Accueil > 06- REVOLUTIONNARY POLITICS - POLITIQUE REVOLUTIONNAIRE > 3- L’objectif de la dictature du prolétariat > Les bolcheviks et le parti unique au pouvoir

Les bolcheviks et le parti unique au pouvoir

samedi 30 mars 2019, par Robert Paris

Boukharine en 1927 (Trud, 13 nov. 1927) :

« Sous la dictature du prolétariat, deux, trois ou quatre partis peuvent exister mais à une seule condition : l’un au pouvoir, les autres en prison ».

Certains s’appuient sur cette politique, menée par Boukharine et Staline en 1927, puis maintenue tout au long de la domination stalinienne de l’URSS, pour prétendre que ce n’était rien d’autre que la suite de la politique de Lénine et Trotsky !

Les bolcheviks et le parti unique au pouvoir

Le pouvoir exercé par un unique parti, le parti communiste, a-t-il été un objectif recherché par les bolcheviks, par Lénine et Trotsky, ou a-t-il été imposé par la violence de la guerre civile, attisée par les classes possédantes, les armées tsaristes, les armées « de la Constituante » soutenues par les partis bourgeois et petits-bourgeois, les armées bourgeoises des nationalités et les armées de tous les impérialismes ? Telle est la question dont nous voudrions débattre. C’est l’un des thèmes au travers desquels certains auteurs prétendent démontrer la continuité entre bolchevisme (ou communisme suivant les auteurs) et stalinisme.

L’exemple du parti socialiste-révolutionnaire de gauche

Lénine et Trotsky ont-ils toujours voulu le pouvoir exclusif d’un seul parti ? Voulaient-ils gouverner seuls au pouvoir ! Mais leurs actes disent exactement le contraire. Ils ont par exemple gouverné avec le parti socialiste-révolutionnaire et c’est ce dernier qui est parti, enclenchant une guerre civile terroriste violente par laquelle il tentait d’assassiner tous les dirigeants bolcheviques et en a assassiné quelques uns. Ils les ont tous visé et en ont tué plusieurs. Juste avant, ils étaient ministres du même gouvernement ! Ils ne sont pas sortis parce qu’ils dénonçaient le manque de démocratie. Ils ne sont pas sortis parce qu’ils dénonçaient la misère ouvrière. Ils ne sont pas sortis parce qu’ils affirmaient qu’on vidait les soviets de leur contenu. Ils ne sont pas sortis parce qu’on favorisait les syndicats (question sur laquelle nous reviendrons). Non, ils sont sortis parce qu’ils prônaient la guerre révolutionnaire contre l’Allemagne, à un moment où la Russie révolutionnaire n’avait plus aucun moyen matériel de mener une guerre ! Ils sont sortis parce qu’ils refusaient la capitulation russe de Brest-Litovsk et ne voulaient pas accepter que l’Ukraine soit sous domination allemande ! Ils sont également sortis parce que les bolcheviks entendaient radicaliser la lutte des classes dans les campagnes en favorisant les comités de paysans pauvres contre les paysans riches ! Quand ils ont quitté le gouvernement, la direction des Soviets, la direction de l’Etat, toutes leurs responsabilités nationales, régionales et locales, ils n’ont pas prétendu avoir été poussés dehors, avoir été obligés à partir par des manœuvres des bolcheviks recherchant le pouvoir pour eux seuls !!!

Dans la question de la signature de la paix imposée par l’impérialisme allemand à Brest-Litovsk, le point de vue gauche communiste a rejoint celui des socialistes-révolutionnaires avec Boukharine : la guerre révolutionnaire. Mais seuls les SR de gauche se sont lancés dans le terrorisme contre-révolutionnaire…

Lénine et Trotsky ne refusaient pas la guerre révolutionnaire et n’entendaient se mettre d’accord durablement avec aucun impérialisme, ils l’ont bien montré dès qu’ils ont disposé d’une armée rouge, mais ils refusaient la révolution de la phrase, le romantisme moraliste du genre « nous mourront pour nos idées plutôt que reculer ». C’est beau mais peu efficace. L’armée rouge a démontré que les bolcheviks étaient capables de mener la guerre révolutionnaire et de gagner. Mais, bien sûr, gagner ne peut vouloir dire réussir à la place du prolétariat européen, mais seulement réussir à tenir plus longtemps, en attendant le retour de la révolution européenne, en attendant par exemple 1923 en Allemagne.

Les partis bourgeois et petits-bourgeois

A part le cas des socialistes-révolutionnaires, quelle était le point de vue bolchevik sur le parti unique ? Il y a eu bien d’autres forces politiques qui ont collaboré avec les bolcheviks plus ou moins durablement : plusieurs groupes ou personnalités anarchistes ou anarchistes-communistes, des groupes mencheviks, des groupes nationalistes révolutionnaires des nationalités opprimées, etc. Loin de chercher à gouverner seuls, les bolcheviks voulaient intégrer des partis divers du prolétariat et des partis divers de la petite bourgeoisie, reflétant ainsi la réalité de la révolution russe qui avait triomphé. C’est le stalinisme qui agira en sens complètement inverse et il ne s’appuiera pour cela ni sur Lénine, ni sur Trotsky, ni sur leur idéologie.
Il est à remarquer que le nouvel Etat révolutionnaire russe a traité tous les partis de la même manière : on ne vous interdit pas si vous ne nous faites pas la guerre les armes à la main, si vous ne vous attaquez pas physiquement et mortellement aux partis des soviets. Ils ont pu présenter des candidats aux élections soviétiques, y envoyer des représentants, éditer des journaux librement jusqu’au jour où ils sont entrés en guerre contre les soviets et les partis soviétiques.
Contrairement au courant gauche communiste, le courant léniniste-trotskiste est favorable à des alliances de combat avec des courants adverses. Il n’est pas pour la séparation entre deux camps au sein des forces combattantes. Ce n’est pas de l’opportunisme mais une politique qui suit la dynamique réelle du combat. Dans cette dynamique, le prolétariat révolutionnaire peut s’allier à des fractions prolétariennes moins conscientes, à des fractions petites-bourgeoises, et même à des fractions bourgeoises de nationalités opprimées à condition qu’elles participent au combat contre la bourgeoisie internationale. Ce n’est nullement le point de vue des gauches communistes qui défendent le plus souvent l’inverse. Pour les gauches communistes, pas question de s’allier avec des forces politiques et sociales bourgeoises dans le combat. C’est cela que j’appelle le point de vue dichotomique des gauches communistes. C’est là où on ne se comprend pas par exemple quand on parle de front unique.

Les bolcheviks montrent-ils un parti qui a sans cesse œuvré en direction du parti unique au pouvoir ? Ont-ils agi contre la démocratie politique et la liberté politique des partis ?

Au lendemain d’Octobre, le parti Cadet n’est pas immédiatement interdit. Ce n’est que fin novembre 1917, au moment où ce parti prépare ouvertement son passage à l’insurrection contre-révolutionnaire armée avec Kalédine, qu’il est interdit par un décret du Sovnarkom. Les bolcheviks n’ont cependant pas empêché les élus des Cadets de participer ensuite aux élections à l’Assemblée constituante et de siéger momentanément à celle-ci. Le journal du parti Cadet Svoboda Rossi continue à paraître sans être clandestin jusqu’à l’été 1918, en pleine guerre civile. Les Cadets continuent d’exister légalement au travers du « comité panrusse d’aide aux affamés » en juillet 1921. Dans la réalité, que ce soit avec ce parti comme avec les SR de gauche, les bolcheviks vont aussi loin que possible dans le refus de la répression aveugle, dans les tentatives de ne pas tout ensanglanter. C’est la grande bourgeoisie qui choisir le bain de sang, pas les révolutionnaires !!!

Ce choix du bain de sang contre la révolution prolétarienne, on le retrouve dans le texte dont je vous parlais : dans les réunions des quatre grandes puissances en 1919-1920 et dans son compte-rendu édité par le CNRS.

Si les bolcheviks ne refusent pas toutes sortes d’alliances face à l’offensive tsariste et impérialiste, ils ne veulent pas accepter de faiblesse face à l’ennemi. Si la guerre est déclarée, il faut la mener avec toutes les forces dont le prolétariat dispose, avec toute l’énergie que l’on peut mettre en œuvre, sans fausse retenue moraliste.

Oui, les faits, c’est un gouvernement de 1917 avec onze ministres bolcheviks et sept ministres SR de gauche. Les faits, ce sont des régions entières où les dirigeants révolutionnaires aux côtés des bolcheviks sont des anarchistes. Les faits, ce sont Lénine et Trotsky prêts à se plier à la démocratie des débats internes aux soviets, au parti, à l’Internationale. La vérité des faits, c’est que tout ce qui s’est passé avant l’affaiblissement et la mort de Lénine (1922) est tout à fait opposé à ce qui s’est passé après.

Les mencheviks, les SR (socialistes-révolutionnaires de droite et de gauche), certains anarchistes n’ont pas attendu que les soviets se vident de leur contenu pour les quitter, pour les combattre les armes à la main, pour les assassiner. Dès l’insurrection d’octobre, SR de droite et Mencheviks pactisent avec les armées tsaristes, mènent avec eux la guerre contre les soviets, participent à des gouvernements aux côtés des généraux cosaques et des gardes blancs tsaristes. Malgré cela, le parti SR n’est pas dissous par les bolcheviks, même pendant la guerre civile !!! Ses journaux continuent à paraître. La censure de la presse ne débute qu’en mars 1918 quand la lutte à mort est si intense qu’elle menace de mort le pouvoir des soviets.

Et ce n’est pas juste une manœuvre des bolcheviks : c’est un combat politique qui porte ses fruits. Mencheviks et SR honnêtes sont gagnés aux bolcheviks. Le parti SR recule parfois politiquement comme en février 1919 où ce parti est contraint de dénoncer l’intervention contre-révolutionnaire étrangère sur le sol de Russie.

Les ruptures avec les autres partis n’ont eu lieu que lorsque ceux-ci ont proclamé se battre contre le pouvoir des soviets les armes à la main comme l’a fait Maria Spiridovna au Ve Congrès des Soviets en juillet 1918, annonçant qu’elle était désormais face à face avec les bolcheviks « le pistolet et la bombe à la main ». Et ce n’était pas une simple menace. Cela devait commencer presque le lendemain !

A part Brest-Litovsk, ce qui opposait bolcheviks et SR de gauche, c’est la décision des bolcheviks d’appuyer la lutte des classes dans les campagnes en favorisant les comités de paysans pauvres contre les paysans riches !

En ce qui concerne les anarchistes, il y a eu toutes sortes de relations suivant le type de groupes. Jusqu’en avril 1918, tous les groupes anarchistes sont autorisés, jouent un rôle dans les soviets, dans la révolution, participent au combat, souvent aux côtés des bolcheviks. Ce n’est pas ces derniers qui rompent l’unité, c’est la violence de la guerre civile empêchant tout accord entre le prolétariat et les forces petites bourgeoises des villes. La rupture complète a lieu avec les anarchistes qui participent en juillet 1918 à l’insurrection SR, un groupe anarchiste attaquant notamment le siège bolchevik de Moscou, faisant douze morts et quantité de blessés dans la direction bolchevik.

Tout cela n’empêchera pas en Juillet 1920, dans les thèses sur les tâches du IIe Congrès de l’Internationale communiste, Lénine de prôner tous les accords possibles, tous les fronts communs possibles, avec les forces militantes anarchistes, et aussi toutes les tentatives de gagner au communisme les meilleurs militants anarchistes.

