même cette statistique textuelle. L’absence d’un index ne facilite pas ce travail, mais le résultat est clair, aux erreurs d’échantillonnage près : c’est le terme de « révolution russe » que privilégie Besancenot. Aucune distinction claire en Février et Octobre, entre révolution bourgeoise et révolution prolétarienne, aucune référence aux révolutions « nationales » (Pologne, Finlande, Ukraine etc).

La conclusion est claire : la révolution de Besancenot n’est pas un épisode de la lutte des classes entre bourgeoisie et prolétariat à l’époque de l’impérialisme.

Or une analyse en termes de classes implique que Lénine ne fût pas un « défenseur de la révolution ». Février 17 a été une révolution bourgeoise, faite par des éléments bourgeois impérialistes (français et anglais), bourgeois russes, prolétariens. Des facteurs révolutionnaires contradictoires étaient mêlés, Lénine les démêle afin de préparer le prolétariat à non à la révolution mais à sa révolution, la deuxième, qui devra être prolétarienne et socialiste :

La première révolution engendrée par la guerre impérialiste mondiale a éclaté. Cette première révolution ne sera certainement pas la dernière. (...)

Cette transformation a commencé avec la révolution de février-mars 1917, dont la première étape nous a montré, d’abord, le coup porté au tsarisme par deux forces conjuguées : d’une part, toute la Russie bourgeoise et terrienne avec tous ses valets inconscients et tous ses chefs consciente en la personne des ambassadeurs et des capitalistes anglo-français, et, d’autre part, le Soviet des députés ouvriers, qui a commencé à s’adjoindre des députés des soldats et des paysans.(...)

Si la révolution a triomphé si vite et - en apparence, pour qui se contente d’un coup d’œil superficiel - d’une manière si radicale, c’est uniquement parce que, en raison d’une situation historique d’une extrême originalité, des courants absolument différents, des intérêts de classe absolument hétérogènes, des tendances politiques et sociales absolument opposées se sont fondus avec une « cohésion » remarquable. A savoir : le complot des impérialistes anglo-français qui poussèrent Milioukov, Goutchkov et Cie à s’emparer du pouvoir pour continuer la guerre impérialiste, pour la mener avec encore plus d’acharnement et d’opiniâtreté, pour massacrer de nouveaux millions d’ouvriers et de paysans de Russie afin de remettre Constantinople... aux Goutchkov, la Syrie... aux capitalistes français, la Mésopotamie... aux capitalistes anglais, etc. Cela, d’une part. D’autre part, un profond mouvement révolutionnaire du prolétariat et de la masse du peuple (toute la population pauvre des villes et des campagnes) pour le pain, la paix, la véritable liberté.

Lénine, Lettres de loin, lettre 1

Lénine ne défend pas la révolution, mais les intérêts fondamentaux du prolétariat dans la révolution. Il agit en dirigeant d’un parti communiste, pas d’un parti de la révolution.

Une analyse en termes de lutte de classe amène même Lénine à dénoncer des révolutionnaires ... réactionnaires :

La révolution a donc confirmé ce sur quoi nous insistions tout spécialement en appelant les ouvriers à prendre nettement conscience des différences de classe entre les principaux partis et les principaux courants du mouvement ouvrier et de la petite bourgeoisie, ce que nous écrivions, par exemple, dans le numéro 47 du Social-Démocrate de Genève, il y aura bientôt un an et demi, le 13 octobre 1915 :

