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Le socialisme dans un seul pays, une arnaque

lundi 13 janvier 2020, par Robert Paris

Lénine n’a jamais défendu le « socialisme dans un seul pays » de Staline

Boukharine lui-même, pourtant inventeur de cette thèse absurde, n’avait jamais défendu le socialisme dans un seul pays

Quelques mensonges sur la "construction stalinienne du socialisme"

L’économie de l’URSS était-elle socialiste ?

Quand Staline s’attaquait à la perspective internationale et prolétarienne de Lénine


Dans "La révolution trahie" de Léon Trotsky

LE "SOCIALISME DANS UN SEUL PAYS"

Les tendances réactionnaires à l’autarcie constituent un réflexe défensif du capitalisme sénile en présence de ce problème posé par l’histoire : libérer l’économie des chaînes de la propriété privée et de l’Etat national et l’organiser, suivant un plan d’ensemble, sur toute la surface du globe.

La "déclaration des droits du peuple travailleur et exploité" rédigée par Lénine et soumise par le Conseil des commissaires du peuple à la sanction de l’Assemblée constituante, dans les courtes heures que vécut celle-ci, définit en ces termes "l’objectif essentiel" du nouveau régime : "l’établissement d’une organisation socialiste de la société et la victoire du socialisme dans tous les pays." L’internationalisme de la révolution est donc proclamé dans un document essentiel du nouveau régime. Personne n’eût osé, à ce moment-là, poser le problème de quelque autre façon. En avril 1924, trois mois après la mort de Lénine, Staline écrivait encore dans sa compilation sur les Bases du léninisme : "Il suffit des efforts d’un pays pour renverser la bourgeoisie, l’histoire de notre révolution l’enseigne. Pour la victoire définitive du socialisme, pour l’organisation de la production socialiste, les efforts d’un seul pays, surtout paysan comme le nôtre, sont déjà insuffisants ; il y faut les efforts réunis des prolétaires de plusieurs pays avancés." Ces lignes n’ont pas besoin d’être commentées. Mais l’édition dans laquelle elles figurent a été retirée de la circulation. Les grandes défaites du prolétariat européen et les premiers succès, fort modestes pourtant, de l’économie Soviétique, suggérèrent à Staline, au cours de l’automne 1924, que la mission historique de la bureaucratie était de bâtir le socialisme dans un seul pays. Une discussion s’ouvrit autour de cette question, qui parut académique ou scolastique à beaucoup d’esprits superficiels, mais qui, en réalité, exprimait le début de la dégénérescence de la IIIe Internationale et préparait la naissance de la IVe.

L’ex-communiste Petrov, que nous connaissons déjà, émigré blanc aujourd’hui, relate d’après ses propres souvenirs combien fut vive la résistance des jeunes administrateurs à la doctrine qui faisait dépendre l’U.R.S.S. de la révolution internationale. "Comment ! Nous n’arriverions pas nous-mêmes à faire le bonheur de notre pays ? S’il en est autrement d’après Marx, eh bien, nous ne sommes pas marxistes, nous sommes des bolcheviks de Russie, voilà tout." A ces souvenirs sur les discussions de 1923-1926, Petrov ajoute : "Je ne puis m’empêcher de penser à présent que la théorie du socialisme dans un seul pays est plus qu’une simple invention stalinienne." Très juste ! Elle traduisait fort exactement le sentiment de la bureaucratie qui, parlant de la victoire du socialisme, entendait par là sa propre victoire.

Pour justifier sa rupture avec la tradition de l’internationalisme marxiste, Staline eut l’impudence de soutenir que Marx et Engels avaient ignoré... la loi de l’inégalité de développement du capitalisme, découverte par Lénine. Cette affirmation pourrait à juste titre prendre la première place dans notre catalogue des curiosités idéologiques. L’inégalité de développement marque toute l’histoire de l’humanité et plus particulièrement celle du capitalisme. Le jeune historien et économiste Solntsev, militant extraordinairement doué et d’une rare qualité morale, mort dans les prisons soviétiques du fait de son adhésion à l’opposition de gauche, donna en 1926 une note excellente sur la loi de l’inégalité du développement telle qu’on la trouve dans l’oeuvre de Marx. Ce travail ne peut naturellement pas être publié en U.R.S.S. Pour des raisons opposées on a interdit l’ouvrage d’un social-démocrate allemand, enterré et oublié depuis longtemps, nommé Volmar, qui, en 1878, soutenait qu’un "Etat socialiste isolé" était possible — ayant en vue l’Allemagne et non la Russie — en invoquant "la loi de l’inégalité du développement" que l’on nous dit être demeurée inconnue jusqu’à Lénine.

Georg Volmar écrivait : "Le socialisme suppose absolument une économie développée et, s’il ne s’agissait que d’elle, il devrait être surtout puissant là où le développement économique est le plus élevé. La question se pose tout autrement en réalité. L’Angleterre est incontestablement le pays le plus avancé au point de vue économique et le socialisme y joue, nous le voyons, un rôle fort secondaire, alors qu’il est devenu en Allemagne, pays moins développé, une force telle que la vieille société ne se sent plus en sécurité..." Volmar continuait, après avoir indiqué la puissance des facteurs historiques qui déterminent les événements : "Il est évident que les réactions réciproques d’un nombre aussi grand de facteurs rendent impossible, sous les rapports du temps et de la forme, une évolution semblable, ne serait-ce que dans deux pays, pour ne point parler de tous... Le socialisme obéit à la même loi... L’hypothèse d’une victoire simultanée du socialisme dans tous les pays civilisés est tout à fait exclue, de même que celle de l’imitation par les autres pays civilisés de l’exemple de l’Etat qui se sera donné une organisation socialiste... Nous arriverons ainsi à conclure à l’Etat socialiste isolé dont j’espère avoir prouvé qu’il est, sinon la seule possibilité, du moins la plus probable." Cet ouvrage, écrit au moment où Lénine avait huit ans, donne de la loi de l’inégalité du développement une interprétation beaucoup plus juste que celles des épigones soviétiques à partir de l’automne de 1924. Notons ici que Volmar, théoricien de second plan, ne faisait en l’occurrence que commenter les idées d’Engels, que nous avons pourtant vu accuser d’ignorance sur ce point.

"L’Etat socialiste isolé" est depuis longtemps passé du domaine des hypothèses historiques à celui de la réalité, non en Allemagne, mais en Russie. Le fait de son isolement exprime la puissance relative du capitalisme, la faiblesse relative du socialisme. Il reste à franchir entre l’Etat "socialiste" isolé et la société socialiste à jamais débarrassée de l’Etat une grande distance qui correspond précisément au chemin de la révolution internationale.

Béatrice et Sidney Webb nous assurent de leur côté que Marx et Engels n’ont pas cru à la possibilité d’une société socialiste isolée pour la seule raison qu’ils "n’ont jamais rêvé" (neither Marx nor Engels had ever dreamt) d’un instrument aussi puissant que le monopole du commerce extérieur. On ne peut lire ces lignes sans éprouver une certaine gêne pour des auteurs d’un si grand âge. La nationalisation des banques et des sociétés commerciales, des chemins de fer et de la flotte marchande est pour la révolution socialiste tout aussi indispensable que la nationalisation des moyens de production, y compris ceux des industries d’exportation. Le monopole du commerce extérieur ne fait que concentrer entre les mains de l’Etat les moyens matériels de l’importation et de l’exportation. Dire que Marx et Engels n’en ont point rêvé c’est dire qu’ils n’ont point rêvé de révolution socialiste. Comble de malheur, Volmar fait à bon droit du monopole du commerce extérieur l’une des ressources les plus importantes de l’"Etat socialiste isolé". Marx et Engels auraient dû en apprendre le secret chez cet auteur s’il ne l’avait lui-même appris chez eux.

La "théorie" du socialisme dans un seul pays, que Staline n’exposa et ne justifia d’ailleurs nulle part, se réduit à la conception, étrangère à l’histoire et plutôt stérile, selon laquelle ses richesses naturelles permettent à l’U.R.S.S. de construire le socialisme dans ses frontières géographiques. On pourrait affirmer avec autant de succès que le socialisme vaincrait si la population du globe était douze fois moins nombreuse qu’elle ne l’est. En réalité, la nouvelle théorie cherchait à imposer à la conscience sociale un système d’idées plus concret : la révolution est définitivement achevée ; les contradictions sociales ne feront plus que s’atténuer progressivement ; le paysan riche sera peu à peu assimilé par le socialisme ; l’évolution, dans son ensemble, indépendamment des événements extérieurs, demeurera régulière et pacifique. Boukharine, qui tenta de fonder la nouvelle théorie, proclama, comme étant irréfutablement prouvé : "Les différences de classes dans notre pays ou notre technique arriérée ne nous mèneront pas à notre perte ; nous pouvons bâtir le socialisme sur cette base de misère technique elle-même ; la croissance de ce socialisme sera très lente, nous avancerons à pas de tortue, mais nous construirons le socialisme et nous en achèverons la construction..." Ecartons l’idée du "socialisme à construire même sur une base de misère technique" et rappelons une fois de plus la géniale divination de Marx qui nous apprend qu’avec une faible base technique "on ne socialise que le besoin, la pénurie devant entraîner des compétitions pour les articles nécessaires et ramener tout l’ancien fatras..."

L’opposition de gauche proposa en avril 1926, à une assemblée plénière du comité central, l’amendement suivant à la théorie du pas de tortue : "Il serait radicalement erroné de croire qu’on peut s’acheminer vers le socialisme à une allure arbitrairement décidée quand on se trouve entouré par le capitalisme. La progression vers le socialisme ne sera assurée que si la distance séparant notre industrie de l’industrie capitaliste avancée... diminue manifestement et concrètement au lieu de grandir." Staline vit à bon droit dans cet amendement une attaque "masquée" contre la théorie du socialisme dans un seul pays et refusa catégoriquement de rattacher l’allure de l’édification à l’intérieur aux conditions internationales. Le compte rendu sténographique des débats donne sa réponse en ces termes : "Quiconque fait intervenir ici le facteur international ne comprend pas même comment se pose la question et brouille toutes les notions, soit par incompréhension, soit par désir conscient d’y semer la confusion." L’amendement de l’opposition fut repoussé.

L’illusion du socialisme se construisant tout doucement — à pas de tortue — sur une base de misère, entouré de puissants ennemis, ne résista pas longtemps aux coups de la critique. En novembre de la même année la XVe conférence du parti, sans la moindre préparation dans la presse, reconnut nécessaire de "rattraper dans un délai historique représentant un minimum relatif [?] et ensuite de dépasser le niveau industriel des pays capitalistes avancés". C’était "dépasser" en tout cas l’opposition de gauche. Mais tout en donnant le mot d’ordre de "rattraper et dépasser" le monde entier "dans un délai minimum relatif", les théoriciens qui préconisaient la veille la lenteur de la tortue devenaient les prisonniers du "facteur international" dont la bureaucratie prouve une crainte si superstitieuse. Et la première version, la plus nette, de la théorie stalinienne se trouva liquidée en huit mois.

Le socialisme devra inéluctablement "dépasser" le capitalisme dans tous les domaines, écrivait l’opposition de gauche dans un document illégalement répandu en mars 1927, "mais il s’agit en ce moment, non des rapports du socialisme avec le capitalisme en général, mais du développement économique de l’U.R.S.S. par rapport à celui de l’Allemagne, de l’Angleterre et des Etats-Unis. Que faut-il entendre par un délai historique minimum ? Nous resterons loin du niveau des pays avancés d’Occident au cours des prochaines périodes quinquennales. Que se passera-t-il pendant ce temps dans le monde capitaliste ? Si l’on admet qu’il puisse encore connaître une nouvelle période de prospérité appelée à durer des dizaines d’années, parler de socialisme dans notre pays arriéré sera d’une triste platitude ; il faudra reconnaître alors que nous nous sommes trompés du tout au tout en jugeant notre époque comme étant celle du pourrissement du capitalisme ; la République des Soviets serait en ce cas la deuxième expérience de la dictature du prolétariat, plus large et plus féconde que celle de la Commune de Paris mais rien qu’une expérience... Avons-nous cependant des raisons sérieuses de réviser aussi résolument les valeurs de notre époque et le sens de la révolution d’Octobre conçue comme un chaînon de la révolution internationale ? Non. Achevant, dans une mesure plus ou moins large, leur période de reconstruction (après la guerre), les pays capitalistes se retrouvent en présence de toutes leurs anciennes contradictions intérieures et internationales mais élargies et de beaucoup aggravées. Et telle est la base de la révolution prolétarienne. C’est un fait que nous bâtissons le socialisme. Le tout étant plus grand que la partie, c’est un fait encore plus certain que la révolution se prépare en Europe et dans le monde. La partie ne pourra vaincre qu’avec le tout... Le prolétariat européen a besoin de beaucoup de moins de temps pour monter à l’assaut du pouvoir qu’il ne nous en faut pour l’emporter au point de vue technique sur l’Europe et l’Amérique... Nous devons dans l’intervalle amoindrir systématiquement l’écart entre le rendement du travail chez nous et ailleurs. Plus nous progresserons et moins nous serons menacés par l’intervention possible des bas prix et par conséquent par l’intervention armée... Plus nous améliorerons les conditions d’existence des ouvriers et des paysans et plus sûrement nous hâterons la révolution prolétarienne en Europe, et plus vite cette révolution nous enrichira de la technique mondiale et plus assurée, plus complète sera notre édification socialiste, élément de celle de l’Europe et du monde". Ce document, comme bien d’autres, resta sans réponse, à moins qu’il ne faille considérer comme des réponses les exclusions du parti et les arrestations.

Après avoir renoncé à la lenteur de la tortue, il fallut renoncer à l’idée connexe de l’assimilation du koulak par le socialisme. La défaite infligée aux paysans riches par des mesures administratives devait cependant donner un nouvel aliment à la théorie du socialisme dans un seul pays : du moment que les classes étaient "au fond" anéanties, le socialisme était "au fond" réalisé (1931). C’était la restauration de l’idée d’une société socialiste "à base de misère". Nous nous souvenons qu’un journaliste officieux nous expliqua alors que le manque de lait pour les enfants était dû au manque de vaches et non aux défauts du système socialiste.

Le souci du rendement du travail ne permit pas de s’attarder aux formules rassurantes de 1931 destinées à fournir une compensation morale aux ravages de la collectivisation totale. "Certains pensent — déclara soudainement Staline, à l’occasion du mouvement Stakhanov — que le socialisme peut être affermi par une certaine égalité dans la pauvreté. C’est faux... Le socialisme ne peut vaincre en vérité que sur la base d’un rendement du travail plus élevé qu’en régime capitaliste." Tout à fait juste. Mais le nouveau programme des Jeunesses communistes adopté en avril 1935, au congrès qui les priva des derniers vestiges de leurs droits politiques, définît catégoriquement le régime soviétique : "L’économie nationale est devenue socialiste." Nul ne se soucie d’accorder ces conceptions contradictoires. Elles sont mises en circulation selon les besoins du moment. Personne n’osera émettre la moindre critique, quoi qu’il arrive.

La nécessité même du nouveau programme des Jeunesses communistes fut justifiée en ces termes par le rapporteur : "L’ancien programme renferme une affirmation erronée, profondément antiléniniste, selon laquelle "la Russie ne peut arriver au socialisme que par la révolution mondiale". Ce point du programme est radicalement faux ; des idées trotskystes s’y reflètent" ; les idées mêmes que Staline défendait encore en avril 1924 ! Il resterait à expliquer comment un programme écrit en 1921 par Boukharine, attentivement revu par le bureau politique avec la collaboration de Lénine, se révèle "trotskyste" au bout de quinze ans et nécessite une révision dans un sens diamétralement opposé. Mais les arguments logiques sont impuissants là où il s’agit d’intérêts. S’étant émancipée par rapport au prolétariat dans son propre pays, la bureaucratie ne peut pas reconnaître que l’U.R.S.S. dépend du prolétariat mondial.

La loi de l’inégalité de développement a eu ce résultat que la contradiction entre la technique et les rapports de propriété du capitalisme a provoqué la rupture de la chaîne mondiale à son point le plus faible. Le capitalisme russe arriéré a payé le premier pour les insuffisances du capitalisme mondial. La loi du développement inégal se joint tout au long de l’histoire à celle du développement combiné. L’écroulement de la bourgeoisie en Russie a amené la dictature du prolétariat, c’est-à-dire un bond en avant, par rapport aux pays avancés, fait par un pays arriéré. L’établissement des formes socialistes de propriété dans un pays arriéré s’est heurté à une technique et à une culture trop faibles. Née elle-même de la contradiction entre les forces productives du monde, hautement développées, et la propriété capitaliste, la révolution d’Octobre a engendré à son tour des contradictions entre les forces productives nationales trop insuffisantes et la propriété socialiste.

L’isolement de l’U.R.S.S. n’a pas eu immédiatement, il est vrai, les graves conséquences que l’on pouvait redouter : le monde capitaliste était trop désorganisé et paralysé pour manifester toute sa puissance potentielle. La "trêve" a été plus longue que l’optimisme critique ne permettait de l’espérer. Mais l’isolement et l’impossibilité de mettre à profit les ressources du marché mondial, fût-ce sur des bases capitalistes (le commerce extérieur étant tombé au quart ou au cinquième de ce qu’il était en 1913) entraînaient, outre d’énormes dépenses de défense nationale, une répartition des plus désavantageuses des forces productives et la lenteur du relèvement de la condition matérielle des masses. Le fléau bureaucratique fut cependant le produit le plus néfaste de l’isolement.

Les normes politiques et juridiques établies par la révolution d’une part exercent une influence favorable sur l’économie arriérée et, de l’autre, souffrent de l’action paralysante d’un milieu arriéré. Plus longtemps l’U.R.S.S. demeurera dans un entourage capitaliste et plus profonde sera la dégénérescence de ses tissus sociaux. Un isolement indéfini devrait infailliblement amener, non l’établissement d’un communisme national, mais la restauration du capitalisme.

Si la bourgeoisie ne peut pas se laisser assimiler paisiblement par la démocratie socialiste, l’Etat socialiste ne peut pas non plus s’assimiler au système capitaliste mondial. Le développement socialiste pacifique "d’un seul pays" n’est pas à l’ordre du jour de l’histoire ; une longue série de bouleversements mondiaux s’annonce : guerres et révolutions. Des tempêtes sont aussi inévitables dans la vie intérieure de l’U.R.S.S. La bureaucratie a dû, dans sa lutte pour l’économie planifiée, exproprier le koulak ; la classe ouvrière aura, dans sa lutte pour le socialisme, à exproprier la bureaucratie, sur la tombe de laquelle elle pourra mettre cette épitaphe : "Ici repose la théorie du socialisme dans un seul pays."

Dans "L’internationale communiste après Lénine" de Léon Trotsky :

PROGRAMME DE LA RÉVOLUTION INTERNATIONALE OU PROGRAMME DU SOCIALISME DANS UN SEUL PAYS ?

LA TRADITION THÉORIQUE DU PARTI

Dans la citation donnée plus haut, le projet de programme use de l’expression " victoire du socialisme dans un seul pays " avec l’intention manifeste de marquer une identité avec l’article de Lénine de 1915 : identité, en fait, purement superficielle et verbale. On a abusé ainsi de Lénine d’une façon cruelle, pour ne pas dire criminelle, au cours des discussions qui portent sur l’édification de la société socialiste dans un seul pays. Le projet use du même procédé, dans un autre cas, quand " il fait allusion " aux paroles de Lénine pour consolider sa propre position. Telle est sa " méthodologie " scientifique.

De toute la riche littérature marxiste, du trésor des travaux de Lénine, passant outre à tout ce que Lénine a écrit, dit et fait, passant outre aux programmes du parti et des Jeunesses communistes, ignorant le point de vue de tous les dirigeants du parti sans exception à l’époque de la Révolution d’Octobre lorsque la question se posa – et combien nettement – , négligeant ce que les auteurs du projet – Staline et Boukharine – avaient dit eux-mêmes jusqu’en 1924, on ne retient, en définitive, pour défendre la théorie du socialisme national qui naquit à la fin de 1924 ou au début de 1925 des nécessités de la lutte contre le prétendu " trotskysme ", que deux citations de Lénine : l’une extraite d’un article sur les Etats-Unis d’Europe écrit en 1915, l’autre tirée de son ouvrage posthume et inachevé sur la coopération. Tout ce qui contredit ces deux citations de quelques lignes, tout le marxisme, tout le léninisme, est simplement mis de côté. Quant aux deux citations arbitrairement isolées de leur contexte et interprétées par les épigones avec des erreurs grossières, elles servent de base à une nouvelle théorie purement révisionniste dont on ne peut encore entrevoir toutes les conséquences politiques. Ainsi, sous nos yeux, par des méthodes scolastiques et sophistiques, on tente de greffer sur le tronc marxiste une branche d’une autre espèce ; si cette greffe réussit, elle infectera et étouffera l’arbre entier.

Au VIIe plénum, Staline déclara (et ce n’était pas la première fois) :

" La question de la construction de l’économie socialiste dans un seul pays fut, pour la première fois, posée dans le parti par Lénine en 1915 " [Compte rendu sténographique, p. 14 (souligné par nous)].

Ainsi, on admet, ici, qu’avant 1915, il ne fut pas question du socialisme dans un seul pays. Cela signifie que Staline et Boukharine ne se réclament pas de toute la tradition précédente du marxisme et du parti sur le problème du caractère international de la révolution prolétarienne. Notons cela.

Qu’a donc déclaré Lénine, " pour la première fois ", en 1915, contredisant ce que Marx, Engels et Lénine lui-même avaient dit jusqu’à cette date ?

En 1915, Lénine écrivait :

" L’inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il s’ensuit que la victoire du socialisme est possible au début clans un petit nombre de pays capitalistes ou même clans un seul pays capitaliste isolé. Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se dresserait contre le reste du monde capitaliste en attirant à lui les classes opprimées des autres pays capitalistes, en les poussant à s’insurger contre les capitalistes, en employant même, en cas de nécessité, la force militaire contre les classes exploiteuses et leurs Etats " [LÉNINE, Œuvres, vol. XXI, p. 354 de l’édition française. Social-Démocrate, n° 44 du 23 août 1915 (souligné par nous)].

Qu’est-ce que Lénine voulait dire en écrivant cela ? Tout simplement que la victoire du socialisme, dans le sens de l’établissement de la dictature du prolétariat, est possible d’abord dans un seul pays, qui se trouvera ainsi en opposition avec le monde capitaliste. Pour repousser les assauts et passer lui-même à l’offensive révolutionnaire, l’Etat prolétarien devra, au préalable, " organiser chez lui la production socialiste ", c’est-à-dire diriger lui-même le travail dans les usines soustraites aux capitalistes. C’est tout. On sait qu’une telle " victoire du socialisme " fut, pour la première fois, acquise en Russie ; pour repousser l’intervention mondiale, le premier Etat ouvrier dut, tout d’abord, " organiser chez lui la production socialiste " ou des trusts " de type socialiste conséquent ". Ce que Lénine entendait par " victoire du socialisme dans un seul pays", ce n’est pas une société socialiste fantasmagorique, vivant pour elle-même - surtout dans un pays retardataire - mais quelque chose de bien plus réaliste : précisément ce que la Révolution d’Octobre a réalisé chez nous dès la première période de son existence.

Peut-être faut-il encore apporter des preuves à la démonstration ? Il y en a tant que seul le choix est difficile.

Dans ses thèses sur la guerre et la paix (7 janvier 1918), Lénine évoquait " la nécessité, pour la victoire du socialisme en Russie, d’un certain laps de temps, pas moins de quelques mois ".

Au début de la même année 1918, dans un article dirigé contre Boukharine et intitulé De l’enfantillage gauchiste et de la petite bourgeoisie, Lénine écrivait :

" Si, dans six mois par exemple, nous avions instauré chez nous le capitalisme d’Etat, ce serait un immense succès et la plus sûre garantie qu’un an plus tard, dans notre pays, le socialisme serait définitivement assis et deviendrait invincible " (LÉNINE, Œuvres, vol. XXVII, p. 349 de l’édition française).

Comment Lénine pouvait-il fixer un délai aussi court pour la " consolidation définitive du socialisme " ? Quelle signification matérielle et sociale, concernant la production, donnait-il à ces paroles ?

Cette question apparaît soudain sous un autre éclairage si l’on se rappelle que le 29 avril de la même année 1918, dans son rapport au Comité exécutif central panrusse des soviets, Lénine déclarait :

" Il est douteux que même la génération suivante, qui sera plus développée, puisse réaliser entièrement le passage au socialisme " (LÉNINE, Œuvres, vol. XXVII, p. 312 de l’édition française).

Le 3 décembre 1919, au Congrès des exploitations collectives et des artels agricoles, Lénine s’exprima ;avec plus de vigueur encore :

" Nous savons que nous ne pouvons instituer immédiatement l’ordre socialiste ; Dieu veuille que nos enfants, et peut-être même nos petits-enfants, le voient s’établir chez nous " (LÉNINE, Œuvres, vol. XXX, p. 205 de l’édition française).

Dans lequel de ces deux cas Lénine avait-il raison : quand il fixait douze mois de délai pour la " consolidation définitive du socialisme " ou bien quand il chargeait non pas nos enfants mais nos petits-enfants de l’édification de " l’ordre socialiste " ?

Lénine avait raison dans les deux cas, car il avait en vue deux étapes différentes et sans commune mesure de la construction du socialisme.

Dans le premier cas, par " consolidation définitive du socialisme", Lénine entendait, non pas l’édification de la société socialiste dans le délai d’un an ou même de " quelques mois " (c’est-à-dire la suppression des classes, le dépassement de l’opposition entre la ville et la campagne), mais la remise en marche des fabriques et des usines aux mains de l’État prolétarien, qui rendrait possible l’échange des produits entre la ville et la campagne. La brièveté même du délai donne ici la clé qui permet de saisir sans erreur toute la perspective.

Il est certain que même pour cette tâche très élémentaire, le délai prévu au début de 1918 était trop court. C’est à propos de cette " bévue ", purement pratique, que Lénine ironisait au VIe Congrès de l’Internationale communiste : " Nous étions plus stupides que maintenant. " Mais " nous " avions vu juste sur la perspective générale, sans croire le moins du monde qu’on puisse, en douze mois, fonder intégralement " l’ordre socialiste " (et qui plus est dans un pays arriéré). Pour atteindre le but essentiel et dernier – la réalisation de la société socialiste – Lénine comptait sur trois générations : sur nous-mêmes, sur nos enfants et sur nos petits-enfants.

N’est-il pas clair que dans son article de 1915 Lénine entendait, par " organisation de la production socialiste ", non pas la création d’une société socialiste, mais une tâche relativement plus simple, celle que nous avons déjà accomplie en U.R.S.S. ? Sinon, il faudrait en venir à la conclusion absurde que selon Lénine, le parti prolétarien après avoir conquis le pouvoir doit ajourner la guerre révolutionnaire jusqu’à la troisième génération.

Ainsi, piteusement, du point d’appui fondamental de la nouvelle théorie, il ne reste que la citation de 1915. Mais ce qui est plus piteux encore, c’est que cette citation de Lénine ne concernait nullement la Russie. Son discours parlait de l’Europe par opposition à la Russie. Cela ressort non seulement du contenu de l’article cité, consacré aux Etats-Unis d’Europe, mais de toutes les positions de Lénine à ce moment-là. Quelques mois après, le 20 novembre 1915, Lénine écrivait spécialement à propos de la Russie :

" De cette situation de fait découle de toute évidence la tâche du prolétariat. Mener avec une audace indomptable la lutte révolutionnaire contre la monarchie (mots d’ordre de la Conférence de janvier 1912, les " trois piliers [1]"), lutte qui entraîne toutes les masses démocratiques, c’est-à-dire principalement les paysans. En même temps, lutter impitoyablement contre le chauvinisme, lutter pour la révolution socialiste en Europe en alliance avec le prolétariat européen... La crise née de la guerre a renforcé les facteurs économiques et politiques qui poussent la petite bourgeoisie – y compris la paysannerie – vers la gauche. Telles sont les conditions objectives d’une victoire de la révolution démocratique en Russie. Nous n’avons pas besoin de démontrer ici que les conditions objectives en Europe occidentale sont mûres pour la révolution socialiste ; ce fait était reconnu avant la guerre par les socialistes influents de tous les pays avancés " (LÉNINE, Œuvres, vol. XXI, p. 434 de l’édition française).

Ainsi, en 1915, Lénine parlait nettement de la révolution démocratique en Russie et de la révolution socialiste en Europe occidentale ; il signalait comme quelque chose qui va de soi qu’à la différence de la Russie, qu’en opposition avec la Russie, en Europe occidentale, les conditions de la révolution socialiste étaient " complètement mûres ". Mais les auteurs de la nouvelle théorie, qui sont aussi ceux du programme, négligent cette remarque (une parmi d’autres) qui se rapporte directement à la Russie ; ils agissent de même pour des centaines d’autres et pour les œuvres complètes de Lénine. En revanche, comme nous l’avons vu, ils prennent une autre citation qui a rapport à l’Europe occidentale et lui attribuent un sens qu’elle ne peut et ne veut avoir ; ils rattachent ce sens arbitraire à la Russie que la citation ne concerne pas, et sur cette " base " ils érigent leur théorie nouvelle.

Comment Lénine considérait-il cette question dans la période précédant immédiatement Octobre ? En quittant la Suisse, après la Révolution de février 1917, Lénine adressa aux ouvriers suisses une lettre dans laquelle il expliquait :

" La Russie est un pays paysan, l’un des plus arriérés de l’Europe. Le socialisme ne peut y vaincre tout de suite et spontanément. Mais le caractère paysan du pays peut, sur la base de l’expérience de 1905 et étant donné l’énorme superficie des terres restées aux mains de l’aristocratie foncière, donner une formidable ampleur à la révolution démocratique bourgeoise en Russie et faire de notre révolution le prologue de la révolution socialiste mondiale, une étape vers celle-ci... Le prolétariat russe ne peut pas, avec ses seules forces, achever victorieusement la révolution socialiste. Mais il peut donner à la révolution russe une ampleur qui créera les conditions les meilleures pour la révolution socialiste et la commencera, en un certain sens. Il peut faciliter l’intervention, dans les batailles décisives, de son allié principal, le plus fidèle, le plus sûr, le prolétariat socialiste européen et américain " (LÉNINE, Œuvres, vol. XXIII, p. 400 de l’édition française [2] ).

Ces lignes renferment tous les éléments de la question. Si, comme on tente de nous l’assurer, Lénine estimait en 1915 – en période de guerre et de réaction – que le prolétariat de Russie pouvait, à lui seul, construire le socialisme puis ensuite déclarer la guerre aux Etats bourgeois, comment alors Lénine au début de 1917 – après la Révolution de février – pouvait-il, si catégoriquement, affirmer l’impossibilité pour la Russie paysanne d’édifier le socialisme par ses propres forces ? Il faut être pour le moins logique, et – disons-le franchement – respecter quelque peu Lénine.

Il est inutile de multiplier les citations. Un exposé correct des vues de Lénine sur le caractère économique et politique de la révolution socialiste exigerait une étude spéciale qui comporterait bien des thèmes, sauf celui de la construction dans un seul pays d’une société socialiste ayant son but en elle-même : Lénine ne connaissait pas ce thème-là.

Nous devons, pourtant, nous arrêter encore sur un autre article de Lénine ; en effet, le projet de programme nous semble citer l’article posthume de Lénine : De la coopération en utilisant une expression isolée du contexte et sans rapport avec le propos de l’article. Nous avons en vue le chapitre V du projet de programme affirmant que les ouvriers des Républiques soviétiques " possèdent, dans le pays, les conditions préalables matérielles, nécessaires et suffisantes..., pour construire le socialisme intégral " (souligné par nous).

Si cet article, dicté par Lénine pendant sa maladie et publié seulement après sa mort, disait effectivement que l’Etat soviétique possède les conditions matérielles nécessaires et suffisantes (c’est-à-dire tout d’abord en ce qui concerne la production) pour construire à lui seul le socialisme intégral, on ne pourrait que supposer un lapsus au cours de la dictée ou bien une erreur de déchiffrage du texte sténographié. L’une et l’autre des deux hypothèses serait plus probable qu’un renoncement de Lénine, en deux lignes quelconques, au marxisme et à tout ce qu’il a enseigné lui-même durant sa vie. Par bonheur, il est inutile de recourir à cette explication. L’article remarquable – bien qu’inachevé – intitulé De la coopération est lié par une unité de pensée avec d’autres textes, non moins remarquables, parus dans la dernière période de la vie de Lénine, formant les chapitres d’un livre qui ne put être terminé et qui traitait de la place de la Révolution d’Octobre dans l’enchaînement des révolutions d’Occident et d’Orient. L’article De la coopération ne dit pas du tout ce que, avec légèreté, lui font dire les révisionnistes de l’enseignement de Lénine.