En ce qui concerne le parti menchevik, les bolcheviks, loin d’œuvrer pour le parti unique, tentent sans cesse de les ramener à une alliance. Ainsi, lorsqu’à la fin octobre 1918 le comité central menchevik, qui s’est réuni librement pendant cinq jours à Moscou, fait un geste en faveur du pouvoir des soviets, et bien que la résolution adoptée soit confuse et contradictoire, un décret annule immédiatement la décision antérieure excluant les mencheviks des organes soviétiques et sa mise en œuvre n’est pas conditionnelle et est immédiate. Les dirigeants mencheviks sont ainsi invités officiellement à participer en décembre 1919 au VIIe Congrès des Soviets.

Pendant l’année 1920, l’activité du parti menchevik se développe à nouveau à Moscou. Il y dispose officiellement de bureaux, imprime une presse, participe aux élections des soviets locaux, réunissent à Moscou leur comité central, organisent des conférences publiques. Les dirigeants mencheviks acceptent l’invitation au VIIIe Congrès des Soviets et y développent librement des points de vue polémiques.

Mais en 1920, les mencheviks utilisent à fond leur activité légale pour dresser des fractions de la classe ouvrière contre le pouvoir des soviets, accusant ce pouvoir d’être responsable de la misère affreuse, des destructions économiques, de la famine, ce qui est un mensonge contre-révolutionnaire qu’un révolutionnaire comme toi ne devrait jamais soutenir ! Et c’est alors qu’ont lieu des grandes grèves antibolcheviques avec le slogan « les soviets sans Lénine et Trotsky » dont le caractère politique et social ne devrait tromper aucun révolutionnaire communiste !

Oui, ce n’est qu’une calomnie contre-révolutionnaire de dire que toute la politique bolchevique visait d’avance, par objectif politique ou par une conception préétablie de Lénine, au parti unique au pouvoir des soviets.

Les bolcheviks ont-ils mis en place une dictature dès le début et pris le pouvoir en ne représentant pas vraiment la majorité dans les soviets ? Oskar Anweiler, auteur très hostile aux bolcheviks et qui diffuse justement la thèse d’une volonté dictatoriale des bolcheviks dans les soviets et dans le pouvoir d’Etat, nous donne la statistique suivant, d’après les délégués au congrès panrusse Soviets le 25 et 26 octobre 1917 :

Bolcheviks 338

Socialistes-révolutionnaires : 32

SR de gauche : 98

SR du centre : 40

SR de droite : 16

SR d’Ukraine : 4

Mencheviks : 14

Mencheviks-internationalistes : 35

Mencheviks-oborency : 22

Internationalistes unifiés : 16

Bund : 11

Trudovik : 1

Sans parti : 23

Donc le gouvernement d’alliance des bolcheviks et des sr de gauche représentait tout à fait la révolution des soviets et non un coup d’état contre-révolutionnaire et dictatorial contre les soviets !!!

D’autre part, le même Anweiler cite de multiples exemples démontrant que les bolcheviks redonnaient tous leurs droits démocratiques aux partis qui renonçaient publiquement à participer à la guerre civile contre l’Etat ouvrier aux côtés des armées tsaristes, impérialistes, nationalistes et de l’armée "de la Constituante"...

On peut lire ainsi dans l’ouvrage d’Anweiler, « Les soviets en Russie » :

« Ainsi, Dan et Martov (dirigeants mencheviks) assistèrent, avec voix délibérative, au VIIe Congrès panrusse des soviets (décembre 1919) et au VIIIe (un an après) aux côtés d’une poignée de députés socialistes-révolutionnaires (dont Steinberg), anarchistes et maximalistes. »

Anweiler cite ainsi le compte-rendu qu’en donne le dirigeant menchevik Dan lui-même.

Sous la plume d’Anweiler, on lit encore :

« A certains moments, les mencheviks comptèrent même un nombre relativement élevé de députés dans beaucoup de conseils ouvriers de villes ; aux élections soviétiques de 1929, ils obtinrent 45 sièges à Moscou, 205 à Karkhov, 120 à Iékateniroslav, 78 à Krementchoug, 50 à Toula et plus de trente dans une foule d’autres agglomérations. »

Ces faits n’ont pas besoin de preuves puisque l’auteur veut démontrer exactement l’inverse...

Anweiler rappelle également que, après leur prise de position contre le pouvoir des soviets « ni les mencheviks, ni les SR de droite ne furent exclus des conseils et une poignée de députés les y représentaient encore au Ive Congrès panrusse des soviets (mars 1918)… Dans quelques villes, par exemple à Tambov et dans le grand centre industriel d’Iejevsk, les deux partis conservèrent même la majorité des voix lors des réélections des soviets, en avril et mai 1918 respectivement. »

Rappelons, ce que dit d’ailleurs Anweiler, « En guise de protestation contre la signature du Traité de Brest-Litovsk, les dirigeants SR de gauche avaient en effet démissionné du Conseil des commissaires du peuple, tout en continuant à siéger au CEC. »

Et les bolcheviks ne les avaient pas fait parti de cette instance dirigeante des soviets, même s’ils menaient déjà une propagande intense pour saboter les décisions du pouvoir ouvrier !

Anweiler poursuit :

« Ce fut le 4 juillet 1918, dans un climat de tension extrême, que s’ouvrit le Ve Congrès panrusse des soviets ; 470 députés SR de gauche, sur un total de 1425 (dont 868 bolcheviks) y prirent part. »

Et ce même auteur reconnait que c’est seulement après les premiers attentats SR de gauche et la tentative de putsch SR de gauche que les députés SR de gauche sont arrêtés.

En ce qui concerne la mise sous tutelle des organisations syndicales par le parti communiste, Anweiler ne dit pas que Lénine élabora l’idée de faire des syndicats la courroie de transmission du parti, de la bureaucratie et du pouvoir dictatorial. Il dit le contraire :

« Staline élabora dans les années 1920 la théorie des « courroies de transmission ». »

Bien sûr, il faut préciser qu’il écrit : « Ce fut dans le prolongement des idées de Lénine que Staline… »

L’interprétation est que c’est la suite de Lénine et les faits sont… que « Staline élabora… »

Il cite à de multiples reprises les affirmations de Lénine sur le pouvoir des soviets comme page 303 (édition NFR) :

« Le pouvoir des soviets n’est pas autre chose que la forme d’organisation de la dictature du prolétariat, de la dictature de la classe la plus avancée qui élève à une démocratie nouvelle, à la participation autonome à la gestion de l’Etat des dizaines et des dizaines de millions de travailleurs et d’exploités qui apprennent par leur propre expérience à considérer l’avant-garde disciplinée et consciente du prolétariat comme leur guide le plus sûr. » (printemps 1918)

Puis, plus tard, dans sa polémique contre Kautsky :

« Les soviets sont l’organisation directe des masses travailleuses et exploitées, à qui elle facilite la possibilité d’organiser elles-mêmes l’Etat et de le gouverner par tous les moyens »

L’opposition à la bureaucratisation et à la dictature stalinienne relevait le « parti unique » comme une position politique qui avait été imposée par la situation de guerre civile et qui avait des conséquences désastreuses, en particulier que les couches sociales hostiles tentent d’influencer le parti bolchevik :

« La situation de parti unique qu’occupe le PC de l’URSS, situation absolument indispensable à la Révolution, crée aussi une série de dangers particuliers. Le XI° Congrès, du vivant de Lénine, indiquait ouvertement qu’il existait à cette époque déjà des groupes importants de gens (parmi les paysans riches, les couches supérieures de fonctionnaires, les intellectuels) qui appartiendraient aux partis socialistes-révolutionnaires, menchéviks, si ces partis étaient légaux. L’appareil d’État, que dirige notre Parti, y introduit à son tour beaucoup d’esprit bourgeois et petit-bourgeois, l’infectant d’opportunisme. » (Déclaration des 83 - Opposition bolchévique unifiée)

« Indispensable à la révolution », dans les conditions de la guerre civile ne veut pas dire nécessaire d’un point de vue théorique à la construction du socialisme mais imposée par la situation réelle de la révolution, les autres partis passant dans le camp de la contre-révolution.

Mais les accusateurs ont l’explication facile : le stalinisme découle du léninisme….

Non ! Le bolchevisme n’est pas responsable du stalinisme !

Trotsky répond à ces accusations :

« Est-il vrai pourtant que le stalinisme représente le produit légitime du bolchevisme, comme le croit toute la réaction, comme l’affirme Staline lui-même, comme le pensent les mencheviks, les anarchistes et quelques doctrinaires de gauche qui se jugent marxiste ? "Nous l’avions toujours prédit, disent-ils, ayant commencé avec l’interdiction des autres partis socialistes, avec l’écrasement des anarchistes, avec l’établissement de la dictature des bolcheviks dans les soviets, la Révolution d’Octobre ne pouvait manquer de conduire à la dictature de la bureaucratie. Le stalinisme est, à la fois, la continuation et la faillite du léninisme".

L’erreur de ce raisonnement commence avec l’identification tacite du bolchevisme, de la Révolution d’Octobre et de l’Union Soviétique. Le processus historique, qui consiste dans la lutte des forces hostiles, est remplacé par l’évolution du bolchevisme dans le vide. Cependant le bolchevisme est seulement un courant politique, certes étroitement lié à la classe ouvrière, mais non identique à elle. Et, outre la classe ouvrière, il existe en U.R.S.S. plus de cent millions de paysans, de nationalités diverses, un héritage d’oppression, de misère et d’ignorance.

L’Etat créé par les bolcheviks reflète, non seulement la pensée et la volonté des bolcheviks, mais aussi le niveau culturel du pays, la composition sociale de la population, la pression du passé barbare et de l’impérialisme mondial, non moins barbare. Représenter le processus de dégénérescence de l’Etat Soviétique comme l’évolution du bolchevisme pur, c’est ignorer la réalité sociale au nom d’un seul de ses éléments isolé d’une manière purement logique. Il suffit au fond de nommer cette erreur élémentaire par son nom pour qu’il n’en reste pas trace.

Le bolchevisme lui-même, en tout cas, ne s’est jamais identifié ni à la Révolution d’Octobre, ni à l’Etat Soviétique qui en est sorti. Le bolchevisme se considérait comme un des facteurs de l’histoire, son facteur "conscient", facteur très important mais nullement décisif. Nous voyons le facteur décisif —sur la base donnée des forces productives - dans la lutte des classes, et non seulement à l’échelle nationale, mais aussi internationale.

