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Catalogne 1937 : chronique d’une défaite voulue et organisée par la contre-révolution de gauche
vendredi 21 juin 2024, par
Catalogne 1937 : chronique d’une défaite
Quelques mois s’étaient écoulés depuis les jours glorieux de juillet 1936, lorsque des milliers de travailleurs dans les rues de Barcelone et des principales villes de Catalogne avaient rejeté la tentative de coup d’État du général Francisco Franco, souvent rudimentairement armé. Très peu d’officiers et de généraux de l’armée espagnole, soupape de décharge traditionnelle des cadets fils de la bourgeoisie, prirent le parti de la république. L’ardeur révolutionnaire des ouvriers avait été le meilleur organisateur dans les semaines suivantes, quand de Barcelone la Colonne Lénine du POUM (Partido Obrero de Unificaciòn Marxista) ou la Colonna Durruti de la CNT (Confederaciòn Nacional del Trabajo) en quelques jours libérèrent des provinces entières d’Aragon et de Catalogne.
Au printemps de l’année suivante, la situation avait connu un terrible essor. Dans les mois qui ont précédé, la presse du POUM a subi une série de limitations qui, dans la grande majorité des cas, ont conduit à la fermeture de la plupart des journaux du parti. Par exemple, l’imprimerie qui imprimait El combatiente rojo, le journal de la milice du POUM, a été confisquée. Le même sort avait été connu par la radio poumiste madrilène, où d’ailleurs le POUM comptait dans ses rangs un grand nombre de militants trotskystes. Aucun meilleur sort n’était réservé à la presse anarchiste.
Après la presse, le gouvernement républicain de Madrid s’en est pris aux milices ouvrières et paysannes, évidemment celles organisées par le POUM et la CNT.
En effet, à la mi-mars, la dissolution des milices est décrétée, par l’ordre imposé aux organisations ouvrières de retirer toutes les armes à leurs militants et de les remettre immédiatement à la GNR (Garde nationale républicaine) qui avait pris la place de la Garde Civile et dans les mois précédents elle avait connu une croissance vertigineuse.
A la répression gouvernementale s’ajoute la répression exercée par les organisations bourgeoises, comme l’Esquerra catalane (parti républicain), et surtout par le PSUC.
Ce dernier, de nette orientation stalinienne, est né fin juillet 1936 de l’unification des fédérations catalanes du Parti socialiste et du Parti communiste espagnol. D’abord de taille extrêmement réduite, elle connut dans les mois qui suivirent une croissance vertigineuse grâce aux financements soviétiques et au travail d’organisation des secteurs petits-bourgeois dans ses rangs. En fait, le GEPCI s’est organisé, une sorte de syndicat de commerçants et de petits entrepreneurs, rattaché à la deuxième organisation syndicale la plus importante, l’UGT. De plus, aucun membre du CEDA, le parti clérical-fasciste espagnol, n’a passé armes et bagages dans les rangs du PSUC et du PCE.
C’est précisément parmi les anciens membres du CEDA, ainsi que parmi les criminels de droit commun et même les gangsters cubains, que les envoyés du Guépéou recrutaient pour l’établissement de leur propre branche en Espagne. Les personnages susmentionnés se sont consacrés à la création de prisons secrètes, les soi-disant "preventorium", où des militants du POUM, de la CNT et d’autres organisations révolutionnaires ont été emprisonnés et torturés. Des centaines, voire des milliers, étaient les ouvriers et les paysans qui ont disparu au cours de ces mois. De la plupart d’entre eux, rien de plus n’était connu.
Les premiers mois de 1937 ne sont cependant pas caractérisés uniquement par la répression gouvernementale et stalinienne contre les organisations ouvrières. En fait, ces mois virent naître, dans les rangs anarchistes, les Amici di Durruti. En vive polémique avec les directions CNT et FAI, dont les positions trop conciliantes avec le pouvoir central et catalan sont constamment attaquées dans leur journal El amigo del pueblo, ils parviennent, jusqu’à ce que la répression stalinienne devienne trop forte, à exercer une certaine influence auprès de la base militants de la CNT et des Jeunesses libertaires (organisation de jeunesse FAI).
Au cours de ces mois, la SBLE (Section bolchevique léniniste d’Espagne) est également née, par Grandizo Munis et d’autres trotskystes en forte controverse avec les militants de l’Izquierda communiste, qui, dirigé par Andreu Nin, avait opté pour l’union avec une formation communiste " à droite", le BOC (Bloc Ouvrier et Paysan) dirigé par Joaquin Maurìn. Les bolcheviks-léninistes se dotèrent d’un journal, La voz Leninista, dans les colonnes duquel la répression des staliniens en Catalogne et dans le reste de l’Espagne était quotidiennement attaquée. L’appel à la création d’une alliance révolutionnaire entre la CNT, la FAI et le POUM retentit également dans les colonnes du journal. En effet, dans les rangs de ces derniers, la dissidence croissante des militants de base vis-à-vis de la ligne de direction du parti.