Dans cet article, Lénine explique que la coopération " mercantile " peut et doit absolument changer son rôle social dans l’Etat ouvrier : grâce à une politique juste, elle peut coordonner dans la voie socialiste l’intérêt particulier du paysan et l’intérêt général de l’Etat. Lénine expose cette pensée indiscutable dans les lignes suivantes :

" En effet, le pouvoir de l’Etat sur les principaux moyens de production, le pouvoir de l’Etat aux mains du prolétariat, l’alliance de ce prolétariat avec les millions de petits et tout petits paysans, la direction de la paysannerie assurée à ce prolétariat, etc., n’est-ce pas tout ce qu’il faut pour construire à partir de la coopération, de la coopération à elle seule, que nous traitions auparavant de mercantile, et qu’à certains égards nous avons le droit de traiter aujourd’hui, sous la N.E.P., de la même façon, n’est-ce pas tout ce qui est nécessaire pour édifier une société socialiste intégrale ? Ce n’est pas encore la construction de la société socialiste, mais c’est tout ce qui est nécessaire et suffisant à cet effet " (LÉNINE, Œuvres, vol. XXXIII, p. 481 de l’édition française).

Le texte seul de la citation renfermant la phrase inachevée (" de la coopération à elle seule ") prouve indiscutablement que nous avons là un essai qui n’a pas été corrigé, et qui de plus a été dicté et non pas écrit de la main de l’auteur. Aussi, n’en est-il que plus impardonnable de se saisir de paroles isolées du texte au lieu de méditer le sens général de l’article. Par bonheur, pourtant, la lettre même, et non pas seulement l’esprit de cette citation, ne donne nullement le droit de commettre le détestable abus pratiqué par les auteurs du projet. En parlant des conditions " nécessaires et suffisantes ", Lénine fixe strictement les limites de son thème dans cet article. Il y examine par quelles méthodes et quels procédés nous arriverons au socialisme en partant de l’émiettement et de l’éparpillement des exploitations paysannes, sans nouvelles secousses de classes, en raison des conditions apportées par le régime soviétique. L’article est totalement consacré aux formes sociales de l’organisation de la transition entre la petite économie privée et l’économie collective, et nullement aux conditions matérielles de production durant cette période. Si, aujourd’hui, le prolétariat européen triomphait et nous apportait l’aide de sa technique, la question de la coopération posée par Lénine – comme méthode sociale d’organisation combinant l’intérêt privé et l’intérêt général – garderait, néanmoins, toute son importance. La coopération montre la voie suivant laquelle la technique en progressant (en particulier l’électrification) peut réorganiser et unir des millions d’exploitations paysannes, dans le cadre du régime soviétique ; mais la coopération ne remplace pas la nouvelle technique et ne crée pas celle-ci d’elle-même. Comme nous l’avons vu, Lénine parle simplement et en général des conditions préalables " nécessaires et suffisantes " et les énumère avec précision. Ce sont :
1° " Le pouvoir de l’Etat s’appliquant à tous les moyens de production" (la phrase n’est pas corrigée) ;
2° " Le pouvoir de l’Etat entre les mains du prolétariat " ;
3° " L’alliance du prolétariat et de nombreux millions de paysans " ;
4° " La garantie de la suprématie du prolétariat par rapport à la paysannerie. "
Et c’est seulement après avoir énuméré ces conditions strictement politiques – il n’est pas question des conditions matérielles – que Lénine avance sa conclusion : " C’est là [toutes les conditions énumérées] tout ce qui est nécessaire et suffisant pour construire la société socialiste. " Tout ce qui est nécessaire et suffisant, sur le plan politique, et rien de plus. Et Lénine ajoute aussitôt que " ce n’est pas encore la, construction de la société socialiste ". Pourquoi ? Parce que les conditions politiques seules, bien qu’elles soient indispensables, ne règlent pas tout. Il reste encore la question de la culture. " A elle seule ", dit Lénine ; il souligne les mots " à elle seule ", qu’il enferme entre guillemets pour marquer l’énorme importance de ce qui manque. Que la culture soit liée à la technique, Lénine le savait aussi bien que nous : " Pour pouvoir devenir des hommes cultivés – dit-il en faisant redescendre les révisionnistes sur terre – il faut posséder une certaine base matérielle " (Ibid., p. 488 de l’édition française ). Il suffit de se référer au problème de l’électrification que Lénine rattachait, soit dit en passant, à la révolution socialiste internationale. La lutte pour la culture, dans le cadre des conditions " nécessaires et suffisantes " politiques (mais non pas matérielles) accaparerait tout notre travail, s’il n’y avait pas la question de la lutte – permanente et implacable – qui se déroule sur le plan économique, politique, militaire, culturel entre la société socialiste en construction sur une base arriérée, et le capitalisme mondial déclinant mais encore puissant par sa technique.

" Je dirais bien – souligne Lénine à la fin de cet article – que pour nous, le centre de gravité se déplace vers l’action éducative, n’étaient les relations internationales, le devoir que nous avons de défendre notre position à l’échelle internationale " (Ibid., p. 486).

Telle est la pensée de Lénine, même si l’on considère l’article sur la coopération en l’isolant de toutes ses autres œuvres. Après cela, comment appeler – si ce n’est falsification – la méthode des auteurs du projet de programme, qui empruntent délibérément à Lénine ses termes à propos des conditions préalables " nécessaires et suffisantes " mais y ajoutent de leur propre chef la condition fondamentale, c’est-à-dire la condition matérielle ? et cela alors que Lénine soulignait précisément que cette dernière manquait chez nous et ne pouvait être réalisée qu’à travers la lutte " pour nos positions sur le plan international ", c’est-à-dire la révolution prolétarienne internationale. Voilà ce qui reste du second et dernier fondement de la théorie.

C’est volontairement que nous ne reprenons pas ici les innombrables articles et discours dans lesquels – de 1905 jusqu’à 1923 – Lénine affirme et répète, de la façon la plus catégorique, que sans la révolution mondiale victorieuse nous sommes menacés de périr, qu’on ne peut vaincre économiquement la bourgeoisie dans un seul pays (surtout dans un pays arriéré), que la tâche de construire la société socialiste est essentiellement internationale. De cela, Lénine tire des conclusions peut-être " pessimistes " aux yeux des créateurs de la théorie nationale-réactionnaire mais suffisamment optimistes du point de vue de l’internationalisme révolutionnaire. Nous ne nous arrêtons qu’aux citations que les auteurs mêmes du projet ont choisies pour créer les conditions " nécessaires et suffisantes " de leur utopie. Et nous voyons que toute leur construction s’effondre dès qu’on la touche du doigt.

Cependant, nous considérons qu’il est normal de citer ici ne serait-ce qu’un des témoignages directs de Lénine sur cette question litigieuse, témoignage qui n’a pas besoin d’être expliqué et qui ne peut être mal interprété :

" Nous avons souligné dans toute une série d’ouvrages, dans toutes nos interventions, dans toute la presse qu’il n’en va pas en Russie comme dans les pays capitalistes ; nous avons une minorité d’ouvriers occupés dans l’industrie et une majorité énorme de petits cultivateurs. Dans un tel pays, la révolution sociale ne peut définitivement triompher qu’à deux conditions : premièrement qu’elle soit soutenue en temps voulu par la révolution sociale d’un ou de plusieurs pays avancés... L’autre condition est l’accord entre le prolétariat exerçant sa dictature ou ayant entre les mains le pouvoir d’Etat et la majorité de la population paysanne...
" Nous savons que c’est seulement avec l’accord de la paysannerie que l’on peut sauver la révolution socialiste en Russie, tant que la révolution ne se produira pas en d’autres pays " (LÉNINE, Œuvres, vol. XXXII de l’édition française).

Cette citation, nous l’espérons, est suffisamment édifiante : premièrement, Lénine lui-même y souligne que les idées qu’il expose ont été développées par lui " dans toute une série d’ouvrages, dans toutes [ses] interventions, dans toute la presse " ; deuxièmement, ce n’est pas en 1915 (deux ans avant Octobre) mais en 1921 (quatre ans après Octobre), qu’il définit celte perspective.

En ce qui concerne Lénine, nous osons croire que la question est suffisamment claire. Il reste à se demander comment les auteurs du projet de programme l’envisageaient autrefois.

A ce sujet, en novembre 1926, Staline disait :

" Le parti a toujours admis comme principe que la victoire du socialisme dans un seul pays est la possibilité de construire le socialisme dans ce pays et que cette tâche peut être accomplie par les forces d’un seul pays " (Pravda, 12 novembre 1926).

Nous savons déjà que le parti n’a jamais admis ce principe. Au contraire, " dans toute une série d’ouvrages, dans toutes nos interventions, dans toute la presse ", comme dit Lénine, le parti adopta la position contraire, dont on trouve l’expression fondamentale dans le programme du Parti communiste de l’U.R.S.S. ; tout au moins faut-il espérer que Staline, lui, est toujours parti de la fausse idée que " le socialisme peut être construit par les forces d’un seul pays ". Voyons cela.

Nous ignorons absolument comment Staline envisageait cette question en 1905 ou en 1915, car nous manquons de tout document à ce sujet. Mais, en 1924, Staline exposa en ces termes le point de vue de Lénine sur la construction du socialisme :

" ... Renverser le pouvoir de la bourgeoisie et instaurer le pouvoir du prolétariat dans un seul pays, ce n’est pas encore assurer la pleine victoire du socialisme. La principale tâche du socialisme – l’organisation de la production socialiste – reste encore à accomplir. Peut-on résoudre ce problème, peut-on obtenir la victoire définitive du socialisme dans un seul pays sans les efforts conjugués des prolétaires de plusieurs pays avancés ? Non, c’est impossible. Pour renverser la bourgeoisie, il suffit des efforts d’un seul pays, l’histoire de notre révolution en témoigne. Pour la victoire définitive du socialisme, pour l’organisation de la production socialiste, les efforts d’un seul pays, surtout d’un pays paysan comme la Russie, ne suffisent plus ; il faut les efforts des prolétaires de plusieurs pays avancés...
Tels sont en général les traits caractéristiques de la théorie léniniste de la révolution prolétarienne " (J. Staline, De Lénine et du léninisme, Editions d’Etat, section de Moscou, 1924. Cf. p. 52 de l’édition française publiée chez Maspéro sous le titre : Les questions du léninisme.).

On ne peut pas ne pas le reconnaître : " les traits caractéristiques de la théorie léniniste " sont exposés ici avec assez d’exactitude. Cependant, dans les éditions ultérieures du livre de Staline, ce passage a été remanié dans un sens directement opposé et " les traits caractéristiques de la théorie léniniste " furent dénoncés, un an après comme étant du... trotskysme. Le VIIe plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste adopta sa résolution non pas d’après l’édition de 1924 mais d’après celle de 1926.

Telle est l’affaire avec Staline. Elle ne saurait être plus lamentable. Il est vrai qu’on pourrait s’en consoler si elle n’était tout aussi lamentable pour le VIIe Plénum du Comité exécutif de l’Internationale.

Il reste un dernier espoir : c’est qu’au moins Boukharine, le véritable auteur du projet de programme, ait toujours admis la possibilité de l’édification du socialisme dans un seul pays. Vérifions. Voici ce qu’écrivait Boukharine à ce sujet en 1917 :

" Les révolutions sont les locomotives de l’histoire. Même dans la Russie arriérée, le prolétariat seul peut être le machiniste irremplaçable de cette locomotive. Mais le prolétariat ne peut déjà plus rester dans les limites des rapports de propriété de la société bourgeoise. Il marche vers le pouvoir et le socialisme. Cependant, cette tâche qui est " mise à l’ordre du jour " en Russie aussi ne peut être réalisée " à l’intérieur des frontières nationales ". Ici, la classe ouvrière se heurte à un mur infranchissable [3] où on ne peut ouvrir une brèche que par le bélier de la révolution ouvrière internationale " (BOUKHARINE, La lutte des classes et la révolution en Russie, 1917, p. 3 et 4 de l’édition russe).

On ne peut s’exprimer plus clairement. Voilà qu’elle était l’opinion de Boukharine en 1917, deux ans après le prétendu " revirement" de Lénine en 1915. Cependant, la Révolution d’Octobre a peut-être appris quelque chose à Boukharine. Vérifions.

En 1919, Boukharine, écrivant sur " la dictature du prolétariat en Russie et la révolution mondiale " dans l’organe théorique de l’Internationale communiste, disait :

" Etant donné l’existence de l’économie mondiale et les relations entre ses diverses parties, étant donné l’interdépendance des divers groupes bourgeois organisés en Etats, il va de soi [4] que la lutte dans un pays isolé ne peut s’achever sans qu’une victoire décisive ait été remportée par l’un ou l’autre camp dans plusieurs pays civilisés. "

A cette date, cela " allait même de soi ". Plus loin :

" La littérature marxiste ou quasi marxiste d’avant-guerre a posé plusieurs fois la question de savoir si la victoire du socialisme était possible dans un seul pays. Les écrivains, dans leur majorité, ont répondu négativement [5] ; il n’est pas possible d’en conclure qu’il soit impossible ou inadmissible de commencer la révolution et de s’emparer du pouvoir dans un pays isolé. "

Précisément ! Et dans ce même article encore :

" La période de progression des forces productives ne peut venir qu’avec la victoire du prolétariat dans plusieurs pays importants... D’où l’on conclut : il est nécessaire de développer, par tous les moyens, la révolution mondiale et de former un bloc économique solide entre les pays industriels et la Russie soviétique " (N. BOUKHARINE, La dictature du prolétariat en Russie et la révolution mondiale, dans L’Internationale communiste, n° 5 de septembre 1919, p. 614 de l’édition russe).

L’affirmation de Boukharine selon laquelle la progression des forces productives, c’est-à-dire la véritable progression socialiste, n’interviendra chez nous qu’après la victoire du prolétariat dans les pays avancés d’Europe, constitue précisément la phrase qui est à la base de tous les actes d’accusation lancés contre le " trotskysme " (entre autres lors du VIIe plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste). Mais ce qui est curieux, c’est que Boukharine – qui doit son salut à sa courte mémoire – intervienne comme accusateur. A côté de cet aspect comique, il en est un autre qui est tragique : c’est Lénine qui est mis en question, car il a exprimé cette même pensée élémentaire des dizaines de fois.

Enfin, en 1921, six ans après le prétendu revirement de Lénine en 1915, quatre ans après Octobre, le Comité central, avec Lénine à sa tête, approuva le programme des Jeunesses communistes élaboré par une Commission placée sous la direction de Boukharine. Le § 4 de ce programme déclare :

" En U.R.S.S., le pouvoir d’Etat se trouve déjà entre les mains de la classe ouvrière. A travers trois années de luttes héroïques contre le capital mondial, le pouvoir soviétique s’est maintenu et développé. Bien que la Russie possède d’immenses richesses naturelles, elle est néanmoins, sur le plan industriel, un pays arriéré où prédomine une population petite-bourgeoise. Elle ne peut arriver au socialisme que par la révolution prolétarienne mondiale : nous sommes entrés dans l’époque de ce développement. "

A lui seul, ce paragraphe du programme des Jeunesses communistes (un programme et non pas un article occasionnel !) souligne ce qu’a de ridicule et d’indigne la tentative des auteurs du projet visant à démontrer que le parti a " toujours considéré comme possible la construction du socialisme dans un seul pays, et plus précisément en Russie. S’il en fut " toujours " ainsi, pourquoi Boukharine formula-t-il de cette façon ce paragraphe du programme des Jeunesses communistes ? Où Staline avait-il alors les yeux ? Comment Lénine et tout le Comité central ont-ils pu approuver une telle hérésie ? Comment se fait-il que personne dans le parti n’ait remarqué " ce détail " et n’ait soulevé de question à ce sujet ? Tout ceci ne ressemble-t-il pas trop à une mauvaise plaisanterie où sont moqués le Parti, son histoire et l’Internationale communiste ? N’est-il pas temps d’y mettre fin ? N’est-il pas temps de dire aux révisionnistes : vous ne pouvez plus vous permettre de vous camoufler derrière Lénine et la tradition théorique du parti !

Lors du VIIe plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, dans la discussion de la résolution condamnant le " trotskysme ", Boukharine – dont le salut tient à sa mémoire courte – déclarait :

" La théorie de la révolution permanente du camarade Trotsky (et le camarade Trotsky professe encore maintenant cette théorie) dit aussi qu’étant donné notre situation économique arriérée, nous périrons inévitablement sans la révolution mondiale " (Compte rendu sténographique, p. 115, édition russe).

Au VIIe plénum, j’avais parlé des lacunes de la théorie de la révolution permanente, telle que je l’ai formulée en 1905-1906. Mais il est évident que je n’avais absolument pas songé à renoncer à ce qu’il y avait de fondamental dans cette théorie, à ce qui me rapprochait et me rapprocha de Lénine, à ce qui, à présent, ne me permet pas d’admettre la révision du léninisme.

Il y avait deux idées fondamentales dans la théorie de la révolution permanente.

Premièrement : en dépit du retard historique de la Russie, la révolution peut remettre le pouvoir au prolétariat russe avant de le donner au prolétariat des pays avancés. Deuxièmement : pour surmonter les contradictions auxquelles se heurtera la dictature du prolétariat dans un pays arriéré, encerclé par le monde capitaliste ennemi, on devra passer dans l’arène de la révolution mondiale. La première de ces idées se fonde sur une conception juste de la loi du développement inégal. La seconde découle d’une compréhension exacte de la réalité des liens économiques et politiques qui lient les pays capitalistes. Boukharine a raison quand il dit que je persiste à professer ces deux idées fondamentales de la théorie de la révolution permanente. Et maintenant plus que jamais, je considère leur justesse comme pleinement vérifiée et prouvée : sur le plan théorique, par les œuvres complètes de Marx et de Lénine ; sur le plan pratique, par l’expérience de la Révolution d’Octobre.
6 Où est donc LA " DÉVIATION SOCIAL-DÉMOCRATE " ?

Les citations données suffisent largement à caractériser la position théorique de Staline et de Boukharine, hier et aujourd’hui. Mais, pour caractériser leurs procédés politiques, on doit se souvenir qu’après avoir glané dans les écrits de l’Opposition des déclarations absolument analogues à celles qu’ils ont eux-mêmes faites jusqu’en 1925 (à ce moment-là en plein accord avec Lénine), Staline et Boukharine, prenant appui sur ces déclarations, ont forgé la théorie de notre " déviation social-démocrate ". Voici que, sur la question capitale des rapports entre la Révolution d’Octobre et la révolution internationale, l’Opposition penserait comme... Otto Bauer, qui nie la possibilité de construire le socialisme en Russie. On pourrait croire que l’imprimerie ne fut inventée qu’en 1924 et que tout ce qui précède est voué à l’oubli. C’est compter sur une mémoire courte.

Pourtant, au sujet du caractère de la Révolution d’Octobre, le IVe Congrès de l’Internationale communiste a réglé le compte d’Otto Bauer et des philistins de la IIe Internationale. Le rapport – que j’ai présenté au nom du Comité central – sur la nouvelle politique économique et les perspectives de la révolution mondiale, portait sur les idées d’Otto Bauer un jugement qui exprimait les vues de notre Comité central d’alors ; il ne rencontra aucune objection au Congrès et je considère qu’il a conservé, jusqu’à aujourd’hui, toute sa force. Quant à Boukharine, il renonça, après mon rapport, à revenir sur l’aspect politique du problème, vu que " beaucoup de camarades, parmi lesquels Lénine et Trotsky, en avaient déjà parlé " ; en d’autres termes, Boukharine se solidarisa, alors, avec mon rapport. Voici ce que j’ai dit au IVe Congrès, à propos d’Otto Bauer :

" Les théoriciens sociaux-démocrates, d’un côté reconnaissent dans leurs articles du dimanche que le capitalisme (particulièrement en Europe) se survit à lui-même et est un frein à l’évolution historique, mais d’un autre côté, ils expriment la certitude que l’évolution de la Russie soviétique la mène inévitablement au triomphe de la démocratie bourgeoise ; ainsi, ces confusionnistes étroits et bavards tombent dans une banale contradiction bien digne d’eux. La nouvelle politique économique est à considérer dans des conditions d’espace et de temps déterminées : c’est une manœuvre de l’Etat ouvrier qui vit encore dans l’entourage capitaliste et qui compte fermement sur le développement révolutionnaire en Europe...
" On ne peut négliger, dans les calculs politiques, un facteur comme le temps. Si l’on suppose, en effet, que le capitalisme durera encore en Europe un siècle ou un demi-siècle, et que la Russie soviétique devra s’adapter à lui dans sa politique économique, alors la question se règle d’elle-même, car dans cette hypothèse, nous supposons a priori que la révolution prolétarienne en Europe échouera et qu’une nouvelle époque de renaissance capitaliste commencera. Sur quoi nous appuierions-nous pour admettre cette hypothèse ? Si Otto Bauer, dans la vie actuelle de l’Autriche, a découvert des signes miraculeux de la résurrection capitaliste, alors on peut dire que le sort de la Russie soviétique est fixé d’avance. Mais pour le moment nous ne voyons pas de miracles, et nous n’y croyons pas. Nous pensons que si la bourgeoisie européenne s’assurait le pouvoir pour plusieurs dizaines d’années – dans les conditions actuelles du monde – cela aboutirait non pas à un nouvel épanouissement du capitalisme, mais au pourrissement économique et culturel de l’Europe. Qu’un tel processus puisse entraîner la Russie soviétique, on ne peut le nier, si on parle sur le plan général. Passerait-elle par le stade de la " démocratie " ou bien la décomposition prendrait-elle d’autres formes ? Cela n’est déjà plus qu’une question secondaire. Mais nous ne voyons aucune raison pour adhérer à la philosophie de Spengler. Nous comptons fermement sur le développement révolutionnaire en Europe. La nouvelle politique économique n’est qu’un accommodement au rythme de ce développement " (L. TROTSKY, Cinq années de l’Internationale communiste, De la critique social-démocrate, p. 491-492).

Cette façon de poser le problème nous ramène au point d’où nous avons commencé à juger le projet de programme : à l’époque de l’impérialisme, on ne peut considérer le sort d’un pays isolé qu’en partant des tendances du développement mondial, envisagé comme un tout dans lequel ce pays est inclus avec toutes ses particularités nationales, et dont il dépend. Les théoriciens de la IIe Internationale détachent l’U.R.S.S. de l’ensemble du monde et de l’époque impérialiste ; ils appliquent à l’U.R.S.S., en l’isolant, le critère aride de la " maturité " économique ; ils établissent que l’U.R.S.S. n’est pas apte à construire le socialisme avec ses seules forces, et de là ils concluent à l’inéluctable dégénérescence capitaliste de l’Etat ouvrier.

Les auteurs du projet de programme se placent sur le même plan théorique et acceptent entièrement la méthodologie métaphysique des théoriciens sociaux-démocrates : tout comme eux, ils oublient l’ensemble du monde et de l’époque impérialiste ; ils prennent comme point de départ la fiction du développement isolé ; ils appliquent à l’étape nationale de la révolution mondiale l’aride critère économique ; mais, en revanche, leur " sentence " est, inversée. Le " gauchisme " des auteurs du projet consiste en ce qu’ils reproduisent à rebours le jugement social-démocrate. Cependant, quelle qu’en soit la présentation, la position des théoriciens de la IIe Internationale ne vaut rien. Il faut suivre Lénine, qui élimine simplement le jugement et le pronostic de Bauer comme étant les exercices d’un élève de classe préparatoire.

Voilà ce qu’il en est de " la déviation social-démocrate ". Ce n’est pas nous, mais ce sont les auteurs du projet qu’on doit classer parmi les parents de Bauer.

NOTES

[1] Les "trois piliers" ou les "trois baleines" des bolcheviks : expression employée pour désigner les trois principaux mots d’ordre défendus par les bolcheviks entre les Révolutions de 1905 et de 1917, à savoir : la République démocratique, la journée de travail de huit heures, la confiscation de la terre au profit des paysans. Pour les bolcheviks, ces mots d’ordre n’étaient réalisables qu’avec le renversement du tsarisme. Ils les opposaient à ceux des " liquidateurs " qui revendiquaient, dans le cadre du tsarisme, les libertés démocratiques (droit d’organisation, de presse, etc.). L’expression avait son origine dans une légende selon laquelle le monde reposait sur trois baleines.

[2] C’est le premier texte, précédant de peu les "thèses d’avril", dans lequel Lénine se place intégralement sur le plan de la révolution permanente, telle que l’a formulée Trotsky.

[3] Remarquez-le bien : "un mur infranchissable". L.T.

[4] Souligné par nous.

[5] Et Lénine, donc, en 1915 ? L.T

7. LA DÉPENDANCE DE L’U.R.S.S. A L’ÉGARD DE L’ÉCONOMIE MONDIALE

C’est H. Vollmar lui-même, et personne d’autre, qui fut le précurseur des apôtres de la société socialiste nationale. Dessinant, dans un article intitulé L’État socialiste isolé, la perspective de la construction du socialisme en Allemagne par les propres forces du prolétariat de ce pays (qui avait dépassé de loin l’Angleterre avancée), Vollmar en 1878 se référait, avec une précision et une clarté absolues, à la loi du développement inégal qui, pense Staline, était inconnue de Marx et d’Engels. De cette loi, Vollmar tire, en 1878, une incontestable conclusion :

" Dans les conditions qui prédominent actuellement, et qui conserveront leurs forces dans la période à venir qu’on peut prévoir, la victoire simultanée du socialisme dans tous les pays cultivés est une hypothèse absolument exclue... "

Et plus loin, développant cette pensée, Vollmar dit :

" De ce fait, nous en arrivons à l’Etat socialiste isolé, qui, j’espère l’avoir démontré, s’il n’est pas le seul possible, est du moins le plus vraisemblable. "

Dans la mesure où, comme on peut le comprendre, cet État isolé est une dictature du prolétariat, Vollmar expose une opinion indiscutable, qui était celle de Marx et d’Engels, et que Lénine exprima dans l’article de 1915 cité plus haut.

Mais ensuite viennent des trouvailles qui n’appartiennent qu’à Vollmar, et dont la formulation est d’ailleurs moins unilatérale et moins fautive que celle de nos théoriciens du socialisme dans un seul pays. L’argumentation de Vollmar repose sur le fait qu’une Allemagne socialiste se trouverait en relations économiques suivies avec l’économie capitaliste mondiale, tout en disposant de l’avantage constitué par un haut développement technique et des coûts de production peu élevés. Une telle construction s’inscrit dans la perspective de la coexistence pacifique des systèmes socialiste et capitaliste [1] . Et comme, avec le temps, le socialisme prouvera de façon de plus en plus éclatante sa supériorité dans le domaine de la production, la nécessité de la révolution mondiale disparaîtra d’elle-même : c’est à travers le marché et par l’intervention des bas prix que le socialisme l’emportera sur le capitalisme.

Auteur du premier projet de programme et coauteur du second projet, Boukharine fonde entièrement sa construction du socialisme dans un seul pays sur l’idée de l’économie isolée, fermée sur elle-même. Dans l’article de Boukharine intitulé Du caractère de notre révolution et de la possibilité de la construction victorieuse du socialisme en U.R.S.S. ( Bolchevik, n° 19 et 20, 1926)—production suprême de la scolastique multipliée par la sophistique—tout le raisonnement se déroule dans le cadre d’une économie isolée. Le principal et unique argument est le suivant :

" Puisque nous avons tout ce qui est " nécessaire et suffisant " pour la construction du socialisme, alors, par conséquent, dans le processus même de cette construction, il n’y a pas un seul moment où elle puisse devenir impossible. Si à l’intérieur de notre pays, nous avons une combinaison de forces telle que, chaque année, la prépondérance du secteur socialiste s’affirme et que le secteur socialiste croisse plus vite que le secteur privé, alors nous commençons chaque année nouvelle avec des forces accrues. "

C’est un raisonnement irréfutable : " Puisque nous avons tout ce qui est nécessaire et suffisant ", alors... nous l’avons. En prenant pour prémisses ses conclusions, Boukharine construit un système d’économie socialiste clos sur lui-même, sans entrées ni sorties. Comme Staline, Boukharine ne se souvient de l’extérieur, c’est-à-dire du monde entier, que sous l’angle de l’intervention militaire. Quand il parle, dans cet article, de la nécessité de " faire abstraction " du facteur international, il a en vue, non pas le marché mondial, mais l’intervention militaire. Il n’a pas à s’abstraire du marché mondial : il l’oublie, simplement, dans toute sa construction. En s’appuyant sur ce schéma, Boukharine défendit, au XIVe Congrès, l’idée que si une intervention militaire ne vient pas y faire obstacle, nous construirons le socialisme " même à pas de tortue ". La lutte incessante entre les deux systèmes, le fait que le socialisme ne peut se fonder que sur des forces productives supérieures, en un mot, la dynamique marxiste du remplacement d’une formation sociale par une autre ; commandée par la croissance des forces productives, tout cela fut totalement jeté au rebut. La dialectique révolutionnaire et historique fut remplacée par une utopie réactionnaire, celle du grignotage par un socialisme qui s’édifierait sur une base technique inférieure, se développerait à " une allure de tortue " dans les limites nationales, et n’aurait d’autre rapport avec le monde extérieur que la peur de l’intervention. Ne pas admettre cette piteuse caricature de la doctrine de Marx et de Lénine devint une " déviation social-démocrate ". C’est dans cet article de Boukharine que pour la première fois sont ainsi caractérisées nos opinions, à l’aide de toute une " argumentation ". L’histoire retiendra que nous avons été condamnés pour " déviation social-démocrate ", parce que nous n’avons pas voulu admettre un retour à la théorie de Vollmar sur le socialisme dans un seul pays, retour qui, en l’inversant, la rend encore plus erronée.

Le prolétariat de la Russie tsariste n’aurait pas pris le pouvoir en Octobre, si la Russie n’avait été le chaînon le plus faible de la chaîne de l’économie mondiale ; elle en était tout de même un chaînon. La conquête du pouvoir par le prolétariat n’a nullement isolé la République des soviets du système de la division internationale du travail créée par le capitalisme.

De même que la sage chouette ne s’envole qu’au crépuscule, de même la théorie du socialisme dans un seul pays a surgi à un moment où notre industrie—dont s’épuisait de plus en plus l’ancien capital de base, où se situait, pour les deux tiers, la dépendance de notre industrie par rapport à l’industrie mondiale—avait un besoin aigu de renouveler et d’étendre ses liens avec le marché mondial, et au moment où les problèmes du commerce extérieur se posaient nettement aux dirigeants de l’économie.

Au XIe Congrès, c’est-à-dire au dernier Congrès où il put parler au parti, Lénine le prévint qu’il aurait à subir un nouvel examen, " un examen qu’organiseraient le marché russe et le marché mondial auquel nous sommes subordonnés, avec lequel nous sommes liés et dont nul ne peut s’arracher ".

Rien ne frappe aussi mortellement la théorie du " socialisme intégral " isolé, que ce simple fait : les chiffres de notre commerce extérieur sont devenus dans les toutes dernières années, la pierre angulaire de nos plans économiques. La " partie la plus faible " de toute notre économie, y compris notre industrie, est l’importation, entièrement tributaire de l’exportation. Or, la force de résistance d’une chaîne dépendant du chaînon le plus faible, les calculs de nos plans économiques sont adaptés aux mesures de l’importation.

Dans la revue L’économie planifiée (organe théorique du Plan d’État), nous lisons, dans un article consacré au système de l’établissement du plan :

" En établissant les chiffres de contrôle de l’année courante, nous avons dû, méthodologiquement, prendre comme base les plans de notre exportation et ceux de notre importation, nous orienter d’après ceux-ci pour établir les plans de toute une série de branches diverses de l’industrie et, par conséquent, de tout le plan industriel général, et tout particulièrement pour accorder avec eux la construction d’usines nouvelles " (Janvier 1927, P. 27).

Sans aucun doute, cette démarche méthodologique, à propos du Plan d’État, signifie que les chiffres de contrôle déterminent la direction et le rythme de notre développement économique mais que le contrôle de ces chiffres s’est déplacé du côté de l’économie mondiale ; il en est ainsi, non pas parce que nous sommes devenus plus faibles, mais parce que, devenus plus forts, nous sommes sortis du cercle vicieux de l’isolement.

Par les chiffres des exportations et des importations, le monde capitaliste nous montre qu’il a, pour réagir, d’autres armes que l’intervention militaire. Dans les conditions du marché, la productivité du travail et du système social dans son ensemble étant mesurée par le rapport des prix, l’économie soviétique est sous la menace bien davantage d’une intervention de marchandises capitalistes à bon marché que d’une intervention militaire. C’est pourquoi il ne s’agit pas de remporter, économiquement, un triomphe isolé sur sa " propre bourgeoisie ". " La révolution socialiste qui avance sur le monde entier ne consistera pas seulement en une victoire du prolétariat de chaque pays sur sa propre bourgeoisie " (Lénine, 1919). Il s’agit d’une lutte à mort entre deux systèmes sociaux, dont l’un a commencé à se construire à partir de forces productives arriérées, tandis que l’autre s’appuie aujourd’hui encore sur des forces productives d’une bien plus grande puissance.

