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Les niveleurs dans la révolution anglaise

samedi 4 janvier 2020, par Robert Paris

Les niveleurs dans la révolution anglaise


La révolution bourgeoise anglaise

Friedrich Engels dans "Socialisme scientifique et socialisme utopique" :

« Et même si. dans l’ensemble, la bourgeoisie pouvait prétendre représenter également, dans la lutte contre la noblesse, les intérêts des diverses classes laborieuses de ce temps, on vit cependant, à chaque grand mouvement bourgeois, se faire jour des mouvements indépendants de la classe qui était la devancière plus ou moins développée du prolétariat moderne. Ainsi, au temps de la Réforme et de la guerre des Paysans en Allemagne, les anabaptistes et Thomas Münzer ; dans la grande Révolution anglaise, les niveleurs ; dans la Révolution française, Babeuf. »

La révolution anglaise, de Charles Ier à Cromwell

Michel Duchein

La révolution qui, de 1640 à 1660, provoqua en Angleterre, en Écosse et en Irlande la chute de la monarchie des Stuarts et l’avènement d’une république, pour aboutir à l’établissement d’une dictature et, finalement, à la restauration de la royauté, est une des grandes ruptures de l’histoire moderne de l’Europe. Les comparaisons avec la Révolution française, postérieure d’un siècle et demi, s’imposent à la réflexion historique, d’autant plus que le rôle de Cromwell, à bien des égards, préfigure celui de Bonaparte. Pour cette réflexion, nous nous sommes adressés à Michel Duchein, spécialiste de l’Angleterre et de l’Écosse du XVIIe siècle, auteur notamment de Biographies de Charles Ier (Payot – Rivages, 2000) et de Le duc de Buckingham (Fayard, 2001).

Le 13 janvier 1649, vers midi, sur un échafaud dressé devant le palais londonien de Whitehall, un bourreau masqué trancha, d’un coup de hache, le cou du petit-fils de Marie Stuart, Charles Ier, roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande.

Selon une tradition, au soir du même jour, le général Cromwell, vêtu de noir, serait venu contempler le corps décapité du roi, et se serait retiré en murmurant : « Cruelle nécessité ».

Mais pourquoi cette nécessité ? Pourquoi, en fait, cette exécution, unique alors dans l’histoire, et qui devait le rester jusqu’à celle de Louis XVI, cent quarante et un ans plus tard ?

Il faut, pour répondre à ces questions, interroger la société anglaise en cette césure du XVIIe siècle, mais aussi – car les personnalités individuelles jouent dans l’histoire un rôle essentiel, que l’historiographie d’aujourd’hui a trop tendance à négliger – les caractères des deux protagonistes : Charles Ier et Cromwell.

Charles Ier et la « monarchie libre »

Comme les autres pays d’Europe occidentale, l’Angleterre et l’Écosse, vers 1630-1640, sont agitées de profonds conflits, qui marquent le douloureux passage de la rigide société féodale, ou de ce qui en reste, à la société d’échanges qui caractérisera les siècles suivants. Ces conflits, nombreux et souvent contradictoires, éclatent surtout sur deux points : la religion et la nature du pouvoir politique, l’un et l’autre étant d’ailleurs étroitement liés. Encore faut-il ne pas transposer au XVIIe siècle des notions du XXIe, qui seraient anachroniques. Des mots comme « liberté », « ordre » ou « autorité » n’ont pas alors le même sens qu’aujourd’hui ; moins encore, le sens des hiérarchies sociales. Le contraste entre anciennes et nouvelles notions est précisément à l’origine du drame de 1649, de ses prémices et de ses conséquences.

Charles Ier, né en 1600, est en quelque sorte prédestiné à incarner, dans sa personne, les contradictions de son époque. Son père, Jacques Ier Stuart (1566-1625), roi d’Écosse pendant trente-six ans avant de devenir roi d’Angleterre en 1603, était le théoricien le plus convaincu du « droit divin » : pour lui, l’autorité du roi découle de Dieu seul ; les sujets sont tenus à l’obéissance, et toute rébellion, toute contestation même, est sacrilège, puisque contraire à l’ordre établi par Dieu. C’est ce qu’il appelle, dans un ouvrage au grand retentissement, « la vraie loi des monarchies libres ». Charles Ier hérite de son père cette conception, qui n’a alors rien d’extraordinaire : c’est celle de Henri IV en Espagne ; ce sera celle de Louis XIV et des autres souverains européens jusqu’à l’ère des Lumières.