« De même que par le passé, nous admettons la participation des social-démocrates à un gouvernement révolutionnaire provisoire avec la petite bourgeoisie démocratique, mais non pas avec les révolutionnaires-chauvins. Nous considérons comme tels ceux qui veulent la victoire sur le tsarisme en vue de la victoire sur l’Allemagne, - pour piller d’autres pays, - pour consolider la domination des Grands-Russes sur les autres peuples de la Russie, etc. La base du chauvinisme révolutionnaire réside dans la situation de classe de la petite bourgeoisie qui oscille constamment entre la bourgeoisie et le prolétariat. A présent, elle oscille entre le chauvinisme (qui l’empêche d’être révolutionnaire avec esprit de suite, même en ce qui concerne la révolution démocratique) - et l’internationalisme prolétarien. Les porte-parole politiques de cette petite bourgeoisie sont actuellement en Russie : les troudoviks les socialistes-révolutionnaires, Nacha Zaria (actuellement le Diélo) , la fraction Tchkhéidzé, le Comité d’organisation, M. Plékhanov et ainsi de suite. Si les révolutionnaires chauvins l’emportaient en Russie, nous serions contre la défense de leur « patrie » dans cette guerre. Notre mot d’ordre est : contre les chauvins, fussent-ils révolutionnaires et républicains, contre eux et pour l’alliance du prolétariat international en vue de la révolution socialiste. »

Lénine, Lettres de loin, lettre 2

Tout comme Trotsky, Lénine ne prend pas la révolution « en bloc » comme le font Clémenceau ou Besancenot.

Les communistes exaltent-ils « le peuple » et « les masses » ?

Besancenot utilise les mots « peuple » et « masses populaires » pour caractériser la révolution, tout comme ses camarades Michaloux et Sabado dans l’article cité plus haut :

Nous prenons ici le parti de défendre la Révolution russe comme un grand événement dans l’histoire de l’émancipation des peuples, un moment rare où les classes dominantes perdent la maîtrise qui leur semblait donnée pour les siècles à venir et où les masses populaires bousculent tout pour prendre leur destin en mains

Pas de bourgeoisie ni de prolétariat. Besancenot et ses camarades ne sont pas sur le terain du marxisme. Leur communisme n’est pas marxiste.

Le termes de « masses populaires » peut paraître marxiste. Mais l’utilisation systématique du terme « masses » au lieu du terme de « classes » révèle le fait que Besancenot n’a pas du tout un point de vue marxiste. Il substitue la lutte des masses à la lutte des classes, c’est un désaccord théorique fondamental avec le marxisme. C’est son droit et ce n’est pas cela que nous lui reprochons, mais le fait qu’il avance masqué. Intimidé par l’épaisseur de l’Histoire de Trotsky, un lecteur peut vouloir commencer par le livre de Besancenot, qui prétend s’inscire dans la lignée du révolutionnaire :

[La révolution russe] est, plus que tout, un renversement de l’ordre des choses et une inversion irrévérencieuse des rôles, ainsi que le résume à dessein l’exergue choisi par Léon Trotsky dans son livre : « L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leur propre destinée » (Besancenot p. 21.

Arrêtons-nous sur cette citation de Trosky, que Besancenot utilise pour donner du crédit à lui-même et à son livre.

Dans cette citation, Trotsky reprend un point de vue déjà exprimé par Lénine lorsqu’éclate la révolution de 1905 :

L’histoire des révolutions révèle des antagonismes sociaux mûris au cours de dizaines d’années et de siècles. La vie devient extraordinairement riche. Les masses toujours demeurées dans l’ombre et souvent méconnues pour cela, voire méprisées par les observateurs superficiels, interviennent activement sur la scène et combattent. (Lénine, Journées révolutionnaires)

Mais Lénine et Trotsky sont marxistes, pour eux le moteur l’histoire est avant tout la lutte des classes, comme on le lit dans le Manifeste :

L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes.

Dans le chapitre 1 du Manifeste le terme de classe apparaît près de 50 fois, le terme de « masse » moins de 10 fois, et quand il n’est utilisé il ne fait que désigner une partie de la classe prolétarienne ou une grande quantité de marchandises. L’analyse de Révolution par Besancenot et Sabado comme une lutte des « masses populaires » n’est pas celle de Marx.