Celui qui taxe de " pessimisme " le simple aveu que nous dépendons du marché mondial (Lénine disait que nous sommes subordonnés au marché mondial) trahit toute sa pusillanimité de petit-bourgeois provincial devant le marché mondial et le caractère piteux de son optimisme local, puisqu’il échappe à cette économie mondiale par ses propres moyens.

La nouvelle théorie fait une question d’honneur de l’idée bizarre que l’U.R.S.S. peut périr d’une intervention militaire mais non en raison de son retard économique. Mais puisque, dans une société socialiste, les masses travailleuses sont beaucoup plus disposées à défendre le pays que les esclaves du capital à l’attaquer, on se pose la question : pourquoi une intervention militaire peut-elle faire peser sur nous une menace de mort ? Parce que l’ennemi est techniquement plus fort. Boukharine ne reconnaît la supériorité des forces productives que dans leur aspect militaire technique. Il ne veut pas comprendre que le tracteur de Ford est aussi dangereux que le canon du Creusot, avec cette différence que ce dernier ne peut agir que de temps à autre, tandis que le premier nous presse en permanence [2] . De plus, le tracteur sait qu’il a derrière lui le canon, comme ultime réserve.

Nous, premier État ouvrier, nous sommes une partie du prolétariat mondial, et avec lui, nous dépendons du capitalisme mondial. Indifférent, neutre et châtré par les bureaucrates, le bon petit mot " liaison " n’est lancé que pour cacher le caractère extrêmement pénible et dangereux pour nous de ces " liaisons ". Si nous produisions aux prix du marché mondial, notre dépendance à l’égard de celui-ci subsisterait mais serait beaucoup moins rigoureuse. Malheureusement, il n’en est pas ainsi ; le monopole du commerce extérieur témoigne lui-même du caractère cruel et dangereux de notre dépendance. L’importance décisive de ce monopole pour notre construction du socialisme découle précisément d’un rapport des forces défavorable pour nous. Mais on ne peut oublier une minute que le monopole du commerce extérieur régularise seulement notre dépendance à l’égard du marché mondial ; il ne la supprime pas.

" Aussi longtemps que notre République des Soviets—écrit Lénine—demeure une marche isolée dans tout un monde capitaliste, croire à notre complète indépendance économique et à la liquidation de certains dangers serait faire preuve d’esprit fantasque et d’utopie " (Œuvres, vol. XVII, p. 409 de l’édition russe).

Les dangers essentiels sont la conséquence de la situation objective de l’U.R.S.S., " marche isolée " dans l’économie capitaliste, qui nous est hostile. Cependant, ces dangers peuvent s’atténuer ou croître. Cela dépend de l’action de deux facteurs : notre construction du socialisme d’un côté, le développement de l’économie capitaliste de l’autre. C’est certainement, en dernière analyse, le second facteur—c’est-à-dire le sort de toute l’économie mondiale—qui a une importance décisive.

Peut-il arriver—et dans quel cas précis—que la productivité de notre système social retarde de plus en plus sur celle du capitalisme ? Car, en fin de compte, cela amènerait inéluctablement l’écroulement de la République socialiste. Si nous dirigeons avec intelligence notre économie durant cette phase—pendant laquelle nous devons créer par nous-mêmes la base de l’industrie, ce qui exige de bien plus grandes qualités dans la direction—la productivité de notre travail grandira. Peut-on, cependant, supposer que la productivité du travail dans les pays capitalistes ou, pour parler plus précisément, des pays capitalistes prédominants, s’accroîtra plus vite que la nôtre ? Si cette question ne reçoit pas une réponse qui tienne compte des perspectives, les proclamations vantardes sur notre allure suffisante " par elle-même " (sans parler de la philosophie ridicule de " l’allure de tortue ") ne signifient rien. Mais tenter de répondre au problème de la compétition entre les deux systèmes nous entraîne déjà dans l’arène de l’économie et de la politique mondiales, c’est-à-dire dans l’arène où agit et décide l’Internationale révolutionnaire (et non pas une République soviétique vivant pour elle-même et réclamant de temps en temps l’aide de l’Internationale).

A propos de l’économie étatisée de l’U.R.S.S., le projet de programme dit qu’elle " développe la grosse industrie à une allure qui dépasse celle du développement dans les pays capitalistes ". Il faut reconnaître que, dans cet essai de confrontation des deux allures, un pas en avant est fait dans le domaine des principes, par rapport à la période où les auteurs du programme niaient absolument la nécessité d’un coefficient de comparaison entre notre développement et celui du reste du monde. Il est inutile " de mêler à ces problèmes le facteur international ", disait Staline. Nous construirons le socialisme " même à une allure de tortue ", disait Boukharine. C’est précisément suivant cette ligne que se déroulèrent les discussions de principe durant plusieurs années. Formellement, cette ligne l’a emporté. Mais, si on ne se limite pas à glisser dans le texte une comparaison entre les différentes allures du développement économique, si l’on se pénètre de ce que le problème a d’essentiel, on verra que, dans un autre chapitre du projet, on ne peut parler d’ " un minimum suffisant de l’industrie " en prenant seulement pour base des rapports intérieurs, sans relation avec le monde capitaliste ; non seulement on ne peut pas résoudre la question a priori, mais on ne peut même pas poser la question de savoir s’il est " possible " ou " impossible " au prolétariat d’un pays donné de construire le socialisme par ses propres forces. La question se règle dans la dynamique de la lutte entre deux systèmes, entre deux classes mondiales ; en dépit des coefficients élevés de notre croissance au cours de la période de reconstruction, demeure un fait essentiel et indiscutable :

" Le capital, si on le considère dans le monde entier, reste aujourd’hui encore plus fort que le pouvoir des Soviets, non seulement militairement mais aussi économiquement. C’est cette thèse fondamentale qu’il faut prendre comme base et ne jamais oublier " (LÉNINE, Œuvres, Vol. XVII, p. 102 de l’édition russe).

Le problème du rapport des différentes allures entre elles n’est pas résolu. Il ne dépend pas seulement du savoir-faire dont nous ferons preuve pour aborder la liaison entre la ville et la campagne, assurer le stockage des blés, intensifier les exportations et les importations ; autrement dit, il ne tient pas seulement à nos succès intérieurs (qui sont cependant un facteur d’une importance exceptionnelle dans cette lutte) ; il est lié tout aussi fortement à la marche de l’économie et de la révolution mondiales. Aussi, la question sera-t-elle tranchée, non pas dans le cadre national, mais dans l’arène mondiale de la lutte économique et politique.

C’est ainsi que, presque sur chaque point du projet de programme, nous voyons une concession directe ou camouflée faite à la critique de l’opposition. Cette concession se manifeste par un rapprochement théorique avec Marx et Lénine, mais les conclusions révisionnistes demeurent tout à fait indépendantes des thèses révolutionnaires.

8. LA CONTRADICTION ENTRE FORCES PRODUCTIVES ET FRONTIÈRES NATIONALES EST LA CAUSE DU CARACTÈRE UTOPIQUE ET RÉACTIONNAIRE DE LA THÉORIE DU SOCIALISME DANS UN SEUL PAYS
Comme nous l’avons vu, l’argumentation de la théorie du socialisme dans un seul pays se réduit, d’une part à interpréter en sophiste quelques lignes de Lénine, et d’autre part à expliquer en scolastique la loi du " développement inégal ". En interprétant judicieusement et cette loi historique et les citations en question, nous aboutissons à une conclusion directement opposée, qui était celle de Marx, d’Engels, de Lénine et de nous tous, y compris Staline et Boukharine, jusqu’en 1925.

Du développement inégal et saccadé du capitalisme, découle le caractère inégal et saccadé de la révolution socialiste ; et de l’interdépendance mutuelle des divers pays, découle l’impossibilité non seulement politique mais aussi économique de construire le socialisme dans un seul pays.

Examinons une fois de plus, et de plus prés, le programme sous cet angle. Nous avons déjà lu dans l’introduction cette remarque :

" L’impérialisme... avive jusqu’à les amener à une tension extrême les contradictions qui existent entre la croissance des forces productives de l’économie mondiale et les cloisonnements nationaux et étatiques. "

Nous avons déjà dit que cette thèse est, ou plutôt devrait être la pierre angulaire d’un programme international. Mais précisément, cette thèse exclut, réfute et balaie la théorie du socialisme dans un seul pays comme une théorie réactionnaire, parce qu’elle se trouve en contradiction irréductible, non seulement avec la tendance fondamentale du développement des forces productives, mais aussi avec les résultats matériels que ce développement a déjà provoqués. Les forces productives sont incompatibles avec les cadres nationaux. C’est ce fait qui commande non seulement le commerce extérieur, l’exportation des hommes et des capitaux, la conquête des territoires, la politique coloniale, la dernière guerre impérialiste, mais aussi l’impossibilité économique pour une société socialiste de vivre en vase clos. Les forces productives des pays capitalistes sont, depuis longtemps, à l’étroit dans le cadre de l’État national. La société socialiste, elle, ne peut se construire que sur la base des forces productives modernes, sur l’électrification, sur la " chimisation " des processus de production (y compris l’agriculture), sur la combinaison et la généralisation des éléments les plus élevés de la technique contemporaine la plus développée.

Depuis Marx, nous répétons que le capitalisme est incapable de maîtriser l’esprit de la nouvelle technique qu’il a lui-même engendrée ; esprit qui fait exploser juridiquement non seulement l’enveloppe de la propriété privée bourgeoise, mais comme l’a montré la guerre de 1914, le cadre national de l’État bourgeois. Quant au socialisme, il doit non seulement reprendre au capitalisme les forces productives les plus développées, mais les mener immédiatement plus loin et plus haut, en leur assurant une croissance impossible en régime capitaliste. Comment ! se demandera-t-on, le socialisme repoussera-t-il en arrière les forces productives pour les enfermer dans les formes nationales d’où elles cherchaient déjà à s’arracher sous le capitalisme ? Ou peut-être renoncerons-nous à ces forces productives " indomptables " qui sont à l’étroit dans le cadre national tout comme dans la théorie du socialisme dans un seul pays ? Devrons-nous nous borner aux forces productives domestiques, c’est-à-dire à une technique économique retardataire ? Mais alors il faut, tout de suite et dans une série de branches, ne plus monter mais descendre au-dessous même du pitoyable niveau technique actuel, qui a su lier la Russie bourgeoise à l’économie mondiale et l’amener à participer à la guerre impérialiste, pour accroître le territoire des forces productives qui débordaient le cadre de l’État national.

Héritant ces forces productives et les ayant reconstituées, l’État ouvrier est contraint d’exporter et d’importer.

Le malheur, dans tout cela, c’est que le projet de programme ne fait qu’introduire mécaniquement dans son texte la thèse de l’incompatibilité de la technique capitaliste actuelle et des cadres nationaux, et raisonne plus loin comme si cette incompatibilité n’existait pas. Au fond, tout ce projet n’est qu’une combinaison des thèses révolutionnaires de Marx et de Lénine avec des conclusions opportunistes ou centristes qui leur sont inconciliables. Voilà pourquoi il est nécessaire, sans le laisser prendre à quelques formules révolutionnaires du projet, de voir clairement où vont ses tendances essentielles.

Nous avons cité le premier chapitre, qui parle de la possibilité du socialisme dans " un seul pays, pris isolément " ; cette idée est encore plus nettement et plus brutalement exprimée dans le quatrième chapitre, qui déclare :

" La dictature (?) du prolétariat mondial... ne peut être réalisée qu’après la victoire du socialisme (?) dans divers pays, quand les républiques prolétariennes nouvellement constituées se fédéreront avec celles qui existent déjà. "

Si ces mots " victoire du socialisme " ne font que désigner la dictature du prolétariat, alors ce n’est qu’un lieu commun indiscutable, qui aurait dû être mieux formulé dans le programme, pour éviter une double interprétation. Mais ce n’est pas là la pensée des auteurs du projet. Par " victoire du socialisme ", ils n’entendent pas simplement la conquête du pouvoir et la nationalisation des moyens de production, mais la construction de la société socialiste dans un seul pays. Dans leur pensée, il n’est pas question d’une économie socialiste mondiale reposant sur une division internationale du travail, mais d’une fédération de communes socialistes dont chacune a son existence propre, dans l’esprit du bienheureux anarchisme ; la seule différence est que les limites de ces communes sont élargies jusqu’à celles de l’État national.

Dans son désir inquiet de dissimuler, avec éclectisme, la nouvelle façon d’aborder le problème sous des formules anciennes, le projet de programme présente la thèse suivante :

" Ce n’est qu’après la victoire totale du prolétariat dans le monde et après la consolidation de son pouvoir mondial que viendra l’époque de la construction intensive de l’économie socialiste mondiale " (chap. IV).
Destinée à servir de camouflage théorique, cette thèse révèle, en fait, la contradiction essentielle. Si elle signifie que l’époque de la véritable construction socialiste ne pourra commencer qu’après la victoire du prolétariat dans plusieurs pays avancés, alors on renonce tout simplement à la théorie du socialisme dans un seul pays et on adopte la position de Marx et de Lénine. Mais si l’on part de la nouvelle théorie de Staline-Boukharine—qui est enracinée dans diverses parties du programme –, alors on a comme perspective la réalisation du socialisme intégral dans une série de pays différents avant le triomphe mondial et complet du prolétariat ; et c’est avec ces pays socialistes que l’économie socialiste mondiale sera construite, tout comme les enfants construisent une maison avec des cubes tout prêts. En fait, l’économie socialiste mondiale ne sera nullement la somme des économies socialistes nationales [3] . Elle ne pourra se constituer, dans ses traits essentiels, que sur la base de la division du travail créée par tout le développement antérieur du capitalisme. Dans ses fondements, elle se formera et se bâtira, non pas après la construction du " socialisme intégral " dans une série de pays différents, mais dans les tempêtes et les orages de la révolution prolétarienne mondiale qui occuperont plusieurs décennies. Les succès économiques des premiers pays où s’exercera la dictature du prolétariat ne se mesureront pas au " socialisme intégral ", mais à la stabilité politique de la dictature elle-même et aux progrès dans la préparation des éléments de l’économie socialiste mondiale de demain.

La pensée révisionniste s’exprime avec plus de précision et, si cela est possible, avec plus de brutalité encore dans le cinquième chapitre ; s’abritant derrière une ligne et demie de l’article posthume de Lénine qu’ils défigurent, les auteurs du projet prétendent que l’U.R.S.S. " possède dans le pays les bases matérielles nécessaires et suffisantes, non seulement pour abattre les propriétaires fonciers et la bourgeoisie, mais pour construire le socialisme intégral ".

Par la grâce de quelles circonstances avons-nous hérité un privilège historique si extraordinaire ? A ce propos, nous lisons dans le second chapitre du projet :

" Le front impérialiste fut rompu [par la Révolution de 19I7] dans son chaînon le plus faible, en Russie tsariste " (souligné par nous).

C’est une magnifique formule léniniste qui est donnée ici. Au fond, elle signifie que la Russie était l’État impérialiste le plus arriéré et le plus faible sur le plan économique. C’est précisément pourquoi les classes dominantes de la Russie s’effondrèrent les premières, pour avoir chargé les forces productives insuffisantes du pays d’un fardeau insupportable. Ainsi, le développement inégal et saccadé força le prolétariat du pays capitaliste le plus arriéré à s’emparer le premier du pouvoir. Autrefois, on nous enseignait que, pour cette raison justement, la classe ouvrière du " chaînon le plus faible " aurait de plus grandes difficultés à accéder au socialisme que le prolétariat des pays avancés ; celui-ci aura plus de difficultés à prendre le pouvoir, mais, l’ayant conquis avant que nous ayons comblé notre retard, non seulement il nous dépassera, mais il nous entraînera dans la construction complète du socialisme, sur la base d’une technique mondiale supérieure et de la division internationale du travail. Voilà avec quelle conception nous entrâmes dans la Révolution d’Octobre, conception que le parti a formulée des dizaines et des centaines de milliers de fois dans la presse et dans les réunions, mais à laquelle on tente, depuis 1923, de substituer une vue directement opposée. Maintenant, il se trouve que l’ancienne Russie tsariste—" chaînon le plus faible "—met entre les mains du prolétariat de l’U.R.S.S.—qui hérite de la Russie tsariste et de ses faiblesses—l’avantage inappréciable de posséder ses propres bases nationales pour la " construction du socialisme intégral " !

La malheureuse Angleterre ne dispose pas d’un tel privilège, en raison d’un développement excessif de ses forces productives, qui ont presque besoin du monde entier pour se procurer des matières premières et pour écouler leurs produits. Si les forces productives anglaises étaient plus " modérées ", si elles maintenaient un équilibre entre l’industrie et l’agriculture, le prolétariat anglais pourrait, sans doute, construire le socialisme intégral sur son île " considérée isolément ", protégée par sa flotte contre une intervention étrangère.

Le projet de programme, en son quatrième chapitre, partage les États capitalistes en trois groupes :
I° Les pays de capitalisme avancé (États-Unis, Allemagne, Angleterre, etc. ) ;
2° Les pays où le capitalisme a atteint un niveau moyen de développement (la Russie jusqu’en 1917, la Pologne, etc.) ;
3° Les pays coloniaux et semi-coloniaux (Chine, Inde, etc.).

Bien que " la Russie jusqu’en 1917 " ait été plus proche de la Chine actuelle que des États-Unis d’aujourd’hui, on pourrait ne pas élever d’objection spéciale à cette répartition schématique, si elle ne devenait – en relation avec d’autres parties du projet—une cause de déductions fausses. Étant donné que, pour les pays de " développement moyen ", le projet estime qu’il existe un " minimum suffisant d’industrie " qui leur permet de construire par eux-mêmes le socialisme, cela doit être vrai, à plus forte raison, pour les pays de capitalisme supérieur. Il se trouve que seuls les pays coloniaux et semi-coloniaux ont besoin de l’aide extérieure ; c’est là, précisément, que selon le projet de programme—comme nous le verrons dans un autre chapitre—réside leur trait distinctif.

Pourtant, si nous abordons les questions de la construction du socialisme avec ce seul critère, en faisant abstraction des richesses naturelles d’un pays, de ses rapports intérieurs entre l’industrie et l’agriculture, de sa place dans le système mondial de l’économie, nous tomberons dans de nouvelles erreurs et contradictions, non moins grossières. Nous venons de parler de l’Angleterre. Elle est indiscutablement un pays de capitalisme avancé, mais c’est précisément pour cela qu’elle n’a aucune chance de construire le socialisme dans le cadre de ses frontières insulaires. L’Angleterre, tout simplement, étoufferait au bout de quelques mois.

Certes, des forces productives supérieures—toutes les autres conditions restant égales—offrent un avantage énorme pour la construction du socialisme. Elles communiquent à l’économie une souplesse exceptionnelle, même quand celle-ci est investie par le blocus (cela s’est vu dans l’Allemagne bourgeoise au cours de la guerre). Mais pour ces pays avancés la construction du socialisme sur des bases nationales correspondrait à une baisse générale, à une diminution globale des forces productives ; elle irait directement à l’encontre des tâches socialistes.

Le projet de programme oublie la thèse fondamentale selon laquelle les forces productives actuelles et les frontières nationales sont incompatibles ; par conséquent des forces productives très développées ne sont pas un obstacle moindre à la construction du socialisme dans un seul pays que des forces peu développées, bien que ce soit de façon contraire : si les dernières sont insuffisantes pour leur base, en revanche c’est la base qui est trop limitée pour les premières. La loi du développement inégal est oubliée justement quand on en a le plus besoin et quand elle a le plus d’importance.

La question de la construction du socialisme ne se règle pas simplement par la " maturité " ou la " non-maturité " industrielle du pays. Cette non-maturité est elle-même inégale. En U.R.S.S., où certaines branches de l’industrie (et d’abord la construction des machines) ne peuvent satisfaire les besoins intérieurs les plus élémentaires, il en est d’autres qui, dans des circonstances données, ne peuvent se développer sans une exportation vaste et croissante. Parmi ces dernières, certaines sont de première importance : les exploitations forestières, l’extraction du pétrole et du manganèse, sans parler de l’agriculture. Par ailleurs, les branches " insuffisantes " ne pourront plus se développer sérieusement si les branches qui produisent " en surabondance " (relative) ne peuvent exporter. L’impossibilité de construire une société socialiste isolée—non pas en utopie, dans l’Atlantide, mais dans les conditions concrètes, géographiques et historiques de notre économie terrestre—est déterminée pour divers pays, à divers degrés, aussi bien par le développement insuffisant de certaines branches que par le développement " excessif " de certaines autres. Dans l’ensemble, cela signifie justement que les forces productives actuelles sont incompatibles avec les cadres nationaux.

" Que fut la guerre impérialiste ? Une révolte des forces productives non seulement contre les formes bourgeoises de la propriété, mais contre les cadres des Etats capitalistes. La guerre impérialiste signifiait, en fait, que les forces productives se trouvaient à l’étroit dans les limites des Etats nationaux de façon insupportable. Nous avons toujours affirmé que le capitalisme n’est pas en état de maîtriser les forces productives qu’il a développées, et que seul le socialisme est capable, quand après leur croissance elles dépassent le cadre national, de les incorporer en un ensemble économique supérieur. Il n’y a plus de voies conduisant en arrière vers l’Etat isolé " (Compte rendu sténographique du VIIe Plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, Discours de Trotsky, p. 100).

En essayant de justifier la théorie du socialisme dans un seul pays, le projet de programme commet une double, triple, quadruple erreur : il exagère le niveau des forces productives en U.R.S.S. ; il ferme les yeux sur la loi du développement inégal des diverses branches de l’industrie ; il néglige la division mondiale du travail ; et enfin, il oublie la contradiction fondamentale entre les forces productives et les barrières nationales à l’époque impérialiste.

Afin de ne pas laisser en dehors de notre analyse un seul argument, nous devons encore retenir une considération—la plus générale—exprimée par Boukharine dans la défense de la nouvelle théorie.

Dans l’ensemble du monde, dit Boukharine, le rapport entre le prolétariat et la paysannerie n’est pas plus favorable qu’en U.R.S.S. Si c’est donc pour des raisons de retard dans le développement qu’on n’a pu construire le socialisme en U.R.S.S., celui-ci n’est pas plus réalisable à l’échelle de l’économie mondiale.

Cet argument devrait être introduit dans tous les manuels de dialectique comme exemple classique de procédé de réflexion scolastique. Premièrement, s’il est probable que le rapport entre le prolétariat et la paysannerie, dans l’ensemble du monde, n’est pas tellement différent de celui qui existe en U.R.S.S., la révolution mondiale, comme d’ailleurs la révolution dans un pays, ne se réalise pas selon la méthode de la moyenne arithmétique. Ainsi la Révolution d’Octobre s’est produite et s’est affermie avant tout dans le Pétrograd prolétarien, sans choisir une région où le rapport entre ouvriers et paysans correspondait à la moyenne de toute la Russie. Après que Pétrograd, puis Moscou eurent créé le pouvoir révolutionnaire et l’armée révolutionnaire, ils durent cependant lutter pendant plusieurs années pour abattre la bourgeoisie à travers le pays ; c’est seulement à la suite de ce processus—qui a nom révolution—que s’est établi, dans les frontières de l’U.R.S.S., le rapport actuel entre le prolétariat et la paysannerie. La révolution ne s’accomplit pas suivant la méthode de la moyenne arithmétique. Elle peut même commencer dans une zone moins favorable, mais, tant qu’elle ne s’est pas affermie dans les zones décisives aussi bien du front national que du front mondial, on ne peut parler de sa victoire définitive.

Deuxièmement, le rapport entre le prolétariat et la paysannerie, dans le cadre d’un niveau " moyen " de la technique, n’est pas le seul facteur qui permette de résoudre le problème. La lutte des classes entre le prolétariat et la bourgeoisie existe encore. L’U.R.S.S. est entourée non pas par un monde ouvrier-paysan, mais par le système capitaliste. Si la bourgeoisie était renversée dans le monde entier, il est évident que ce fait, par lui-même, ne modifierait encore ni le rapport entre le prolétariat et la paysannerie, ni le niveau moyen de la technique en U.R.S.S. et dans le monde entier. Cependant, la construction du socialisme en U.R.S.S. verrait immédiatement s’ouvrir devant elle d’autres possibilités et prendrait une autre envergure, absolument incomparable avec celle d’aujourd’hui.

Troisièmement, si les forces productives de chaque pays avancé dépassaient à un degré quelconque les frontières nationales, il faudrait en conclure, selon Boukharine, que les forces productives ont, pour tous les pays ; dépassé les limites du globe terrestre, et par conséquent que le socialisme ne doit être construit qu’à l’échelle du système solaire.

Nous le répétons : l’argument boukharinien fondé sur la proportion moyenne des ouvriers et des paysans devrait être introduit dans les abécédaires de la politique non pas, comme on le fait probablement aujourd’hui, au titre d’argument pour la défense du socialisme dans un seul pays, mais comme preuve de la totale incompatibilité qui existe entre la casuistique scolastique et la dialectique marxiste.


NOTES

[1] Ces lignes montrent que cette politique ne date pas de Khrouchtchev, comme on le dit souvent, mais constituait l’axe de la politique extérieure soviétique, déjà sous Staline, dans des conditions objectives évidemment très différentes.

[2] Dès qu’avec la N.E.P. se produisit un début de renouveau de l’économie soviétique, Trotsky insista sur la nécessité de suivre de très près les rapports économiques entre l’U.R.S.S. et le monde capitaliste. Il dénonça plus tard les conceptions autarciques comme une utopie réactionnaire digne de Hitler.

[3] Cette idée que Trotsky montre comme découlant logiquement de la théorie du " socialisme dans un seul pays" fut appliquée effectivement pendant une certaine période dans le " camp socialiste " après la deuxième guerre mondiale.


Dans "L’Internationale communiste après Lénine" de Léon Trotsky

PROGRAMME DE LA RÉVOLUTION INTERNATIONALE OU PROGRAMME DU SOCIALISME DANS UN SEUL PAYS ? (IV)
7. LA DÉPENDANCE DE L’U.R.S.S. A L’ÉGARD DE L’ÉCONOMIE MONDIALE

C’est H. Vollmar lui-même, et personne d’autre, qui fut le précurseur des apôtres de la société socialiste nationale. Dessinant, dans un article intitulé L’État socialiste isolé, la perspective de la construction du socialisme en Allemagne par les propres forces du prolétariat de ce pays (qui avait dépassé de loin l’Angleterre avancée), Vollmar en 1878 se référait, avec une précision et une clarté absolues, à la loi du développement inégal qui, pense Staline, était inconnue de Marx et d’Engels. De cette loi, Vollmar tire, en 1878, une incontestable conclusion :

" Dans les conditions qui prédominent actuellement, et qui conserveront leurs forces dans la période à venir qu’on peut prévoir, la victoire simultanée du socialisme dans tous les pays cultivés est une hypothèse absolument exclue... "

Et plus loin, développant cette pensée, Vollmar dit :

" De ce fait, nous en arrivons à l’Etat socialiste isolé, qui, j’espère l’avoir démontré, s’il n’est pas le seul possible, est du moins le plus vraisemblable. "

Dans la mesure où, comme on peut le comprendre, cet État isolé est une dictature du prolétariat, Vollmar expose une opinion indiscutable, qui était celle de Marx et d’Engels, et que Lénine exprima dans l’article de 1915 cité plus haut.

Mais ensuite viennent des trouvailles qui n’appartiennent qu’à Vollmar, et dont la formulation est d’ailleurs moins unilatérale et moins fautive que celle de nos théoriciens du socialisme dans un seul pays. L’argumentation de Vollmar repose sur le fait qu’une Allemagne socialiste se trouverait en relations économiques suivies avec l’économie capitaliste mondiale, tout en disposant de l’avantage constitué par un haut développement technique et des coûts de production peu élevés. Une telle construction s’inscrit dans la perspective de la coexistence pacifique des systèmes socialiste et capitaliste [1] . Et comme, avec le temps, le socialisme prouvera de façon de plus en plus éclatante sa supériorité dans le domaine de la production, la nécessité de la révolution mondiale disparaîtra d’elle-même : c’est à travers le marché et par l’intervention des bas prix que le socialisme l’emportera sur le capitalisme.

Auteur du premier projet de programme et coauteur du second projet, Boukharine fonde entièrement sa construction du socialisme dans un seul pays sur l’idée de l’économie isolée, fermée sur elle-même. Dans l’article de Boukharine intitulé Du caractère de notre révolution et de la possibilité de la construction victorieuse du socialisme en U.R.S.S. ( Bolchevik, n° 19 et 20, 1926)—production suprême de la scolastique multipliée par la sophistique—tout le raisonnement se déroule dans le cadre d’une économie isolée. Le principal et unique argument est le suivant :

" Puisque nous avons tout ce qui est " nécessaire et suffisant " pour la construction du socialisme, alors, par conséquent, dans le processus même de cette construction, il n’y a pas un seul moment où elle puisse devenir impossible. Si à l’intérieur de notre pays, nous avons une combinaison de forces telle que, chaque année, la prépondérance du secteur socialiste s’affirme et que le secteur socialiste croisse plus vite que le secteur privé, alors nous commençons chaque année nouvelle avec des forces accrues. "

C’est un raisonnement irréfutable : " Puisque nous avons tout ce qui est nécessaire et suffisant ", alors... nous l’avons. En prenant pour prémisses ses conclusions, Boukharine construit un système d’économie socialiste clos sur lui-même, sans entrées ni sorties. Comme Staline, Boukharine ne se souvient de l’extérieur, c’est-à-dire du monde entier, que sous l’angle de l’intervention militaire. Quand il parle, dans cet article, de la nécessité de " faire abstraction " du facteur international, il a en vue, non pas le marché mondial, mais l’intervention militaire. Il n’a pas à s’abstraire du marché mondial : il l’oublie, simplement, dans toute sa construction. En s’appuyant sur ce schéma, Boukharine défendit, au XIVe Congrès, l’idée que si une intervention militaire ne vient pas y faire obstacle, nous construirons le socialisme " même à pas de tortue ". La lutte incessante entre les deux systèmes, le fait que le socialisme ne peut se fonder que sur des forces productives supérieures, en un mot, la dynamique marxiste du remplacement d’une formation sociale par une autre ; commandée par la croissance des forces productives, tout cela fut totalement jeté au rebut. La dialectique révolutionnaire et historique fut remplacée par une utopie réactionnaire, celle du grignotage par un socialisme qui s’édifierait sur une base technique inférieure, se développerait à " une allure de tortue " dans les limites nationales, et n’aurait d’autre rapport avec le monde extérieur que la peur de l’intervention. Ne pas admettre cette piteuse caricature de la doctrine de Marx et de Lénine devint une " déviation social-démocrate ". C’est dans cet article de Boukharine que pour la première fois sont ainsi caractérisées nos opinions, à l’aide de toute une " argumentation ". L’histoire retiendra que nous avons été condamnés pour " déviation social-démocrate ", parce que nous n’avons pas voulu admettre un retour à la théorie de Vollmar sur le socialisme dans un seul pays, retour qui, en l’inversant, la rend encore plus erronée.

Le prolétariat de la Russie tsariste n’aurait pas pris le pouvoir en Octobre, si la Russie n’avait été le chaînon le plus faible de la chaîne de l’économie mondiale ; elle en était tout de même un chaînon. La conquête du pouvoir par le prolétariat n’a nullement isolé la République des soviets du système de la division internationale du travail créée par le capitalisme.

De même que la sage chouette ne s’envole qu’au crépuscule, de même la théorie du socialisme dans un seul pays a surgi à un moment où notre industrie—dont s’épuisait de plus en plus l’ancien capital de base, où se situait, pour les deux tiers, la dépendance de notre industrie par rapport à l’industrie mondiale—avait un besoin aigu de renouveler et d’étendre ses liens avec le marché mondial, et au moment où les problèmes du commerce extérieur se posaient nettement aux dirigeants de l’économie.

Au XIe Congrès, c’est-à-dire au dernier Congrès où il put parler au parti, Lénine le prévint qu’il aurait à subir un nouvel examen, " un examen qu’organiseraient le marché russe et le marché mondial auquel nous sommes subordonnés, avec lequel nous sommes liés et dont nul ne peut s’arracher ".