Mais, à cette conception de droit divin s’opposent, avec une force croissante dans la première moitié du XVIIe siècle, deux autres principes, l’un et l’autre explosifs dans leurs implications pratiques : celui du droit supérieur de Dieu, c’est-à-dire de la conscience – l’obéissance à Dieu passe avant l’obéissance au roi –, et celui du droit du peuple à résister à la tyrannie – reconnu en Angleterre par la Grande Charte, la Magna Carta de 1215.

Pour Charles Ier, roi légitime, sacré et oint de l’huile sainte lors de son couronnement, son droit divin ne fait et ne fera jamais aucun doute. En tant que « gouverneur suprême de l’Église d’Angleterre », titre hérité d’Élisabeth Ière (1533-1603), il ne reconnaît aucune autorité supérieure à la sienne en matière de religion. Il est profondément croyant dans le cadre de cette Église anglicane, qui est issue de la Réforme protestante mais conserve bien des traits par lesquels elle reste apparentée à l’Église catholique : hiérarchie de prêtres, doyens, chanoines, évêques, archevêques ; liturgie spectaculaire avec cierges, ornements brodés, calices et ciboires d’or ; et surtout, stricte discipline, à laquelle veille le rigide archevêque de Cantorbéry, William Laud.

Sur le plan politique, Charles Ier est persuadé d’agir toujours en conformité avec ses devoirs de souverain chrétien. Ses conseillers – d’abord le duc de Buckingham, son ami d’enfance, assassiné en 1628, puis l’archevêque Laud et, à partir de 1629, l’autoritaire et compétent Thomas Wentworth, devenu en 1640 comte de Straford – le poussent à réagir fermement contre les oppositions, religieuses et politiques, qui se multiplient dès le début du règne.

L’opposition à la « prérogative royale »

La théorie du droit divin se traduit, en Angleterre, par la « prérogative royale », expression qu’on pourrait rendre, en termes constitutionnels modernes, par « domaine réservé », assurant au monarque l’autorité entière dans divers domaines, dont la politique étrangère et la défense nationale. Cette « prérogative », Charles Ier entend l’exercer pleinement.

Or, l’Angleterre connaît, depuis le Moyen Âge, un système de contre-pouvoir incarné par le Parlement. Face à la « prérogative royale » s’affirme le « privilège du Parlement », dont les deux fleurons sont le droit exclusif de voter les impôts et la liberté d’expression pendant les sessions. Avec un souverain autoritaire comme Charles Ier, le conflit est inévitable.

Dès le début du règne, en 1625, le malentendu éclate : le Parlement entend contrôler l’utilisation des crédits votés, le roi s’y refuse absolument ; le Parlement est dissous, les députés renvoyés chez eux. À partir de ce moment, plus une année ne se passera sans conflit entre les deux conceptions du pouvoir. Peu à peu se forme une opposition organisée au gouvernement royal, dont les chefs sont des bourgeois régulièrement élus au Parlement, John Eliot (1592-1632), John Pym (1584-1643) et John Hampden (1595-1643).

Anglicans, puritains, presbytériens, indépendants

Dans l’Angleterre et l’Écosse du XVIIe siècle, le point sur lequel se cristallise le débat politique est la religion. L’autorité de l’Église anglicane, étroitement liée à celle du roi – « pas d’évêque, pas de roi », disait Jacques Ier –, est rejetée avec une obstination croissante par les calvinistes, qui veulent le retour à une Église plus austère, plus « pure », d’où leur nom de « puritains ». En Écosse, les calvinistes dominent l’Église nationale, dite « presbytérienne », entièrement indépendante de celle d’Angleterre.

Puritains et presbytériens sont les bêtes noires de Laud et de Charles Ier, et les sanctions contre les pasteurs rebelles se multiplient. Avec une rare maladresse, l’archevêque durcit ses positions vers 1630. Il impose la stricte observance du livre de prière anglican, cible principale des critiques puritaines.C’est surtout avec l’Écosse que le conflit s’envenime. Laud pousse Charles Ier à imposer aux rudes presbytériens la hiérarchie épiscopale et la liturgie anglicane. En résultent une émeute, qui éclate à Édimbourg le 23 juillet 1637, puis la constitution d’une ligue, ou Covenant, à laquelle les Écossais adhèrent en masse pour défendre leur liberté de conscience. Charles Ier réagit conformément à son caractère : il déclare le Covenant illégal et se prépare à rétablir son autorité par la force. Ce sera la « guerre des évêques », qui marque le début de la révolution en août 1640.

Mais, dans l’Angleterre bouillonnante des années 1630-1640, anglicans et puritains ne sont pas seuls. Les catholiques, persécutés depuis Élisabeth Ière, exclus par la loi de la fonction publique, sont protégés par la reine Henriette-Marie, sœur de Louis XIII, qui est française. Surtout, de plus en plus de croyants « indépendants » ne veulent obéir qu’à leur propre conscience et refusent toute autorité ecclésiastique. Les sectes se multiplient, qui aux yeux du roi Charles et de ses conseillers mènent le pays à l’anarchie.