Quand les bolcheviks faisaient des concessions aux tendances petites-bourgeoises des paysans, qu’ils établissaient des règles strictes pour l’entrée dans le parti, qu’ils épuraient le parti des éléments qui lui étaient étrangers, qu’ils interdisaient les autres partis, qu’ils introduisaient la N.E.P., qu’ils en venaient à céder des entreprises sous forme de concessions ou qu’ils concluaient des accords diplomatiques avec des gouvernements impérialistes, eux, bolcheviks, tiraient des conclusions particulières de ce fait fondamental qui leur était clair théoriquement depuis le début même ; à savoir que la conquête du pouvoir, quelque importante qu’elle soit en elle-même, ne fait nullement du parti le maître tout-puissant du processus historique. Certes, après s’être emparé de l’Etat, le parti reçoit la possibilité d’agir avec une force sans précédent sur le développement de la société ; mais en revanche lui-même est soumis à une action décuplée de la part de tous les autres membres de cette société. Il peut être rejeté du pouvoir par les coups directs des forces hostiles. Avec des rythmes plus lents de l’évolution, il peut, tout en se maintenant au pouvoir, dégénérer intérieurement. C’est précisément cette dialectique du processus historique que ne comprennent pas les raisonneurs sectaires qui tentent de trouver dans la putréfaction de la bureaucratie staliniste un argument définitif contre le bolchevisme. Au fond, ces Messieurs disent ceci : mauvais est le parti révolutionnaire qui ne renferme pas en lui-même de garanties contre sa dégénérescence…

C’est de la claire compréhension de ce danger (de bureaucratisation) qu’est née l’Opposition de gauche, définitivement formée en 1923. Enregistrant de jour en jour des symptômes de dégénérescence, elle s’efforça d’opposer au Thermidor menaçant la volonté consciente de l’avant-garde prolétarienne. Cependant ce facteur subjectif s’est trouvé insuffisant. Les "masses gigantesques" qui, selon Lénine, décident de l’issue de la lutte, étaient harassées par les privations dans leur pays et par une trop longue attente de la Révolution Mondiale. Les masses ont perdu courage. La bureaucratie a pris le dessus. Elle maîtrisa l’avant-garde prolétarienne, foula aux pieds le marxisme, prostitua le parti bolcheviste. Le stalinisme fut victorieux. Sous la forme de l’Opposition de gauche, le bolchevisme rompit avec la bureaucratie soviétique et son Komintern. Telle fut la véritable marche de l’évolution.

Certes, dans le sens formel, le stalinisme est sorti du bolchevisme. Aujourd’hui encore, la bureaucratie de Moscou continue à se nommer parti bolchevik. Elle utilise simplement la vieille étiquette du bolchevisme pour mieux tromper les masses. D’autant plus pitoyables sont les théoriciens qui prennent l’écorce pour le noyau, l’apparence pour la réalité. En identifiant stalinisme et bolchevisme, ils rendent le meilleur service aux thermidoriens et, par là, jouent un rôle manifestement réactionnaire.

Avec l’élimination de tous les autres partis de l’arène politique, les intérêts et les tendances contradictoires des diverses couches de la population devaient, à tel ou tel degré, trouver leur expression dans le parti dirigeant. Au fur et à mesure que le centre de gravité politique se déplaçait de l’avant-garde prolétarienne vers la bureaucratie, le parti se modifiait aussi bien par sa composition sociale que par son idéologie. Grâce à la marche impétueuse de l’évolution, il a subi, au cours des quinze dernières années, une dégénérescence beaucoup plus radicale que la social-démocratie pendant un demi-siècle. L’épuration actuelle trace entre le bolchevisme et le stalinisme, non pas un simple trait de sang, mais tout un fleuve de sang. L’extermination de toute la vieille génération des bolcheviks, d’une partie importante de la génération intermédiaire qui avait participé à la guerre civile et aussi de la partie de la jeunesse qui avait repris le plus au sérieux les traditions bolchevistes, démontre l’incompatibilité, non seulement politique, mais aussi directement physique du stalinisme et du bolchevisme. Comment donc peut-on ne pas voir cela ? »

Lénine n’aurait-il pas dû combattre de son vivant ce que dénonce Trotasky ? Mais il l’a fait !

Lénine exprimait son sentiment sur la fatigue du prolétariat russe au Congrès des ouvriers des Transports, le 27 mars 1921 :

« Quelle est aujourd’hui la situation du prolétariat russe ? Dans la République soviétique c’est la classe qui, il y a trois ans et demi, a pris le pouvoir et exercé depuis sa domination, sa dictature, c’est elle qui, au cours de trois ans et demi, a souffert mille morts, supporté des privations et des calamités, plus que toutes les autres classes. Ces trois ans et demi dont la majorité s’est écoulée dans une guerre civile à outrance soutenue par le pouvoir soviétique contre tout le monde capitaliste, ont apporté à la classe ouvrière, au prolétariat, des maux, des privations, des sacrifices, une aggravation de toutes les misères sans précédent… Cette classe se rendait compte qu’elle prenait seule le pouvoir, dans des conditions exceptionnellement difficiles… En même temps elle a subi en ces trois ans et demi de sa domination politique, des maux, des privations, une famine, une aggravation de sa situation économique que jamais nulle classe au monde n’a connue. On conçoit donc qu’après une tension aussi surhumaine, cette classe soit aujourd’hui fatiguée, épuisée excédée… En ce moment précis, pour la période de temps actuelle, l’ennemi n’est pas le même qu’hier. L’ennemi, ce ne sont plus les hordes de gardes blancs sous le commandement des hobereaux que soutiennent tous les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires. L’ennemi, c’est la grisaille quotidienne de l’économie dans un pays de petite agriculture où la grosse industrie est ruinée. L’ennemi, c’est l’élément petit-bourgeois qui nous entoure comme l’air et pénètre fortement dans les rangs du prolétariat. Or, celui-ci est déclassé, c’est-à-dire qu’il a été mis hors de son milieu social. Fabriques et usines chôment – le prolétariat est affaibli, dispersé, sans forces… Si des déformations bureaucratiques se manifestent dans l’administration, loin de dissimuler ce mal nous le dénonçons, nous le combattons… La création d’un appareil militaire et d’un Etat qui a su résister victorieusement aux épreuves des années 1917-1921 a été une grande chose qui a occupé, absorbé, épuisé les « forces » réelles de la classe ouvrière… C’est dans ces conditions d’un pays ruiné à fond et où les forces du prolétariat ont été épuisées en des efforts presque surhumains que nous entreprenons l’œuvre la plus difficile : jeter les fondements d’une économie vraiment socialiste, organiser des échanges rationnels de marchandises entre l’industrie et l’agriculture… »

Au XIe Congrès du parti bolchevik, le 27 mars 1922, Lénine déclarait :

« Malgré tout, nous n’avons pas encore cessé d’être des révolutionnaires (bien que beaucoup disent, et même pas tout à fait sans raison que nous sommes bureaucratisés) et nous ne pouvons comprendre cette simple vérité qu’en entreprenant une tâche extrêmement difficile, et nouvelle pour nous, il faut savoir recommencer dès le début à plusieurs reprises… L’Etat est entre nos mains… mais l’Etat n’a pas fonctionné comme nous l’entendions. Et comment a-t-il fonctionné ? La voiture n’obéit pas : un homme est bien assis au volant qui semble la diriger, mais la voiture ne roule pas dans la direction voulue ; elle va où la pousse une autre force illégale, force illicite, force venant d’on ne sait où – où poussent les spéculateurs, ou peut-être les capitalistes privés, ou peut-être les uns et les autres – mais la voiture ne roule pas tout à fait et, bien souvent, pas du tout, comme se l’imagine celui qui est au volant… Le pouvoir politique, nous en avons autant qu’il faut… La force économique est entre nos mains… Qu’est-ce donc qui manque ? C’est clair, ce qui manque, c’est la culture chez les communistes dirigeants. De fait, si nous considérons Moscou – 4700 communistes responsables – et si nous considérons la machine bureaucratique, cette masse énorme, qui donc mène et qui est mené ? Je doute fort qu’on puisse dire que les communistes mènent. C’est eux qui sont menés… Les communistes qui se mettent à la tête des institutions – parfois des saboteurs les y poussent habilement, à dessein, pour se faire une enseigne – se trouvent très souvent dupés. Aveu très désagréable. Ou, du moins, pas très agréable. Mais il faut le faire, me semble-t-il, car c’est, à présent, le nœud de la question. »

Toujours au XIe Congrès du parti bolchevik, Lénine insistait :

« Je dois toucher le côté pratique de la question concernant les organismes soviétiques, les grandes administrations et l’attitude du parti à leur égard. Il s’est établi des rapports défectueux entre le parti et les institutions soviétiques ; nous sommes tous absolument d’accord là-dessus. »

Et encore :

« Nous avons des bureaucrates non seulement dans nos administrations soviétiques, mais aussi dans les organisations du parti. »

Lénine avait parfaitement conscience des difficultés de la situation et de ses dangers :

« Il n’est pas douteux qu’à l’heure actuelle notre parti est insuffisamment prolétarien dans sa composition. Je pense que personne ne peut le nier, et un simple regard sur la statistique confirmera cette thèse. Depuis la guerre, les effectifs des ouvriers de fabrique et d’usine en Russie sont devenus moins prolétariens qu’auparavant, car durant la guerre ceux qui voulaient échapper au service militaire sont entrés en usine. C’est un fait connu de tous. D’autre part, il est également certain que notre parti est aujourd’hui moins éduqué politiquement, en général et en moyenne qu’il ne le faudrait pour une direction effectivement prolétarienne à un moment aussi difficile, surtout étant donné l’énorme prédominance de la paysannerie qui s’éveille rapidement à une politique de classe indépendante. Ensuite il faut prendre en considération le fait que la tentation d’entrer dans un parti gouvernemental est à présent extrêmement grande… Si l’on ne ferme pas les yeux devant la réalité, il faut reconnaître qu’actuellement la politique prolétarienne du parti est déterminée non par ses effectifs, mais par l’autorité immense et sans partage de cette couche très mince que l’on peut appeler la vieille garde du parti. Il suffit d’une faible lutte intestine au sein de cette couche pour que son autorité soit, sinon ruinée, du moins affaiblie au point que la décision ne dépendra plus d’elle… »

Voilà ce qu’écrivait Lénine le 26 mars 1922…

A la fin de 1922, son diagnostic était encore plus négatif sur la relation entre l’Etat et la bureaucratie :

« Nous appelons nôtre un appareil qui, de fait, nous est encore foncièrement étranger et représente un salmigondis de survivances bourgeoises et tsaristes, qu’il nous était absolument impossible de transformer en cinq ans faute d’avoir l’aide d’autres pays et alors que prédominaient les « préoccupations » militaires et la lutte contre la famine. »

Dans ses deux derniers articles, il attaque directement et nommément la bureaucratie et ses chefs :

« J’estime que le moment est justement venu où nous devons nous occuper comme il convient, avec tout le sérieux voulu, de notre appareil d’Etat… Parlons net. Le Commissariat du peuple de l’Inspection ouvrière et paysanne (celui que dirige directement Staline – notre M et R) ne jouit pas à l’heure actuelle d’une ombre de prestige. Tout le monde sait qu’il n’est point d’institution plus mal organisées que celles relevant de notre Inspection ouvrière et paysanne, et que dans les conditions actuelles on ne peut rien exiger de ce Commissariat… Mais je demande à n’importe lequel des dirigeants actuels de l’Inspection ouvrière et paysanne ou des personnes rattachées à ce commissariat : peut-il me dire franchement quelle est l’utilité pratique de ce commissariat du peuple qu’est l’Inspection ouvrière et paysanne ? »

Nahuel Moreno écrivait dans « La dictature révolutionnaire du prolétariat » :

« La majorité du SU (une direction se réclamant injustement du trotskysme) défend avant tout le "pluripartisme soviétique". Mais ce "pluripartisme soviétique" ne signifie pas dans sa bouche la légalité pour les partis autorisés par le soviet révolutionnaire, mais la légalité pour tous les partis politiques existant dans le pays, y compris les partis contre-révolutionnaires. Dans ce sens la majorité est explicite : "... des conseils de travailleurs réellement représentatifs et démocratiquement élus ne peuvent exister que si les masses ont le droit d’y élire tous ceux qu’elles choisissent, sans distinctions et sans précondition restrictive quant aux convictions idéologiques et politiques des délégués élus". Et elle continue : "De même, les conseils de travailleurs ne peuvent fonctionner démocratiquement que si tous les délégués élus" indépendamment de leurs "convictions idéologiques et politiques", "jouissent du droit de pouvoir constituer des groupes, des tendances ou des partis, s’ils ont accès aux moyens de diffusion massive..." Et s’il nous reste quelque doute, ils nous disent un peu plus loin que la "démocratie ouvrière" n’est possible que dans la mesure où existe"... le droit des masses d’élire tous ceux qu’elles choisissent et la liberté d’organisation politique pour ceux qui ont été élus (y compris des gens avec des idéologies ou un programme bourgeois ou petit-bourgeois)." (SU, 1977).