Rien ne frappe aussi mortellement la théorie du " socialisme intégral " isolé, que ce simple fait : les chiffres de notre commerce extérieur sont devenus dans les toutes dernières années, la pierre angulaire de nos plans économiques. La " partie la plus faible " de toute notre économie, y compris notre industrie, est l’importation, entièrement tributaire de l’exportation. Or, la force de résistance d’une chaîne dépendant du chaînon le plus faible, les calculs de nos plans économiques sont adaptés aux mesures de l’importation.

Dans la revue L’économie planifiée (organe théorique du Plan d’État), nous lisons, dans un article consacré au système de l’établissement du plan :

" En établissant les chiffres de contrôle de l’année courante, nous avons dû, méthodologiquement, prendre comme base les plans de notre exportation et ceux de notre importation, nous orienter d’après ceux-ci pour établir les plans de toute une série de branches diverses de l’industrie et, par conséquent, de tout le plan industriel général, et tout particulièrement pour accorder avec eux la construction d’usines nouvelles " (Janvier 1927, P. 27).

Sans aucun doute, cette démarche méthodologique, à propos du Plan d’État, signifie que les chiffres de contrôle déterminent la direction et le rythme de notre développement économique mais que le contrôle de ces chiffres s’est déplacé du côté de l’économie mondiale ; il en est ainsi, non pas parce que nous sommes devenus plus faibles, mais parce que, devenus plus forts, nous sommes sortis du cercle vicieux de l’isolement.

Par les chiffres des exportations et des importations, le monde capitaliste nous montre qu’il a, pour réagir, d’autres armes que l’intervention militaire. Dans les conditions du marché, la productivité du travail et du système social dans son ensemble étant mesurée par le rapport des prix, l’économie soviétique est sous la menace bien davantage d’une intervention de marchandises capitalistes à bon marché que d’une intervention militaire. C’est pourquoi il ne s’agit pas de remporter, économiquement, un triomphe isolé sur sa " propre bourgeoisie ". " La révolution socialiste qui avance sur le monde entier ne consistera pas seulement en une victoire du prolétariat de chaque pays sur sa propre bourgeoisie " (Lénine, 1919). Il s’agit d’une lutte à mort entre deux systèmes sociaux, dont l’un a commencé à se construire à partir de forces productives arriérées, tandis que l’autre s’appuie aujourd’hui encore sur des forces productives d’une bien plus grande puissance.

Celui qui taxe de " pessimisme " le simple aveu que nous dépendons du marché mondial (Lénine disait que nous sommes subordonnés au marché mondial) trahit toute sa pusillanimité de petit-bourgeois provincial devant le marché mondial et le caractère piteux de son optimisme local, puisqu’il échappe à cette économie mondiale par ses propres moyens.

La nouvelle théorie fait une question d’honneur de l’idée bizarre que l’U.R.S.S. peut périr d’une intervention militaire mais non en raison de son retard économique. Mais puisque, dans une société socialiste, les masses travailleuses sont beaucoup plus disposées à défendre le pays que les esclaves du capital à l’attaquer, on se pose la question : pourquoi une intervention militaire peut-elle faire peser sur nous une menace de mort ? Parce que l’ennemi est techniquement plus fort. Boukharine ne reconnaît la supériorité des forces productives que dans leur aspect militaire technique. Il ne veut pas comprendre que le tracteur de Ford est aussi dangereux que le canon du Creusot, avec cette différence que ce dernier ne peut agir que de temps à autre, tandis que le premier nous presse en permanence [2] . De plus, le tracteur sait qu’il a derrière lui le canon, comme ultime réserve.

Nous, premier État ouvrier, nous sommes une partie du prolétariat mondial, et avec lui, nous dépendons du capitalisme mondial. Indifférent, neutre et châtré par les bureaucrates, le bon petit mot " liaison " n’est lancé que pour cacher le caractère extrêmement pénible et dangereux pour nous de ces " liaisons ". Si nous produisions aux prix du marché mondial, notre dépendance à l’égard de celui-ci subsisterait mais serait beaucoup moins rigoureuse. Malheureusement, il n’en est pas ainsi ; le monopole du commerce extérieur témoigne lui-même du caractère cruel et dangereux de notre dépendance. L’importance décisive de ce monopole pour notre construction du socialisme découle précisément d’un rapport des forces défavorable pour nous. Mais on ne peut oublier une minute que le monopole du commerce extérieur régularise seulement notre dépendance à l’égard du marché mondial ; il ne la supprime pas.

" Aussi longtemps que notre République des Soviets—écrit Lénine—demeure une marche isolée dans tout un monde capitaliste, croire à notre complète indépendance économique et à la liquidation de certains dangers serait faire preuve d’esprit fantasque et d’utopie " (Œuvres, vol. XVII, p. 409 de l’édition russe).

Les dangers essentiels sont la conséquence de la situation objective de l’U.R.S.S., " marche isolée " dans l’économie capitaliste, qui nous est hostile. Cependant, ces dangers peuvent s’atténuer ou croître. Cela dépend de l’action de deux facteurs : notre construction du socialisme d’un côté, le développement de l’économie capitaliste de l’autre. C’est certainement, en dernière analyse, le second facteur—c’est-à-dire le sort de toute l’économie mondiale—qui a une importance décisive.

Peut-il arriver—et dans quel cas précis—que la productivité de notre système social retarde de plus en plus sur celle du capitalisme ? Car, en fin de compte, cela amènerait inéluctablement l’écroulement de la République socialiste. Si nous dirigeons avec intelligence notre économie durant cette phase—pendant laquelle nous devons créer par nous-mêmes la base de l’industrie, ce qui exige de bien plus grandes qualités dans la direction—la productivité de notre travail grandira. Peut-on, cependant, supposer que la productivité du travail dans les pays capitalistes ou, pour parler plus précisément, des pays capitalistes prédominants, s’accroîtra plus vite que la nôtre ? Si cette question ne reçoit pas une réponse qui tienne compte des perspectives, les proclamations vantardes sur notre allure suffisante " par elle-même " (sans parler de la philosophie ridicule de " l’allure de tortue ") ne signifient rien. Mais tenter de répondre au problème de la compétition entre les deux systèmes nous entraîne déjà dans l’arène de l’économie et de la politique mondiales, c’est-à-dire dans l’arène où agit et décide l’Internationale révolutionnaire (et non pas une République soviétique vivant pour elle-même et réclamant de temps en temps l’aide de l’Internationale).

A propos de l’économie étatisée de l’U.R.S.S., le projet de programme dit qu’elle " développe la grosse industrie à une allure qui dépasse celle du développement dans les pays capitalistes ". Il faut reconnaître que, dans cet essai de confrontation des deux allures, un pas en avant est fait dans le domaine des principes, par rapport à la période où les auteurs du programme niaient absolument la nécessité d’un coefficient de comparaison entre notre développement et celui du reste du monde. Il est inutile " de mêler à ces problèmes le facteur international ", disait Staline. Nous construirons le socialisme " même à une allure de tortue ", disait Boukharine. C’est précisément suivant cette ligne que se déroulèrent les discussions de principe durant plusieurs années. Formellement, cette ligne l’a emporté. Mais, si on ne se limite pas à glisser dans le texte une comparaison entre les différentes allures du développement économique, si l’on se pénètre de ce que le problème a d’essentiel, on verra que, dans un autre chapitre du projet, on ne peut parler d’ " un minimum suffisant de l’industrie " en prenant seulement pour base des rapports intérieurs, sans relation avec le monde capitaliste ; non seulement on ne peut pas résoudre la question a priori, mais on ne peut même pas poser la question de savoir s’il est " possible " ou " impossible " au prolétariat d’un pays donné de construire le socialisme par ses propres forces. La question se règle dans la dynamique de la lutte entre deux systèmes, entre deux classes mondiales ; en dépit des coefficients élevés de notre croissance au cours de la période de reconstruction, demeure un fait essentiel et indiscutable :

" Le capital, si on le considère dans le monde entier, reste aujourd’hui encore plus fort que le pouvoir des Soviets, non seulement militairement mais aussi économiquement. C’est cette thèse fondamentale qu’il faut prendre comme base et ne jamais oublier " (LÉNINE, Œuvres, Vol. XVII, p. 102 de l’édition russe).

Le problème du rapport des différentes allures entre elles n’est pas résolu. Il ne dépend pas seulement du savoir-faire dont nous ferons preuve pour aborder la liaison entre la ville et la campagne, assurer le stockage des blés, intensifier les exportations et les importations ; autrement dit, il ne tient pas seulement à nos succès intérieurs (qui sont cependant un facteur d’une importance exceptionnelle dans cette lutte) ; il est lié tout aussi fortement à la marche de l’économie et de la révolution mondiales. Aussi, la question sera-t-elle tranchée, non pas dans le cadre national, mais dans l’arène mondiale de la lutte économique et politique.

C’est ainsi que, presque sur chaque point du projet de programme, nous voyons une concession directe ou camouflée faite à la critique de l’opposition. Cette concession se manifeste par un rapprochement théorique avec Marx et Lénine, mais les conclusions révisionnistes demeurent tout à fait indépendantes des thèses révolutionnaires.

8. LA CONTRADICTION ENTRE FORCES PRODUCTIVES ET FRONTIÈRES NATIONALES EST LA CAUSE DU CARACTÈRE UTOPIQUE ET RÉACTIONNAIRE DE LA THÉORIE DU SOCIALISME DANS UN SEUL PAYS

Comme nous l’avons vu, l’argumentation de la théorie du socialisme dans un seul pays se réduit, d’une part à interpréter en sophiste quelques lignes de Lénine, et d’autre part à expliquer en scolastique la loi du " développement inégal ". En interprétant judicieusement et cette loi historique et les citations en question, nous aboutissons à une conclusion directement opposée, qui était celle de Marx, d’Engels, de Lénine et de nous tous, y compris Staline et Boukharine, jusqu’en 1925.

Du développement inégal et saccadé du capitalisme, découle le caractère inégal et saccadé de la révolution socialiste ; et de l’interdépendance mutuelle des divers pays, découle l’impossibilité non seulement politique mais aussi économique de construire le socialisme dans un seul pays.

Examinons une fois de plus, et de plus prés, le programme sous cet angle. Nous avons déjà lu dans l’introduction cette remarque :

" L’impérialisme... avive jusqu’à les amener à une tension extrême les contradictions qui existent entre la croissance des forces productives de l’économie mondiale et les cloisonnements nationaux et étatiques. "

Nous avons déjà dit que cette thèse est, ou plutôt devrait être la pierre angulaire d’un programme international. Mais précisément, cette thèse exclut, réfute et balaie la théorie du socialisme dans un seul pays comme une théorie réactionnaire, parce qu’elle se trouve en contradiction irréductible, non seulement avec la tendance fondamentale du développement des forces productives, mais aussi avec les résultats matériels que ce développement a déjà provoqués. Les forces productives sont incompatibles avec les cadres nationaux. C’est ce fait qui commande non seulement le commerce extérieur, l’exportation des hommes et des capitaux, la conquête des territoires, la politique coloniale, la dernière guerre impérialiste, mais aussi l’impossibilité économique pour une société socialiste de vivre en vase clos. Les forces productives des pays capitalistes sont, depuis longtemps, à l’étroit dans le cadre de l’État national. La société socialiste, elle, ne peut se construire que sur la base des forces productives modernes, sur l’électrification, sur la " chimisation " des processus de production (y compris l’agriculture), sur la combinaison et la généralisation des éléments les plus élevés de la technique contemporaine la plus développée.

Depuis Marx, nous répétons que le capitalisme est incapable de maîtriser l’esprit de la nouvelle technique qu’il a lui-même engendrée ; esprit qui fait exploser juridiquement non seulement l’enveloppe de la propriété privée bourgeoise, mais comme l’a montré la guerre de 1914, le cadre national de l’État bourgeois. Quant au socialisme, il doit non seulement reprendre au capitalisme les forces productives les plus développées, mais les mener immédiatement plus loin et plus haut, en leur assurant une croissance impossible en régime capitaliste. Comment ! se demandera-t-on, le socialisme repoussera-t-il en arrière les forces productives pour les enfermer dans les formes nationales d’où elles cherchaient déjà à s’arracher sous le capitalisme ? Ou peut-être renoncerons-nous à ces forces productives " indomptables " qui sont à l’étroit dans le cadre national tout comme dans la théorie du socialisme dans un seul pays ? Devrons-nous nous borner aux forces productives domestiques, c’est-à-dire à une technique économique retardataire ? Mais alors il faut, tout de suite et dans une série de branches, ne plus monter mais descendre au-dessous même du pitoyable niveau technique actuel, qui a su lier la Russie bourgeoise à l’économie mondiale et l’amener à participer à la guerre impérialiste, pour accroître le territoire des forces productives qui débordaient le cadre de l’État national.

Héritant ces forces productives et les ayant reconstituées, l’État ouvrier est contraint d’exporter et d’importer.

Le malheur, dans tout cela, c’est que le projet de programme ne fait qu’introduire mécaniquement dans son texte la thèse de l’incompatibilité de la technique capitaliste actuelle et des cadres nationaux, et raisonne plus loin comme si cette incompatibilité n’existait pas. Au fond, tout ce projet n’est qu’une combinaison des thèses révolutionnaires de Marx et de Lénine avec des conclusions opportunistes ou centristes qui leur sont inconciliables. Voilà pourquoi il est nécessaire, sans le laisser prendre à quelques formules révolutionnaires du projet, de voir clairement où vont ses tendances essentielles.

Nous avons cité le premier chapitre, qui parle de la possibilité du socialisme dans " un seul pays, pris isolément " ; cette idée est encore plus nettement et plus brutalement exprimée dans le quatrième chapitre, qui déclare :

" La dictature (?) du prolétariat mondial... ne peut être réalisée qu’après la victoire du socialisme (?) dans divers pays, quand les républiques prolétariennes nouvellement constituées se fédéreront avec celles qui existent déjà. "

Si ces mots " victoire du socialisme " ne font que désigner la dictature du prolétariat, alors ce n’est qu’un lieu commun indiscutable, qui aurait dû être mieux formulé dans le programme, pour éviter une double interprétation. Mais ce n’est pas là la pensée des auteurs du projet. Par " victoire du socialisme ", ils n’entendent pas simplement la conquête du pouvoir et la nationalisation des moyens de production, mais la construction de la société socialiste dans un seul pays. Dans leur pensée, il n’est pas question d’une économie socialiste mondiale reposant sur une division internationale du travail, mais d’une fédération de communes socialistes dont chacune a son existence propre, dans l’esprit du bienheureux anarchisme ; la seule différence est que les limites de ces communes sont élargies jusqu’à celles de l’État national.

Dans son désir inquiet de dissimuler, avec éclectisme, la nouvelle façon d’aborder le problème sous des formules anciennes, le projet de programme présente la thèse suivante :

" Ce n’est qu’après la victoire totale du prolétariat dans le monde et après la consolidation de son pouvoir mondial que viendra l’époque de la construction intensive de l’économie socialiste mondiale " (chap. IV).

Destinée à servir de camouflage théorique, cette thèse révèle, en fait, la contradiction essentielle. Si elle signifie que l’époque de la véritable construction socialiste ne pourra commencer qu’après la victoire du prolétariat dans plusieurs pays avancés, alors on renonce tout simplement à la théorie du socialisme dans un seul pays et on adopte la position de Marx et de Lénine. Mais si l’on part de la nouvelle théorie de Staline-Boukharine—qui est enracinée dans diverses parties du programme –, alors on a comme perspective la réalisation du socialisme intégral dans une série de pays différents avant le triomphe mondial et complet du prolétariat ; et c’est avec ces pays socialistes que l’économie socialiste mondiale sera construite, tout comme les enfants construisent une maison avec des cubes tout prêts. En fait, l’économie socialiste mondiale ne sera nullement la somme des économies socialistes nationales [3]. Elle ne pourra se constituer, dans ses traits essentiels, que sur la base de la division du travail créée par tout le développement antérieur du capitalisme. Dans ses fondements, elle se formera et se bâtira, non pas après la construction du " socialisme intégral " dans une série de pays différents, mais dans les tempêtes et les orages de la révolution prolétarienne mondiale qui occuperont plusieurs décennies. Les succès économiques des premiers pays où s’exercera la dictature du prolétariat ne se mesureront pas au " socialisme intégral ", mais à la stabilité politique de la dictature elle-même et aux progrès dans la préparation des éléments de l’économie socialiste mondiale de demain.

La pensée révisionniste s’exprime avec plus de précision et, si cela est possible, avec plus de brutalité encore dans le cinquième chapitre ; s’abritant derrière une ligne et demie de l’article posthume de Lénine qu’ils défigurent, les auteurs du projet prétendent que l’U.R.S.S. " possède dans le pays les bases matérielles nécessaires et suffisantes, non seulement pour abattre les propriétaires fonciers et la bourgeoisie, mais pour construire le socialisme intégral ".

Par la grâce de quelles circonstances avons-nous hérité un privilège historique si extraordinaire ? A ce propos, nous lisons dans le second chapitre du projet :

" Le front impérialiste fut rompu [par la Révolution de 19I7] dans son chaînon le plus faible, en Russie tsariste " (souligné par nous).

C’est une magnifique formule léniniste qui est donnée ici. Au fond, elle signifie que la Russie était l’État impérialiste le plus arriéré et le plus faible sur le plan économique. C’est précisément pourquoi les classes dominantes de la Russie s’effondrèrent les premières, pour avoir chargé les forces productives insuffisantes du pays d’un fardeau insupportable. Ainsi, le développement inégal et saccadé força le prolétariat du pays capitaliste le plus arriéré à s’emparer le premier du pouvoir. Autrefois, on nous enseignait que, pour cette raison justement, la classe ouvrière du " chaînon le plus faible " aurait de plus grandes difficultés à accéder au socialisme que le prolétariat des pays avancés ; celui-ci aura plus de difficultés à prendre le pouvoir, mais, l’ayant conquis avant que nous ayons comblé notre retard, non seulement il nous dépassera, mais il nous entraînera dans la construction complète du socialisme, sur la base d’une technique mondiale supérieure et de la division internationale du travail. Voilà avec quelle conception nous entrâmes dans la Révolution d’Octobre, conception que le parti a formulée des dizaines et des centaines de milliers de fois dans la presse et dans les réunions, mais à laquelle on tente, depuis 1923, de substituer une vue directement opposée. Maintenant, il se trouve que l’ancienne Russie tsariste—" chaînon le plus faible "—met entre les mains du prolétariat de l’U.R.S.S.—qui hérite de la Russie tsariste et de ses faiblesses—l’avantage inappréciable de posséder ses propres bases nationales pour la " construction du socialisme intégral " !

La malheureuse Angleterre ne dispose pas d’un tel privilège, en raison d’un développement excessif de ses forces productives, qui ont presque besoin du monde entier pour se procurer des matières premières et pour écouler leurs produits. Si les forces productives anglaises étaient plus " modérées ", si elles maintenaient un équilibre entre l’industrie et l’agriculture, le prolétariat anglais pourrait, sans doute, construire le socialisme intégral sur son île " considérée isolément ", protégée par sa flotte contre une intervention étrangère.

Le projet de programme, en son quatrième chapitre, partage les États capitalistes en trois groupes :
I° Les pays de capitalisme avancé (États-Unis, Allemagne, Angleterre, etc. ) ;
2° Les pays où le capitalisme a atteint un niveau moyen de développement (la Russie jusqu’en 1917, la Pologne, etc.) ;
3° Les pays coloniaux et semi-coloniaux (Chine, Inde, etc.).

Bien que " la Russie jusqu’en 1917 " ait été plus proche de la Chine actuelle que des États-Unis d’aujourd’hui, on pourrait ne pas élever d’objection spéciale à cette répartition schématique, si elle ne devenait – en relation avec d’autres parties du projet—une cause de déductions fausses. Étant donné que, pour les pays de " développement moyen ", le projet estime qu’il existe un " minimum suffisant d’industrie " qui leur permet de construire par eux-mêmes le socialisme, cela doit être vrai, à plus forte raison, pour les pays de capitalisme supérieur. Il se trouve que seuls les pays coloniaux et semi-coloniaux ont besoin de l’aide extérieure ; c’est là, précisément, que selon le projet de programme—comme nous le verrons dans un autre chapitre—réside leur trait distinctif.

Pourtant, si nous abordons les questions de la construction du socialisme avec ce seul critère, en faisant abstraction des richesses naturelles d’un pays, de ses rapports intérieurs entre l’industrie et l’agriculture, de sa place dans le système mondial de l’économie, nous tomberons dans de nouvelles erreurs et contradictions, non moins grossières. Nous venons de parler de l’Angleterre. Elle est indiscutablement un pays de capitalisme avancé, mais c’est précisément pour cela qu’elle n’a aucune chance de construire le socialisme dans le cadre de ses frontières insulaires. L’Angleterre, tout simplement, étoufferait au bout de quelques mois.

Certes, des forces productives supérieures—toutes les autres conditions restant égales—offrent un avantage énorme pour la construction du socialisme. Elles communiquent à l’économie une souplesse exceptionnelle, même quand celle-ci est investie par le blocus (cela s’est vu dans l’Allemagne bourgeoise au cours de la guerre). Mais pour ces pays avancés la construction du socialisme sur des bases nationales correspondrait à une baisse générale, à une diminution globale des forces productives ; elle irait directement à l’encontre des tâches socialistes.

Le projet de programme oublie la thèse fondamentale selon laquelle les forces productives actuelles et les frontières nationales sont incompatibles ; par conséquent des forces productives très développées ne sont pas un obstacle moindre à la construction du socialisme dans un seul pays que des forces peu développées, bien que ce soit de façon contraire : si les dernières sont insuffisantes pour leur base, en revanche c’est la base qui est trop limitée pour les premières. La loi du développement inégal est oubliée justement quand on en a le plus besoin et quand elle a le plus d’importance.

La question de la construction du socialisme ne se règle pas simplement par la " maturité " ou la " non-maturité " industrielle du pays. Cette non-maturité est elle-même inégale. En U.R.S.S., où certaines branches de l’industrie (et d’abord la construction des machines) ne peuvent satisfaire les besoins intérieurs les plus élémentaires, il en est d’autres qui, dans des circonstances données, ne peuvent se développer sans une exportation vaste et croissante. Parmi ces dernières, certaines sont de première importance : les exploitations forestières, l’extraction du pétrole et du manganèse, sans parler de l’agriculture. Par ailleurs, les branches " insuffisantes " ne pourront plus se développer sérieusement si les branches qui produisent " en surabondance " (relative) ne peuvent exporter. L’impossibilité de construire une société socialiste isolée—non pas en utopie, dans l’Atlantide, mais dans les conditions concrètes, géographiques et historiques de notre économie terrestre—est déterminée pour divers pays, à divers degrés, aussi bien par le développement insuffisant de certaines branches que par le développement " excessif " de certaines autres. Dans l’ensemble, cela signifie justement que les forces productives actuelles sont incompatibles avec les cadres nationaux.

" Que fut la guerre impérialiste ? Une révolte des forces productives non seulement contre les formes bourgeoises de la propriété, mais contre les cadres des Etats capitalistes. La guerre impérialiste signifiait, en fait, que les forces productives se trouvaient à l’étroit dans les limites des Etats nationaux de façon insupportable. Nous avons toujours affirmé que le capitalisme n’est pas en état de maîtriser les forces productives qu’il a développées, et que seul le socialisme est capable, quand après leur croissance elles dépassent le cadre national, de les incorporer en un ensemble économique supérieur. Il n’y a plus de voies conduisant en arrière vers l’Etat isolé " (Compte rendu sténographique du VIIe Plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, Discours de Trotsky, p. 100).

En essayant de justifier la théorie du socialisme dans un seul pays, le projet de programme commet une double, triple, quadruple erreur : il exagère le niveau des forces productives en U.R.S.S. ; il ferme les yeux sur la loi du développement inégal des diverses branches de l’industrie ; il néglige la division mondiale du travail ; et enfin, il oublie la contradiction fondamentale entre les forces productives et les barrières nationales à l’époque impérialiste.

Afin de ne pas laisser en dehors de notre analyse un seul argument, nous devons encore retenir une considération—la plus générale—exprimée par Boukharine dans la défense de la nouvelle théorie.

Dans l’ensemble du monde, dit Boukharine, le rapport entre le prolétariat et la paysannerie n’est pas plus favorable qu’en U.R.S.S. Si c’est donc pour des raisons de retard dans le développement qu’on n’a pu construire le socialisme en U.R.S.S., celui-ci n’est pas plus réalisable à l’échelle de l’économie mondiale.

Cet argument devrait être introduit dans tous les manuels de dialectique comme exemple classique de procédé de réflexion scolastique. Premièrement, s’il est probable que le rapport entre le prolétariat et la paysannerie, dans l’ensemble du monde, n’est pas tellement différent de celui qui existe en U.R.S.S., la révolution mondiale, comme d’ailleurs la révolution dans un pays, ne se réalise pas selon la méthode de la moyenne arithmétique. Ainsi la Révolution d’Octobre s’est produite et s’est affermie avant tout dans le Pétrograd prolétarien, sans choisir une région où le rapport entre ouvriers et paysans correspondait à la moyenne de toute la Russie. Après que Pétrograd, puis Moscou eurent créé le pouvoir révolutionnaire et l’armée révolutionnaire, ils durent cependant lutter pendant plusieurs années pour abattre la bourgeoisie à travers le pays ; c’est seulement à la suite de ce processus—qui a nom révolution—que s’est établi, dans les frontières de l’U.R.S.S., le rapport actuel entre le prolétariat et la paysannerie. La révolution ne s’accomplit pas suivant la méthode de la moyenne arithmétique. Elle peut même commencer dans une zone moins favorable, mais, tant qu’elle ne s’est pas affermie dans les zones décisives aussi bien du front national que du front mondial, on ne peut parler de sa victoire définitive.

Deuxièmement, le rapport entre le prolétariat et la paysannerie, dans le cadre d’un niveau " moyen " de la technique, n’est pas le seul facteur qui permette de résoudre le problème. La lutte des classes entre le prolétariat et la bourgeoisie existe encore. L’U.R.S.S. est entourée non pas par un monde ouvrier-paysan, mais par le système capitaliste. Si la bourgeoisie était renversée dans le monde entier, il est évident que ce fait, par lui-même, ne modifierait encore ni le rapport entre le prolétariat et la paysannerie, ni le niveau moyen de la technique en U.R.S.S. et dans le monde entier. Cependant, la construction du socialisme en U.R.S.S. verrait immédiatement s’ouvrir devant elle d’autres possibilités et prendrait une autre envergure, absolument incomparable avec celle d’aujourd’hui.

Troisièmement, si les forces productives de chaque pays avancé dépassaient à un degré quelconque les frontières nationales, il faudrait en conclure, selon Boukharine, que les forces productives ont, pour tous les pays ; dépassé les limites du globe terrestre, et par conséquent que le socialisme ne doit être construit qu’à l’échelle du système solaire.

Nous le répétons : l’argument boukharinien fondé sur la proportion moyenne des ouvriers et des paysans devrait être introduit dans les abécédaires de la politique non pas, comme on le fait probablement aujourd’hui, au titre d’argument pour la défense du socialisme dans un seul pays, mais comme preuve de la totale incompatibilité qui existe entre la casuistique scolastique et la dialectique marxiste.

NOTES

[1] Ces lignes montrent que cette politique ne date pas de Khrouchtchev, comme on le dit souvent, mais constituait l’axe de la politique extérieure soviétique, déjà sous Staline, dans des conditions objectives évidemment très différentes.

[2]Dès qu’avec la N.E.P. se produisit un début de renouveau de l’économie soviétique, Trotsky insista sur la nécessité de suivre de très près les rapports économiques entre l’U.R.S.S. et le monde capitaliste. Il dénonça plus tard les conceptions autarciques comme une utopie réactionnaire digne de Hitler.

[3] Cette idée que Trotsky montre comme découlant logiquement de la théorie du " socialisme dans un seul pays" fut appliquée effectivement pendant une certaine période dans le " camp socialiste " après la deuxième guerre mondiale.

9. LA QUESTION NE PEUT ÊTRE TRANCHÉE QUE SUR L’ARÈNE DE LA RÉVOLUTION MONDIALE

La nouvelle doctrine dit : le socialisme peut être construit sur la base d’un État national, s’il n’y a pas d’intervention. De là peut et doit découler, en dépit de toutes les déclarations solennelles du projet de programme, une politique de collaboration avec la bourgeoisie de l’extérieur. Le but est d’éviter l’intervention : en effet, la construction du socialisme étant ainsi assurée, la question historique fondamentale sera résolue. La tâche des partis de l’Internationale communiste prend alors un caractère secondaire : protéger l’U.R.S.S, des interventions et non pas lutter pour la conquête du pouvoir. Il ne s’agit pas, certes, d’intentions subjectives, mais d’une logique objective de la pensée politique.

" La divergence ici – dit Staline – consiste en ce que le parti considère que ces contradictions (internes) et ces conflits éventuels sont parfaitement surmontables sur la base des propres forces de notre révolution, tandis que le camarade Trotsky et l’Opposition considèrent que ces contradictions et conflits ne peuvent se régler qu’à l’échelle internationale, sur l’arène de la révolution mondiale du prolétariat " (Pravda, n° 262, 12 novembre 1926).

Oui, la divergence s’exprime précisément en ces termes. On ne saurait mieux formuler la contradiction qui existe entre le national-réformisme et l’internationalisme révolutionnaire. Si nos difficultés, nos obstacles, nos contradictions internes, qui reflètent les contradictions mondiales, peuvent être surmontés uniquement par " les forces propres de notre révolution " hors de l’arène de la révolution mondiale, alors l’Internationale est une institution à moitié auxiliaire, à moitié décorative, dont on peut convoquer le Congrès tous les quatre ans, tous les dix ans ou même jamais. Si l’on ajoute que le prolétariat des autres pays doit protéger notre construction contre l’intervention militaire, alors d’après ce schéma l’Internationale doit jouer le rôle d’un instrument pacifiste. Son rôle fondamental d’outil de la révolution mondiale passe inévitablement à l’arrière-plan. Et, répétons-le, cela se produit non pas d’après des intentions conscientes (au contraire, toute une série de passages du programme témoignent des excellentes intentions des auteurs), mais comme conséquence de la logique interne de la nouvelle théorie : ce qui est mille fois plus dangereux que les pires intentions subjectives.

Déjà, en effet, au VIIe plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, Staline avait osé développer et démontrer l’idée suivante :

" Notre parti n’a pas le droit de tromper (!) la classe ouvrière ; il aurait dû dire franchement que le manque de certitude (!) sur la possibilité de construire le socialisme dans notre pays mène à l’abandon du pouvoir et à la transformation de notre parti, devenant, de parti dirigeant, parti d’opposition " (Compte rendu sténographique, vol. Il, p. 10 -souligné par nous-).

Cela signifie : "Tu as seulement le droit d’espérer dans les maigres ressources de l’économie nationale ; tu ne peux pas espérer quelque chose des ressources infinies du prolétariat international. Si tu ne peux te passer de la révolution internationale, laisse le pouvoir, ce pouvoir d’octobre conquis dans l’intérêt de la révolution internationale". Voilà à quelle déchéance on peut aboutir quand on part d’une position radicalement fausse.

Le projet développe une idée incontestable quand il dit que les succès économiques de l’U.R.S.S, ne peuvent être dissociés de la révolution prolétarienne mondiale. Mais le danger politique de la nouvelle théorie réside dans la comparaison erronée établie entre les deux leviers du socialisme mondial : nos réalisations économiques et la révolution prolétarienne mondiale. Sans la victoire de cette dernière, nous ne construirons pas le socialisme. Les ouvriers d’Europe et du monde entier doivent comprendre clairement cela. La construction économique a une importance énorme. Si la direction se trompe, la dictature du prolétariat s’affaiblit ; sa chute porterait un tel coup à la révolution internationale que celle-ci ne s’en remettrait pas avant toute une longue suite d’années. Mais la décision du procès historique entre le monde du socialisme et le monde du capitalisme dépend du second levier, c’est-à-dire de la révolution prolétarienne mondiale. L’importance gigantesque de l’Union soviétique vient de ce qu’elle est la base d’appui de la révolution mondiale et non pas de sa capacité à construire le socialisme indépendamment de la révolution mondiale.

Sur un ton de supériorité que rien ne justifie, Boukharine, à plusieurs reprises nous a demandé :

" S’il existe déjà des éléments de départ, si la base est suffisante et si même l’œuvre de construction du socialisme a connu un certain succès, où est la limite à partir de laquelle tout " se fait " en sens inverse " ? Une telle limite n’existe pas " (Compte rendu sténographique du VIIe Plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, p. 116).