Rappelons la définition que Marx donne en 1859 d’une révolution en termes de classes sociales, c’est-à-dire de la situation des individus dans la production :

dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rap­ports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui corres­pondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives maté­rielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à la­quel­le correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. (Marx)

C’est à nouveau en termes de lutte de classe entre bourgeoisie et prolétariat que Marx résume son apport principal en 1852 :

en ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique. Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est :

1) de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ;

2) que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ;

3) que cette dictature elle-­même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes. (Marx)

En 1891 Engels saluait en la Commune de Paris le premier exemple de la dictature du prolétariat :

Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat.(Engels)

C’est la division de la société en classe qui est la base de toutes les analyses de Marx, Engels, Lénine et Trotsky, pas le concept de masses. L’objectif qu’ils donnent au prolétariat est la conquête du pouvoir politique.

L’affirmation de Besancenot concernant le fait que Trostsky aurait « mis en exergue » de son livre « l’irruption des masses » comme caractérisation de la révolution est fallacieuse, c’est un gros mensonge subtil. Nous sommes malheureusement obligés de rappeler la signification de l’expression « mettre en exergue » :

Exergue : Se dit proprement du petit espace réservé dans une médaille pour y graver une date, une inscription. Par extension exergue a pris le sens d’épigraphe, mais l’Académie française refuse cette synonymie. Certains discutent aussi de la correction de l’expression mettre en exergue, « mettre en valeur, en évidence, au premier plan ». Ces emplois sont pourtant courants et très clairs.

Epigraphe : Une épigraphe est une inscription gravée sur un monument, ou une citation placée en tête d’un livre, d’un chapitre, d’un article.

(Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, J. Hanse

Si Besancenot utilise « exergue » dans le sens d’« épigraphe », il s’agit à notre avis d’une confusion, car c’est dans une édition de poche seulement que l’éditeur, non l’auteur Trotsky, à choisi de faire apparaitre une citation de Trotsky en 4ème page de couverture, non comme épigraphe :

L’édition du Seuil de 1950, celle que Besancenot cite p.21 ne fait apparaitre aucune citation mise en épigraphe. Donc Besancenot semble utiliser « mettre en exergue » dans le sens de « mettre en valeur, en évidence, au premier plan ». Or s’il faut choisir un concept « mis en exergue » par Trotsky dans son oeuvre, c’est celui de lutte des classes. Comme nous l’avions rappelé dans l’article précédent, c’est un paragraphe, ou sa première phrase qui forment en général un passage auto-suffisant, ayant un sens clair. Citons par exemple la 1ere phrase du paragraphe qui suit la phrase de Trotsky citée par Besancenot :

.
Dans une société prise de révolution, les classes sont en lutte.

Trotsky résumait en 1936 le schéma de classes qui sous-tendit la révolution russe :

L’insignifiance de la bourgeoisie russe a fait que les objectifs démocratiques de la Russie retardataire, tels que la liquidation de la monarchie et d’une servitude des paysans ressortissant à demi au servage, n’ont pu être atteints que par la dictature du prolétariat.(...) Le parti bolchevique avait préparé et remporté la victoire d’Octobre.

De plus Besancenot laisse planer une totale confusion sur les termes de « révolution » et de « masse ». Ces termes ont toujours une sens positif chez lui. Or pour Lénine et Trotsky les masses en révolution peuvent impliquer les masses petites-bourgeoises, jouer une rôle contre-révolutionnaire. Dans une révolution ce sont toutes les masses qui entrent en mouvement, y compris des masses réactionnaires.

Trotsky avait déjà rappelé cette vérité élémentaire :

Tout cela est hors de l’espace et du temps. Mais les masses ne sont nullement identiques : il y a des masses révolutionnaires : il y a des masses passives, il y a des masses réactionnaires. Les mêmes masses sont à différentes périodes inspirées par des dispositions et des objectifs différents. Trotsky, Moralistes et sycophantes
contre le Marxisme

Donnons l’exemple des « masses » Cosaques, en citant le roman chef-d’oeuvre Le Don Paisible de M. Cholokhov. Besancenot qui prétend donner la parole aux « masses », ne mentionne à aucun moment ces masses cosaques, qui servaient depuis des siècles de force de répression au régime tsariste, et dont le passage d’une partie d’entre eux du côté de la révolution fût décisif pour les victoires de Février et d’Octobre. C’est cette scission dans les masses Cosaques que décrit Cholokhov :

En avril 1918, la grande scission fut consommée au pays du Don : les Cosaques revenus du front originaires des districts du nord — Khoper, Oust-Medvéditskaïa, Haut-Don — partirent avec les unités en retraite de l’Armée Rouge ; les Cosaques des districts d’aval les talonnaient et les poussaient vers les frontières de la Région.