Le roi face au Parlement

Pour faire la guerre aux Écossais, il faut de l’argent ; or seul le Parlement peut voter les crédits nécessaires. Depuis neuf ans, le roi s’est arrangé pour gouverner sans Parlement – la convocation et la dissolution de l’assemblée faisant partie de la fameuse prérogative – en ayant recours à des expédients financiers, emprunts forcés, taxes diverses, dont la légalité est contestée par de nombreux juristes et contribuables. Dans ces conditions, le Parlement convoqué pour financer les opérations militaires en Écosse, qui se réunit le 18 avril 1640, est mort-né : il est dissous dix-sept jours plus tard, sans que rien ne soit voté. Cependant, la campagne, engagée à la fin de l’été, tourne mal pour le roi : les Écossais du Covenant entrent en Angleterre et occupent Newcastle. Charles Ier, la mort dans l’âme, doit convoquer un nouveau Parlement pour le 3 novembre 1640. Malheureusement pour lui, cette fois, il n’a plus aucun moyen de s’opposer efficacement aux députés. Les caisses du trésor sont vides, il n’y a pas d’armée royale en état de combattre, le gouvernement est violemment impopulaire, l’Église de Laud a de plus en plus d’adversaires dans la bourgeoisie et même dans la noblesse. Le Parlement a la haute main, et il s’en rend parfaitement compte.

Dès le début de la session, l’assemblée, dominée par l’énergique personnalité de John Pym – « le roi Pym », comme on dira bientôt – vote une série de mesures révolutionnaires. On dirait les États généraux de 1789 : interdiction pour le roi de rester plus de trois ans sans convoquer un Parlement ; annulation de tous les emprunts et taxes illégaux décrétés par le roi depuis 1631 ; interdiction de dissoudre le Parlement sans l’autorisation des députés – « c’est la loi du Parlement perpétuel » ironise Charles. Le souverain, impuissant, signe toutes ces mesures. Pis que tout, il finit par consentir à la condamnation de son conseiller et ami Strafford, qui est exécuté le 12 mai 1641.

En même temps, Londres s’agite : des émeutes éclatent un peu partout, des cris de mort sont poussés contre la reine. Enhardi, le Parlement vote une « Grande Remontrance », véritable acte d’accusation contre la royauté. Laud est arrêté et emprisonné à la tour de Londres. Toute la vieille constitution monarchique du royaume est ébranlée.

Dès lors, la guerre civile est inévitable. Charles Ier sort de Londres, rallie ses partisans à Nottingham, pendant que le Parlement lève une armée. Au début, les armes favorisent plutôt le roi, qui s’installe à Oxford et tente d’y réunir un contre-Parlement. Désespérant d’en venir à bout, le Parlement élu en 1640, de plus en plus dominé par les puritains, conclut une alliance avec les presbytériens d’Écosse. Après la dictature religieuse de Laud – finalement exécuté le 16 janvier 1645 – s’établit celle des calvinistes. Le Parlement, jusqu’alors populaire, commence à faire figure d’oppresseur, et les querelles de personnes le paralysent après la mort de Pym en décembre 1643.

Entrée en scène de Cromwell

Alors que les chefs de l’armée parlementaire suivent avec réticence l’évolution des événements, un obscur député, Oliver Cromwell, sort de l’anonymat et prend un ascendant de plus en plus marqué. Sous son impulsion, une grande réforme militaire crée en 1645 l’armée dite du « Nouveau Modèle », où les indépendants, qui rejettent autant la dictature puritaine que l’anglicane, sont prépondérants. Ce sera « l’armée des saints », qui raflera la mise sous la conduite de Cromwell et à son profit.

Qui est donc ce nouveau venu ? En 1645, il a quarante-six ans. Issu d’une famille honorable mais pauvre de la région de Cambridge, il est profondément croyant, assez tolérant, mais refuse absolument l’autorité des évêques anglais aussi bien que celle des pasteurs puritains et presbytériens. Sa relation avec Dieu est ardente mais directe, et ne souffre pas d’intermédiaires. Il méprise les députés, bavards impuissants, et se trouve à l’aise dans l’armée, où il compte de plus en plus de partisans. Le 16 juin 1645, il écrase l’armée royale à Naseby près de Coventry. Charles Ier se réfugie auprès des Écossais, qui le livrent au Parlement. Le 2 juin 1647, un coup de force militaire s’empare du roi, que Cromwell tient désormais en son pouvoir.