Nous nous trouvons ici, une fois de plus, confrontés au piège d’une analyse et d’un programme individualistes, démocratiques-bourgeois, sous un déguisement marxiste. Le SU est pour la "liberté politique illimitée" de tous les partis. Au lieu de le dire clairement, et ainsi son argumentation serait-elle digne de Lincoln ou Bernstein, il se cache derrière des "délégués élus". Ce ne sont pas les soviets, la classe ouvrière en tant que classe qui décident, mais des individus, les délégués, tout à fait indépendamment de ce que la classe et le soviet décident démocratiquement, à leur majorité. Cela signifie, si nous l’appliquons actuellement à l’Iran, que dans les soviets, le parti du Shah serait entièrement légal, puisqu’il existe pas de pays où il n’y ait pas au minimum un délégué élu, partisan de la contre-révolution. Il y eut en Russie des organisations syndicales de masse qui décidèrent démocratiquement de lutter aux côtés des armées blanches, contre l’Armée Rouge.
Le soviet est un front unique de masse pour l’action révolutionnaire, et seuls les partis politiques en accord avec ce front unique peuvent en faire partie. Il peut y avoir des ouvriers et des délégués avec des positions confuses, qui continuent à soutenir des partis contre-révolutionnaires. Mais en tant que partis, seuls ceux qui sont en accord avec le front unique révolutionnaire qu’est le soviet peuvent y être présents. Il se passe exactement la même chose dans les syndicats : il ne peut y être présent que les partis et adhérents qui reconnaissent la nécessité de se défendre de l’exploitation capitaliste sur le terrain économique. En général et historiquement, le trotskysme se prononce pour le pluripartisme soviétique, mais seulement s’il est compris comme le droit, de la part du soviet, de décider quels partis il lui faut reconnaître.

C’est le contraire de ce qu’affirme la résolution du SU. Le pluripartisme soviétique n’est pas une norme absolue, mais relative. C’est pourquoi, dialectiquement, le pluripartisme soviétique peut se transformer, dans certaines circonstances, en son contraire, le parti unique soviétique.

Comme ce sont les soviets révolutionnaires qui décident à chaque instant quels sont les partis légaux, cela peut mener dans certaines circonstances au fait qu’un seul parti ou seulement deux ou trois, le soient. Et pour en décider, il faut prendre en compte l’appréciation concrète permettant de savoir quels partis sont révolutionnaires et lesquels sont contre-révolutionnaires. Par principe, nous ne sommes pas obligés de légaliser les partis contre-révolutionnaires mais bien les partis révolutionnaires. C’est là le véritable concept trotskyste. Lénine signalait clairement, à un moment de la Révolution Russe, que "lorsqu’on nous reproche la dictature d’un seul parti et qu’on propose, comme vous l’avez entendu, un front unique socialiste, nous disons : Dictature d’un seul parti, oui ! Telle est notre position et nous ne pouvons quitter ce terrain..." (Lénine, 1919 ).

C’est là un exemple de plus du fait qu’il n’y a pas, pour les trotskystes, de normes figées. Nous sommes tout à fait opposés à la norme stalinienne qui soutient que toujours, sous la dictature du prolétariat, c’est seulement le parti qui exerce la dictature qui est légal ; mais nous sommes aussi opposés au principe eurotrotskyste selon lequel toujours, sans exception, il doit y avoir pluripartisme.

Nous disons que tout dépend du processus de la lutte de classes et des besoins de la dictature révolutionnaire, du type de rapports qui s’établissent entre les partis dans les premières années de la révolution. Nous ne pouvons pas dire quelles seront les normes qui, dans cette première étape, réglementeront les rapports entre les partis opportunistes bureaucratiques et les partis révolutionnaires du mouvement ouvrier, parce que cela dépendra de rapports qui s’imposeront par la force, et non pas par des mécanismes constitutionnels, entre les deux principaux secteurs du mouvement ouvrier et leurs superstructures politiques. S’il y a mobilisation permanente des travailleurs, les partis révolutionnaires seront prédominants, et il y aura même de nouveaux partis révolutionnaires qui apparaîtront. S’il y a passivité et calme, ce seront les secteurs bureaucratiques, l’aristocratie ouvrière. Et de cette loi générale découleront les différents types de rapports possibles entre la dictature du prolétariat et les partis ouvriers. C’est pourquoi nous insistons sur le fait que ce qui est fondamental n’est pas parti unique ou pluripartisme. Aucune norme ne peut se substituer au processus vivant de la mobilisation permanente et au rôle que joue dans son cadre le parti révolutionnaire, les deux facteurs absents en permanence des thèses du SU. Dire les choses dans les termes où le fait la résolution est mettre la charrue avant les boeufs. Que le soviet soit ou non pluripartiste dépendra en dernière instance du degré de mobilisation des travailleurs et de l’existence ou non d’un parti révolutionnaire à même de donner un caractère permanent à cette mobilisation ; mais ce ne peut jamais être l’inverse.

Si la situation n’est pas critique, et la force de la contre-révolution peu importante, si les partis aristocratiques et bureaucratiques acceptent à contre-coeur le cours révolutionnaire du prolétariat, il est possible qu’ils soient tout à fait légaux ou jouissent d’une certaine marge de légalité. Mais, si ce n’est pas le cas, si la contre-révolution est encore très puissante, il est possible qu’il soit nécessaire de les illégaliser, d’une manière relative ou totale. La même chose peut survenir pour des partis opportunistes qui parviendraient à dominer le pouvoir ouvrier et, se sentant sûrs d’eux, dans une situation de stabilité relative, accorderaient une certaine légalité au parti révolutionnaire. Nous ne perdons pas de vue cette possibilité, dans une étape déterminée du processus révolutionnaire, bien que nous pensions que la tendance certaine de la bureaucratie - que ce soit dans un syndicat, dans un parti ou dans un état ouvrier - soit la domination bureaucratique totale, et par conséquent le parti unique.

Tout changera au fur et à mesure du développement de la révolution socialiste mondiale. Il est possible que l’affaiblissement des partis opportunistes provoque l’apparition de grandes fractions ou partis révolutionnaires qui seront inconditionnellement en faveur de la révolution mais refléteront différents secteurs politiques du mouvement ouvrier. Evidemment, ces partis devraient être complètement légaux. »

Léon Trotsky, « La Commune de Paris et la Russie des soviets » :

"Le court épisode de la première révolution faite par le prolétariat pour le prolétariat s’est terminé par le triomphe de ses ennemis. Cet épisode (du 18 mars au 28 mai) a duré 72 jours". (P.L. Lavrov, La Commune de Paris. du 18 mars 1871. Petrograd, 1919, p. 160).
L’impréparation des partis socialistes de la Commune

La Commune de Paris de 1871 a été la première tentative historique - faible encore - de domination de la classe ouvrière. Nous chérissons le souvenir de la Commune en dépit de son expérience par trop restreinte, du manque de préparation de ses membres, du caractère confus de son programme, de l’absence d’unité parmi ses dirigeants, de l’indécision de ses projets, de l’irrémédiable confusion dans l’exécution, et de l’effroyable désastre qui en résulta fatalement. Nous saluons dans la Commune, selon une expression de Lavrov, "la première aurore, encore bien pâle, de la première République du prolétariat". Kautsky ne l’entend pas du tout ainsi. Consacrant la plus grande partie de son livre à établir une opposition grossièrement tendancieuse entre la Commune et le pouvoir soviétique, il voit les qualités prédominantes de la Commune là où nous voyons son malheur et ses torts.

Kautsky démontre avec application que la Commune de Paris ne fut pas préparée "artificiellement" mais qu’elle surgit à l’improviste, en prenant les révolutionnaires par surprise, contrairement à la révolution d’Octobre, qui fut minutieusement préparée par notre parti. C’est indiscutable. N’ayant pas le courage de formuler clairement ses idées profondément réactionnaires, Kautsky ne nous dit pas franchement si les révolutionnaires parisiens de 1871 méritent d’être approuvés pour n’avoir pas prévu l’insurrection prolétarienne et, partant, pour ne pas s’y être préparés, et si nous devons être blâmés pour avoir prévu l’inévitable et pour être allés consciemment à la rencontre des événements. Mais tout l’exposé de Kautsky est conçu de manière à provoquer dans l’esprit du lecteur précisément cette impression : un malheur s’est tout bonnement abattu sur les communards (le philistin bavarois Vollmar n’a-t-il pas, un jour, regretté que les communards ne soient pas allés se coucher plutôt que de prendre le pouvoir ?) et c’est pourquoi ils méritent toute notre indulgence ; les bolcheviks, eux, sont allés consciemment au devant du malheur (la conquête du pouvoir) et c’est pourquoi il ne leur sera pardonné ni dans ce monde, ni dans l’autre. Poser la question de la sorte peut paraître d’une incroyable absurdité. Il n’en est pas moins vrai que cela découle inévitablement de la position des "indépendants kautskystes" qui rentrent là tête dans leurs épaules pour ne rien voir, pour ne rien prévoir, et qui ne peuvent faire un pas en avant s’ils n’ont reçu au préalable une bonne bourrade dans le dos.

"Humilier Paris, écrit Kautsky, lui refuser l’autonomie, le destituer de son titre de capitale, le désarmer pour s’aventurer ensuite, en toute sécurité, dans un coup d’Etat monarchiste, telle était la tâche capitale de l’Assemblée Nationale et de Thiers qu’elle venait d’élire chef du pouvoir exécutif. De cette situation naquit le conflit qui devait mener à l’insurrection parisienne.

"On voit à quel point est différent le coup d’Etat accompli par le bolchevisme, qui puisa sa force dans les aspirations à la paix, qui avait derrière lui la masse paysanne ; qui, à l’Assemblée Nationale, n’avait pas de monarchistes contre lui, mais des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks.

"Les bolcheviks sont parvenus au pouvoir par une révolution bien préparée, qui leur mit d’un coup entre les mains toute la machine gouvernementale, dont ils tirent à l’heure actuelle le parti le plus énergique et le plus impitoyable pour soumettre leurs adversaires, y compris ceux qui appartiennent au prolétariat.

"En revanche, personne ne fut plus étonné de l’insurrection de la Commune que les révolutionnaires eux-mêmes, et pour beaucoup de ceux-ci ce conflit était au plus haut point indésirable" (p. 44).

Afin de se faire une idée bien nette du sens réel de ce qui est dit ici par Kautsky à propos des communards, nous apporterons l’intéressant témoignage suivant :

"Le 1er mars 1871, écrit Lavrov dans son livre instructif sur la Commune, c’est-à-dire six mois après la chute de l’Empire et quelques avant l’explosion de la Commune, les personnalités dirigeantes de l’Internationale à Paris n’avaient toujours pas de programme politique défini.