C’est de la mauvaise géométrie et non de la dialectique historique. Une telle " limite " peut exister. Il peut en exister plusieurs sur le plan intérieur et international, et aussi dans les domaines politique, économique et militaire. La " limite " la plus importante et la plus menaçante serait une sérieuse et durable consolidation, une nouvelle montée du capitalisme mondial. La question économique et politique débouche donc sur l’arène mondiale. La bourgeoisie peut-elle s’assurer une nouvelle époque de croissance capitaliste ? Nier une telle possibilité, compter sur " la situation sans issue " du capitalisme, serait simplement du verbalisme révolutionnaire. " Il n’y a pas de situation absolument sans issue " (Lénine). L’état actuel d’équilibre instable où se trouvent les classes dans les pays européens – précisément à cause de cette instabilité – ne peut durer indéfiniment.

Quand Staline et Boukharine démontrent que l’U.R.S.S. peut, en tant qu’État (c’est-à-dire dans ses rapports avec la bourgeoisie mondiale), se passer de l’aide du prolétariat étranger, ils font preuve du même aveuglement que dans les autres conséquences de leur erreur fondamentale ; car l’actuelle sympathie active des masses ouvrières nous protège de l’intervention.

Il est absolument indiscutable qu’après le sabotage par la social-démocratie de l’insurrection du prolétariat européen contre la bourgeoisie qui a suivi la guerre, l’active sympathie des masses ouvrières a sauvé la République soviétique. Durant ces dernières années, la bourgeoisie européenne n’a pas trouvé des forces suffisantes pour conduire une grande guerre contre l’État ouvrier. Mais penser qu’un tel rapport de forces peut se maintenir pendant de longues années, par exemple jusqu’à la construction du socialisme en U.R.S.S., serait faire preuve du plus grand aveuglement et juger de toute une courbe d’après un petit segment. Une situation aussi instable, où le prolétariat ne peut prendre le pouvoir et où la bourgeoisie ne se sent pas pleinement maîtresse chez elle, doit, tôt ou tard, une année ou l’autre, tourner dans un sens ou dans l’autre, vers la dictature du prolétariat ou vers la consolidation sérieuse et durable de la bourgeoisie sur le dos des masses populaires, sur les ossements des peuples coloniaux et, qui sait, sur les nôtres. " Il n’y a pas de situation absolument sans issue. " La bourgeoisie peut surmonter ses contradictions les plus pénibles uniquement en suivant la voie ouverte par les défaites du prolétariat et les fautes de la direction révolutionnaire. Mais la réciproque est également vraie. Il n’y aura plus de nouvelle montée du capitalisme mondial (dans la perspective d’une nouvelle époque de grands bouleversements) si le prolétariat sait trouver le moyen de sortir de la présente situation instable par la voie révolutionnaire.

" Il faut démontrer maintenant par l’action pratique des partis révolutionnaires – disait Lénine, le 19 juillet I920, au IIe Congrès – qu’ils possèdent suffisamment de conscience, de sens de l’organisation, de liens avec les masses exploitées, d’esprit de décision et de savoir-faire pour exploiter cette crise au profit d’une victoire de la révolution " (LÉNINE, Œuvres, vol. XXXI, p. 234 de l’édition française).

Quant à nos contradictions internes, qui dépendent directement de la marche de la lutte en Europe et dans le monde, elles peuvent être intelligemment réglementées et atténuées par une politique intérieure juste, fondée sur la prévision marxiste ; mais on ne pourra en triompher totalement qu’en éliminant les contradictions des classes, ce dont il ne peut être question avant que ne se produise et triomphe la révolution européenne. Staline a raison : la divergence se situe précisément là ; c’est elle qui sépare fondamentalement le nationalisme réformiste de l’internationalisme révolutionnaire.
10. LA THÉORIE DU SOCIALISME DANS UN SEUL PAYS, SOURCE DES ERREMENTS SOCIAUX-PATRIOTIQUES

La théorie du socialisme dans un seul pays conduit inévitablement à sous-estimer les difficultés dont il faut triompher et à exagérer les réalisations acquises.

On ne trouve pas d’affirmation plus anti-socialiste et anti-révolutionnaire que la déclaration de Staline prétendant que les 9/10 du socialisme sont réalisés chez nous. Elle semble spécialement calculée pour le bureaucrate suffisant. De cette façon, on peut compromettre irrémédiablement l’idée de la société socialiste aux yeux des masses travailleuses. Les succès du prolétariat soviétique sont énormes si l’on considère les conditions dans lesquelles ils ont été obtenus et le faible niveau de l’héritage culturel. Mais ces résultats pèsent peu sur la balance de l’idéal socialiste. Afin de ne pas couper les bras à l’ouvrier, au journalier, au paysan pauvre – qui en l’an XI de la révolution, voient autour d’eux la misère, la gêne, le chômage, les queues devant les boulangeries, l’analphabétisme, les enfants vagabonds, l’ivrognerie, la prostitution – il faut dire la vérité, si cruelle qu’elle soit, et non pas un agréable mensonge. Au lieu de leur mentir en assurant que les 9/10 du socialisme seraient déjà réalisés, il faut leur dire qu’actuellement, notre niveau économique et nos conditions de vie et de culture nous situent bien plus prés du capitalisme arriéré et inculte que de la société socialiste. Il faut leur dire que nous ne marcherons sur la voie de la véritable construction du socialisme qu’après la conquête du pouvoir par le prolétariat des pays les plus avancés ; qu’il faut travailler à cette construction sans relâche et en se servant de deux leviers : l’un court, qui est celui de nos efforts économiques intérieurs et l’autre long, qui est celui de la lutte internationale du prolétariat.

En un mot, au lieu des phrases de Staline sur les 9/10 de socialisme, il faut leur rappeler les paroles de Lénine :

" La Russie (indigente) ne deviendra telle (abondante) que si elle rejette tout découragement et toute phraséologie, que si serrant les dents, elle rassemble toutes ses forces, tendant chaque nerf et chaque muscle, que si elle comprend que le salut est possible seulement dans la voie de la révolution socialiste internationale, dans laquelle nous sommes entrés. "

Il a fallu entendre des militants en vue de l’Internationale communiste avancer l’argument suivant : certes, la théorie du socialisme dans un seul pays n’a pas de consistance, mais dans des conditions difficiles elle offre une perspective aux ouvriers russes, et, de ce fait, leur donne du courage. Il est difficile de mesurer la profondeur de la chute, en matière de théorie, pour ceux qui cherchent dans un programme non un moyen d’orientation, moyen de classe scientifiquement fondé, mais une consolation morale. Les théories consolatrices qui contredisent les faits relèvent de la religion et non de la science, cette religion qui est " l’opium du peuple ".

Notre parti a traversé sa période héroïque avec un programme entièrement axé sur la révolution internationale et non pas sur le socialisme dans un seul pays. Sous un étendard qui disait que la Russie arriérée ne construirait pas le socialisme par ses seules forces, la jeunesse communiste a franchi les années les plus dures de la guerre civile, avec la famine, le froid, les pénibles samedis et dimanches communistes, les épidémies, les études menées le ventre creux, les nombreuses victimes qui tombaient à chaque mouvement en avant. Les membres du parti et des Jeunesses communistes ont lutté sur tous les fronts, ont traîné des poutres dans les gares, non pas parce qu’ils espéraient construire avec elles l’édifice du socialisme national, mais parce qu’ils servaient la révolution internationale, qui exige que la forteresse soviétique tienne bon ; et pour la forteresse soviétique chaque nouvelle poutre a de l’importance. Voilà comment nous abordions la question. Les délais ont changé, se sont déplacés (pas tellement d’ailleurs) ; mais la façon d’envisager le problème, quant aux principes, conserve encore à présent toute sa force. Le prolétaire, le paysan-partisan, le jeune communiste ont prouvé à l’avance, par toute leur conduite antérieure à 1925, époque à laquelle le nouvel évangile fut prêché pour la première fois, qu’ils n’en avaient pas besoin. Mais il était nécessaire pour le fonctionnaire qui regarde la masse de toute sa hauteur, pour l’administrateur qui lutte pour des miettes et ne veut pas être inquiété, pour l’homme de l’appareil qui cherche à commander, caché derrière la formule salutaire et consolatrice. Ce sont ceux-là qui pensent que le peuple obscur a besoin d’une " bonne nouvelle " et qu’on ne peut le mener sans une doctrine de consolation. Ce sont ceux-là qui se saisissent des paroles mensongères sur les " 9/10 du socialisme ", car cette formule consacre leur position privilégiée, leur droit à l’ordre et au commandement, leur désir de se libérer de la critique des " hommes de peu de foi " et des " sceptiques ".

Les plaintes et les accusations selon lesquelles mettre en doute la possibilité de la construction du socialisme dans un seul pays, c’est éteindre l’esprit de lutte, tuer l’énergie, ressemblent, malgré des conditions différentes, aux reproches que les réformistes ont toujours lancés contre les révolutionnaires. " Vous dites aux ouvriers qu’ils ne peuvent obtenir d’amélioration sensible de leur situation dans le cadre de la société capitaliste – ainsi s’expriment les réformistes–, de ce fait vous tuez en eux l’énergie de la lutte. " En réalité, c’est seulement sous la direction des révolutionnaires que les ouvriers ont effectivement lutté pour des conquêtes économiques et des réformes parlementaires.

L’ouvrier qui comprend qu’on ne peut construire le paradis socialiste comme une oasis dans l’enfer du capitalisme mondial et que le sort de la République soviétique (et par conséquent le sien propre) dépend de la révolution internationale, accomplira son devoir envers l’U.R.S.S. avec beaucoup plus d’énergie que l’ouvrier à qui l’on a dit que ce qui existe serait déjà les " 9/10 du socialisme ". Ici, comme partout, la façon réformiste d’aborder la question frappe non seulement la révolution mais aussi la réforme.

Dans l’article de 1915, déjà cité, sur le mot d’ordre des États-Unis d’Europe, nous écrivions :

" Examiner les perspectives de la révolution sociale dans le cadre national signifierait être victime de l’esprit borné qui constitue le fond du social-patriotisme. Jusqu’à la fin de ses jours, Vaillant considéra que la France était la terre promise de la révolution sociale ; et c’est précisément pour cette raison qu’il voulait la défendre jusqu’au bout. Lensch et compagnie (les uns hypocritement, les autres sincèrement) estimaient que la défaite de l’Allemagne signifierait, tout d’abord, la destruction du fondement de la révolution sociale... Dans l’ensemble, il ne faut pas oublier qu’à côté du réformisme le plus vulgaire, il y a aussi dans le social-patriotisme un messianisme révolutionnaire qui chante les exploits de son Etat national, parce qu’il considère que sa situation industrielle, sa forme " démocratique " ou ses conquêtes révolutionnaires l’appellent précisément à conduire l’humanité au socialisme ou à la " démocratie ". Si la victoire de la révolution pouvait effectivement se concevoir dans le cadre d’une nation mieux préparée, ce messianisme, lié au programme de la défense nationale, pourrait avoir une relative justification historique. Mais il n’en est rien. Lutter pour conserver la base nationale de la révolution par des méthodes qui minent les liaisons internationales du prolétariat, c’est en fait ruiner la révolution. La révolution ne peut commencer autrement que sur une base nationale, mais elle ne peut s’achever dans ce cadre, étant donné l’interdépendance économique, politique et militaire des Etats européens (interdépendance dont la force n’a jamais été aussi manifeste que durant la guerre actuelle). Cette interdépendance qui conditionnera directement et immédiatement la coordination des actes du prolétariat européen au cours de la révolution est précisément exprimée par le mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe " (L. TROTSKY, vol. III, I° partie, p. 90-91).

Partant de la fausse interprétation qu’il donnait à la polémique de 1915, Staline tenta, plus d’une fois, de présenter les choses comme si la mention de " l’esprit national " borné visait Lénine. Il est difficile d’imaginer une plus grande absurdité. Quand il m’arriva de polémiquer avec Lénine, je le fis toujours ouvertement, guidé seulement par des considérations d’idées. Dans ce cas-ci, il n’était nullement question de Lénine. Dans l’article, ceux contre qui porte l’accusation sont franchement nommés : Vaillant, Lensch, etc. Il faut se souvenir que 1915 fut l’année de l’orgie social-patriotique et que notre lutte contre elle battait son plein. C’était la pierre de touche dans toutes les questions.

La question fondamentale est posée correctement dans la citation précédente : se préparer à construire le socialisme dans un seul pays est un procédé social-patriotique.

Le patriotisme des sociaux-démocrates allemands était, au début, le patriotisme très légitime que leur inspirait leur parti, le plus puissant de la IIe Internationale. La social-démocratie allemande voulait construire " sa " société socialiste sur la base de la haute technique allemande et sur les exceptionnelles qualités d’organisation du peuple allemand. Si on laisse de côté les bureaucrates endurcis, les carriéristes, les mercantis parlementaires et les escrocs politiques en général, le social-patriotisme du social-démocrate du rang découlait précisément de l’espoir de construire le socialisme allemand. On ne peut tout de même pas penser que des centaines de milliers de militants constituant les cadres sociaux-démocrates (sans parler des millions d’ouvriers du rang) cherchaient à défendre les Hohenzollem ou la bourgeoisie. Non, ils voulaient défendre l’industrie allemande, les routes et les chemins de fer allemands, la technique et la culture allemandes, et d’abord les organisations de la classe ouvrière allemande comme " nécessaires et suffisants " fondements nationaux du socialisme.

Un processus du même ordre se déroulait en France. Guesde, Vaillant et avec eux des milliers de militants parmi les meilleurs cadres du parti, des centaines de milliers de simples ouvriers, voyaient précisément dans la France – avec ses traditions de révolte, son héroïque prolétariat, sa population hautement cultivée, douée de souplesse et de talents – la terre promise du socialisme. Ce ne sont ni les banquiers ni les rentiers que défendaient le vieux Guesde, le communard Vaillant et avec eux des milliers et des centaines de milliers d’honnêtes ouvriers. Ils croyaient sincèrement défendre la base et la force créatrice de la société socialiste future. Au départ, ils adoptaient pleinement la théorie du socialisme dans un seul pays ; ils croyaient que c’était " provisoirement " qu’ils sacrifiaient, au profit de cette idée, la solidarité internationale.

La comparaison avec les sociaux-patriotes peut appeler l’objection suivante : par rapport à l’État soviétique le patriotisme est un devoir révolutionnaire tandis qu’il est une trahison par rapport à l’État bourgeois. Cela est vrai. Des révolutionnaires adultes peuvent-ils même discuter une pareille question ? Mais plus on avance et plus une thèse indiscutable sert à camoufler, par des procédés scolastiques, un point de vue faux qui ne doit pas duper.

Le patriotisme révolutionnaire ne peut avoir qu’un caractère de classe. Il commence par être un patriotisme de parti, de syndicat et devient un patriotisme d’État quand le prolétariat s’empare du pouvoir. Là où le pouvoir est entre les mains des ouvriers, le patriotisme est un devoir révolutionnaire. Mais ce patriotisme doit être une partie intégrante de l’internationalisme révolutionnaire. Le marxisme a toujours enseigné aux ouvriers que même la lutte pour les salaires et la limitation de la journée de travail ne peut être victorieuse si elle n’est pas conduite comme une lutte internationale. Et maintenant, voici que l’on découvre que l’idéal de la société socialiste peut être réalisé par les seules forces d’une nation. C’est un coup mortel pour l’Internationale. La ferme conviction que le but fondamental de classe ne peut être atteint, encore bien moins que les objectifs partiels, par des moyens nationaux ou dans le cadre national, est au cœur de l’internationalisme révolutionnaire. Si l’on peut arriver au but final à l’intérieur des frontières nationales par les efforts du prolétariat d’une nation, alors l’épine dorsale de l’internationalisme est brisée. La théorie de la possibilité du socialisme dans un seul pays rompt les liens qui rattachent le patriotisme du prolétariat vainqueur au défaitisme du prolétariat des pays bourgeois [1] .

Le prolétariat des pays capitalistes avancés ne fait encore jusqu’ici que progresser vers le pouvoir. Comment avancera-t-il ? Quelles voies empruntera-t-il ? Les solutions dépendront complètement et entièrement de la réponse qu’il donnera à ce problème : la construction de la société socialiste est-elle concevable au niveau national ou est-elle une tâche internationale ?

S’il est possible, en général, de réaliser le socialisme dans un seul pays, on doit admettre cette thèse non seulement après la conquête du pouvoir, mais aussi avant. Si le socialisme est réalisable dans le cadre national de l’U.R.S.S. arriérée, il l’est à plus forte raison dans l’Allemagne avancée. Demain, les responsables du Parti communiste allemand développeront cette théorie. Le projet de programme leur donne ce droit. Après-demain viendra le tour du Parti communiste français. Ce sera le début de la désagrégation de l’Internationale communiste suivant la ligne du social-patriotisme. Le parti communiste de n’importe quel État capitaliste, convaincu que son pays possède tous les fondements " nécessaires et suffisants " pour construire seul " la société socialiste intégrale ", ne se distinguera plus, au fond, de la social-démocratie révolutionnaire, qui, elle non plus, n’a pas commencé avec Noske, mais qui a définitivement sombré sur cet écueil le 4 août 1914.

Quand on dit que le fait même de l’existence de l’U.R.S.S. est une garantie contre le social-patriotisme – le patriotisme envers la république ouvrière étant un devoir révolutionnaire –, on fait preuve précisément d’un esprit national borné en appliquant de façon unilatérale une idée juste : on ne voit que l’U.R.S.S, et on ferme les yeux sur tout le prolétariat mondial. On ne peut aiguiller celui-ci sur la voie du défaitisme envers l’État bourgeois qu’en abordant le problème essentiel dans le programme sous l’angle international, en refusant sans pitié la contrebande social-patriotique, qui, pour le moment, cherche encore à se camoufler en s’infiltrant dans le domaine théorique du programme de l’Internationale léniniste.

Il n’est pas encore trop tard pour revenir dans la voie de Marx et de Lénine. Ce retour ouvrira l’unique chemin qui puisse permettre d’aller de l’avant.

C’est pour faciliter ce changement salutaire que nous présentons au VIe Congrès de l’Internationale communiste notre critique du projet de programme.

NOTES

[1] A sa fondation, l’Internationale communiste préconisait pour le prolétariat des pays impérialistes le "défaitisme révolutionnaire" en cas de guerre, c’est-à-dire la poursuite de la lutte des classes sans que soit prise en considération la situation sur le plan militaire, en vue du renversement du pouvoir bourgeois à la faveur des difficultés que lui suscite la guerre. Trotsky prévoit ici que le " socialisme dans un seul pays " peut mener à l’abandon de cette conception, qui fut pourtant réaffirmée au VIe Congrès. Mais, en 1935, dans une déclaration célèbre signée par Staline et Laval, à l’époque président du Conseil français, Staline renonçait à cette conception pour le Parti communiste français.

LE SOCIALISME DANS UN SEUL PAYS ?

" Un pays industriellement plus développé montre à un autre moins développé tout simplement l’image de son propre avenir. " Cet aphorisme de Marx, méthodologiquement fondé non sur l’économie mondiale dans son ensemble, mais sur un pays capitaliste pris comme type, devenait de moins en moins applicable à mesure que le développement capitaliste gagnait tous les pays, indépendamment de leur sort précédent et de leur niveau économique. L’Angleterre préfigura, en son temps, l’avenir de la France, beaucoup moins celui de l’Allemagne, mais nullement celui de la Russie ou de l’Inde. Cependant, les mencheviks russes entendaient l’aphorisme conditionnel de Marx au sens absolu : la Russie arriérée ne doit pas prendre les devants, elle doit docilement se conformer à des modèles tout faits. Avec ce " marxisme " là, les libéraux étaient aussi d’accord.

Une autre formule, non moins courante, de Marx – "une formation sociale ne périt pas avant que ne soient développées toutes les forces productives auxquelles elle ouvre le champ libre" – se fonde, au contraire, non sur tel pays considéré isolément, mais sur les changements consécutifs aux régimes sociaux universels (esclavage, Moyen Age, capitalisme). Or, les mencheviks, ayant pris cette thèse du point de vue d’un État isolé, ont conclu que le capitalisme russe avait encore à faire bien du chemin avant d’atteindre le niveau européen ou américain. Mais les forces productives ne se développent pas dans le vide ! On ne peut parler des possibilités d’un capitalisme national en laissant de côté, d’une part, la lutte des classes qui se développe sur cette base, et, d’autre part, la dépendance de ce capitalisme par rapport aux conditions mondiales. Le renversement de la bourgeoisie par le prolétariat procéda des réalités du capitalisme russe, et de ce fait réduisit à néant ses possibilités économiques abstraites. La structure de l’économie ainsi que le caractère de la lutte des classes en Russie étaient déterminés, à un degré décisif, par les conditions internationales. Le capitalisme avait atteint, sur le plan mondial, un point où il cessait de justifier ses frais de production, non au sens commercial, mais au point de vue sociologique : douanes, militarisme, crises, guerres, conférences diplomatiques et autres fléaux absorbent et dissipent tant d’énergie créatrice que, malgré toutes les réussites de la technique, il ne reste plus de place pour le bien-être et la culture.

Le fait, apparemment paradoxal, que la première victime des vices du système mondial ait été la bourgeoisie d’un pays arriéré est en réalité tout à fait dans la logique des choses. Marx en notait déjà l’explication pour son époque : " Les explosions violentes se produisent aux extrémités de l’organisme bourgeois avant d’avoir lieu en son propre cœur, étant donné qu’il est plus facile de régler le centre que les extrémités. " Sous les charges monstrueuses de l’impérialisme devait tomber avant tout autre l’État qui n’avait pas encore pu accumuler un gros capital national mais auquel la concurrence mondiale ne consentait aucun rabais. Le krach du capitalisme russe fut un éboulement local dans la structure sociale universelle. " On ne peut, disait Lénine, juger exactement de notre Révolution que d’un point de vue international. "

Nous avons, en fin de compte, expliqué la Révolution d’octobre non point par l’état arriéré de la Russie, mais par la loi du développement combiné. La dialectique historique ne connaît point d’États purement et simplement arriérés, pas plus que de situation de progrès chimiquement pur. Tout consiste en des réciprocités concrètes. L’histoire contemporaine de l’humanité est pleine de " paradoxes ", non pas toujours aussi grandioses que la naissance d’une dictature prolétarienne dans un pays arriéré, mais d’un caractère historique analogue. Le fait que des étudiants et des ouvriers de la Chine arriérée s’assimilent avidement la doctrine matérialiste, alors que les leaders ouvriers de l’Angleterre civilisée croient à la magie des formules de conjuration ecclésiastiques, prouve indubitablement que, dans certains domaines, la Chine a dépassé l’Angleterre. Mais le mépris des ouvriers chinois pour la stupidité médiévale de Mac Donald ne permet pas de conclure que la Chine, dans son développement général, est supérieure à la Grande-Bretagne. Au contraire, la prépondérance économique et culturelle de cette dernière peut s’exprimer par des chiffres précis. Si élevés qu’ils soient, cela n’empêchera pas cependant que les ouvriers de la Chine puissent se trouver au pouvoir plus tôt que ceux de la Grande-Bretagne. D’autre part, la dictature du prolétariat chinois ne signifiera nullement l’édification du socialisme dans les limites de la grande Muraille de Chine. Les critères scolaires, d’un pédantisme obtus ou d’un nationalisme trop court, ne valent rien pour notre époque. C’est l’évolution mondiale qui a arraché la Russie à son état arriéré et à sa barbarie asiatique. Si l’on fait abstraction de ses voies compliquées, on ne peut comprendre non plus ses destinées ultérieures.

Les révolutions bourgeoises étaient dirigées, à titre égal, contre les rapports féodaux de propriété et contre le particularisme des provinces. Les drapeaux de l’émancipation annonçaient, à côté du libéralisme, le nationalisme. Les Occidentaux ont depuis longtemps fini d’user ces chaussons d’enfant. Les forces productrices de notre temps ont dépassé non seulement les formes bourgeoises de propriété, mais aussi les limites des États nationaux. Le libéralisme et le nationalisme sont devenus, dans une égale mesure, les entraves de l’économie mondiale. La révolution prolétarienne se dresse tout autant contre la propriété privée des moyens de production que contre le morcellement national de l’économie mondiale. La lutte des peuples de l’Orient pour l’indépendance s’insère dans ce processus mondial pour se confondre ensuite avec lui. La création d’une société socialiste nationale, si elle était réalisable, marquerait une extrême décadence de la puissance économique de l’homme ; mais c’est précisément pour cela qu’elle n’est pas réalisable. L’internationalisme n’est pas un principe abstrait, c’est l’expression d’un fait économique. De même que le libéralisme était national, le socialisme est international. Partant de la division mondiale du travail, le socialisme a pour tâche d’amener au plus haut degré l’échange international des biens et des services.

Jamais et nulle part la révolution n’a coïncidé et ne pouvait coïncider intégralement avec la représentation que s’en faisaient ses combattants. Néanmoins, les idées et les buts des participants de la lutte en sont un élément très important. C’est particulièrement vrai pour l’insurrection d’Octobre, car jamais encore dans le passé l’idée que se faisaient les révolutionnaires d’une révolution ne s’est tant approchée qu’en 1917 de la réalité des événements.

Une étude sur la Révolution d’Octobre resterait inachevée si elle ne répondait pas, avec toute la précision historique possible, à cette question : comment le parti, dans le feu des événements, se représentait-il le développement ultérieur de la révolution et qu’en attendait-il ? La question prend une importance d’autant plus grande que les jours du passé sont plus obscurcis par le jeu de nouveaux intérêts. La politique cherche toujours un appui dans le passé et, si elle ne l’obtient pas de bon gré, entreprend fréquemment de l’arracher de force. La politique officielle de l’Union soviétique part de la théorie du " socialisme dans un seul pays " comme d’un prétendu point de vue traditionnel du Parti bolchevique. Les jeunes générations, non seulement celles de l’Internationale communiste, mais probablement aussi de tous les autres partis, sont élevées dans cette conviction que le pouvoir soviétique a été conquis au nom de l’édification d’un régime socialiste indépendant en Russie.

La réalité historique n’avait rien de commun avec ce mythe. Jusqu’à 1917, le parti n’admettait pas, en général, l’idée qu’une révolution prolétarienne pût s’accomplir en Russie avant d’être réalisée en Occident. Pour la première fois, à la Conférence d’avril [1917], sous la pression impérieuse des circonstances, le parti admit que le problème était de conquérir le pouvoir.

Ouvrant un nouveau chapitre dans l’histoire du bolchevisme, cet aveu n’avait pourtant rien de commun avec la perspective d’un socialisme indépendant. Au contraire, les bolcheviks repoussaient catégoriquement l’idée caricaturale que cherchaient à leur insuffler les mencheviks : l’idée d’édifier un "socialisme paysan" dans un pays arriéré. La dictature du prolétariat en Russie était, pour les bolcheviks, un pont vers la révolution en Occident. Le problème de la transformation socialiste de la société était déclaré, dans son essence même, international.

C’est seulement en 1924 que, sur cette question essentielle, se produisit un revirement. On déclara pour la première fois que l’édification du socialisme était tout à fait réalisable dans les limites de l’Union soviétique, indépendamment du développement du reste de l’humanité, pourvu, du moins, que le pouvoir soviétique ne fût pas renversé par une intervention militaire. La nouvelle théorie prit du coup un effet rétroactif. Si, en 1917, le parti n’avait pas cru à la possibilité d’édifier un régime socialiste indépendant en Russie – déclaraient les épigones – il n’aurait pas eu le droit de prendre le pouvoir en main. En 1926, l’Internationale communiste condamna officiellement ceux qui ne reconnaissaient pas la théorie du socialisme dans un seul pays, en étendant cette condamnation à tout le passé à partir de 1905.

Trois ordres d’idées furent dès lors reconnus antibolchevistes : nier la possibilité pour l’Union soviétique de survivre pendant un temps indéterminé dans l’encerclement capitaliste (problème de l’intervention militaire) ; nier sa capacité à surmonter, par les propres forces du pays et dans les limites nationales, l’antagonisme de la ville et de la campagne (problème d’un État économique arriéré et problème de la paysannerie) ; nier l’éventualité de l’édification d’un régime socialiste fermé (problème de la division mondiale du travail). D’après la nouvelle école, l’immunité de l’Union soviétique peut être assurée, même sans révolution dans les autres pays, par la " neutralisation de la bourgeoisie ". La collaboration de la paysannerie dans l’édification socialiste doit être considérée déjà comme acquise. La dépendance par rapport à l’économie mondiale est annulée par la Révolution d’Octobre et par les réussites économiques des soviets. Ne pas reconnaître ces trois points, c’est adhérer au " trotskysme ", c’est-à-dire à une doctrine incompatible avec le bolchevisme.

L’étude historique arrive ici au problème d’une reconstitution idéologique : il est indispensable de dégager les véritables buts et opinions du parti révolutionnaire de la sédimentation politique qui les a par la suite recouverts. Quelle que soit la brièveté des périodes qui se sont succédé, ce problème acquiert une ressemblance d’autant plus grande avec le déchiffrement des palimpsestes que les machinations de l’école des épigones ne valent pas beaucoup mieux, souvent, que les ratiocinations théologiques pour lesquelles les moines des VIIe et VIIIe siècles abîmaient les parchemins et les papyrus des classiques.

Si, en général, dans tout le cours de cet ouvrage (Histoire de la Révolution russe), nous avons évité d’encombrer l’exposé de nombreuses citations, le chapitre présent, en raison de la nature même du problème posé, devra donner au lecteur des textes authentiques, et dans une mesure telle que soit exclue l’idée même d’une sélection artificielle. Il est indispensable de fournir au bolchevisme la possibilité de parler son propre langage ; sous le régime de la bureaucratie stalinienne, il est privé de cette possibilité.

Le Parti bolchevique fut, depuis le jour de sa fondation, un parti de révolution socialiste. Mais il considéra que sa tâche historique, par nécessité, était le renversement du tsarisme et l’établissement d’un régime démocratique. Le contenu essentiel de la révolution devait être une solution démocratique de la question agraire. La révolution socialiste était remise à un avenir assez lointain, en tout cas indéterminé. On jugeait incontestable qu’elle ne pourrait pratiquement venir à l’ordre du jour qu’après la victoire du prolétariat en Occident. Ces déductions, forgées par le marxisme russe dans la lutte contre le populisme et l’anarchisme, entraient dans l’arsenal du parti. Suivaient des considérations hypothétiques : dans le cas où la révolution démocratique atteindrait en Russie un puissant élan, elle pourrait donner une impulsion directe à la révolution socialiste en Occident, et cela permettrait ensuite au prolétariat russe d’arriver au pouvoir, à marches forcées. La perspective historique générale n’était pas modifiée, même dans ce cas le plus favorable : il n’y avait d’accélération que dans le développement, et les délais se réduisaient.

C’est précisément dans l’esprit de ces considérations que Lénine écrivait en septembre 1905 :

" De la révolution démocratique, nous allons tout de suite passer, et justement à la mesure de notre force, à celle d’un prolétariat conscient et organisé, nous allons passer à une révolution socialiste. Nous sommes pour une révolution ininterrompue (permanente). Nous ne nous arrêterons pas à mi-chemin. "

Si surprenant que soit le fait, Staline se servit de ces lignes pour plaquer le vieux pronostic du parti sur la marche réelle des événements en 1917 Seulement on ne comprend pas pourquoi les cadres du parti se trouvèrent pris à l’improviste par les " thèses d’avril " de Lénine.

En réalité, la lutte du prolétariat pour la conquête du pouvoir, selon la vieille conception, ne devait se développer qu’après la solution de la question agraire dans les cadres de la révolution bourgeoise-démocratique. Mais le malheur était que la paysannerie, son besoin de terre une fois satisfait, n’aurait nullement été portée à soutenir une nouvelle révolution. Et comme la classe ouvrière russe, manifestement en minorité dans le pays, n’aurait pu conquérir le pouvoir par ses propres forces, Lénine estimait impossible, de façon tout à fait conséquente, de parler d’une dictature du prolétariat en Russie avant la victoire du prolétariat en Occident.

" La complète victoire de la révolution actuelle – écrivait Lénine en I905 – sera la conclusion de la révolution démocratique et le début d’une lutte résolue pour la révolution socialiste. La satisfaction des exigences de la paysannerie contemporaine, le complet écrasement de la réaction, la conquête de la république démocratique – tel sera l’aboutissement de l’esprit révolutionnaire de la bourgeoisie et même de la petite bourgeoisie, tel sera le début de la véritable lutte du prolétariat pour le socialisme... "

Par " petite bourgeoisie ", l’on entend ici, avant tout, l’ensemble de la paysannerie. D’où pouvait donc, dans ces conditions, venir la révolution " ininterrompue " ? Lénine répondait à cela :

" Les révolutionnaires russes, qui s’appuient sur un certain nombre de générations révolutionnaires d’Europe, ont le droit de " rêver " qu’ils réussiront à réaliser avec une plénitude exceptionnelle toutes les transformations démocratiques, tout notre programme minimum… Et s’il y a réussite sur ce point, alors… alors l’incendie révolutionnaire gagnera toute l’Europe... L’ouvrier européen se soulèvera à son tour et nous montrera " comment on fait ça " ; alors aussi le soulèvement révolutionnaire de l’Europe aura sa réaction sur la Russie et changera une époque de quelques années de révolution en une époque de quelques dizaines d’années révolutionnaires. "

Le contenu indépendant de la révolution russe, même à son plus haut degré de développement, ne dépasse pas encore les bornes d’une révolution bourgeoise-démocratique. C’est seulement une révolution victorieuse en Occident qui pourra ouvrir l’ère de la lutte pour la conquête du pouvoir même par le prolétariat russe. Cette conception garda dans le parti sa valeur entière jusqu’à avril 1917.