À partir de ce moment, les événements se précipitent. Cromwell offre d’abord à Charles Ier de négocier – offre sincère ou simple leurre, on en discute encore aujourd’hui –, mais Charles finasse, joue double jeu, tente de s’évader, est repris, et Cromwell décide d’en finir. Pour plus de sécurité, le Parlement est épuré, quatre-vingt-seize députés jugés trop tièdes sont chassés manu militari, et une commission soigneusement choisie est constituée afin de juger le roi pour trahison. Jamais n’avait été affirmé de façon aussi éclatante le principe de la supériorité du pouvoir populaire sur le pouvoir royal. Cromwell en est parfaitement conscient – « cruelle nécessité » – car il n’éprouve pas de haine personnelle contre Charles Ier : c’est bien le roi qu’il faut éliminer, en tant que roi. Quelques jours après l’exécution, une loi votée par ce qui reste du Parlement décrète la fin de la monarchie, « danger pour la liberté et la sécurité du peuple », et instaure la république.

La république et le roi Cromwell

Cette république, inaugurée le 19 mai 1650, ne durera pas longtemps. Cromwell, qui dispose du pouvoir effectif grâce à l’armée, se trouve bientôt aux prises avec les extrémistes politiques et religieux, ceux qu’aujourd’hui on appellerait volontiers anarchistes, tels les « niveleurs » qui veulent établir une égalité absolue entre les hommes au nom de l’Évangile et refusent toute autorité.

Or Cromwell est, fondamentalement, un homme d’ordre. Ce qu’il a en vue est le règne de Dieu – Dieu, dont il est l’interprète et l’instrument privilégié. Il assied son autorité en noyant dans le sang l’insurrection de l’Irlande, puis en écrasant la rébellion de l’Écosse, enfin en éliminant les niveleurs. Dès 1652, il n’a plus de rival. Il rétablit l’ordre en Angleterre, qu’il gouverne d’une poigne de fer. Le 20 avril 1653, il se décide à faire sauter le dernier obstacle : le Parlement est dissous par la force – on croirait, toutes proportions gardées, vivre par anticipation le 18 brumaire de Napoléon Bonaparte.

Alors que Bonaparte se fera proclamer premier consul, Cromwell prend le titre de Lord protecteur de la République : en fait, maître absolu. Ses ennemis le qualifient de « tyran hypocrite », moquant sa manie de parler au nom de Dieu ; mais tout semble lui réussir, à l’intérieur comme à l’extérieur. Il engage la guerre contre la Hollande, qu’il gagne. Il s’allie à la France de Mazarin contre l’Espagne.

Songe-t-il, alors, à devenir roi ? Tout porte à le croire. Il est qualifié d’altesse, s’entoure d’un faste royal. Pourtant, en mai 1657, quand un nouveau Parlement lui offre la couronne, il la refuse. Hypocrisie ? Scrupule sincère ? Simple manœuvre ? Toujours est-il que, s’il n’a pas le titre de roi, il en a tous les pouvoirs. Toute l’Europe s’attend à ce qu’il franchisse le dernier pas. Mais il meurt, inopinément, âgé de cinquante-neuf ans, le 3 septembre 1658. Pour ses funérailles, il portera la couronne royale. Son fils Richard lui succédera – avant d’abdiquer, quelques mois plus tard, et de laisser la place au fils de Charles Ier, Charles II, réfugié aux Pays-Bas.

Une révolution pour rien ?

Peut alors se poser la question : tant de sang, tant de deuils, tant de ruines pour aboutir au retour du roi Stuart, la révolution aurait-elle eu lieu en vain ?

Pas tout à fait. Charles II ne régnera pas comme Charles Ier : question de caractère, certes, mais aussi de contexte. Plus personne, en Angleterre, même le roi, ne parlera désormais de monarchie absolue. La liberté religieuse est acquise une fois pour toutes – sauf pour les catholiques, et ce pour longtemps. Les droits du Parlement ne seront plus jamais remis en question. Tel est le legs de la révolution de 1640, qui sera consolidé à la fin du siècle par la deuxième révolution, celle de 1688.

Mais de Cromwell, que subsiste-t-il ? Peu de chose en définitive. C’est là qu’est la différence essentielle avec Napoléon. Cromwell n’a laissé ni Code civil, ni institutions nouvelles. Il a régné huit ou neuf ans, rétabli l’ordre en Angleterre ; en un sens, il a rendu possible la restauration de Charles II. C’est beaucoup. Mais, comme homme, il est à jamais une énigme : homme de foi, homme de sang, homme de pouvoir, homme de fer, tout cela à la fois. Il reste, en tout cas, une des figures dominantes de l’Europe de son temps, et une des personnalités les plus étranges de cette Angleterre ivre de religiosité du XVIIe siècle.

Michel Duchein

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