"Après le 18 mars, Paris était aux mains du prolétariat, mais ses leaders, déconcertés par leur puissance inattendue, ne prirent pas les mesures les plus élémentaires [1]"

"Vous n’êtes pas taillés pour votre rôle, votre seul souci est de vous dégager", déclara un membre du Comité central de la Garde Nationale. "Il y avait là beaucoup de vérité - écrit Lissagaray , participant et historien de la Commune - mais, au moment même de l’action, le manque d’organisation préalable et de préparation provient trop souvent du fait que les rôles incombent à des hommes qui ne sont pas de taille à les remplir [2]"

Il ressort déjà de ce qui précède (plus loin, ce sera plus évident encore) que si les socialistes parisiens n’ont pas entrepris de lutte directe pour le pouvoir, cela s’explique par leur inconsistance théorique et leur désarroi politique, et nullement par des considérations de tactique plus élevées.

Il est hors de doute que la fidélité du même Kautsky aux traditions de la Commune se traduira surtout par le profond étonnement avec lequel il accueillera la Révolution prolétarienne en Allemagne, où il ne voit qu’"un conflit au plus haut degré indésirable". Nous doutons cependant que les générations futures lui en fassent un mérite. L’essence même de son analogie historique n’est, devons-nous dire, qu’un mélange de confusion, de réticences et de truquages.

Les intentions que Thiers nourrissait à l’égard de Paris, Milioukov, soutenu ouvertement par Tchernov et Tseretelli, les nourrissait à l’égard de Petersbourg. De Kornilov à Potressov, tous répétaient jour après jour que Petersbourg s’était isolé du pays, qu’il n’avait plus rien de commun avec celui-ci, et que, dépravé jusqu’à la moelle, il voulait lui imposer sa volonté. Abattre et humilier Petersbourg, telle était la tâche première de Milioukov et de ses acolytes. Et cela se passait à l’époque où Petersbourg était le véritable foyer de la révolution qui n’avait pas encore réussi à s’affermir dans les autres parties du pays. Afin de lui faire donner une bonne leçon, Rodzianko, ex-président de la Douma, parlait ouvertement de livrer Petersbourg aux Allemands comme on avait déjà livré Riga. Rodzianko ne faisait qu’énoncer ce qui constituait la tâche de Milioukov, et que Kerensky appuyait de toute sa politique.

Milioukov voulait, à l’exemple de Thiers, désarmer le prolétariat. Mais ce qui était pire encore, c’est que par l’entremise de Kerensky, Tchernov et Tseretelli, le prolétariat de Petersbourg avait été désarmé en juillet 1917. Il s’était de nouveau partiellement réarmé lors de l’offensive de Kornilov sur Petersbourg en août, Et ce réarmement fut un élément sérieux pour la préparation de l’insurrection d’octobre-novembre. De sorte que ce sont précisément les points sur lesquels Kautsky oppose l’insurrection de mars des ouvriers parisiens à notre révolution d’octobre qui coïncident dans une très large mesure.

Mais en quoi diffèrent-elles ? Avant tout, en ce que Thiers a réalisé ses sinistres projets : Paris fut étranglé et des dizaines de milliers d’ouvriers massacrés. Milioukov, lui, s’est piteusement effondré : Petersbourg est resté la citadelle inexpugnable du prolétariat, et les leaders de la bourgeoisie russe sont allés en Ukraine solliciter l’occupation de la Russie par les armées du Kaiser. Cette différence est due en grande partie à notre faute, et nous sommes prêts à en porter la responsabilité. Il y a aussi une différence capitale, qui s’est faite plus d’une fois sentir dans le développement ultérieur des événements, dans le fait suivant : tandis que les communards partaient de préférence de considérations patriotiques, nous nous placions invariablement du point de vue de la révolution internationale. La défaite de la Commune a mené à l’effondrement de fait de la Première Internationale. La victoire du pouvoir soviétique a conduit à la fondation de la Troisième Internationale.

Mais Marx, à la veille même de l’insurrection, conseillait aux communards, non de se soulever, mais de créer une organisation ! On pourrait à la rigueur comprendre que Kautsky cite ce témoignage pour montrer que Marx avait sous-estimé l’acuité de la situation à Paris. Mais Kautsky s’efforce d’exploiter le conseil de Marx comme preuve du caractère blâmable de l’insurrection en général. Pareil à tous les mandarins de la social-démocratie allemande, Kautsky voit avant tout dans l’organisation une entrave à l’action révolutionnaire.

Même si on se limite à la question de l’organisation en tant que telle, il ne faut pas oublier que la révolution d’Octobre a été précédée par les neuf mois d’existence du gouvernement de Kérensky, pendant lesquels notre parti s’est occupé, non sans succès, non seulement d’agitation, mais aussi d’organisation. La révolution d’Octobre a eu lieu après que nous ayons conquis l’écrasante majorité dans les Soviets d’ouvriers et de soldats de Petersbourg, de Moscou et en général dans tous les centres industriels du pays, et transformé les Soviets en organisation dirigées par notre parti. Chez les communards il n’y eut rien de semblable. Enfin, nous avions derrière nous l’héroïque Commune de Paris, de l’effondrement de laquelle nous avions tiré cette déduction que les révolutionnaires doivent prévoir les événements et s’y préparer. Voilà encore un de nos torts
La Commune de Paris et le terrorisme

Kautsky ne fait sa vaste comparaison entre la Commune et la Russie soviétique que pour calomnier et humilier la dictature du prolétariat vivante et victorieuse au profit d’une tentative de dictature qui remonte à un passé déjà assez lointain.

Kautsky cite avec une extraordinaire satisfaction une déclaration du Comité Central de la garde nationale en date du 19 mars, au sujet de l’assassinat par les soldats de deux généraux : "Nous le disons avec indignation : la boue sanglante dont on essaie de flétrir notre honneur est une ignoble infamie. Jamais un arrêt d’exécution n’a été signé par nous ; jamais la garde nationale n’a pris part à l’exécution d’un crime [3] ".

Il va de soi que le Comité Central n’avait aucune raison de prendre sur lui la responsabilité d’un meurtre dans lequel il n’était pour rien. Mais le ton pathétique et sentimental de la déclaration caractérise très clairement la timidité politique de ces hommes devant l’opinion publique bourgeoise. Ce n’est pas étonnant. Les représentants de la garde nationale étaient pour la plupart des hommes au passé révolutionnaire fort modeste. "Il n’y a, écrit Lissagaray, pas un nom connu. Tous les élus sont des petits-bourgeois, boutiquiers, employés, étrangers aux coteries, jusque-là même à la politique pour la plupart".

"Le sentiment discret, quelque peu craintif, de sa terrible responsabilité historique, et le désir d’y échapper au plus tôt - écrit Lavrov à ce sujet - perce dans toutes les proclamations de ce Comité Central entre les mains duquel était tombé le destin de Paris".

Ayant cité, pour nous faire honte, cette déclaration sur l’effusion de sang, Kautsky critique ensuite, suivant en cela Marx et Engels, l’indécision de la Commune : "Si les Parisiens [c’est-à-dire les communards] s’étaient lancés pour de bon à la poursuite de Thiers, peut-être auraient-ils réussi à s’emparer du gouvernement. Les troupes qui se retiraient de Paris n’auraient pu leur opposer la moindre résistance [...]. Mais Thiers put battre en retraite sans encombre. On lui permit de se retirer avec son armée, de la réorganiser à Versailles, de lui insuffler un nouveau moral et de la renforcer" (p. 49).

Kautsky ne peut pas comprendre que ce sont les mêmes hommes, et pour les mêmes raisons, qui ont publié la déclaration citée du 19 mars et qui ont permis à Thiers de se retirer sans coup férir et de regrouper son armée. Si les communards avaient vaincu en exerçant une influence purement morale, leur déclaration aurait été d’un grand poids. Mais cela n’a pas été le cas. En fait, leur humanitarisme sentimental n’était que l’envers de leur passivité révolutionnaire. Des hommes à qui par la volonté du sort est échu le gouvernement de Paris, et qui ne comprennent pas la nécessité de s’en servir immédiatement et jusqu’au bout pour se lancer à la poursuite de Thiers, pour l’écraser complètement avant qu’il ait eu le temps de se reprendre, pour concentrer les troupes dans leurs mains, pour procéder à l’épuration indispensable du corps de commandement, pour s’emparer de la province - de tels hommes ne pouvaient évidemment pas être disposés à sévir rigoureusement contre les éléments contre-révolutionnaires. Les deux choses sont étroitement liées. On ne peut se lancer à la poursuite de Thiers sans arrêter ses agents à Paris et sans fusiller les conspirateurs et les espions. Si l’on considère l’assassinat des généraux contre-révolutionnaires comme un crime abominable, il est impossible de galvaniser les énergies pour poursuivre les troupes qui sont commandées par des généraux contre-révolutionnaires.

Dans la révolution, la plus grande humanité n’est autre que la plus grande énergie. "Ce sont précisément, écrit fort justement Lavrov, ceux qui attachent tant de prix à la vie humaine, au sang humain, qui doivent mettre tout en œuvre pour obtenir une victoire rapide et décisive et qui, ensuite, doivent agir au plus vite et énergiquement pour soumettre l’ennemi ; car ce n’est que par cette manière de procéder que l’on peut obtenir le minimum de pertes inévitables et le minimum de sang versé".

La déclaration du 19 mars peut cependant être appréciée plus correctement si on l’envisage non comme une profession de foi absolue, mais comme l’expression d’un état d’esprit passager au lendemain d’une victoire inattendue obtenue sans la moindre effusion de sang. Totalement étranger à la compréhension de la dynamique de la révolution et de la détermination interne de son état d’esprit qui évolue rapidement, Kautsky pense au moyen de formules mortes et déforme la perspective des événements par des analogies arbitraires. Il ne comprend pas que cette indécision généreuse en général naturelle aux masses dans la première époque de la révolution. Les ouvriers ne passent à l’offensive que sous l’empire d’une nécessité de fer, comme ils ne passent à la terreur rouge que sous la menace des massacres contre-révolutionnaires. Ce que Kautsky dépeint comme le résultat d’une morale particulièrement élevée du prolétariat parisien de 1871, ne fait en réalité que caractériser la première étape de la guerre civile. Des faits semblables ont été également observés chez nous.

A Petersbourg, nous avons conquis le pouvoir en octobre-novembre 1917 presque sans effusion de sang, et même sans arrestations. Les ministres du gouvernement de Kérensky ont été remis en liberté aussitôt après la révolution. Bien plus, le général cosaque Krasnov, qui avait attaqué Petersbourg de concert avec Kérensky après que le pouvoir fût passé au soviet, et qui avait été fait prisonnier à Gatchina, fut remis en liberté contre sa parole d’honneur dès le lendemain. Cette "magnanimité" était bien dans l’esprit des premiers jours de la Commune, mais elle n’en fut pas moins une erreur. Le général Krasnov, après avoir guerroyé contre nous pendant près d’un an dans le Sud, après avoir massacré plusieurs milliers de communistes, a récemment attaqué une nouvelle fois Petersbourg, cette fois dans les rangs de l’armée de Youdénitch. La révolution prolétarienne ne se fit plus dure qu’après le soulèvement des junkers à Petersbourg et surtout après la révolte (tramée par les cadets, les socialistes-révolutionnaires, les mencheviks) des tchécoslovaques dans la région de la Volga - où les communistes furent exterminés en masse - après l’attentat contre Lénine, l’assassinat d’Ouritsky, etc, etc.