Si l’on rejette les apports épisodiques, les exagérations polémiques et les erreurs individuelles, les débats sur la question de la révolution permanente, durant les années 1905-1917, se ramenaient à savoir non point si le prolétariat russe, ayant conquis le pouvoir, pourrait construire une société socialiste nationale (pas un des marxistes russes n’avait encore dit un mot là-dessus jusqu’à 1924), mais si en Russie une révolution bourgeoise effectivement capable de résoudre la question agraire était encore possible, ou bien si, pour accomplir cette œuvre, il faudrait la dictature du prolétariat.

Sur quelle partie des anciennes opinions Lénine opéra-t-il une révision dans ses thèses d’avril ? Il ne renonça pas un instant à la doctrine du caractère international de la révolution socialiste, ni à l’idée que la Russie arriérée ne pouvait s’engager dans la voie du socialisme qu’avec le concours immédiat de l’Occident. Mais Lénine proclama alors, pour la première fois, que le prolétariat russe, précisément par suite de l’état arriéré des conditions nationales, pourrait arriver au pouvoir plus tôt que le prolétariat des pays avancés.

La Révolution de Février se montra impuissante à résoudre aussi bien la question agraire que la question nationale. La paysannerie et les nationalités opprimées de la Russie durent, en luttant pour des tâches démocratiques, soutenir la Révolution d’Octobre. C’est seulement parce que la démocratie petite-bourgeoise russe ne put remplir la tâche historique dont s’était acquittée son aînée en Occident, que le prolétariat russe obtint accès au pouvoir plus tôt que le prolétariat d’Occident. En 1905, le bolchevisme ne se disposait à engager la lutte pour la dictature du prolétariat qu’après avoir réalisé les tâches démocratiques. En 1917, la dictature du prolétariat s’instaura parce que les tâches démocratiques n’avaient pas été réalisées.

Le caractère combiné de la Révolution russe ne s’arrêta point là. La prise du pouvoir par la classe ouvrière supprimait automatiquement la ligne de partage entre le " programme minimum " et le " programme maximum ". Dans la dictature du prolétariat – mais seulement là – la transformation des tâches démocratiques en tâches socialistes devenait inévitable, bien que les ouvriers d’Europe n’eussent pas encore eu le temps de montrer " comment ça se faisait ".

L’interversion des rôles révolutionnaires entre l’Occident et l’Orient, si importante soit-elle pour les destinées de la Russie et celles du monde entier, a cependant une signification historiquement limitée. Si loin que la Révolution russe ait couru de l’avant, sa dépendance par rapport à la révolution mondiale n’a pas disparu et même n’a pas diminué. Les possibilités d’une transcroissance des réformes démocratiques en réformes socialistes sont directement créées par une combinaison de conditions internes, avant tout par les rapports réciproques du prolétariat et de la paysannerie. Mais, en dernière instance, les limites des transformations socialistes sont déterminées par l’état de l’économie et de la politique mondiales. Si grand que soit l’élan national, il ne donne pas la possibilité de sauter par-dessus la planète.

En formulant sa condamnation du " trotskysme ", l’Internationale communiste a attaqué avec une particulière violence le point de vue d’après lequel le prolétariat russe, ayant pris la direction et n’ayant point été soutenu par l’Occident, " en arrivera à des conflits… avec les larges masses de la paysannerie dont le concours lui était assuré lors de sa montée au pouvoir… ". Même si l’on estime que l’expérience historique a entièrement démenti ce pronostic formulé par Trotsky en 1905, alors que pas un des critiques actuels n’admettait la seule idée de la dictature du prolétariat en Russie, même dans ce cas, un fait reste irréfutable : c’est que la paysannerie était considérée comme une alliée peu sûre et décevante par tous les marxistes russes, y compris Lénine. La véritable tradition du bolchevisme n’a rien de commun avec la doctrine d’une harmonie préétablie des intérêts des ouvriers et des paysans. Au contraire, la critique de cette théorie petite-bourgeoise a toujours été un élément extrêmement important de la lutte qui a opposé durant de longues années les marxistes et les populistes.

" L’époque de la révolution démocratique passera pour la Russie, écrivait Lénine en 1905, et alors il sera ridicule de parler de " l’unité de volonté " du prolétariat et de la paysannerie… " " La paysannerie, en tant que propriétaire de terres, jouera dans cette lutte [pour le socialisme] le même rôle traîtreusement instable que joue actuellement la bourgeoisie dans la lutte pour la démocratie. Oublier cela, c’est oublier le socialisme, c’est se tromper soi-même et tromper les autres sur les véritables intérêts et les buts du prolétariat. "

Élaborant, à la fin de 1905, pour lui-même, un schéma du rapport des classes dans la marche de la révolution, Lénine caractérisait ainsi la situation qui devrait s’établir après la liquidation des propriétés de la noblesse :

" Le prolétariat lutte déjà pour la conservation des conquêtes démocratiques, au nom d’une révolution socialiste. Cette lutte serait presque désespérée pour le prolétariat russe seul… si le prolétariat socialiste européen ne venait pas à l’aide du prolétariat russe… Dans cette phase, la bourgeoisie libérale et la paysannerie cossue (avec, en plus, une partie de la paysannerie moyenne) organiseront la contre-révolution. Le prolétariat russe et le prolétariat européen, conjointement, organiseront la révolution. Dans ces conditions, le prolétariat russe pourra remporter une seconde victoire. L’affaire n’est pas déjà si désespérée. La seconde victoire sera une insurrection socialiste en Europe. Les ouvriers européens nous montreront " comment ces choses-là se font ". "

C’est à peu près en ces mêmes jours que Trotsky écrivait :

" Les contradictions dans la situation du gouvernement ouvrier d’un pays arriéré, où l’écrasante majorité de la population se compose de paysans, ne pourront trouver leur solution que sur le plan international, sur le terrain d’une révolution mondiale du prolétariat. "

Staline a précisément, par la suite, cité ces paroles pour montrer " tout l’abîme qui sépare la théorie léniniste de la dictature du prolétariat de la théorie de Trotsky ". Or, la citation prouve que, malgré une incontestable dissimilitude des conceptions révolutionnaires de Lénine et de Trotsky en ce temps-là, c’est justement sur la question de " l’instabilité traîtresse " du rôle de la paysannerie qu’en somme leurs points de vue coïncidaient déjà, en ces jours lointains.

En février 1906, Lénine écrit :

" Nous soutenons le mouvement paysan jusqu’au bout, mais nous devons nous rappeler qu’il est le mouvement d’une autre classe, non de celle qui peut accomplir et qui accomplira la révolution socialiste. " " La Révolution russe, déclare-t-il en avril 1906, dispose de forces suffisantes pour vaincre. Mais elle n’a pas assez de ses propres forces pour garder les fruits de la victoire…, car dans un pays où la petite économie est formidablement développée, les petits producteurs de marchandises, et dans ce nombre, les paysans, se tourneront inévitablement contre le prolétariat lorsque celui-ci passera du libéralisme au socialisme... Pour empêcher une restauration, la Révolution russe a besoin non d’une réserve russe, mais d’une aide venant du dehors. Existe-t-il une telle réserve dans le monde ? Il y en a une : le prolétariat socialiste d’Occident. "

Sous des combinaisons variées dans la forme, mais invariables pour le fond, ces idées traversent toutes les années de la réaction et de la guerre. Il n’est nullement besoin de multiplier les exemples. Les conceptions du parti sur la révolution devaient trouver leur plus grande netteté et leur plus vive clarté dans le feu des événements révolutionnaires. Si les théoriciens du bolchevisme penchaient déjà, avant la révolution, vers le socialisme dans un seul pays, cette théorie aurait dû parvenir à son complet épanouissement dans la période de la lutte immédiate pour le pouvoir. En fut-il ainsi en réalité ? La réponse sera donnée par 1917.

Se rendant en Russie après l’insurrection de février, Lénine écrivait dans sa lettre d’adieu aux ouvriers suisses : " Le prolétariat russe ne pourra accomplir victorieusement, par ses seules forces, la révolution socialiste. Mais il peut… faciliter les choses pour l’entrée dans les luttes décisives de son allié principal, le plus sûr : le prolétariat socialiste européen et américain. "

La résolution de Lénine, approuvée par la Conférence d’avril dit ceci : " Le prolétariat de Russie, agissant dans un des pays les plus arriérés d’Europe, au milieu d’une population de petite paysannerie, ne peut s’assigner pour but la réalisation immédiate de la réforme sociale. "

Se rattachant étroitement, dans ses lignes initiales, à la tradition théorique du parti, la résolution fait cependant un pas décisif dans une nouvelle voie. Elle déclare que l’impossibilité d’une transformation socialiste indépendante de la Russie paysanne ne donne en aucun cas le droit de renoncer à la conquête du pouvoir, non seulement pour des buts démocratiques, mais aussi en vue " d’un certain nombre de progrès devenus pratiquement réalisables dans le sens du socialisme ", tels que la nationalisation de la terre, le contrôle des banques, etc. Les mesures anticapitalistes pourront avoir un développement ultérieur grâce à des prémisses objectives de révolution socialiste... dans les pays avancés les plus développés. C’est précisément de là qu’il faut partir. " C’est une faute que de ne parler que des circonstances russes, explique Lénine dans son rapport. Quels problèmes se poseront devant le prolétariat russe dans le cas où un mouvement mondial nous placerait devant la révolution sociale, voilà la principale question qui est étudiée dans cette résolution. " La chose est claire : le nouveau point de départ du parti en avril 1917, lorsque Lénine eut remporté la victoire sur l’esprit démocratique borné des " vieux bolcheviks ", est distant de la théorie du socialisme dans un seul pays comme la terre du ciel !

Dans n’importe quelle organisation du parti, dans la capitale comme en province, nous verrons désormais la même façon de poser la question : dans la lutte pour le pouvoir, il faut se rappeler que le sort ultérieur de la révolution, en tant que révolution socialiste, sera déterminé par la victoire du prolétariat des pays avancés. Cette formule n’est contestée par personne ; au contraire, elle précède les débats, comme une vue admise par tous.

A la conférence du parti à Petrograd, le 16 juillet, Kharitonov, l’un de ceux qui étaient arrivés avec Lénine dans le " wagon plombé " des bolcheviks, déclare : " Nous disons partout que s’il n’y a pas de révolution en Occident, nous perdrons la partie. " Kharitonov n’est pas un théoricien ; c’est un agitateur moyen du parti. Dans les procès-verbaux de la même conférence, nous lisons : " Pavlov rappelle le principe général posé par les bolcheviks, d’après lequel la Révolution russe ne deviendra florissante qu’à condition d’être soutenue par une révolution mondiale qui n’est concevable qu’en tant que révolution socialiste… " Des dizaines et des centaines de Kharitonov et de Pavlov développent l’idée essentielle de la Conférence d’avril. Il ne vient à la pensée de personne de contester leurs dires ou de les corriger.

Le VIe Congrès du parti, qui se tint à la fin de juillet, définit la dictature du prolétariat comme la conquête du pouvoir par les ouvriers et les paysans les plus pauvres. " Seules ces classes… contribueront effectivement à la montée de la révolution prolétarienne internationale, qui doit liquider non seulement la guerre, mais aussi l’esclavage en régime capitaliste. " Le rapport de Boukharine reposait sur l’idée que la révolution socialiste mondiale était la seule issue, dans la situation existante. " Si la révolution est victorieuse en Russie avant qu’elle n’éclate en Occident, nous devrons... attiser l’incendie d’une révolution socialiste mondiale. " Ce n’est pas d’une façon bien différente que Staline fut contraint, en ce temps-là, de poser la question : " Un moment viendra – disait-il – où les ouvriers soulèveront et grouperont autour d’eux les couches pauvres de la paysannerie, dresseront l’étendard de la révolution ouvrière et ouvriront l’ère de la révolution socialiste en Occident. "

La Conférence de la province de Moscou, qui siégea au commencement d’août, nous permet parfaitement de jeter un coup d’œil dans le laboratoire de la pensée du parti. Dans le rapport essentiel où sont exposées les décisions du VIe Congrès, Sokolnikov, membre du Comité central, dit : " Il faut faire entendre que la révolution russe doit marcher contre l’impérialisme. " C’est dans le même esprit que se prononcèrent nombre de délégués. Vitoline : " Nous devons nous préparer à la révolution sociale qui se propagera en Europe occidentale. " Le délégué Bélenky : " Si l’on veut résoudre la question dans les cadres nationaux, nous n’avons pas d’issue. Sokolnikov a raison de dire que la révolution russe ne vaincra qu’en tant que révolution internationale… Les conditions du socialisme en Russie ne sont pas encore mûres, mais si, en Europe, la révolution commence, nous aussi marcherons derrière l’Europe occidentale. " Stoukov : " Ce principe que la révolution russe ne vaincra qu’en tant que révolution internationale ne peut susciter aucun doute… La révolution socialiste n’est possible qu’à l’échelle mondiale. "

Tous sont d’accord entre eux sur trois points : l’État ouvrier ne pourra se maintenir si l’impérialisme n’est pas renversé en Occident ; en Russie, les conditions ne sont pas encore mûres pour le socialisme ; la tâche de la révolution socialiste est essentiellement internationale. Si, à côté de ces points de vue, qui, sept ou huit années plus tard, seront condamnés comme une hérésie, il avait existé dans le parti les points de vue actuellement reconnus comme orthodoxes et traditionnels, ils auraient dû trouver leur expression à la Conférence de Moscou, de même qu’au Congrès du parti qui la précéda. Mais ni le rapporteur, ni ceux qui participèrent aux débats, ni les articles de journaux n’ont un seul mot pour mentionner l’existence dans le parti de points de vue bolcheviks s’opposant aux points de vue " trotskystes ".

A la Conférence de la ville de Kiev qui précéda le Congrès du parti, le rapporteur Gorovitz disait : " La lutte pour le salut de notre révolution ne peut être menée qu’à l’échelle internationale. Devant nous s’ouvrent deux perspectives : si la révolution est victorieuse, nous créerons un État de transition allant au socialisme ; sinon, nous tomberons sous l’emprise de l’impérialisme international. " Après le Congrès du parti, au commencement d’août, Piatakov disait à la nouvelle Conférence de Kiev : " Dès le début de la révolution nous avons affirmé que le sort du prolétariat russe dépend complètement de la marche de la révolution prolétarienne en Occident... Nous entrons ainsi dans la phase de la révolution permanente... " Au sujet du rapport de Piatakov, Gorovitz, dont nous venons de parler, déclarait : " Je suis complètement d’accord avec Piatakov, quand il définit notre révolution comme permanente… ". Piatakov : " ... Le seul salut possible pour la révolution russe est dans une révolution mondiale qui donnera le départ à une transformation sociale. " Mais peut-être ces deux rapporteurs représentaient-ils la minorité ? Non ; personne ne leur fit d’objection sur cette question essentielle. Aux élections de Kiev, l’un et l’autre obtinrent le plus grand nombre des suffrages.

On peut considérer ainsi comme absolument établi qu’à la Conférence générale du parti en avril, au Congrès du parti en juillet, aux Conférences de Petrograd, de Moscou et de Kiev, l’on exposait et l’on confirmait par des votes approbateurs les idées mêmes qui seront plus tard proclamées incompatibles avec le bolchevisme. Bien plus, dans le parti, ne s’éleva pas une seule parole que l’on pourrait interpréter comme un pressentiment de la future théorie du socialisme dans un seul pays, pas même au degré où, dans les psaumes du roi David, on découvre une prescience des sermons du Christ.

Le 13 août, l’organe central du parti donne cette explication :

" Le plein pouvoir des soviets, sans nullement marquer l’avènement du " socialisme ", briserait en tout cas la résistance de la bourgeoisie et – corrélativement aux forces productives existantes et à la situation en Occident – conduirait et transformerait la vie économique dans l’intérêt des masses laborieuses. S’étant débarrassée des entraves du pouvoir capitaliste, la révolution deviendrait permanente, c’est-à-dire ininterrompue ; elle emploierait le pouvoir étatique non pas à consolider le régime de l’exploitation capitaliste, mais au contraire, à l’écraser. Sa réussite définitive dans cette voie dépendrait des succès de la révolution prolétarienne en Europe… Telle était et reste la seule perspective réelle du développement ultérieur de la révolution. "

L’auteur de l’article était Trotsky, qui l’écrivit dans 1a prison de Resty. Le rédacteur en chef du journal était Staline. L’importance de cette citation apparaît déjà par ce seul fait que le terme de " révolution permanente ", jusqu’à 1917, était employé dans le parti bolchevique exclusivement pour indiquer le point de vue de Trotsky. Quelques années plus tard, Staline déclarera : " Lénine a lutté contre la théorie de la révolution permanente, jusqu’à la fin de ses jours. " En tout cas, Staline lui-même n’a pas mené cette lutte ; l’article parut sans aucune observation de la rédaction.

Dix jours après, Trotsky écrivait de nouveau dans le même journal :

" L’internationalisme n’est pas pour nous une idée abstraite... C’est un principe directeur immédiat, profondément pratique. Un succès solide, décisif est inconcevable pour nous en dehors d’une révolution européenne. "

Et Staline n’avait encore rien à objecter. Bien plus, deux jours plus tard, il répétait lui-même : " Qu’ils sachent [les ouvriers et les soldats] que c’est seulement en union avec les ouvriers de l’Occident, que l’on pourra compter sur le triomphe de la révolution en Russie ! " Par " triomphe de la révolution ", il entendait non point l’édification du socialisme – il n’en était pas encore question en général – mais seulement la conquête et le maintien du pouvoir.

" Les bourgeois crient, écrivait Lénine en septembre, à l’inévitable défaite de la Commune en Russie, c’est-à-dire à la défaite du prolétariat s’il venait à conquérir le pouvoir.
" Il ne faut pas s’effrayer de ces cris-là :
" Ayant conquis le pouvoir, le prolétariat de Russie a toutes les chances de le garder et de conduire la Russie jusqu’à la victoire de la révolution en Occident. "

La perspective de l’insurrection est déterminée ici avec une entière netteté : garder le pouvoir jusqu’au commencement de la révolution socialiste en Europe. Cette formule n’est pas lancée au petit bonheur ; Lénine la reprend d’un jour à l’autre. L’article-programme Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? est résumé par Lénine en ces ternies :

" … Il ne se trouvera pas de force sur la terre pour empêcher les bolcheviks, s’ils ne se laissent point intimider et s’ils savent prendre le pouvoir, de le garder jusqu’à la victoire de la révolution socialiste mondiale. "

L’aile droite des bolcheviks réclamait une coalition avec les conciliateurs, alléguant que les bolcheviks " à eux seuls " ne se maintiendraient pas au pouvoir. Lénine leur répliquait le 1er novembre, l’insurrection s’étant déjà produite : " On dit qu’à nous seuls nous ne pourrons garder le pouvoir, etc. Mais nous ne sommes pas seuls. Devant nous ; il y a l’Europe entière. Nous devons faire le premier pas. " Du dialogue de Lénine avec les bolcheviks de droite, ce qui ressort d’une façon particulièrement claire, c’est qu’à aucune des parties qui mènent le débat ne vient même l’idée d’une édification indépendante du socialisme en Russie.

John Reed raconte comment, dans un meeting à Petrograd, à l’usine Oboukhovsky, un soldat revenu du front roumain criait : " Nous tiendrons de toutes nos forces tant que les peuples du monde entier ne se seront pas soulevés, ne nous aideront pas. " Cette formule n’était pas tombée du ciel et n’avait été inventée ni par le soldat anonyme, ni par Reed ; elle avait été insufflée aux masses par les agitateurs bolcheviks. La voix du soldat revenu du front roumain, c’était la voix du parti, la voix de la Révolution d’Octobre.

La Déclaration des Droits du Peuple travailleur et exploité – programme d’État déposé au nom du pouvoir soviétique à l’Assemblée constituante – proclamait que la tâche du nouveau régime était " d’établir une organisation socialiste et de mener à la victoire du socialisme dans tous les pays… Le pouvoir soviétique marchera fermement dans cette voie jusqu’à la complète victoire de l’insurrection ouvrière internationale sur le joug du capital. " La Déclaration des Droits, rédigée par Lénine, et qui n’a pas été formellement abrogée jusqu’à ce jour, a transformé la révolution permanente en une loi fondamentale de la République des Soviets.

Si Rosa Luxembourg, qui, du fond de sa prison, suivait avec une attention passionnée et critique les œuvres et les paroles des bolcheviks, y avait surpris une nuance de socialisme national, elle aurait immédiatement donné l’alarme. En ces jours-là, elle critiquait très sévèrement – pour l’essentiel de façon erronée – la politique des bolcheviks. Et pourtant voici ce qu’elle écrivait au sujet de la ligne générale du parti :

" Que les bolcheviks aient orienté entièrement leur politique dans le sens de la révolution mondiale du prolétariat est précisément la preuve la plus éclatante de leur perspicacité, de leur fermeté sur les principes, de l’audacieuse envergure de leur politique. "

Ce sont précisément ces points de vue que Lénine développait quotidiennement, qui étaient professés dans l’organe central du parti (rédacteur en chef Staline), qui inspiraient les discours des agitateurs, grands et petits, qui étaient repris par les soldats des secteurs lointains du front, que Rosa Luxembourg considérait comme la plus grande preuve de la perspicacité politique des bolcheviks – ce sont eux, précisément, que la bureaucratie de l’Internationale communiste a condamnés en 1926. " Les points de vue de Trotsky et de ses partisans sur la question fondamentale du caractère et des perspectives de notre révolution, est-il dit dans une décision du VIIIe plénum de l’Internationale communiste, n’ont rien de commun avec les points de vue de notre parti, avec le léninisme ". C’est ainsi que les épigones du bolchevisme règlent leurs comptes avec leur propre passé.

Si certains ont effectivement combattu, en 1917, la théorie de la révolution permanente, ce sont les cadets et les conciliateurs. Milioukov et Dan dénonçaient les " illusions révolutionnaires du trotskysme " comme la cause principale de la débâcle de la révolution de 1905. Dans son discours d’ouverture à la Conférence démocratique, Tchkhéidzé stigmatisait la tentative faite pour " éteindre l’incendie de la guerre capitaliste en donnant à la révolution un caractère socialiste mondial. " Le 13 octobre, Kérensky disait au pré-Parlement : " Il n’y a pas à l’heure actuelle d’ennemis plus dangereux de la révolution, de la démocratie et de toutes les conquêtes de la liberté que ceux qui… sous la volonté apparente d’approfondir la révolution et de la transformer en une révolution sociale permanente, pervertissent et, semble-t-il, ont déjà perverti les masses… " Tchkhéidzé et Kérensky étaient des adversaires de la révolution permanente pour la raison même qui faisait d’eux des ennemis des bolcheviks.

Au IIe Congrès des Soviets, au moment de la prise du pouvoir, Trotsky disait :

" Si les peuples d’Europe, en s’insurgeant, n’écrasent pas l’impérialisme, nous serons écrasés – c’est indubitable. Ou bien la révolution russe soulèvera un tourbillon de luttes en Occident, ou bien les capitalistes de tous les pays étoufferont notre révolution… " " Il y a une troisième voie ! ", s’écria quelqu’un dans l’auditoire. Peut-être l’interruption venait-elle de Staline ? Non, elle venait d’un menchevik. Il fallut quelques années avant que les bolcheviks ne découvrissent la " troisième voie ".

Sous l’influence d’innombrables répétitions dans la presse stalinienne mondiale, il semble presque établi, pour les cercles politiques les plus divers, qu’à la base des dissentiments concernant Brest-Litovsk il y aurait eu deux conceptions : l’une partant de la possibilité non seulement de garder le pouvoir, mais aussi d’édifier le socialisme avec les forces intérieures de la Russie ; l’autre comptant exclusivement sur l’insurrection en Europe. En réalité, cette opposition de thèses ne fut établie que quelques années plus tard, et les auteurs de cette invention ne se donnèrent même pas la peine de la mettre en accord, au moins apparemment, avec les documents historiques. Il est vrai qu’il eût été difficile de le faire : tous les bolcheviks, sans aucune exception, estimaient également, durant la période de Brest, que si la révolution n’éclatait pas en Europe le plus rapidement possible, la République soviétique était condamnée à sa perte. Les uns fixaient leur estimation à quelques semaines, d’autres à quelques mois, pas un seul ne comptait sur des années.

" Dès le début de la République russe – écrivait Boukharine le 28 janvier 1918 – le parti du prolétariat révolutionnaire déclara : ou bien la révolution internationale, déclenchée par la révolution russe, étouffera la guerre et le capital, ou bien le capital international étouffera la révolution russe. "

Mais Boukharine, qui, en ces jours-là, était à la tête des partisans d’une guerre révolutionnaire contre l’Allemagne, n’attribuait-il pas les opinions de sa fraction à tout le parti ? Si naturelle que soit cette supposition, elle est entièrement réfutée par les documents.

Les procès-verbaux du Comité central pour 1917 et le début de 1918, publiés en 1929, malgré leurs lacunes et leur présentation tendancieuse, donnent aussi sur cette question des indications inappréciables : " Séance du 11 janvier 1918. Le camarade Serguéev (Artem) fait remarquer que tous les orateurs sont d’accord sur ce point : notre République socialiste est menacée de périr s’il ne se produit point de révolution socialiste en Occident. " Serguéev se tenait sur la position de Lénine, c’est-à-dire qu’il était partisan de la signature du traité de paix. Aucune objection n’est faite à Serguéev. Les trois groupes en désaccord font appel à qui mieux mieux à une seule et même prémisse commune : sans révolution mondiale, nous ne nous en tirerons pas.

Staline, il est vrai, apporte dans les débats une note particulière : il motive la nécessité de signer la paix séparée en disant qu’" il n’y a point de mouvement révolutionnaire en Occident, il n’y a rien de fait, il y a seulement une révolution en puissance et nous ne pouvons pas tenir compte d’un événement potentiel ". Très loin encore de la théorie du socialisme dans un seul pays, il manifeste pourtant avec netteté par ces termes sa défiance organique à l’égard du mouvement international. " Nous ne pouvons pas tenir compte d’un événement potentiel ! " Lénine immédiatement se désolidarise " sur quelques points " de l’appui que lui apporte Staline : que la révolution en Occident n’ait pas encore commencée, c’est juste ; " cependant, si pour cette raison nous allions modifier notre tactique, nous serions des traîtres au socialisme international ". Si lui, Lénine, est partisan d’une paix séparée immédiate, ce n’est point qu’il ne croie pas à un mouvement révolutionnaire en Occident, et moins encore qu’il croie à la vitalité d’une révolution russe isolée :

" Ce qui nous importe, c’est de tenir jusqu’à l’apparition d’une révolution socialiste générale, et nous ne pouvons y parvenir qu’après avoir conclu la paix. "

Le sens de la capitulation de Brest se résumait pour Lénine en ces termes : " Une pause pour souffler. " Les procès-verbaux prouvent qu’après l’avertissement de Lénine, Staline chercha une occasion de rajuster son point de vue.

" Séance du 23 février 1918. Le camarade Staline… Nous aussi nous misons sur la révolution, mais vous comptez sur des semaines et (nous) sur des mois. "

Staline reprend ici littéralement la formule de Lénine. La distance qui sépare les deux ailes au sein du Comité central sur la question de la révolution mondiale est une évaluation en semaine ou en mois.

Défendant au VIIe Congrès du parti, en mars 1918, la signature de la paix de Brest, Lénine disait :

" La vérité absolue, c’est qu’à moins d’une révolution allemande, nous sommes perdus. Nous périrons peut-être, non à Piter, non à Moscou, mais .à Vladivostok, ou bien dans d’autres endroits éloignés vers lesquels nous devrons battre en retraite…, mais, en tout cas, quelles que soient les vicissitudes possibles et concevables, si la révolution allemande ne vient pas, nous périrons. "

Il ne s’agit pourtant pas seulement de l’Allemagne. " L’impérialisme international, qui représente une force réelle gigantesque…, ne peut en aucun cas, à aucune condition, s’arranger du voisinage de la République soviétique… Ici, le conflit apparaît inévitable. Ici… [intervient] le plus grand des problèmes historiques… la nécessité de provoquer la révolution internationale. "

Dans une résolution. secrète qui fut adoptée, il est dit : " Le congrès ne voit de sûre garantie de la consolidation de la révolution socialiste victorieuse en Russie, que dans sa transformation en une révolution ouvrière internationale. "

Quelques jours après, Lénine faisait un rapport au Congrès des Soviets : " L’impérialisme mondial, et à côté de lui, la marche victorieuse de la révolution sociale ne peuvent aller ensemble. " Le 23 avril, il disait à la séance du Soviet de Moscou : " Notre état arriéré nous a poussés en avant et nous périrons si nous ne parvenons pas à tenir jusqu’au jour où nous rencontrerons un puissant appui venu des ouvriers insurgés des autres pays. " " … Il faut battre en retraite [devant l’impérialisme] au moins jusqu’à l’Oural, écrit-il en mai 1918, car c’est la seule chance de gagner pendant la période où la révolution mûrit en Occident… "

Lénine se rendait clairement compte que les ajournements dans les pourparlers à Brest aggravaient les conditions de la paix. Mais il plaçait les problèmes de la révolution internationale au-dessus des problèmes "nationaux". Le 28 juin 1918, Lénine, malgré des désaccords épisodiques avec Trotsky au sujet de la signature de la paix, dit à la Conférence de Moscou des syndicats :

" Lorsque l’on en est arrivé aux pourparlers de Brest, les révélations du camarade Trotsky ont été connues du monde entier, et n’est-ce pas grâce à cette politique que, dans un pays hostile… en pleine guerre, surgit un immense mouvement révolutionnaire… "

Huit jours après, dans un rapport du Conseil des Commissaires du Peuple au Ve Congrès des Soviets, il revient sur la même question : " Nous avons rempli notre devoir envers tous les peuples… par l’intermédiaire de notre délégation à Brest, à la tête de laquelle se trouvait le camarade Trotsky… " Un an plus tard, Lénine lançait ce rappel : "… A l’époque de la paix de Brest…, le pouvoir soviétique plaça la dictature mondiale du prolétariat et la révolution mondiale au-dessus de tous les sacrifices nationaux, si lourds fussent-ils. "

" Quelle importance – demandait Staline, lorsque le temps eut effacé de sa mémoire les contours d’idées qui n’y étaient déjà pas très nettes, – quelle importance peut avoir la déclaration de Trotsky d’après laquelle la Russie révolutionnaire ne pourrait pas tenir en face de l’Europe conservatrice ? Elle ne peut avoir qu’une seule signification : Trotsky ne sent pas la puissance interne de notre révolution. "

En réalité, tout le parti était unanime dans cette conviction qu’" en face de l’Europe conservatrice ", la République soviétique ne pourrait tenir. Mais ce n’était que le revers d’une autre conviction, selon laquelle l’Europe conservatrice ne pourrait tenir en face de la Russie révolutionnaire. Sous une forme négative, s’exprimait une foi inébranlable dans la puissance internationale de la révolution russe. Et, dans l’ensemble, le parti ne se trompa point. En tout cas, l’Europe conservatrice ne résista pas intégralement. Même la révolution allemande, trahie par la social-démocratie, se trouva cependant assez forte pour rogner les griffes de Ludendorff et de Hoffmann. Sans cette opération, la République soviétique n’aurait probablement pas échappé à sa perte.

Mais même après l’effondrement du militarisme allemand, l’appréciation générale de la situation internationale ne connut pas de modifications. " Nos efforts mènent inévitablement à la révolution mondiale, disait Lénine dans une séance du Comité exécutif central, à la fin de juillet 1918. L’affaire se présente ainsi : sortant… de la guerre contre une coalition, (nous) avons immédiatement subi un assaut de l’impérialisme de l’autre côté. " En août, lorsque s’allumait sur la Volga la guerre civile, avec la participation des Tchécoslovaques, Lénine déclarait dans un meeting à Moscou : " Notre révolution s’est manifestée en tant que mouvement universel… Les masses prolétariennes assureront à la République des Soviets la victoire sur les Tchécoslovaques et la possibilité de tenir, en attendant qu’éclate la révolution socialiste mondiale. " Tenir en attendant qu’éclate la révolution en Occident, telle est comme auparavant la formule du parti.