Ceux du Khoper partirent presque tous, ceux d’Oust-Medvéditskaïa pour moitié, ceux du Haut-Don en très petit nombre.

L’histoire avait attendu l’année 1918 pour séparer définitivement les gens d’amont de ceux d’aval. Mais l’origine de cette scission remontait à des centaines d’années, à l’époque où les Cosaques moins aisés des districts du nord, qui n’avaient ni les terres grasses du pays d’Azov, ni les vignobles, ni les pêcheries, ni les chasses, se détachaient de temps en temps de Tcherkask, entreprenaient de leur propre chef des expéditions sur les terres de la Grande Russie et constituaient le soutien le plus sûr pour tous les rebelles, de Razine à Sékatch.

Le Don Paisible, VI,1.

On voit que la question Cosaque est un des aspects de la question agraire qui implique une masse encore plus grande de paysans, la question agraire ayant été le moteur essentiel de la révolution russe :

Le prolétariat russe ne puisait pas seulement en lui-même son audace révolutionnaire. Sa situation de minorité dans la nation montre déjà qu’il n’aurait pu donner à sa lutte une telle ampleur, ni, à plus forte raison, prendre la tête de l’État, s’il n’avait trouvé un puissant appui au plus épais des masses populaires. C’est la question agraire qui lui assura ce soutien. (Trotsky)

Besancenot qui prétend donner la parole aux « masses », ne donne pas la paroles aux paysans dans son livre, eux qui constituaient 80% de la population sous le tsarisme ! Parmi les cinq épisodes qu’il met en scène, aucun ne met en scène un village,nous reviendrons sur ces "témoignages" imaginés par Besancenot Cela confirme que l’allusion aux « masses » n’est chez lui qu’un procédé politicien aussi vieux certains courants petit-bourgeois auxquels Marx et Engels se sont opposés. Donnons à ce propos la citation complète de Trotsky à propos des « masses » ; la critique de Trotsky s’adressait à Victor Serge mais serait valable pour Besancenot qui ne fait que plagier ce dernier à plusieurs reprises sans le citer :

Victor Serge a dévoilé en passant ce qui a provoqué l’effondrement du parti bolchevik : un centralisme excessif, une méfiance à l’égard de la lutte idéologique, un manque d’esprit libertaire. Plus de confiance dans les masses, plus de liberté ! Tout cela est hors de l’espace et du temps. Mais les masses ne sont nullement identiques : il y a des masses révolutionnaires : il y a des masses passives, il y a des masses réactionnaires. Les mêmes masses sont à différentes périodes inspirées par des dispositions et des objectifs différents. C’est justement pour cette raison qu’une organisation centralisée de l’avant-garde est indispensable. Seul un parti, exerçant l’autorité qu’il a acquise, est capable de surmonter les flottements des masses elles-mêmes. Revêtir les masses des traits de la sainteté et réduire son propre programme à une démocratie amorphe, c’est se dissoudre dans la classe telle qu’elle est, se transformer d’avant-garde en arrière-garde et, par là même, renoncer aux tâches révolutionnaires. D’autre part, si la dictature du prolétariat signifie quelque chose, elle signifie que l’avant-garde de la classe est armée des ressources de l’état pour repousser les dangers, y compris ceux qui émanent des couches arriérées du prolétariat lui-même. Tout ceci est élémentaire ; tout ceci a été démontré par l’expérience de la Russie et confirmé par l’expérience de l’Espagne.