Ces mêmes tendances, mais seulement dans leurs premières phases, nous les observons aussi dans l’histoire de la Commune.

Poussée par la logique de la lutte, celle-ci entra en matière de principe dans la voie de l’intimidation. La création du Comité de Salut public était dictée pour beaucoup de ses partisans par l’idée de la terreur rouge. Ce comité avait pour objet de "faire tomber les têtes des traîtres" et de "réprimer les trahisons" (séances du 30 avril et du 1er mai). Parmi les décrets d’"intimidation", il convient de signaler l’ordonnance (du 3 avril) sur la séquestration des biens de Thiers et de ses ministres, la démolition de sa maison, le renversement de la colonne Vendôme, et en particulier le décret sur les otages. Pour chaque prisonnier ou partisan de la Commune fusillé par les Versaillais, on devait fusiller trois otages. Les mesures prises par la Préfecture de police, dirigée par Raoul Rigault, étaient d’un caractère purement terroriste, quoiqu’elles ne fussent pas toujours adaptées au but poursuivi.

L’efficacité de toutes ces mesures d’intimidation fut paralysée par l’inconsistance et l’état d’esprit conciliateur des éléments dirigeants de la Commune, par leurs efforts pour faire accepter le fait accompli à la bourgeoisie au moyen de phrases pitoyables, par leurs oscillations entre la fiction de la démocratie et la réalité de la dictature. Cette dernière idée est admirablement formulée par Lavrov dans son livre sur la Commune :

"Le Paris des riches bourgeois et des prolétaires miséreux, en tant que communauté politique des différentes classes, exigeait au nom des principes libéraux une complète liberté de parole, de réunion, de critique du gouvernement, etc. Le Paris qui venait d’accomplir la révolution dans l’intérêt du prolétariat, et qui s’était donné pour but de la réaliser dans les institutions, réclamait, en tant que communauté du prolétariat ouvrier émancipé, des mesures révolutionnaires, c’est-à-dire dictatoriales, vis-à-vis des ennemis du nouveau régime".

Si la Commune de Paris n’était pas tombée, si elle avait pu se maintenir dans une lutte ininterrompue, il ne peut y avoir de doute qu’elle aurait été obligée de recourir à des mesures de plus en plus rigoureuses pour écraser la contre-révolution. Il est vrai que Kautsky n’aurait pas eu alors la possibilité d’opposer les communards humanitaires aux bolcheviks inhumains. En revanche, Thiers n’aurait pu commettre sa monstrueuse saignée du prolétariat de Paris. L’histoire y aurait peut-être trouvé son compte.
Le Comité Central arbitraire et la Commune "démocratique"

"Le 19 mars, rapporte Kautsky, au Comité Central de la garde nationale, les uns exigèrent qu’on marche sur Versailles, les autres qu’on en appelle aux électeurs, les troisièmes qu’on recoure avant tout aux mesures révolutionnaires, comme si chacun de ces pas - nous apprend notre auteur avec une grande profondeur d’esprit - n’était pas également nécessaire et comme si l’un eût exclu l’autre" (p. 54).

Dans les lignes qui suivent, Kautsky, au sujet de ces désaccords au sein de la Commune, nous offrira des banalités réchauffées sur les rapports réciproques entre les réformes et la révolution. En réalité, la question se posait ainsi : si l’on voulait prendre l’offensive et marcher sur Versailles sans perdre un instant, il était nécessaire de réorganiser sur le champ la Garde Nationale, de mettre à sa tête les éléments les plus combatifs du prolétariat parisien, ce qui eût entraîné un affaiblissement temporaire de Paris du point de vue révolutionnaire. Mais organiser les élections à Paris tout en faisant sortir de ses murs l’élite de la classe ouvrière aurait été une absurdité du point de vue du parti révolutionnaire. En théorie, la marche sur Versailles et les élections à la Commune ne se contredisaient nullement ; mais dans la pratique, elles s’excluaient : pour le succès des élections, il fallait remettre la marche sur Versailles ; pour le succès de la marche, il fallait remettre les élections. Enfin, si l’on mettait le prolétariat en campagne en affaiblissant temporairement Paris, il devenait indispensable de s’assurer contre toute possibilité de tentatives contre-révolutionnaires dans la capitale, car Thiers ne se fût arrêté devant rien pour allumer derrière les communards l’incendie de la réaction. Il fallait établir dans la capitale un régime plus militaire, c’est-à-dire plus rigoureux. "Il fallait lutter, écrit Lavrov, contre une multitude d’ennemis intérieurs qui foisonnaient dans Paris et qui, hier encore, se révoltaient aux abords de la Bourse et de la Place Vendôme, qui avaient leurs représentants dans l’administration et dans la Garde Nationale, qui avaient leur presse, leurs réunions, qui entretenaient des rapports presque au grand jour avec les Versaillais, et qui se faisaient toujours plus résolus et audacieux, à chaque imprudence, à chaque insuccès de la Commune". Il fallait en même temps prendre des mesures révolutionnaires d’ordre financier et économique en général, avant tout pour satisfaire aux besoins de l’armée révolutionnaire. Toutes ces mesures les plus indispensables de la dictature révolutionnaire auraient difficilement été conciliables avec une large campagne électorale. Mais Kautsky n’a pas la moindre compréhension de ce qu’est une révolution en fait. Il pense que concilier théoriquement signifie réaliser pratiquement.

Le Comité Central avait fixé les élections à la Commune au 22 mars ; mais manquant de confiance en soi, effrayé de sa propre illégalité, s’efforçant d’agir en accord avec une institution plus "légale", il ouvrit des pourparlers ridicules et interminables avec l’assemblée, tout à fait impuissante, des maires et des députés de Paris, prêt à partager le pouvoir avec elle ne fût-ce que pour arriver à un accord. On perdit ainsi un temps précieux.

Marx, sur lequel Kautsky, selon une vieille habitude, tente de s’appuyer, n’a nullement proposé d’élire la Commune et de lancer simultanément les ouvriers dans une campagne militaire. Dans sa lettre à Kugelmann du 12 avril 1871, Marx écrivait que le Comité Central de la Garde Nationale avait bien trop tôt fait abandon de ses pouvoirs pour laisser le champ libre à la Commune. Kautsky, selon ses propres paroles, "ne comprend pas" cette opinion de Marx. La chose est bien simple. Marx comprenait en tout cas que la tâche ne consistait pas à courir après la légalité, mais à porter un coup mortel à l’ennemi. "Si le Comité Central avait été composé de vrais révolutionnaires, écrit fort justement Lavrov, il aurait dû agir bien différemment. Il aurait été impardonnable de sa part d’accorder dix jours à ses ennemis avant l’élection et la convocation de la Commune, pour qu’ils puissent se rétablir au moment où les dirigeants du prolétariat abandonnaient leur devoir et ne se reconnaissaient pas le droit de diriger immédiatement le prolétariat. L’impréparation totale des partis populaires produisait maintenant un Comité qui considérait ces dix jours d’inaction comme obligatoires".

Les aspirations du Comité Central cherchant comment remettre au plus vite le pouvoir à un gouvernement "légal" étaient moins dictées par les superstitions d’une démocratie formelle qui, du reste, ne faisaient pas défaut, que par la peur des responsabilités. Sous prétexte qu’il n’était qu’une institution provisoire, le Comité Central, bien que tout l’appareil matériel du pouvoir fût concentré entre ses mains, refusa de prendre les mesures les plus nécessaires et les plus urgentes. Or, la Commune ne reprit pas la totalité du pouvoir politique Central, qui continua, sans beaucoup se gêner, à s’immiscer dans toutes les affaires. Il en résulta une dualité de pouvoir extrêmement dangereuse, notamment dans le domaine militaire.

Le 3 mai, le Comité Central envoya à la Commune une délégation qui exigea qu’on lui remette la conduite de l’administration de la guerre. De nouveau, rapporte Lissagaray, on discuta pour savoir s’il fallait faire arrêter le Comité Central ou bien lui donner la direction des opérations de guerre.

D’une façon générale, il s’agissait ici, non des principes de la démocratie, mais de l’absence chez les deux parties d’un clair programme d’action ainsi que de la tendance, tant de la part de l’organisation révolutionnaire "arbitraire" personnifiée par le Comité Central, que de l’organisation "démocratique" de la Commune, à se décharger l’une sur l’autre des responsabilités sans pour autant renoncer entièrement au pouvoir. On ne peut pas dire que de tels rapports politiques soient dignes d’être imités.

"Mais le Comité Central - ainsi se console Kautsky - n’a jamais tenté de porter atteinte au principe en vertu duquel le pouvoir supérieur doit appartenir aux élus du suffrage universel. Sur ce point, la Commune de Paris était l’opposé direct de la République soviétique" (p. 55). Il n’y avait pas d’unité de volonté gouvernementale, il n’y avait pas de fermeté révolutionnaire, il y avait dualité de pouvoir, et le résultat en fût un écroulement rapide et épouvantable. En revanche - n’est-ce pas réconfortant ? - aucune atteinte ne fut portée au "principe" de la démocratie.
La Commune démocratique et la dictature révolutionnaire

Le camarade Lénine a déjà démontré à Kautsky que tenter de dépeindre la Commune comme une démocratie formelle n’est que charlatanisme théorique. La Commune, tant par les traditions que par les intentions de son parti dirigeant - les blanquistes - était l’expression de la dictature de la ville révolutionnaire sur le pays. Il en fut ainsi dans la Grande Révolution française ; il en eût été de même dans la Révolution de 1871 si la Commune n’était pas tombée dès le début. Le fait que dans Paris même le pouvoir ait été élu sur la base du suffrage universel, n’exclut pas l’autre fait, bien plus important : l’action militaire de la Commune, d’une ville, contre la France paysanne, c’est-à-dire contre toute la nation. Pour donner satisfaction au grand démocrate Kautsky, les révolutionnaires de la Commune auraient dû préalablement consulter, par la voie du suffrage universel, toute la population de la France, pour savoir si elle les autorisait à faire la guerre aux bandes de Thiers.

Enfin, dans Paris même, les élections s’effectuèrent après la fuite de la bourgeoisie soutenant Thiers, ou du moins de ses éléments les plus actifs, et après l’évacuation des troupes de Thiers. La bourgeoisie qui restait à Paris, malgré toute son impudence, n’en redoutait pas moins les bataillons révolutionnaires, et c’est sous le signe de cette crainte, qui faisait pressentir l’inévitable terreur rouge de l’avenir, que se déroulèrent les élections. Se consoler en pensant que le Comité Central de la Garde Nationale, sous la dictature - molle et inconsistante, hélas - duquel s’effectuaient les élections à la Commune n’a pas attenté au principe du suffrage universel, c’est, en réalité, donner des coups d’épée dans l’eau.

Multipliant les comparaisons stériles, Kautsky profite de ce que ses lecteurs ignorent les faits. A Petersbourg, en novembre 1917, nous avons aussi élu une Commune (la Douma municipale) sur la base du suffrage le plus "démocratique", sans restrictions pour la bourgeoisie. Ces élections, par suite du boycottage des partis bourgeois, nous donnèrent une écrasante majorité [4]. La Douma "démocratiquement" élue se soumit volontairement au Soviet de Petersbourg, c’est-à-dire qu’elle mit le fait de la dictature du prolétariat au-dessus du "principe" du suffrage universel ; et quelque temps après, elle se dissolvait de sa propre initiative en faveur d’une des sections du Soviet pétersbourgeois. De la sorte, le Soviet de Petersbourg, - ce vrai père du pouvoir soviétique - a sur lui la grâce divine d’une consécration démocratique formelle qui ne le cède en rien à celle de la Commune de Paris.