En ces mêmes jours, Lénine écrivait aux ouvriers américains :

" Nous nous trouvons dans une forteresse assiégée, attendant que les autres armées de la révolution socialiste internationale viennent à notre secours. "

Il s’exprime plus catégoriquement encore en novembre :

" … Les faits de l’histoire mondiale ont montré que la transformation de notre révolution russe en une révolution socialiste n’est pas une aventure à courir, mais une nécessité, car il n’y a pas d’autre "choix : les impérialismes anglo-français et américain étoufferont inévitablement l’indépendance et la liberté de la Russie s’il n’y a pas de victoire de la révolution socialiste mondiale, du bolchevisme mondial. "

A s’en tenir aux termes de Staline, Lénine évidemment ne sent pas " la puissance interne de notre révolution ".

Le premier anniversaire de l’insurrection était passé. Le parti avait eu assez de temps pour voir clair autour de lui. Et néanmoins, dans son rapport au VIIIe Congrès du parti, en mars 1919, Lénine déclare de nouveau : " Nous vivons non seulement dans un État, mais dans un système d’États, et l’existence de la République soviétique, à côté des États impérialistes, n’est pas concevable pour une longue durée. A la fin des fins, l’un ou l’autre élément l’emportera. "

Au troisième anniversaire, qui coïncidait avec l’écrasement des Blancs, Lénine rapportait des souvenirs et généralisait :

" Si cette nuit-là [la nuit de l’insurrection d’Octobre], on nous avait dit que, dans trois ans… ce serait là notre victoire, personne, même l’optimiste le plus fieffé, n’y aurait cru. Nous savions alors que notre victoire n’en serait une qu’au moment où notre cause aurait vaincu dans le monde entier, parce que nous nous étions lancés dans cette entreprise en comptant exclusivement sur la révolution mondiale. "

On ne saurait demander de témoignage plus irréfutable : au moment de l’insurrection d’Octobre, " l’optimiste le plus fieffé ", loin de rêver à l’édification d’un socialisme national, ne croyait même pas à la possibilité d’une défense de la révolution sans une aide directe de l’extérieur ! " Nous nous étions lancés dans cette entreprise en comptant exclusivement sur la révolution mondiale. " Pour assurer la victoire sur des légions d’ennemis durant une lutte de trois années, ni la parti, ni l’Armée Rouge n’avaient eu besoin du mythe du socialisme dans un seul pays.

La situation mondiale se présenta plus favorablement qu’on n’aurait pu s’y attendre Les masses manifestèrent une exceptionnelle disposition à faire des sacrifices pour atteindre de nouveaux objectifs. La direction utilisa adroitement les contradictions de l’impérialisme dans la première période, la plus difficile. En somme, la révolution montra une plus grande stabilité que ne l’avaient espéré les " optimistes les plus fieffés ". En outre, le parti conservait intégralement sa position internationale d’antan.

" S’il n’y avait eu la guerre – expliquait Lénine en janvier 1918 – nous constaterions l’union des capitalistes du monde entier : un rassemblement sur le terrain de la lutte contre nous. " " Pourquoi, pendant des semaines et des mois…, après Octobre, avons-nous eu la possibilité d’aller si facilement de triomphe en triomphe ?…, demandait-il au VIIe Congrès du parti. Seulement parce que la conjoncture internationale toute spéciale qui s’est créée nous a provisoirement protégés contre l’impérialisme. " En avril, Lénine disait dans une séance du Comité exécutif central : " Nous avons obtenu une pause pour souffler parce qu’en Occident le carnage impérialiste continue et qu’en Extrême-Orient les rivalités impérialistes vont s’élargissant ; c’est ainsi seulement que s’explique l’existence de la République soviétique. "

L’exceptionnelle combinaison de circonstances ne pouvait durer perpétuellement. " Nous venons de passer de la guerre à la paix, disait Lénine en novembre 1920, mais nous n’avons pas oublié que la guerre reviendra. Tant que subsisteront le capitalisme et le socialisme, nous ne pourrons vivre en paix – l’un ou l’autre doit finalement l’emporter. Il y aura une messe de Requiem ou bien pour la République soviétique, ou bien pour l’impérialisme mondial. C’est un délai dans la guerre. "

La transformation de la " pause " primitivement prévue en période prolongée d’équilibre instable a été rendue possible non seulement par la lutte entre groupes capitalistes, mais aussi par le mouvement révolutionnaire international. Sous l’influence de l’insurrection de novembre en Allemagne, les troupes allemandes durent quitter l’Ukraine, les provinces baltes, la Finlande. La pénétration de l’esprit de rébellion parmi les armées de l’Entente contraignit les gouvernements français, anglais et américain à retirer leurs troupes des côtes méridionales et septentrionales de la Russie. La révolution prolétarienne en Occident n’avait pas vaincu, mais, en route vers la victoire, elle avait servi de couverture, pour un certain nombre d’années, à l’État soviétique.

En. juillet. 1921, Lénine établit le bilan : " On, est arrivé à un équilibre qui, bien qu’il soit peu solide, extrêmement instable, n’en est pas moins un équilibre tel que la République socialiste peut subsister, bien entendu pour peu de temps, dans l’encerclement capitaliste. " C’est ainsi que d’une semaine à l’autre, le parti s’assimilait, peu à peu, l’idée que l’État ouvrier pourrait vivre en paix, pour un certain temps, " bien entendu pour peu de temps ", dans l’encerclement capitaliste.

Une déduction, non dénuée d’importance, résulte des données précédentes d’une façon absolument incontestable : selon la conviction générale des bolcheviks, l’État prolétarien ne pouvait se maintenir longtemps sans une victoire du prolétariat en Occident ; le programme de l’édification du socialisme dans un seul pays était, par là, pratiquement exclu ; la question même ne se posait plus.

Il serait pourtant complètement erroné de croire, comme l’école des épigones a essayé de le suggérer ces dernières années, que le Parti aurait vu dans les armées capitalistes le seul obstacle sur la voie du socialisme national. La menace d’une intervention armée était, en effet, pratiquement mise au premier plan. Mais même le danger de guerre ne représentait que l’expression la plus aiguë de la prépondérance technique et industrielle des pays capitalistes. En fin de compte, le problème se ramenait à l’isolement de la République soviétique et à son état arriéré.

Le socialisme est l’organisation par la société d’une production rationnelle et harmonieuse, pour la satisfaction des besoins humains. La propriété collective s’exerçant sur les moyens de production n’est pas encore le socialisme ; elle n’en est que la condition juridique préalable. Le problème du régime socialiste ne peut être détaché de celui des forces productives qui, dans la phase actuelle de l’évolution humaine est, par essence, d’une ampleur mondiale. Tel État, devenu étroit pour le capitalisme, est d’autant moins capable de devenir le terrain d’un régime socialiste achevé. La condition arriérée d’un pays révolutionnaire augmente en outre, pour lui, le danger d’être refoulé vers le capitalisme. Repoussant la perspective d’une révolution socialiste isolée, les bolcheviks avaient en vue, non point le problème, mécaniquement disjoint, de l’intervention, mais tout l’ensemble des questions qui se rattachaient à la base économique internationale du socialisme.

Au VIIe Congrès du Parti, Lénine disait : " Si la Russie marche maintenant, et elle marche indiscutablement de sa paix " de Tilsitt " à un essor national…, l’issue n’est pas pour elle du côté de l’État bourgeois, mais du côté d’une révolution socialiste internationale. " Telle est l’alternative : ou bien la révolution internationale ou bien un reflux vers le capitalisme. " Combien y aura-t-il encore d’étapes transitoires vers le socialisme, nous ne le savons pas et ne pouvons le savoir. Tout dépend du moment où se déclenchera, dans sa véritable ampleur, la révolution socialiste européenne. "

En demandant, en avril de la même année, que l’on regroupât les rangs pour le travail pratique, Lénine écrivait : " Nous n’assurerons un concours sérieux à la révolution socialiste occidentale, qui est en retard pour de multiples causes, que dans la mesure où nous saurons résoudre la tâche d’organisation qui nous est posée. " La première entreprise d’édification économique est immédiatement incluse dans le schéma international : il s’agit de " concourir à la révolution socialiste en Occident " et non point de créer un royaume socialiste indépendant en Orient.

Au sujet de la famine imminente, Lénine déclare aux ouvriers de Moscou : " Il faut dans notre agitation… expliquer que la calamité qui s’est abattue sur nous est une calamité internationale à laquelle il n’y a pas d’autre issue que la révolution internationale. " Pour vaincre la famine, il faut une révolution du prolétariat mondial, déclare Lénine. Pour édifier un régime socialiste, il suffit d’une révolution dans un seul pays, répondent les épigones. Telle est l’amplitude des désaccords ! Qui a raison ? N’oublions pas, en tout cas, que malgré les succès de l’industrialisation, la famine n’est pas vaincue jusqu’à ce jour.

Le Congrès des Conseils de l’Économie publique formulait en décembre 1918 un schéma de l’édification socialiste dans les termes suivants :

" La dictature du prolétariat mondial devient historiquement inévitable… Par là est déterminé le développement de toute la société dans le monde, aussi bien que de chaque pays en particulier. L’institution de la dictature du prolétariat et d’une forme soviétique de gouvernement dans les autres pays, rendra possibles l’établissement de rapports économiques très étroits entre les pays, la division internationale du travail sur le plan de la production, enfin l’organisation de services économiques internationaux. " Qu’une pareille résolution ait pu être votée par un Congrès d’organes gouvernementaux devant lesquels se posaient des problèmes purement pratiques (le charbon, le bois, la betterave), montre mieux que tout comment, durant cette période, prédominait sans partage dans la conscience du parti la perspective de la révolution permanente.

Dans l’A.B.C. du communisme, manuel du parti rédigé par Boukharine et Préobrajensky, et qui a été tiré à un grand nombre d’éditions, nous lisons :

" La révolution communiste ne peut vaincre qu’en tant que révolution mondiale… Dans une situation où il n’y a de victoire ouvrière que dans un seul pays, l’édification économique rencontre de très grandes difficultés… Pour la victoire du communisme, il faut la victoire de la révolution mondiale. "

Dans le même esprit, avec les mêmes idées, Boukharine, en une brochure populaire qui a été rééditée à maintes reprises par le parti et traduite en langues étrangères, écrivait :

" … Devant le prolétariat russe se pose avec plus d’acuité que jamais le problème de la révolution internationale… La révolution permanente en Russie se transforme en une révolution européenne du prolétariat. "

Dans le fameux livre de Skvortsov Stépanov, L’électrification, paru sous la direction et avec une préface de Lénine, dans un chapitre que celui-ci recommande très chaleureusement à l’attention des lecteurs, il est dit :

" Le prolétariat de Russie n’a jamais songé à créer un État socialiste isolé. Un État " socialiste " indépendant par lui-même, est un idéal petit-bourgeois. On peut concevoir qu’on s’en rapproche dans une certaine mesure s’il y a prédominance économique et politique de la petite bourgeoisie ; cherchant à s’isoler du monde extérieur, elle veut trouver le moyen de consolider ses formes économiques qui, par la technique et l’économie modernes, sont devenues des plus instables. "

Ces lignes remarquables qui ont été indiscutablement revues de la main de Lénine, jettent un vif trait de lumière sur l’évolution ultérieure des épigones !

Dans les thèses sur la question nationale et coloniale présentées au IIe Congrès de l’Internationale communiste, Lénine définit la tâche générale du socialisme comme dépassement des étapes nationales de la lutte, comme " la réalisation d’un plan économique universel dont l’application serait contrôlée par le prolétariat de tous les pays, tendance qui s’est manifestée avec évidence sous le régime capitaliste et doit incontestablement continuer son développement et arriver à la perfection avec le régime socialiste ". Par rapport à cette tendance progressiste dont le socialisme hérite, l’idée d’un régime socialiste dans un seul pays constitue par elle-même une réaction.

Les conditions de la formation de la dictature du prolétariat et celles de l’édification du régime socialiste ne sont ni identiques, ni concourantes et présentent même, dans certains cas, des antagonismes. Le fait que le prolétariat russe soit arrivé le premier au pouvoir ne signifie pas du tout qu’il arrivera le premier aussi au socialisme. La disparité contradictoire de l’évolution qui conduisit à l’insurrection d’octobre ne disparut pas avec le succès de cette dernière ; elle se trouva placée à la base même du premier État ouvrier.

" Plus est arriéré le pays qui a dû, en raison du cours sinueux de l’histoire, commencer la révolution socialiste, disait Lénine en mars 1918, plus il est pour lui difficile de passer des anciens rapports capitalistes à des rapports socialistes. "

Cette idée reparaît dans les discours et les articles de Lénine, d’année en année. " Il nous est facile de commencer la révolution et il est plus difficile de la continuer…, dit-il en mai de la même année ; en Occident, il est plus malaisé de commencer la révolution, mais il sera plus commode de la continuer. " En décembre, Lénine développe la même idée devant un auditoire de paysans, pour qui le plus difficile est de porter ses vues au-delà des frontières nationales :

" Là-bas [en Occident], le passage à l’économie socialiste… se produira plus aisément que chez nous… En union avec le prolétariat socialiste du monde entier, la paysannerie laborieuse de Russie… surmontera tous les revers… "
" Comparativement aux pays avancés, répéta-t-il en 1919, il était plus facile pour les Russes d’entreprendre une grande révolution prolétarienne, mais il leur était plus difficile de la continuer et de la mener jusqu’à la victoire finale, dans le sens d’une complète organisation du régime socialiste. "
" La Russie – reprend Lénine avec insistance, le 27 avril 1920 – a pu facilement commencer la révolution socialiste, alors que la continuer et la mener jusqu’au bout lui sera plus difficile qu’aux pays européens. J’ai déjà dû, au début de 1918, signaler cette circonstance, et une expérience de deux années, depuis, a confirmé la justesse de ce jugement… "

Les siècles de l’histoire dans leur déroulement montrent divers niveaux de culture. Pour en finir avec le passé, il faut du temps, non de nouveaux siècles mais des dizaines d’années. " Il est douteux que la toute prochaine génération, plus développée, franchisse entièrement le pas vers le socialisme ", disait Lénine à la séance du Comité exécutif central, le 29 avril 1918. Presque deux ans après, au Congrès des communes agricoles, il indique des échéances encore plus éloignées. " Nous ne pouvons instituer immédiatement l’ordre socialiste ; Dieu veuille que, du temps de nos enfants ou peut-être de nos petits-enfants, il soit établi dans notre pays. "

Les ouvriers russes se sont mis en route avant les autres, mais ils arriveront au but plus tard que les autres. Ce n’est pas là du pessimisme ; c’est du réalisme historique.

" … Nous, prolétariat de Russie, devançons n’importe quelle Angleterre et n’importe quelle Allemagne par notre régime politique…, écrivait Lénine en mai 1918, et pourtant nous retardons sur le plus arriéré des États de l’Europe occidentale… quant au degré de notre préparation à l’établissement matériel et productif du socialisme. " La même idée est exprimée par lui dans un parallèle entre deux États : " L’Allemagne et la Russie ont incarné en 1918 le plus clairement du monde la réalisation matérielle des conditions d’économie, de production… du socialisme, d’une part, et les conditions politiques du même socialisme, d’autre part. " Les éléments de la société future sont comme éparpillés entre divers pays. Les réunir et les subordonner l’un à l’autre, voilà la tâche d’une série d’insurrections nationales qui se combinent en une révolution mondiale.

L’idée d’un caractère autarcique de l’économie soviétique, Lénine la raillait d’avance :

" Tant que notre Russie soviétique restera une province limitrophe, à l’écart de tout le monde capitaliste, disait-il, en décembre 1920 au VIIe Congrès des Soviets, il serait absolument ridicule, il serait illusoire et utopique… de songer à sa complète indépendance économique. " Le 27 mars 1922, au XIe Congrès du parti, Lénine donnait cet avertissement : nous avons à subir " un examen qui sera institué par le marché russe et par le marché international, auquel nous sommes assujettis et liés, auquel nous n’échapperons pas. Cet examen est sérieux car, là, nous pouvons être battus en économie comme en politique ".

L’idée de la dépendance de l’économie soviétique par rapport à l’économie mondiale est considérée maintenant par l’Internationale communiste comme " contre-révolutionnaire " : le socialisme ne peut dépendre du capitalisme ! Les épigones ont eu la malice d’oublier que le capitalisme, de même que le socialisme, s’appuie sur la division mondiale du travail qui, précisément dans le socialisme, doit arriver à son plus complet épanouissement. L’édification économique dans un État ouvrier isolé, si importante soit-elle par elle-même, restera tronquée, bornée et contradictoire ; elle ne peut atteindre les hauteurs d’une nouvelle société harmonieuse.

" Une véritable croissance de l’économie socialiste en Russie – écrivait Trotsky en 1922 – ne deviendra possible qu’après la victoire du prolétariat dans les plus importants pays européens. " On a relevé ces paroles pour les introduire dans un acte d’accusation. Or, elles exprimaient, en leur temps, l’idée commune de tout le parti. " L’affaire de l’édification, disait Lénine en 1919, dépend entièrement de la rapidité avec laquelle la révolution sera victorieuse dans les principaux pays d’Europe. C’est seulement après une pareille victoire que nous pourrons nous occuper sérieusement de la construction. " De telles paroles exprimaient non point du tout de la défiance à l’égard de la révolution russe, mais la croyance en la venue prochaine de la révolution mondiale. Actuellement aussi, après les grands succès économiques remportés par l’Union, il reste juste de dire qu’" une véritable croissance de l’économie socialiste " n’est possible que sur la base internationale.

C’est sous le même angle que le parti considérait aussi le problème de la collectivisation de l’agriculture. Le prolétariat ne peut construire une nouvelle société sans amener au socialisme, par une série de degrés intermédiaires, la paysannerie, qui constitue une partie considérable de notre population, une partie prédominante dans bon nombre de pays et une large majorité sur toute l’étendue du globe terrestre. La solution de ce problème, difficile entre tous, dépend en fin de compte des rapports quantitatifs et qualitatifs établis entre l’industrie et l’agriculture ; la paysannerie s’engagera d’autant plus volontiers et avec plus de succès sur la voie de la collectivisation qu’elle recevra de la ville un plus riche apport économique et culturel.

Existe-t-il, cependant, une industrie suffisante pour la transformation du village ? Lénine reportait aussi ce problème au-delà des frontières nationales. " Si l’on prend la question à l’échelle mondiale, disait-il au IXe Congrès des Soviets, il existe sur la terre une industrie assez florissante, assez vaste pour fournir au monde tous les produits... Nous mettons cela à la base de nos calculs. " Le rapport entre l’industrie et l’agriculture, infiniment moins favorable en Russie que dans les pays d’Occident, reste jusqu’à ce jour la base des crises économiques et politiques qui menacent à certains moments la stabilité du système soviétique.

La politique de ce que l’on appela le " communisme de guerre ", comme il ressort de ce que l’on vient de dire, n’était nullement calculée pour l’édification d’un régime socialiste dans les limites nationales. Les mencheviks étaient seuls à railler le pouvoir soviétique en lui attribuant de pareils plans. Pour les bolcheviks, les destinées ultérieures du régime spartiate imposé par le désordre et la guerre civile dépendaient directement du développement de la révolution en Occident. En janvier 1919, en plein communisme de guerre, Lénine disait : " Nous maintiendrons les bases de notre politique communiste des approvisionnements et les maintiendrons inébranlablement jusqu’au moment où viendra la victoire complète et mondiale du communisme. " Avec tout le parti, Lénine se trompait. Il fallut modifier la politique des approvisionnements. Actuellement, on peut considérer comme établi que même si la révolution socialiste en Europe avait eu lieu dans les deux ou trois premières années qui suivirent Octobre, un recul sur la voie de la N.E.P. eût été tout de même inévitable. Mais si l’on apprécie rétrospectivement la première étape de la dictature, on voit fort nettement à quel point les méthodes du communisme de guerre et ses illusions s’enchevêtraient avec la perspective de la révolution permanente.

Une profonde crise intérieure, à l’issue de trois années de guerre civile, indiqua la menace d’une rupture directe entre le prolétariat et la paysannerie, entre le parti et le prolétariat. Il fallut une révision radicale des méthodes du pouvoir soviétique. " … Nous devons satisfaire au point de vue économique la paysannerie moyenne et en venir à la liberté des échanges – expliquait Lénine ; autrement, conserver le pouvoir du prolétariat en Russie serait impossible, étant donné le retard de la révolution internationale… " Mais le passage à la N.E.P. ne s’accompagnait-il pas d’une rupture de principe entre les problèmes intérieurs et les problèmes internationaux ?

Lénine donna une appréciation d’ensemble de l’étape qui s’ouvrait, dans ses thèses pour le IIIe Congrès de l’Internationale communiste :

" … Du point de vue de la révolution prolétarienne mondiale, en tant que processus d’ensemble, la signification de l’époque vécue par la Russie consiste à expérimenter pratiquement et à vérifier la politique du prolétariat qui détient le pouvoir de l’État à l’égard de la masse petite-bourgeoise. "

Déjà, la définition même des cadres de la N.E.P. supprime purement et simplement le problème du socialisme dans un seul pays.

Non moins édifiantes sont les lignes que Lénine a tracées pour lui-même pendant les journées où l’on ,discutait et élaborait les nouvelles méthodes économiques :

" De dix à vingt années de rapports corrects avec la paysannerie et la victoire garantie à l’échelle mondiale (en supposant même un retard des révolutions prolétariennes qui commencent à monter). "

Le but est indiqué : s’adapter à de nouveaux délais, à de plus longues échéances, dont on peut avoir besoin pour que mûrisse la révolution en Occident. Dans ce sens, et seulement dans ce sens, Lénine exprimait l’assurance de voir sortir " de la Russie de la N.E.P. une Russie socialiste ".

C’est peu de dire que l’idée de la révolution internationale n’a pas été sujette à une révision ; en un certain sens, elle prend maintenant une expression plus profonde et plus nette.

" Dans les pays de capitalisme développé – dit Lénine au Xe Congrès du parti, pour expliquer la situation historique de la N.E.P. – il existe une classe d’ouvriers agricoles qui s’est formée pendant des dizaines d’années… Là où cette classe est suffisamment développée, la transition du capitalisme au socialisme est possible. Nous avons souligné, dans un bon nombre d’ouvrages, dans toutes nos manifestations, dans toute la presse, qu’il n’en est pas ainsi en Russie, où nous avons une minorité d’ouvriers industriels et une immense majorité de petits agriculteurs. La révolution sociale dans un tel pays ne peut obtenir un succès définitif qu’à deux conditions : premièrement qu’elle soit soutenue en temps opportun par une révolution sociale dans un ou plusieurs des pays avancés ; l’autre condition est qu’existe un accord entre… le prolétariat qui détient le pouvoir et la majorité de la population paysanne… C’est seulement un accord avec la paysannerie qui peut sauver la révolution socialiste en Russie tant que la révolution ne se sera pas produite en d’autres pays. "

Tous les éléments du problème sont ici rassemblés. L’union avec la paysannerie est indispensable pour l’existence même du pouvoir soviétique ; mais elle ne remplace pas la révolution internationale qui, seule, peut créer la base économique d’un régime socialiste.

Au même Xe Congrès est présenté un rapport spécial : La République soviétique encerclée par le capitalisme, dicté par le retard de la révolution en Occident. En qualité de rapporteur, au nom du Comité central, c’est Kaménev qui parle : " … Nous ne nous sommes jamais donné pour but – dit-il, comme s’il s’agissait de quelque chose d’incontestable – d’édifier un régime communiste dans un seul pays isolé. Nous nous sommes cependant trouvés dans une situation telle qu’il nous est indispensable de maintenir la base du régime communiste, la base de l’État socialiste, la république prolétarienne soviétique, cernée de tous côtés par les rapports capitalistes. Résoudrons-nous ce problème ? Je pense que c’est une question scolastique. Ainsi posée, elle ne peut recevoir de réponse. Elle se présente sous cette forme : comment, dans l’état des rapports actuels, conserver le pouvoir des soviets et le garder jusqu’au moment où le prolétariat de tel ou tel pays viendra à notre secours ? " Si les idées du rapporteur qui, sans aucun doute, avait soumis plus d’une fois son résumé à l’examen de Lénine, s’étaient trouvées en contradiction avec le bolchevisme traditionnel, comment le Congrès n’aurait-il pas élevé une protestation ? Comment ne s’est-il pas trouvé un seul délégué pour indiquer que, sur la question la plus essentielle de la révolution, Kaménev développait des opinions n’ayant " rien de commun " avec celles des bolcheviks ? Comment se fait-il que personne dans tout le parti n’ait remarqué l’hérésie ?

" D’après Lénine – affirme Staline – la révolution puise ses forces avant tout parmi les ouvriers et les paysans de la Russie même. D’après Trotsky, on pourrait croire que les forces indispensables ne peuvent être recrutées que sur le terrain de la révolution mondiale du prolétariat. "

A ces deux conceptions antithétiques, comme à bien d’autres, Lénine avait répondu d’avance :

" Pas une minute nous n’avons oublié et nous n’oublions – disait-il, le 14 mai 1918, dans une séance du Comité exécutif central – les faiblesses de la classe ouvrière russe comparativement aux autres détachements du prolétariat international… Mais nous devons rester à ce poste tant que ne surviendra pas notre allié, le prolétariat international… "

Au IIIe anniversaire de l’insurrection d’octobre, Lénine confirmait :

" … Nous avons misé sur la révolution internationale, et nous avons incontestablement misé juste… Nous avons toujours souligné qu’une œuvre telle que la révolution socialiste ne peut être accomplie dans un seul pays… "

En février 1921, Lénine déclarait au Congrès des ouvriers de l’industrie de la couture :

" Nous avons toujours et à maintes reprises indiqué aux ouvriers que le problème essentiel, fondamental, la condition absolue de notre victoire, était d’étendre la révolution au moins à quelques-uns des pays les plus avancés. "

Non, Lénine est trop compromis par son entêtement à " puiser " des forces sur le terrain mondial ; impossible de le blanchir !

De même que Trotsky est mis en opposition avec Lénine, Lénine lui-même est mis en opposition avec Marx et avec autant de raison. Si Marx supposait que la révolution prolétarienne commencerait en France mais ne s’achèverait pas ailleurs qu’en Angleterre, cela s’explique, d’après Staline, par le fait que Marx ne connaissait pas encore la loi de l’évolution inégale. En réalité, la prévision de Marx, opposant un pays où débute la révolution à un pays où s’opère complètement la réalisation socialiste, est entièrement bâtie sur la loi d’une évolution inégale. En tout cas, Lénine lui-même, qui n’admettait pas de réticence sur les grandes questions, n’a jamais, nulle part, marqué un désaccord avec Marx et Engels au sujet du caractère international de la révolution. Tout au contraire !

Si " les affaires ont tourné autrement que ne le prévoyaient Marx et Engels " – disait Lénine au IIIe Congrès des Soviets – c’est seulement par rapport à l’ordre de succession historique des pays : le lot du prolétariat russe a été, par la marche des événements, de tenir " un rôle honorable d’avant-garde de la révolution socialiste internationale, et nous voyons maintenant clairement comment se développera ultérieurement la révolution : le Russe a commencé, l’Allemand, le Français, l’Anglais parachèveront et le socialisme vaincra… ".

L’argument qui nous attend plus loin, c’est celui du prestige de l’État : nier la théorie du socialisme national, " cela conduit – selon les termes de Staline – à découronner notre pays ". A elle seule, cette phraséologie, intolérable pour l’oreille d’un marxiste, trahit toute la profondeur de la rupture avec la tradition bolchevique. Ce que craignait Lénine, ce n’était pas un " découronnement ", c’était la fanfaronnade nationaliste.

" Nous sommes – enseignait-il en avril 1918, dans une séance du soviet de Moscou – l’un des détachements révolutionnaires de la classe ouvrière qui s’est porté en avant, non point parce que nous serions meilleurs que d’autres… mais seulement et uniquement parce que nous étions un des pays les plus arriérés du monde entier… Nous n’arriverons à une complète victoire qu’avec tous les ouvriers des autres pays, avec les ouvriers du monde entier. "

L’appel à un jugement raisonnable sur soi-même devient le leitmoliv des discours de Lénine.

" La révolution russe, dit-il le 4 juin 1918…, n’est nullement un mérite particulier du prolétariat russe, mais elle est provoquée par la marche… des événements historiques ; ce prolétariat est placé par la volonté de l’histoire, provisoirement, à la première place, et il est devenu pour un temps l’avant-garde de la révolution mondiale. "

" Le premier rôle du prolétariat de Russie dans le mouvement ouvrier mondial, dit Lénine à la Conférence des Comités d’usines, le 23 juillet 1918, s’explique non point par le développement économique du pays, bien au contraire : il s’explique par l’Etat arriéré de la Russie… Le prolétariat russe conçoit clairement que la condition indispensable et les préalables essentiels de sa victoire sont dans l’offensive unie des ouvriers du monde entier. "

L’insurrection d’Octobre n’a pas été provoquée, bien entendu, par le seul état arriéré de la Russie, et Lénine le comprenait fort bien. Mais c’est consciemment qu’il courbait le jonc pour le redresser ensuite.

Au Congrès des Conseils de l’Économie publique, c’est-à-dire des organes spécialement appelés à édifier le socialisme, Lénine dit, le 26 mai 1918 :

" Nous ne fermons pas les yeux sur le fait qu’à nous seuls… avec nos propres forces, nous ne saurions accomplir entièrement la révolution socialiste dans un seul pays, quand bien même ce pays serait moins arriéré que la Russie. "

Devançant ici les voies futures de la catégorie bureaucratique, l’orateur ajoute cette explication : " Cela ne saurait provoquer le moindre pessimisme car la tâche que nous nous assignons est d’une difficulté historique mondiale. "

Au Congrès des Soviets, le 8 novembre, il dit :

" La complète victoire de la révolution socialiste est inconcevable dans un seul pays, et elle exige la collaboration la plus active au moins de quelques pays avancés, parmi lesquels nous ne pouvons compter la Russie… "

Lénine non seulement dénie à la Russie le droit d’avoir son propre socialisme, mais il lui assigne, d’une façon démonstrative, une place de deuxième ordre dans l’édification en commun du socialisme avec les autres pays. Quel criminel " découronnement " de notre pays !

En mars 1919, au Congrès du Parti, Lénine tarabuste ceux qui veulent aller trop loin :

" Nous savons par l’expérience pratique comment faire les premiers pas vers la destruction du capitalisme dans un pays où existent des rapports particuliers entre le prolétariat et la paysannerie. Et rien de plus. Si nous voulions imiter la grenouille qui s’efforçait de se faire aussi grosse que le bœuf, nous serions la risée du monde entier, nous ne serions que de simples fanfarons. "

Peut-être quelqu’un sera-t-il vexé d’entendre pareil propos ?

" Mais – s’écrie Lénine, le 19 mai 1921 – quel bolchevik a jamais nié que la révolution ne saurait définitivement vaincre qu’après avoir gagné tous les pays avancés, ou, du moins, certains d’entre eux ? " En novembre 1920, à la Conférence du parti de la province de Moscou, il avait déjà dit que les bolcheviks n’ont ni promis ni rêvé " de transformer le monde entier avec les forces de la seule Russie… Nous n’en sommes jamais arrivés à une pareille folie, et nous avons toujours dit que notre révolution serait victorieuse lorsqu’elle serait soutenue par les ouvriers de tous les pays. "

" Nous n’avons pas achevé – écrit-il au début de 1922 – d’établir même les fondations d’une économie socialiste. Ceci peut nous être encore disputé par les forces hostiles du capitalisme agonisant. Il faut le concevoir nettement et le reconnaître franchement, car il n’y a rien de plus dangereux que les illusions et les vertiges, surtout quand on se trouve à de grandes hauteurs. Et il n’y a absolument rien de " terrible ", rien qui motive légitimement la moindre défaillance, si l’on avoue cette amère vérité car nous avons toujours, et à maintes reprises, professé cette vérité qui est l’a b c du marxisme : pour la victoire du socialisme sont nécessaires les efforts conjugués des ouvriers de plusieurs pays avancés. "

Deux ans et demi plus tard, Staline exigera que l’on renonce au marxisme sur cette question essentielle. Pour quel motif ? Marx serait resté ignorant de l’inégalité de l’évolution, c’est-à-dire de la loi la plus élémentaire de la dialectique, tant de celle de la nature que de celle de la société. Mais comment traiter Lénine lui-même, qui, d’après Staline, aurait pour la première fois " découvert " la loi du développement inégal par l’expérience de l’impérialisme et qui, néanmoins, s’en tenait obstinément à " la vérité abécédaire du marxisme " ? C’est en vain que nous chercherions une explication.