Mais tout le secret est qu’en demandant la liberté " pour les masses ", Victor Serge en réalité demande la liberté pour lui et ses pairs, il demande à être libéré de tout contrôle, de toute discipline et même, si possible, de toute critique à son égard. Les " masses " n’ont rien à voir là-dedans. Quand notre " démocrate " court de droite à gauche et de gauche à droite, semant la confusion et le doute, il se croit l’incarnation d’une salutaire liberté de pensée. Mais quand nous jugeons d’un point de vue marxiste les vacillations d’un intellectuel petit-bourgeois désillusionné, il lui semble que c’est un outrage à son individualité. Il s’allie alors à tous les confusionnistes pour partir en croisade contre notre despotisme et notre sectarisme.

(Trotsky, Moralistes et sycophantes
contre le Marxisme
)

Mais mettre Besancenot dans la même catégorie que Victor Serge serait le flatter. Car Faire des erreurs « à la Victor Serge » serait déjà un grand mérite. Comme nous l’avons mentionné plus haut, c’est à la démocratie bourgeoise que se rattache Besancenot, à des courants qui se maintiennent sur le terrain de la démocratie bourgeoise alors que le communisme prolétarien moderne naquit en s’en détachant (1830-1848).

Les courants « critiques » qui exaltaient les masses furent combattus par Marx et Engels dans leurs premiers écrits, reflets de cette scission bourgeoisie-prolétariat chez les jeunes Hégéliens.

Max Stirner, l’auteur de L’Unique et sa propriété était déjà critiqué par Marx et Engels qui remarquaient à son propos :

il parle de « la révolution », personne morale, en lutte avec « l’ordre établi », autre personne morale (L’idéologie Allemande, Saint-Marx-Engels(

Voilà pour « la révolution ».

Quant aux « masses », à propos des frères Bauer :

La Critique critique, quelque supérieure qu’elle se sache à la Masse, éprouve cependant pour cette Masse une pitié infinie.
(...)
Animée d’un zèle sacré à l’égard de la Masse, la Critique absolue lui dit les flatteries les plus délicates. Si une vérité est lumineuse parce qu’elle paraît lumineuse à la Masse, si l’histoire se comporte vis-à-vis des vérités selon l’opinion de la Masse, c’est donc que le jugement de la Masse est absolu, infaillible, il est la loi de l’histoire, qui prouve uniquement ce qui n’est pas lumineux pour la Masse et a en conséquence besoin d’être démontré. C’est donc la Masse qui prescrit à l’histoire sa « tâche » et son « occupation ».
(...)
Le rapport « Esprit-Masse », pourtant, recèle encore un sens caché, qui se révélera complètement dans le cours des développements. Nous n’y ferons ici qu’allusion. Ce rapport, découvert par M. Bruno, n’est rien d’autre en effet que le parachèvement critique et caricatural de la conception hégélienne de l’histoire, qui, elle-même, n’est que l’expression spéculative du dogme germano-chrétien de la contradiction Esprit-matière ou Dieu-monde. Cette contradiction s’exprime en effet dans le cadre de l’histoire, à l’intérieur du monde humain lui-même sous la forme suivante : quelques individus élus s’opposent, en tant qu’Esprit actif, au reste de l’humanité : Masse sans Esprit, matière

La Sainte famille

Laissons pour conclure la parole à Blanqui. Il caractérisait ceux qui comme Besancenot exaltent « la » révolution, « le » peuple, « les » masses, « la » démocratie, « le » socialisme ... sans ajouter aucune analyse de classe, et donc masquent l’opposition fondamentale entre bourgeoisie et prolétariat :