"Lors des élections du 26 mars, écrit Kautsky, 90 membres avaient été élus à la Commune. Parmi eux se trouvaient 15 membres du parti gouvernemental (Thiers) et 6 radicaux bourgeois qui, tout en étant les adversaires du gouvernement, n’en condamnaient pas moins l’insurrection (des ouvriers parisiens).

"La République soviétique, nous enseigne notre auteur, n’aurait jamais toléré que de pareils éléments contre-révolutionnaires puissent se présenter ne serait-ce que comme candidats, et encore moins se faire élire. La Commune, par respect de la démocratie, ne mit pas le moindre obstacle à l’élection de ses adversaires bourgeois" (p. 55-56).

Nous avons déjà vu plus haut qu’ici Kautsky passe complètement à côté de la question. En premier lieu, dans la phase analogue du développement de la Révolution russe, on a procédé à des élections pendant lesquelles le pouvoir soviétique laissa toute latitude aux partis bourgeois. Si les cadets, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, qui avaient leur presse qui appelait ouvertement au renversement du pouvoir soviétique, ont boycotté les élections, c’est uniquement parce qu’ils espéraient à cette époque en finir rapidement avec nous par la force des armes. En second lieu, il n’y eut pas dans la Commune de Paris de démocratie exprimant toutes les classes. Pour les députés bourgeois - conservateurs, libéraux, gambettistes - il ne s’y trouva pas de place.

"Presque tous ces personnages, écrit Lavrov, sortirent soit sur le champ, soit très vite, du conseil de la Commune. Ils auraient pu être les représentants de Paris en tant que ville libre sous l’administration de la bourgeoisie, mais ils étaient complètement déplacés dans le conseil de la Commune qui, bon gré, mal gré, consciemment ou inconsciemment, complètement ou incomplètement, représentait tout de même la révolution du prolétariat et la tentative, aussi faible qu’elle fût, de créer les formes de société correspondant à cette révolution". Si la bourgeoisie pétersbourgeoise n’avait pas boycotté les élections communales, ses représentants seraient entrés à la Douma de Petersbourg. Ils y seraient restés jusqu’au premier soulèvement des socialistes-révolutionnaires et des cadets, après quoi - avec ou sans la permission de Kautsky - ils auraient probablement été arrêtés s’ils n’avaient pas quitté la Douma à temps, comme l’avaient fait à un certain moment les membres bourgeois de la Commune de Paris. Le cours des événements serait resté le même, à ceci près qu’à la surface quelques épisodes se seraient déroulés différemment.

Glorifiant la démocratie de la Commune et l’accusant en même temps d’avoir manqué de hardiesse à l’égard de Versailles, Kautsky ne comprend pas que les élections communales, qui se firent avec la participation à double sens des maires et des députés "légaux", reflétaient l’espoir d’un accord pacifique avec Versailles. C’est tout le fond de la question. Les dirigeants voulaient l’entente et non la lutte. Les masses n’avaient pas encore épuisé leurs illusions. Les autorités révolutionnaires factices n’avaient pas encore eu le temps de révéler leur véritable nature. Et le tout s’appelait "démocratie".

"Nous devons dominer nos ennemis par la force morale...", prêchait Vermorel. "Il ne faut pas toucher à la liberté et à la vie de l’individu...". S’efforçant de conjurer la "guerre intestine", Vermorel conviait la bourgeoisie libérale, qu’il stigmatisait jadis si impitoyablement, à former un "pouvoir régulier, reconnu et respecté par toute la population parisienne". Le Journal officiel, publié sous la direction de l’internationaliste Longuet, écrivait : "Le déplorable malentendu qui, aux journées de juin [1848], arma l’une contre l’autre deux classes [...] ne pouvait se renouveler. Cette fois l’antagonisme n’existait pas de classe à classe" (30 mars). Et plus loin : "Toute dissidence aujourd’hui, s’effacera, parce que tous se sentent solidaires, parce que jamais il n’y a eu moins de haine, moins d’antagonisme social" (3 avril). A la séance de la Commune du 25 avril, ce ne fut pas sans raison que Jourde se vanta que la Commune n’ait "jamais porté atteinte à la propriété". C’est ainsi qu’il s’imaginaient conquérir l’opinion des milieux bourgeois et trouver la voie d’un accord.

"Ce genre de sermon, écrit fort justement Lavrov, ne désarma nullement les ennemis du prolétariat, qui comprenaient parfaitement ce dont le triomphe de celui-ci les menaçait : par contre, il enleva au prolétariat toute énergie combative et l’aveugla comme à dessein en présence d’ennemis irréductibles". Mais ces prêches émollients étaient indissolublement liés à la fiction de la démocratie. Cette fiction de légalité faisait croire que la question pouvait se résoudre sans lutte : "En ce qui concerne les masses de la population - écrit un membre de la Commune, Arthur Arnould - elles croyaient, non sans quelque raison, à l’existence au moins d’une entente tacite avec le gouvernement". Impuissants à attirer la bourgeoisie, les conciliateurs, comme toujours, induisaient le prolétariat en erreur.

Que dans les conditions de l’inévitable guerre civile qui commençait déjà, le parlementarisme n’exprimât plus que l’impuissance conciliatrice des groupes dirigeants, c’est ce dont témoigne de la façon la plus évidente la procédure insensée des élections complémentaires à la Commune (16 avril). A ce moment, écrit Arthur Arnould, "on n’avait plus que faire du vote. La situation était devenue tragique au point qu’on n’avait plus ni le loisir, ni le sang-froid nécessaires pour que les élections générales puissent faire leur œuvre. Tous les hommes fidèles à la Commune étaient sur les fortifications, dans les forts, dans les postes avancés. Le peuple n’attachait aucune importance à ces élections complémentaires. Ce n’était au fond que du parlementarisme. L’heure n’était plus à compter les électeurs mais à avoir des soldats ; non à rechercher si nous avions grandi ou baissé dans l’opinion de Paris, mais à défendre Paris contre les Versaillais". Ces paroles auraient pu faire comprendre à Kautsky pourquoi il n’est pas si facile de combiner dans la réalité la guerre de classe avec une démocratie groupant toutes les classes.

"La Commune n’est pas une Assemblée Constituante", écrivait dans sa publication Millière, une des meilleures têtes de la Commune, "elle est un conseil de guerre. Elle ne doit avoir qu’un but : la victoire ; qu’une arme : la force ; qu’une loi : celle du salut public".

"Ils n’ont jamais pu comprendre", s’écrie Lissagaray en accusant les dirigeants, "que la Commune était une barricade", et non une administration. Ils ne commencèrent à le comprendre qu’à la fin, lorsqu’il était déjà trop tard. Kautsky ne l’a pas encore compris. Et rien ne laisse prévoir qu’il le comprenne un jour.

La Commune a été la négation vivante de la démocratie formelle, car, dans son développement, elle a signifié la dictature du Paris ouvrier sur la nation paysanne. Ce fait domine tous tes autres. Quels que fussent les efforts des routiniers politiques au sein de la Commune même pour se cramponner à l’apparence de la légalité démocratique, chaque action de la Commune, insuffisante pour la victoire, était suffisante pour convaincre de sa nature illégale.

La Commune, c’est-à-dire la municipalité parisienne, abrogea la conscription nationale. Elle intitula son organe officiel : Journal officiel de la République française. Bien que timidement, elle toucha à la Banque de France. Elle proclama la séparation de l’Eglise et de l’Etat et supprima le budget des cultes. Elle entra en relations avec les ambassades étrangères, etc, etc... Tout cela, elle le fit au nom de la dictature révolutionnaire. Mais le démocrate Clémenceau, encore vert à l’époque, ne voulait pas reconnaître ce droit.

A la réunion avec le Comité Central, Clémenceau déclara : "L’insurrection s’est opérée sur un motif illégitime [...]. Bientôt le Comité deviendra ridicule et ses décrets seront méprisés... D’ailleurs, Paris n’a aucun droit de s’insurger contre la France il doit reconnaître absolument l’autorité de l’Assemblée".

La tâche de la Commune était de dissoudre l’Assemblée Nationale. Elle n’y a malheureusement pas réussi. Et maintenant, Kautsky recherche des circonstances atténuantes à ses criminels desseins.

Il fait remarquer que les communards avaient pour adversaires à l’Assemblée Nationale des monarchistes, tandis qu’à l’Assemblée Constituante nous avions contre nous... des socialistes en la personne des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. Voilà bien une totale éclipse d’esprit ! Kautsky parle des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, mais il oublie l’unique ennemi sérieux : les cadets. Ils constituaient précisément notre parti "versaillais" russe, c’est-à-dire le bloc des propriétaires au nom de la propriété, et le professeur Milioukov essayait de toutes ses forces d’imiter le "petit grand homme" Thiers. De très bonne heure - bien avant la révolution d’Octobre - Milioukov - s’était mis à la recherche d’un Galliffet, qu’il avait tour à tour cru trouver en la personne des généraux Kornilov, Alexéiev, Kalédine, Krasnov ; et après que Koltchak eut relégué à l’arrière-plan les partis politiques et dissous l’Assemblée Constituante, le parti cadet, l’unique parti bourgeois sérieux, de nature essentiellement monarchiste, non seulement ne lui refusa pas son appui, mais l’entoura d’une sympathie encore plus grande.

Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires ne jouèrent chez nous aucun rôle indépendant, comme il en est d’ailleurs du parti de Kautsky pendant les événements révolutionnaires d’Allemagne. Ils avaient édifié toute leur politique sur la coalition avec les cadets, leur assurant ainsi une situation prépondérante qui ne correspondait guère au rapport des forces politiques. Les partis socialiste-révolutionnaire et menchevik n’étaient qu’un appareil de transmission destiné à gagner dans les meetings et aux élections la confiance politiques des masses réveillées par la révolution pour en faire bénéficier le parti impérialiste contre-révolutionnaire cadet - cela indépendamment de l’issue des élections. La dépendance de la majorité menchevik et socialiste-révolutionnaire à l’égard de la minorité cadette n’était en elle-même qu’une raillerie à peine voilée de l’idée de "démocratie". Mais ce n’est pas tout. Dans les parties du pays où le régime de "démocratie" subsistait assez longtemps, il se terminait inévitablement par un coup d’Etat contre-révolutionnaire ouvert. Il en fut ainsi en Ukraine où la Rada démocratique, qui avait vendu le pouvoir soviétique à l’impérialisme allemand, se vit elle-même rejetée par le monarchiste Skoropadsky. Il en fut ainsi au Kouban, où la Rada démocratique se retrouva sous la botte de Denikine. Il en fut ainsi - et c’est l’expérience la plus importante de notre "démocratie" - en Sibérie, où l’Assemblée Constituante, formellement dominée, en l’absence des bolcheviks, par les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, et dirigée en fait par les cadets, conduisit à la dictature de l’amiral tsariste Koltchak. Il en fut ainsi, enfin, dans le Nord, où les membres de la Constituante, personnifiés par le gouvernement du socialiste-révolutionnaire Tchaikovsky, se transformèrent en décoration de pacotille au profit des généraux contre-révolutionnaires russes et anglais. Dans tous les petits gouvernements limitrophes, les choses se sont passées ou se passent ainsi : en Finlande, en Estonie, en Lettonie, en Lituanie, en Pologne, en Géorgie, en Arménie, où, sous le pavillon formel de la démocratie, se renforce la domination des propriétaires fonciers, des capitalistes et du militarisme étranger.
L’ouvrier parisien de 1871 - Le prolétaire pétersbourgeois de 1917

Une des comparaisons les plus grossières, les plus injustifiées et les plus honteuses politiquement que fait Kautsky entre la Commune et la Russie soviétique, concerne le caractère de l’ouvrier parisien de 1871 et du prolétaire russe de 1917-1919. Kautsky nous dépeint le premier comme un révolutionnaire enthousiaste capable de la plus haute abnégation, le second comme un égoïste, un profiteur, un anarchiste spontané.