" Le trotskysme – d’après la sentence accusatrice de l’Internationale communiste – procédait et continue à procéder de l’affirmation que notre révolution n’est pas en soi [!] et au fond socialiste, que la Révolution d’Octobre n’est qu’un signal, une impulsion et un point de départ pour la révolution socialiste en Occident. "

La transmutation dans le sens national est ici dissimulée par la pure scolastique. La Révolution d’Octobre " en soi " n’existe pas du tout. Elle eût été impossible sans toute l’histoire précédente de l’Europe, et elle eût été sans espoir si elle ne s’était continuée en Europe et dans le monde entier. " … La révolution russe n’est qu’un anneau dans la chaîne de la révolution internationale " (Lénine). Sa force est précisément là où les épigones voient son " découronnement ". C’est justement pour cela, et seulement pour cela, qu’au lieu d’être un tout l’emportant par lui-même, elle est un " signal ", une impulsion, un " point de départ ", un " anneau ", et qu’elle prend un caractère socialiste.

" Bien entendu, la victoire définitive du socialisme dans un seul pays est impossible " – disait Lénine au IIIe Congrès des Soviets, en janvier 1918. Mais, en revanche, quelque chose d’autre est possible :
" Un vivant exemple, une mise en marche quelque part dans un pays, voilà ce qui allume les masses laborieuses par toutes les contrées. "

En juillet, dans une séance du Comité exécutif central :

" Notre tâche est, pour le moment… de maintenir… ce flambeau du socialisme, de façon qu’il projette le plus possible d’étincelles pour allumer l’incendie sans cesse croissant de la révolution sociale. "

Un mois après, dans un meeting ouvrier :

" La révolution [européenne] monte… et nous devons maintenir le pouvoir soviétique jusqu’à ce qu’elle commence. Nos erreurs doivent être une leçon pour le prolétariat d’Occident. "

Encore quelques jours plus tard, au Congrès des Travailleurs de l’enseignement :

" La révolution russe n’est qu’un exemple, elle n’est qu’un premier pas dans une série de révolutions… "

En mars 1919, au Congrès du parti :

" La révolution russe était en somme une répétition générale… de la révolution prolétarienne mondiale. "

Ce n’est pas une pièce jouée indépendamment, c’est seulement une répétition générale ! Quel entêtement et quelle cruauté dans le " découronnement " !

Mais Lénine ne s’arrête pas là. " S’il arrivait, dit-il le 8 novembre 1918, que tout à coup on nous balaie… nous aurions le droit de dire, sans dissimuler nos erreurs, que nous avons utilisé la période qui nous a été donnée par le sort, intégralement pour la révolution socialiste mondiale. " Combien, par la méthode de pensée comme par la psychologie politique, de telles paroles sont loin de la suffisance arrogante d’épigones qui se sont imaginés être le nombril de la terre !

Le faux commis dans une question essentielle, si l’intérêt politique oblige à s’y attacher, conduit à d’innombrables autres erreurs et transforme graduellement toute la pensée.

" … Notre parti n’a pas le droit de tromper la classe ouvrière – disait Staline au plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste en 1926 – , il devait dire nettement que, faute d’être sûr qu’il pourrait édifier le socialisme dans notre pays, il en arrivait à refuser le pouvoir et renonçait à la direction pour passer dans l’opposition… "

L’Internationale communiste accorda sa bénédiction à ce point de vue dans une résolution :

" Nier cette possibilité [d’un régime socialiste dans un seul pays] comme le fait l’Opposition, ce n’est pas autre chose que de nier l’existence des conditions préalables de la révolution socialiste en Russie. "

Les " conditions préalables " ne sont pas dans cette résolution l’état général de l’économie mondiale ni les contradictions intérieures de l’impérialisme, ni les rapports des classes en Russie, mais la garantie, donnée par avance, qu’existe la possibilité de réaliser le socialisme dans un seul pays ! .

A cette déduction téléologique présentée par les épigones pendant l’automne de 1926, on peut répliquer par les considérations mêmes que nous avons opposées aux mencheviks au printemps de 1905 :

" Du moment que le développement objectif de la lutte des classes pose devant le prolétariat, à un certain moment de la révolution, l’alternative : ou bien prendre sur soi les droits et les obligations du pouvoir, ou bien abandonner sa position de classe, la social-démocratie se donne pour tâche immédiate de conquérir le pouvoir. Et, ce faisant, elle n’ignore nullement les processus objectifs du développement qui sont d’un ordre plus profond, les processus de croissance et de concentration de la production : du moment que la logique de la lutte des classes, s’appuyant en fin de compte sur la marche de l’évolution économique, pousse le prolétariat à la dictature avant que la bourgeoisie ait épuisé sa mission économique… cela signifie seulement que l’histoire fait retomber sur le prolétariat des tâches d’une difficulté formidable. Peut-être même le prolétariat sera-t-il exténué dans cette lutte et tombera-t-il sous le faix, c’est possible. Mais il ne peut récuser ses tâches sous peines d’une décomposition de classe et d’un enlisement de tout le pays dans la barbarie."

A cela, même maintenant, nous n’aurions rien à ajouter.

" … Ce serait une faite irréparable, écrivait Lénine en mai 1918, que de déclarer que, du moment où nous reconnaissons le manque de corrélation entre nos forces économiques et notre force politique ", il s’ensuit " que nous ne devions pas prendre le pouvoir… Ainsi raisonnent les ronds-de-cuir oubliant qu’il n’y aura jamais de " corrélation ", qu’elle ne peut exister dans l’évolution naturelle, pas plus que dans l’évolution sociale, que c’est seulement par des essais successifs – dont chacun pris à part sera unilatéral et entaché d’une certaine disparité – que se constituera un socialisme intégral avec la collaboration révolutionnaire des prolétaires de tous les pays. "

Les difficultés de la révolution internationale sont à surmonter non point par une adaptation passive, ni par un renoncement au pouvoir, ni par l’attitude expectative d’une nation espérant le soulèvement universel, mais par l’action toute vive, par la victoire remportée sur les contradictions, par la dynamique de la lutte et par l’élargissement de son terrain.

Si l’on prend au sérieux la philosophie historique des épigones, les bolcheviks, à la veille d’Octobre, devaient savoir d’avance, d’abord qu’ils tiendraient contre des légions d’ennemis ; ensuite que, du communisme de guerre, ils passeraient à la N.E.P. ; enfin, qu’en cas de nécessité, ils édifieraient leur socialisme national. En un mot, avant de prendre le pouvoir, ils devaient établir un bilan exact et inscrire le solde à leur actif. Ce qui s’est produit en réalité ne ressemble guère à cette pieuse caricature.

Dans un rapport au Congrès du parti en mars 1923, Lénine disait :

" Nous avons dû constamment marcher à tâtons. Le fait devient évident lorsque nous essayons de jeter un regard d’ensemble sur ce que nous avons vécu. Mais cela ne nous a nullement ébranlés, même le 10 octobre 1917, lorsque se décidait la question de la prise du pouvoir. Nous ne doutions pas qu’il nous faudrait, selon l’expression du camarade Trotsky, expérimenter, faire des essais. Nous nous jetions dans une entreprise que personne au monde n’avait encore risquée à une telle échelle. "

Et plus loin :

" Qui donc a jamais pu faire la plus grande des révolution en sachant d’avance comment la mener jusqu’au bout ? Où pourrait-on puiser pareil savoir ? Il ne se trouve pas dans les livres. Il n’existe pas de livre de ce genre-là. C’est seulement de l’expérience des masses que notre résolution a pu naître. "

La certitude qu’on pouvait édifier en Russie un régime socialiste, les bolcheviks ne la cherchaient pas, ils n’en avaient pas besoin, ils n’en avaient que faire ; elle était contraire à tout ce que leur avait enseigné l’école du marxisme. " La tactique des bolcheviks… – écrivait Lénine contre Kautsky – était exclusivement une tactique internationaliste, car elle ne se fondait ni sur une attitude poltronne ni sur l’incrédulité petite-bourgeoise devant la révolution mondiale… " Les bolcheviks " tendaient au maximum de ce qui était réalisable dans un pays pour le développement, le soutien, l’éveil de la révolution dans tous les pays ". Avec une pareille tactique, on ne pouvait se tracer un itinéraire infaillible et encore moins pouvait-on prendre des assurances sur une victoire nationale. Mais les bolcheviks le savaient : le danger est un élément de la révolution comme de la guerre. Ils allaient les yeux ouverts au-devant des périls.

Donnant comme exemple et preuve au prolétariat mondial la hardiesse avec laquelle la bourgeoisie court des risques de guerre pour son intérêt, Lénine stigmatise avec aversion ceux des socialistes qui " ont peur d’engager le combat tant qu’on ne leur aura pas garanti " un succès facile… " Ils méritent trois fois le mépris, cette racaille du socialisme international, ces larbins de la morale bourgeoise. " Lénine, on le sait, ne se gênait pas dans le choix des expressions quand l’indignation l’étouffait.

" Mais comment faire – interrogea avec insistance Staline – si la révolution mondiale est condamnée au retard ? Y a-t-il quelque éclaircie en vue pour notre révolution ? Trotsky ne propose aucune éclaircie. "

Les épigones exigent pour le prolétariat russe des privilèges historiques : il doit y avoir des rails tout prêts devant lui pour un mouvement ininterrompu vers le socialisme, indépendamment de ce qui peut se passer pour le reste de l’humanité. Hélas ! l’histoire n’a pas fabriqué ces rails-là.

". Si l’on regarde les choses sur le plan historique mondial, disait Lénine au VIIe Congrès du parti, il est hors de doute que l’on ne peut espérer la victoire définitive de notre révolution, dans le cas où elle resterait isolée… "

Mais, même dans ce cas, elle ne serait pas stérile.

" Même si demain le pouvoir bolchevik était renversé par les impérialistes, disait Lénine en mai 1919 au Congrès de l’Enseignement, nous ne nous repentirions pas une seconde de l’avoir pris. Et pas un des ouvriers conscients… ne s’en repentira, ne mettra en doute que notre révolution a néanmoins représenté une victoire. "

Car Lénine ne se représentait la victoire que dans la continuité internationale de l’évolution et de la lutte. " La société nouvelle… est une abstraction qui ne peut s’incarner autrement que dans divers essais, incomplets, concrets, pour créer tel ou tel État socialiste. " La nette différence et, dans un certain sens, l’opposition de " l’État socialiste " et de la " société nouvelle " donnent la clé d’innombrables abus commis par la littérature des épigones sur les textes de Lénine.

Avec une extrême simplicité, Lénine expliquait le sens de la stratégie bolchevique, à l’issue de la cinquième année suivant la prise du pouvoir.

" Lorsque nous inaugurions, en notre temps, la révolution internationale, nous agissions ainsi non point parce que nous étions persuadés de pouvoir en déterminer d’avance le mouvement, mais parce que de nombreuses circonstances nous poussaient à engager cette révolution. Nous pensions : ou bien la révolution internationale viendra à notre secours, et alors nos victoires sont complètement assurées, ou bien nous accomplirons notre modeste travail révolutionnaire, en comprenant qu’en cas de défaite nous aurions tout de même servi la cause de la révolution, et que notre expérience serait d’une utilité certaine pour d’autres révolutions. Il était clair pour nous que, sans l’appui d’une révolution internationale, mondiale, la victoire de la révolution prolétarienne était impossible. Jusqu’à la révolution, et encore après elle, nous pensions : tout de suite, ou du moins bientôt, éclatera la révolution dans les autres pays, dans ceux qui sont les plus développés sur le plan capitaliste ; ou alors, dans le cas contraire, nous devrons périr. Bien que nous ayons conçu les choses ainsi, nous avons tout fait pour sauvegarder, dans toutes les circonstances et à tout prix, le système soviétique, sachant que nous travaillions non seulement pour nous, mais aussi pour la révolution internationale. Nous le savions, nous avons exprimé plus d’une fois cette conviction avant la révolution d’Octobre, de même qu’immédiatement après et qu’à l’époque où l’on débattait et signait la paix de Brest-Litovsk. Et c’était juste en somme. "

Les échéances ont été reportées, la trame des événements s’est présentée, sous bien des rapports, d’une façon imprévue, mais l’orientation essentielle est restée inchangée.

Que peut-on ajouter à de telles paroles ? " Nous entreprenions… la révolution internationale. " " Si l’insurrection en Occident ne se produit pas " tout de suite, ou du moins très rapidement ", estimaient les bolcheviks, " nous devrons périr ". " Mais, même dans ce cas, la conquête du pouvoir se trouvera justifiée ; c’est grâce à l’expérience de ceux qui auront succombé que d’autres s’instruiront. " Nous militons non seulement pour nous, mais aussi pour la révolution internationale. " Ces idées de Lénine, profondément pénétrées d’internationalisme, furent exposées par lui au Congrès de l’Internationale communiste. Quelqu’un lui répliqua-t-il ? Quelqu’un fit-il allusion à la possibilité d’un régime socialiste national ? Personne ne dit mot là-dessus !

Cinq ans après, au VIIe plénum de l’Exécutif de l’Internationale communiste, Staline développait des considérations d’un caractère tout à fait opposé. Nous les connaissons déjà. Si manque " la certitude de la possibilité de l’édification du socialisme en notre pays ", le parti doit devenir de " parti dirigeant, parti d’opposition... ". Il faut avoir pris des assurances de succès avant de s’emparer du pouvoir ; il n’est permis de chercher de telles assurances que dans le cadre national ; il faut être certain de pouvoir édifier le socialisme dans la Russie paysanne ; en revanche, on peut parfaitement se passer de l’assurance d’une victoire du prolétariat mondial. Chacun des anneaux de cette chaîne logique frappe en plein visage la tradition du bolchevisme !

Pour dissimuler sa rupture avec le passé, l’école stalinienne essaya d’utiliser quelques lignes de Lénine, celles qui lui semblaient les moins inutilisables. L’article de 1915 sur les États-Unis d’Europe jette au passage cette remarque que la classe ouvrière doit, dans chaque pays, conquérir le pouvoir et entreprendre l’édification socialiste sans attendre personne. Si, derrière ces lignes incontestables, s’était dissimulée l’idée d’un régime socialiste national, comment Lénine aurait-il pu si foncièrement l’oublier dans le courant des années suivantes et y contredire avec tant d’obstination et à chaque pas ? Mais il est inutile de recourir à des arguments indirects quand on en possède de très directs. Les thèses-programmes, élaborées par Lénine en cette même année 1915, répondent à la question exactement et directement :

" La tâche du prolétariat de Russie est de mener jusqu’au bout la révolution bourgeoise démocratique en Russie pour allumer le feu de la révolution socialiste en Europe. Cette seconde tâche s’est maintenant extrêmement rapprochée de la première, mais elle reste cependant une tâche particulière et de deuxième plan, car il s’agit de classes différentes collaborant avec le prolétariat de la Russie ; pour la première, le collaborateur est la paysannerie petite-bourgeoise de la Russie ; pour la deuxième, c’est le prolétariat des autres pays. "

On ne peut exiger une plus grande clarté.

La deuxième référence à Lénine n’est pas mieux fondée. Un article inachevé de lui, sur la coopération, dit que, dans la République soviétique, on possède " tout ce qui est indispensable et suffisant " pour réaliser, sans de nouvelles révolutions, la transition vers le socialisme : il s’agit, comme le montre très clairement le texte, de conditions préalables politiques et juridiques. L’auteur n’oublie pas de rappeler l’insuffisance des bases de la production et de la culture. Lénine exprima plus d’une fois cette même pensée. " Ce qui nous manque – écrivait-il dans un article de la même période, au début de 1923 – c’est une culture permettant de passer directement au socialisme, bien que nous ayons pour cela les conditions politiques préalables. " Dans ce cas, comme dans tous les autres, Lénine partait du fait que, marchant à côté du prolétariat russe et le précédant, le prolétariat d’Occident irait au socialisme. L’article sur la coopération n’indique pas du tout que la République soviétique puisse créer, à la mode réformiste et harmonieusement, son socialisme national au lieu de s’insérer, par le processus des antagonismes et des révolutions, dans un régime socialiste mondial. Les deux citations, introduites même dans le texte du programme de l’Internationale communiste, ont été depuis longtemps expliquées dans notre Critique du Programme, et nos adversaires n’ont pas essayé une seule fois de défendre leurs élucubrations et leurs erreurs. D’ailleurs, pareille tentative eût été sans espoir.

En mars 1923, c’est-à-dire dans la dernière période de son travail créateur, Lénine écrivait :

" Nous nous trouvons… au moment présent, devant une question : réussirons-nous à tenir avec notre production rurale menue, toute menue, et devant nos ruines, jusqu’au moment où les pays capitalistes de l’Europe occidentale accompliront leur révolution vers le socialisme ? "

Nous le voyons de nouveau : les échéances étaient reportées à plus loin, la trame des événements était modifiée, mais la base internationale de la politique demeurait immuable. La croyance en la révolution internationale – d’après Staline, le " manque de foi " dans les forces internes de la révolution russe – accompagna le grand internationaliste jusqu’à la tombe. C’est seulement en écrasant Lénine sous un mausolée que les épigones eurent la possibilité de " nationaliser " ses opinions.

De la division mondiale du travail, de l’inégalité du développement des diverses nations, de leur interdépendance économique, de l’inégalité de la culture sous ses divers aspects selon les pays, il résulte que le régime socialiste ne peut être construit que d’après le système d’une spirale économique qui reportera les incompatibilités internes de tel ou tel pays sur tout un groupe d’autres pays et les compensera par des services réciproques et par des compléments mutuels des économies et des cultures, c’est-à-dire en fin de compte, sur le terrain mondial.

L’ancien programme du parti adopté en 1903 commence par ces termes :

" Le développement des échanges a établi une liaison si étroite entre tous les peuples du monde civilisé que le grand mouvement émancipateur du prolétariat devait devenir et est devenu depuis longtemps international… "

La préparation du prolétariat à la prochaine révolution sociale est définie comme la tâche de la " social-démocratie internationale ". Cependant, " dans la voie qui mène à leur but final commun… les sociaux-démocrates des divers pays sont forcés d’envisager des tâches immédiates qui ne sont pas les mêmes pour les uns et pour les autres. " En Russie, la tâche est de renverser le tsarisme. La révolution démocratique est considérée d’avance comme une étape nationale vers la révolution socialiste internationale.

La même conception fut placée à la base du nouveau programme adopté par le parti, lorsqu’il eut conquis le pouvoir. Dans une discussion préalable sur le projet de programme pour le VIIe Congrès, Milioutine apporta un amendement à la résolution de Lénine : " Je propose, dit-il, d’insérer les mots " révolution socialiste internationale " là où l’on parle de " l’ère commencée de la révolution socialiste "… " Je pense qu’un exposé des motifs est inutile… Notre révolution sociale ne peut vaincre qu’en tant que révolution internationale. Elle ne peut vaincre uniquement en Russie en laissant subsister le régime bourgeois dans les pays environnants… Je propose d’introduire cet amendement pour éviter tout malentendu. " Le président Sverdlov : " Le camarade Lénine accepte l’amendement ; il est donc inutile de voter. " Ce petit épisode de technique parlementaire (" un exposé des motifs est inutile ", et " il est inutile de voter " !) démolit l’historiographie mensongère des épigones d’une façon peut-être plus convaincante que l’étude historique la plus soignée ! Le fait que Milioutine lui-même, ainsi que Skvortsov-Stepanov ci-dessus nommé, ainsi que des centaines et des milliers d’autres, condamnèrent bientôt leurs propres opinions sous la dénomination de " trotskysme ", ce fait ne change rien à la nature des choses. Les grands torrents historiques sont plus forts que les vertèbres de l’homme. La montée du flot soulève des générations politiques entières et le reflux les emporte. D’autre part, les idées sont aptes à vivre même après la mort physique ou spirituelle de leurs propagateurs.

Un an plus tard, au VIIIe Congrès du parti, qui confirma le nouveau programme, la même question fut de nouveau élucidée dans un échange de vives répliques entre Lénine et Podbelsky. Le délégué de Moscou protestait contre le fait qu’en dépit de la Révolution d’Octobre, l’on continuât à parler au futur de la révolution sociale.

" Podbelsky, dit Lénine, a désapprouvé que, dans un des paragraphes, il soit question de la prochaine révolution sociale... Pareil argument ne tient évidemment pas debout car, dans notre programme, il est question de la révolution sociale à l’échelle mondiale. "

En vérité, l’histoire du parti n’a pas laissé aux épigones un seul recoin qui ne soit éclairé !

Dans le programme adopté en 1921 par la Jeunesse communiste, la même question est présentée sous une forme particulièrement simple et populaire.

" La Russie, bien qu’elle possède d’immenses richesses naturelles, est-il dit dans un des paragraphes, n’en est pas moins un pays attardé sous le rapport industriel, et où prédomine une population petite-bourgeoise. Elle ne peut parvenir au socialisme que par une révolution prolétarienne mondiale dont l’heure de développement est venue pour nous. "

Approuvé en son temps par le Bureau politique, avec la participation non seulement de Lénine et de Trotsky, mais aussi de Staline, ce programme conservait encore toute sa valeur à l’automne de 1926, lorsque le Comité exécutif de l’Internationale communiste considérait comme un péché mortel le refus de reconnaître le socialisme dans un seul pays.

Dans les deux années qui suivirent, les épigones se trouvèrent cependant forcés de mettre aux archives les documents-programmes de l’époque de Lénine. Un nouveau document, fait de fragments assemblés, fut appelé par eux le programme de l’Internationale communiste. Si, chez Lénine, dans le programme " russe ", il s’agissait de la révolution internationale, chez les épigones, dans leur programme international, il s’agit du socialisme " russe ".

Quand et comment se révéla ouvertement, pour la première fois, la rupture avec le passé ? Il est d’autant plus facile d’en marquer la date historique qu’elle correspond à un moment significatif dans la biographie de Staline. Dès avril 1924, trois mois après la mort de Lénine, Staline exposait modestement les points de vue traditionnels du parti : " … Renverser le pouvoir de la bourgeoisie et établir le pouvoir du prolétariat dans un seul pays – écrivait-il dans son livre Les questions du léninisme –, cela ne signifie pas encore la garantie d’une complète victoire du socialisme. La tâche principale du socialisme – l’organisation de la production socialiste – reste encore par-devers nous. Peut-on résoudre ce problème, peut-on parvenir à une victoire définitive du socialisme dans un seul pays sans les efforts conjugués des prolétaires de plusieurs pays avancés ? Non, on ne le peut. Pour le renversement de la bourgeoisie, il suffit des efforts d’un seul pays – ceci nous est démontré par l’histoire de notre révolution. Pour la victoire définitive du socialisme, pour l’organisation de la production socialiste, il ne suffit déjà plus des efforts des prolétaires de plusieurs pays avancés… " Staline termine cet exposé par les termes suivants : " Tels sont dans l’ensemble les traits caractéristiques de la théorie léniniste de la révolution prolétarienne. "

Vers l’automne de la même année, sous l’influence de la lutte contre le " trotskysme ", il se révéla tout à coup que précisément la Russie, à la différence des autres pays, pouvait, par ses propres moyens, construire un régime socialiste si elle n’était pas gênée par une intervention… " Ayant consolidé son pouvoir et entraînant à sa suite la paysannerie, écrivait Staline dans une nouvelle édition du même ouvrage, le prolétariat du pays vainqueur peut et doit édifier un régime socialiste. " Peut et doit ! Seulement, pour " protéger tout à fait le pays contre une intervention…, il faut une victoire de la révolution au moins dans plusieurs pays… ". La proclamation de cette nouvelle conception, qui réserve au prolétariat mondial le rôle de garde-frontière, se termine sur les mêmes termes : " Tels sont, dans l’ensemble, les traits caractéristiques de la théorie léniniste de la révolution prolétarienne. " En moins d’un an, Staline prête à Lénine deux points de vue diamétralement opposés sur la question essentielle du socialisme.

Au plénum du Comité central, en 1927, Trotsky déclarait à propos des deux points de vue opposés de Staline : " On peut alléguer que Staline se trompait et qu’ensuite il s’est corrigé. Mais comment donc a-t-il pu se tromper à un tel point sur une pareille question ? S’il est juste de dire que Lénine, dès 1915, a donné la théorie de l’édification du socialisme dans un seul pays (ce qui est radicalement faux) ; s’il est vrai que, par la suite, Lénine n’a fait que développer et renforcer ce point de vue (ce qui est radicalement faux), comment donc, demandera-t-on, Staline a-t-il pu, sur cette question de toute première importance, élaborer lui-même, du vivant de Lénine et dans la dernière période de son existence, ce point de vue qui a trouvé son expression dans la formule de Staline en 1924 ? Il résulte que, sur cette question capitale, Staline a toujours été tout simplement trotskyste et que c’est seulement en 1924 qu’il a cessé de l’être… Il ne serait pas mauvais que Staline trouvât dans ses propres textes au moins un passage démontrant que, dès avant 1924, il avait parlé de l’édification du socialisme dans un seul pays. Il ne le trouvera pas !" A ce défi, il n’y eut pas de réponse.

Il ne faut pas, cependant, exagérer la profondeur effective de l’évolution stalinienne. Tout comme dans les questions concernant la guerre et l’attitude envers le gouvernement provisoire, ou dans la question nationale, Staline avait deux attitudes sur les perspectives générales de la révolution : l’une indépendante, organique, qu’il n’a pas toujours exprimée et, en tout cas, jamais exprimée jusqu’au bout ; l’autre conventionnelle, phraséologique, adaptée de Lénine. Dans la mesure où il s’agit d’hommes appartenant à un seul et même parti, on ne peut se représenter un abîme plus profond que celui qui sépare Staline de Lénine, tant sur les questions essentielles de la conception révolutionnaire que dans la psychologie politique. La nature opportuniste de Staline est masquée par le fait qu’il s’appuie sur une révolution prolétarienne qui a réussi. Mais nous avons vu la position indépendante de Staline en mars1917 : ayant derrière lui une révolution bourgeoise déjà consommée, il proposait comme tâche au parti de " freiner la disjonction " de la bourgeoisie, c’est-à-dire qu’il s’opposait en fait à la révolution prolétarienne. Si celle-ci s’accomplit, ce ne fut pas de sa faute. Avec toute la bureaucratie, Staline se place sur le terrain du fait. Du moment qu’il y a une dictature du prolétariat, il doit y avoir aussi un socialisme. Ayant retourné les arguments des mencheviks contre la révolution prolétarienne en Russie, Staline, par la théorie du socialisme dans un seul pays, s’est mis en garde contre la révolution internationale. Et comme il n’a jamais médité jusqu’au bout les questions de principe, il n’a pu faire autrement qu’imaginer qu’" en somme " il a toujours pensé comme pendant l’automne de 1924. Et comme, d’ailleurs, il ne s’est jamais mis en contradiction avec l’opinion dominante du parti, il n’a pu se dispenser d’imaginer qu’" en somme " celui-ci pensait tout comme lui.

Au début, la substitution fut inconsciente. Il ne s’agissait pas d’une falsification mais d’une dégradation idéologique. Cependant, à mesure que la doctrine du socialisme national s’est heurtée à une critique bien armée, il a fallu l’intervention organisée, principalement chirurgicale, de l’appareil. La théorie du socialisme national fut décrétée. Elle fut démontrée par la méthode du contraire : par l’arrestation de ceux qui ne l’admettaient pas. En même temps s’ouvrit l’ère d’un travestissement systématique du passé du parti. Son histoire devint un palimpseste. On continue jusqu’à présent à dénaturer les parchemins, et cela, avec un emportement de plus en plus enragé.

Néanmoins ce ne furent pas les mesures de répression et les falsifications qui eurent une importance décisive. Le triomphe des nouvelles opinions qui répondaient à la situation et aux intérêts de la bureaucratie, reposait sur des circonstances objectives, transitoires, mais extrêmement puissantes. Les possibilités qui s’étaient ouvertes devant la République soviétique se trouvèrent, en politique tant extérieure qu’intérieure, beaucoup plus considérables que personne n’aurait pu l’espérer avant l’insurrection. L’État ouvrier isolé, non seulement se maintint parmi des légions d’ennemis mais encore se releva économiquement. Ces faits bruts façonnaient l’opinion publique de la jeune génération, qui n’avait pas encore appris à penser dans le sens historique, c’est-à-dire à comparer et à prévoir.

La bourgeoisie européenne s’était trop brûlé les doigts au cours de la dernière guerre pour se décider facilement à en engager une nouvelle. La crainte de conséquences révolutionnaires a paralysé jusqu’ici les plans d’intervention militaire. Mais la crainte n’est pas un facteur sûr. La menace de la révolution n’a jamais encore remplacé la révolution même. Un danger qui tarde à se réaliser perd de sa valeur opérante. En même temps, l’antagonisme irréductible entre l’État ouvrier et le monde de l’impérialisme cherche à éclater. Les événements de ces derniers temps sont si éloquents que les espérances mises dans une " neutralisation " de la bourgeoisie mondiale jusqu’à l’achèvement de l’édification socialiste sont abandonnées maintenant par la fraction dirigeante ; dans un certain sens, elles se sont changées même en leur contraire.

Les succès industriels obtenus durant les années de paix restent une preuve pour toujours acquise des avantages incomparables dont jouit une économie planifiée. Dans ce fait, il n’y a aucune contradiction avec le caractère international de la révolution : le socialisme ne pourrait se réaliser sur l’arène mondiale si ses éléments et ses bases n’étaient préparés dans divers pays. Ce n’est pas par hasard que les adversaires de la théorie du socialisme national ont été précisément les protagonistes de l’industrialisation, du principe d’un plan économique, du Plan quinquennal en particulier et de la collectivisation. La lutte pour une audacieuse initiative économique, Rakovsky et avec lui des milliers d’autres bolcheviks en payent les frais par des années de déportation et de prison. Mais eux-mêmes, d’autre part, ont été les premiers à s’insurger contre la surestimation des résultats obtenus et la suffisance nationale. En revanche, les " praticiens " méfiants et myopes, qui estimaient auparavant que le prolétariat de la Russie arriérée ne pourrait s’emparer du pouvoir et qui, après la conquête du pouvoir, niaient la possibilité d’une large industrialisation et de la collectivisation, ont occupé ensuite la position tout à fait opposée : les succès obtenus contre leurs propres prévisions, ils les ont tout simplement multipliés pour en faire les résultats présumés d’une série de plans quinquennaux, substituant à la perspective historique une table de multiplication. C’est là la théorie du socialisme dans un seul pays.

En réalité, la croissance actuelle de l’économie soviétique reste un processus contradictoire. En consolidant l’État ouvrier, les réussites économiques ne conduisent pas du tout automatiquement à la création d’une société harmonieuse. Au contraire, elles préparent à un niveau plus élevé le redoublement des contradictions que révèle une construction socialiste isolée. La Russie rurale continue à avoir besoin d’un plan économique général édifié avec l’Europe urbaine. La division mondiale du travail s’élève au-dessus de la dictature du prolétariat dans un seul pays et lui prescrit impérieusement les voies à suivre. L’insurrection d’Octobre n’a pas exclu la Russie de l’évolution du reste de l’humanité ; au contraire, elle l’a liée plus étroitement à celle-ci. La Russie n’est déjà plus le ghetto de la barbarie, mais elle n’est pas encore l’Arcadie du socialisme. C’est le pays à la situation la plus transitoire dans notre époque de transition. " La révolution russe n’est qu’un anneau dans la chaîne de la révolution internationale. " L’état actuel de l’économie mondiale permet de dire sans hésitation : le capitalisme s’est rapproché beaucoup plus de la révolution prolétarienne que l’Union soviétique ne s’est approchée du socialisme. Le sort du premier État ouvrier est indissolublement lié à celui du mouvement émancipateur en Occident et en Orient. Mais c’est là un sujet d’importance, qui demande à être étudié à part. Nous espérons pouvoir y revenir.

Messages

  • Bien évidemment, Marx n’a jamais défendu le socialisme dans un seul pays !!! Il a même explicitement combattu l’idée...

    « Le développement des forces productives est une condition pratique préalable absolument indispensable, car, sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait générale, et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue… Sans cela : 1° le communisme ne pourrait exister que comme phénomène local ; 2° les puissances des relations humaines elles-mêmes n’auraient pu se développer comme puissances universelles, et de ce fait insupportables, elles seraient restées des "circonstances" relevant de superstitions locales, et 3° toute extension des échanges abolirait le communisme local. Le communisme n’est empiriquement possible que comme l’acte "soudain" et simultané des peuples dominants, ce qui suppose à son tour le développement universel de la force productive et les échanges mondiaux étroitement liés au communisme…. Le prolétariat ne peut donc exister qu’à l’échelle de l’histoire universelle, de même que le communisme, qui en est l’action, ne peut absolument pas se rencontrer autrement qu’en tant qu’existence "historique universelle". »

    Karl Marx, Idéologie allemande

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