Le socialisme, c’est la croyance à l’ordre nouveau qui doit sortir du creuset de ces doctrines. Elles se combattent sans doute sur bien des points, mais elles poursuivent le même but, elles ont les mêmes aspirations ; elles s’ac­cordent sur les questions essentielles et déjà, de leurs efforts, il est sorti une résultante qui, sans être encore bien déterminée, a cependant saisi l’esprit des masses, est devenue leur foi, leur espérance, leur étendard. Le socialisme est l’étincelle électrique qui parcourt et secoue les populations. Elles ne s’agitent, ne s’enflam­ment qu’au souffle brûlant de ces doctrines, aujour­d’hui l’effroi des intrigants et bientôt, je l’espère, le tombeau de l’égoïsme. Les chefs d’école tant maudits sont en définitive les premiers révolutionnaires, comme propagateurs de ces idées puissantes qui ont le privi­lège de passionner le peuple et de le jeter dans les tem­pêtes. Ne vous y trompez pas, le socialisme, c’est la révolution. Elle n’est que là. Supprimez le socialisme, la flamme populaire s’éteint, le silence et les ténèbres se font sur toute l’Europe.
(...)

Venons aux professions de foi : vous vous dites répu­blicain révolutionnaire. Prenez garde de vous payer de mots et d’être dupe. C’est précisément ce titre de républicain révolutionnaire qu’affectent de prendre les hommes qui ne sont ni révolutionnaires, ni peut-être même républicains, les hommes qui ont trahi, perdu, et la révolution et la république. Ils le prennent en opposition à celui de socialiste, qu’ils excommunient, et dont ils n’hésitaient pas à s’affubler cependant lorsque le vent populaire soufflait de ce côté et que le socialisme paraissait à la veille de son triomphe. Ils l’ont renié depuis, renié et conspué, lorsque nos défaites ont abattu son drapeau. Je me rappelle le temps où Ledru-Rollin se prétendait plus socialiste que Proudhon ou Cabet, et se posait en Don Quichotte du socialisme. Ce temps est loin. Nous avons perdu une série de batailles qui ont chassé des premiers plans de la scène les doctrines avancées. Aujourd’hui, Ledru-Rollin et ses amis lancent l’anathème au socia­lisme et lui imputent tous nos malheurs. C’est un men­songe et une lâcheté.

Vous me dites : je ne suis ni bourgeois, ni prolétaire, je suis un démocrate. Gare les mots sans définition, c’est l’instrument favori des intrigants. Je sais bien ce que vous êtes, je le vois clairement par quelques passages de votre lettre. Mais vous mettez sur votre opinion une étiquette fausse, une étiquette emprun­tée à la phraséologie des escamoteurs, ce qui ne m’empêche pas de démêler parfaitement que vous et moi avons les mêmes idées, les mêmes vues, forts peu conformes à celles des intrigants. Ce sont eux qui ont inventé ce bel aphorisme : ni prolétaire, ni bourgeois mais démocrate ! Qu’est-ce donc qu’un démocrate, je vous prie ? C’est là un mot vague, banal, sans acception précise, un mot en caoutchouc. Quelle opinion ne parviendrait pas à se loger sous cette enseigne ? Tout le monde se prétend démo­crate, surtout les aristocrates. Ne savez-vous pas que M. Guizot est démocrate ? Les roués se complai­sent dans ce vague qui fait leur compte ; ils ont hor­reur des points sur les i. Voilà pourquoi ils proscrivent les termes prolétaires et bourgeois. Ceux-là ont un sens clair et net ; ils disent catégoriquement les choses. C’est ce qui déplaît. On les repousse comme provo­cateurs de la guerre civile. Cette raison ne suffit-elle pas pour vous ouvrir les yeux ? Qu’est-ce donc que nous sommes contraints de faire depuis si longtemps, sinon la guerre civile ? Et contre qui ? Ah ! Voilà pré­cisément la question qu’on s’efforce d’embrouiller par l’obscurité des mots ; car il s’agit d’empêcher que les deux drapeaux ennemis ne se posent carrément en face l’un de l’autre afin d’escroquer, après le com­bat, au drapeau victorieux les bénéfices de la vic­toire et de permettre aux vaincus de se retrouver tout doucement les vainqueurs. On ne veut pas que les deux camps adverses s’appellent de leurs vrais noms : prolétariat, bourgeoisie. Cependant, ils n’en ont pas d’autre.

Blanqui, Lettre à Maillard (Belle-Île, 6 Juin 1852)

A suivre ...

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