L’ouvrier parisien a derrière lui un passé trop bien défini pour avoir besoin de recommandations révolutionnaires ou pour devoir se défendre des louanges du Kautsky actuel. Néanmoins, le prolétariat de Petersbourg n’a pas et ne peut avoir de motifs de renoncer à se comparer à son héroïque frère aîné. Les trois années de lutte ininterrompue des ouvriers pétersbourgeois, d’abord pour la conquête du pouvoir, ensuite pour son maintien et son affermissement au milieu des souffrances sans précèdent de la faim, du froid, des dangers continuels, constituent une chronique exceptionnelle de l’héroïsme et de l’abnégation collectifs. Kautsky, comme nous le montrons par ailleurs, prend, pour les comparer à lu fine fleur des communards, les éléments les plus obscurs du prolétariat russe. Il ne se distingue en rien sur ce point des sycophantes bourgeois, pour lesquels les communards morts sont toujours infiniment plus attrayants que les vivants.

Le prolétariat pétersbourgeois a pris le pouvoir quarante-cinq ans après le prolétariat parisien. Cet intervalle nous a dotés d’une immense supériorité. Le caractère petit-bourgeois et artisan du vieux et en partie du nouveau Paris est totalement étranger à Petersbourg, centre de l’industrie la plus concentrée du monde. Cette dernière circonstance nous a considérablement facilité nos tâches d’agitation et d’organisation, ainsi que l’instauration du système soviétique.

Notre prolétariat est loin de posséder les riches traditions du prolétariat français. Mais en revanche, au début de la révolution présente, la grande expérience des insuccès de 1905 était encore vivante dans la mémoire de la génération aînée de nos ouvriers, qui n’oubliait pas le devoir de vengeance qui lui avait été légué.

Les ouvriers russes ne sont pas passés, comme les ouvriers français, par la longue école de la démocratie et du parlementarisme, école qui, à certaines époques, fut un facteur important de culture politique du prolétariat. Mais d’autre part, l’amertume des déceptions et le poison du scepticisme qui lient - jusqu’à une heure que nous espérons proche - la volonté révolutionnaire du prolétariat français, n’avaient pas eu le temps de se déposer dans l’âme de la classe ouvrière russe.

La Commune de Paris a subi un désastre militaire avant d’avoir vu se dresser devant elle, de toute leur hauteur, les questions économiques. En dépit des magnifiques qualités guerrières des ouvriers parisiens, le destin militaire de la Commune fut de bonne heure désespéré : l’indécision et l’esprit de conciliation au sommet avaient engendré la désagrégation à la base.

La solde de garde national était payée à 162.000 simples soldats et à 6.500 officiers, mais le nombre de ceux qui allaient réellement au combat, surtout après la sortie infructueuse du 3 avril, variait entre vingt et trente mille.

Ces faits ne compromettent nullement les ouvriers parisiens et ne donnent à personne le droit de les traiter de lâches ou de déserteurs - bien que les cas de désertion n’aient certainement pas été rares. La combativité d’une armée requiert avant tout l’existence d’un appareil de direction précis et centralisé. Les communards n’en avaient pas même idée.

Le département de la guerre de la Commune était, selon l’expression d’un auteur, comme dans une chambre sombre où tout le monde se bousculait. Le bureau du ministère était rempli d’officiers, de gardes qui exigeaient des fournitures militaires, des approvisionnements, ou qui se plaignaient qu’on ne les relevât pas. On les renvoyait au commandement...

"Tels bataillons, écrit Lissagaray, restaient vingt, trente jours aux tranchées, dénués du nécessaire, tels demeuraient continuellement en réserve [...]. Cette incurie tua vite la discipline. Les hommes braves ne voulurent relever que d’eux seuls, les autres esquivèrent le service. Les officiers firent de même, ceux-ci quittant leur poste pour aller au feu du voisin, ceux-là abandonnant".

Pareil régime ne pouvait rester impuni : la Commune fut noyée dans le sang. Mais à ce sujet, on trouve chez Kautsky une consolation inimitable : "La conduite de la guerre, dit-il en hochant la tête, n’est pas en général le côté fort du prolétariat" (p. 76).

Cet aphorisme digne de Pangloss est à la hauteur d’une autre sentence de Kautsky, à savoir que l’Internationale n’est pas une arme utile en temps de guerre, étant par nature "un instrument de paix".

Le Kautsky actuel se résume, au fond, tout entier dans ces deux aphorismes ; et sa valeur est à peine supérieure au zéro absolu. La conduite de la guerre, voyez-vous, n’est pas en général le côté fort du prolétariat, d’autant que l’Internationale n’a pas été créée pour une période de guerre. Le navire de Kautsky a été construit pour naviguer sur les étangs et les baies calmes, pas du tout pour la pleine mer et une époque agitée. S’il commence à faire eau et coule maintenant à fond, la faute en revient à la tempête, à la masse d’eau excédentaire, à l’immensité des vagues et à toute une série d’autres circonstances imprévues auxquelles Kautsky ne destinait pas son magnifique instrument.

Le prolétariat international s’est donné pour tâche de conquérir le pouvoir. Que la guerre civile "en général" soit ou non un des attributs indispensables de la révolution "en général", il n’en reste pas moins incontestable que le mouvement en avant du prolétariat en Russie, en Allemagne et dans certaines parties de l’ancienne Autriche-Hongrie, a revêtu la forme d’une guerre civile intense, et ce non seulement sur les fronts intérieurs, mais sur les fronts extérieurs. Si la conduite de la guerre n’est pas le côté fort du prolétariat, et si l’Internationale ouvrière n’est bonne que pour les époques pacifiques, il faut faire une croix sur la révolution et sur le socialisme, car la conduite de la guerre est un côté suffisamment fort du gouvernement capitaliste, qui ne permettra pas aux ouvriers d’arriver au pouvoir sans guerre. Il ne reste plus qu’à considérer ce qu’on appelle démocratie "socialiste" comme un parasite de la société capitaliste et du parlementarisme bourgeois, c’est-à-dire à sanctionner ouvertement ce que font en politique les Ebert, les Scheidemann, les Renaudel, et ce contre quoi Kautsky, semble-t-il, s’élève encore.

La conduite de la guerre n’était pas le côté fort de la Commune. C’est la raison pour laquelle elle a été écrasée - et avec quelle sauvagerie !

"Il faut remonter, écrivait en son temps le libéral assez modéré Fiaux, aux proscriptions de Sylla, d’Antoine et d’Octave pour trouver pareils assassinats dans l’histoire des nation civilisées ; les guerres religieuses sous les derniers Valois, la nuit de la Saint-Barthélémy, l’époque de la Terreur ne sont en comparaison que des jeux d’enfants. Dans la seule dernière semaine de mai, on a relevé à Paris 17.000 cadavres de fédérés insurgés... On tuait encore vers le 15 juin".

"La conduite de la guerre n’est pas en général le côté fort du prolétariat" ?

C’est faux ! Les ouvriers russes ont montré qu’ils sont capables de se rendre maîtres aussi de la "machine de guerre". Nous voyons ici un gigantesque pas en avant par rapport à la Commune. Nous portons coup sur coup à ses bourreaux. La Commune, nous la vengeons, et nous prenons sa revanche.

Des 168.500 gardes nationaux qui recevaient leur solde, 20 ou 30.000 allaient au combat. Ces chiffres sont une matière intéressante pour les déductions qu’on peut en tirer sur le rôle de la démocratie formelle en période révolutionnaire. Le sort de la Commune de Paris ne s’est pas décidé dans les élections, mais dans les combats contre l’armée de Thiers. Les 168.500 gardes nationaux représentaient la masse principale des électeurs. Mais en fait 20 ou 30.000 hommes, minorité la plus dévouée et la plus combative, ont déterminé dans les combats les destinées de la Commune. Cette minorité n’était pas isolée, elle ne faisait qu’exprimer avec plus de courage et d’abnégation la volonté de la majorité. Mais ce n’était tout de même que la minorité. Les autres, qui se cachèrent au moment critique, n’étaient pas hostiles à la Commune ; au contraire, ils la soutenaient activement ou passivement, mais ils étaient moins conscients, moins résolus. Sur l’arène de la démocratie politique, leur niveau de conscience plus faible rendit possible la supercherie des aventuriers, des escrocs, des charlatans petits-bourgeois et des honnêtes lourdauds qui se leurraient eux-mêmes. Mais lorsqu’il s’agit d’une guerre de classes déclarée, ils suivirent plus ou moins la minorité dévouée. Cette situation trouva encore son expression dans l’organisation de la Garde Nationale. Si l’existence de la Commune s’était prolongée, ces rapports réciproques entre l’avant-garde et la masse du prolétariat se seraient renforcés de plus en plus. L’organisation qui se serait constituée et consolidée en tant qu’organisation des masses travailleuses dans le processus de la lutte ouverte serait devenue l’organisation de leur dictature, le Soviet des députés du prolétariat en armes.

Notes

[1] P.L. Lavrov, La Commune de Paris du 18 mars 1871, Editions de la librairie Goloss, Pétrograd, 1919. Les passages cités par Trotsky dans ce chapitre se trouvent pp. 64-65, 71, 77, 225, 143-144, 87, 112, 371, 100.

[2] Nous n’avons pas retrouvé la seconde partie de cette citation que Trotsky attribue à Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Bruxelles, 1876, p. 106. Les autres passages de cet ouvrage cités dans le chapitre ont été collationnés sur l’édition originale, respectivement pp. 70-71, 107 (citation de Clémenceau) et 238 (que Trotsky attribue sans doute par erreur à Lavrov).

[3] Déclaration du Comité Central de la Garde Nationale du 19 mars 1871, publiée dans le Journal Officiel de la Commune, 20 mars 1871. Nous avons également collationné sur la source originale les citations faites plus loin : séances de la Commune du 30 avril et du 1er mai (JO des 3 et 4 mai), JO des 30 mars et 3 avril, JO du 25 avril (déclaration de Jourde).

[4] Il n’est pas sans intérêt de noter qu’aux élections communales de 1871 à Paris, 230 000 électeurs participèrent au vote. Aux élections municipales de novembre 1917 à Petersbourg, en dépit du boycottage des élections par tous les partis sauf le nôtre et celui des socialistes-révolutionnaires de gauche, qui n’avait presque aucune influence dans la capitale, 390.000 électeurs participèrent au vote. Paris comptait en 1871 2.000.000 d’habitants. Il faut noter que notre système électoral était incomparablement plus démocratique, le Comité Central de la Garde Nationale ayant fait les élections sur la base de la loi électorale de l’Empire. (Note de l’auteur)

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.