Parmi les ouvriers et les paysans qui se sont tournés vers la gauche du parti, au mois d’avril, la remise de la constitution soviétique a été réalisée, tout d’abord pour défendre les collectivisations des grands domaines et industries, que le gouvernement régional de la Generalitat catalane revenait progressivement à la bourgeoisie, recourant dans la grande majorité des cas aux carabiniers de la Garde nationale républicaine pour mettre fin aux collectivisations.
L’appel à l’unité entre la CNT, la FAI et le POUM est devenu encore plus constant dans les premiers jours de mai, lorsque les rues de Barcelone ont été le théâtre d’affrontements très durs.
Dans l’après-midi du 3 mai, en effet, les troupes de la GNR ont attaqué le central téléphonique, qui était géré par un comité composé de la CNT et de l’UGT, après avoir été libéré le 19 juillet de l’année précédente par les fascistes qui avaient réussi à le prendre dessus pour quelques heures.. En quelques heures, des barricades s’élèvent dans tous les quartiers populaires. Seules quelques zones du centre de la ville sont restées sous le contrôle des escouades staliniennes et du gouvernement catalan. Les Amigos de Durruti et les bolcheviks-léninistes, avec la gauche de la CNT et du POUM, ont appelé à la formation de soviets dans toute la Catalogne pour la prise du pouvoir par le prolétariat et le renversement du gouvernement de la Generalitat.
Les bolcheviks-léninistes, en plus d’être à la pointe de la lutte sur les barricades, ont répandu des tracts dans tous les quartiers populaires réaffirmant la livraison de l’unité révolutionnaire entre les forces révolutionnaires anarchistes et marxistes.
Pendant quelques jours, Barcelone est revenue sous le contrôle des ouvriers armés, tout comme dans les jours qui ont suivi le 19 juillet 1936, et de toute la Catalogne et l’Aragon, des colonnes d’ouvriers et de paysans ont défilé pour obtenir leur soutien.
La situation pour une prise du pouvoir par la CNT et le POUM était extrêmement propice, mais le comportement de nombreux dirigeants des deux organisations, extrêmement attentistes envers le gouvernement central et la Generalitat, et extrêmement obéissants au mot d’ordre de la "Gagnez d’abord la guerre, puis la révolution", ont-ils exulté en mille appels à la classe ouvrière de Barcelone pour un retour au calme. A cette époque, la confiance des ouvriers envers les dirigeants de la CNT s’effondre au point que, lorsque les dirigeants de l’organisation syndicale prennent la parole à la radio, de nombreux ouvriers du haut des barricades pointent leurs armes sur les radios. Les dirigeants du POUM, pour leur part, n’ont pas voulu dire un mot qui aille à l’encontre de ceux prononcés par les dirigeants de la CNT.
Le 8 mai, les affrontements avaient cessé. La violence des staliniens ne l’est pas.
Le 5 mai, les anarchistes Camillo Berneri et Francesco Barbieri, qui avaient dénoncé à plusieurs reprises la répression stalinienne en Catalogne et la ligne « collaborationniste » de la CNT dans les colonnes de leur journal, sont enlevés et tués.
A la mi-juin, tout le comité exécutif du POUM est arrêté, y compris le secrétaire Andreu Nin, qu’on fait disparaître dans les airs. L’hôtel Falcòn de Barcelone, qui était jusque-là le siège de Pouma, a été transformé en prison pour les militants du parti, accusés à cette époque d’espionnage au nom des fascistes.
Le même sort réservé à Nin et à des dizaines d’autres communistes en cet été 1937 affecta également Erwin Wolf, qui avait été le secrétaire de Trotsky pendant son exil en Norvège.
Même l’écrivain anglais George Orwell, qui a combattu sur le front d’Aragon dans la colonne Lénine du POUM, a été contraint de fuir précipitamment pour éviter l’arrestation et, très probablement, la mort.
Des centaines d’anarchistes ont été arrêtés au cours de ces mois, dont beaucoup n’ont pas été entendus. Le même traitement était réservé aux Amigos de Durruti et aux bolcheviks-léninistes. Ces derniers ont subi en novembre des arrestations qui les ont littéralement décimés, et ont été accusés d’avoir organisé un complot visant à tuer le nouveau Premier ministre du gouvernement républicain après la chute du gouvernement Caballero, le socialiste de droite Juan Negrìn. Toujours en novembre, plus de cinq cents antifascistes ont été détenus dans la seule prison Modelo de Barcelone, qui a accueilli le député britannique du Parti travailliste indépendant John Mac Govern (qui s’est rendu dans la capitale catalane pour vérifier personnellement les rumeurs qui circulaient malgré la censure stalinienne) saluant du poing fermé et chantant L’Internationale.
Malgré tout cela, les bolcheviks-léninistes espagnols ont poursuivi leur travail de propagande au front et dans les quartiers ouvriers de Barcelone et d’autres villes de Catalogne jusqu’à la fin de la guerre dans les premiers mois de 1939.
Vincenzo Cimmino
Les barricades de mai 1937
Depuis septembre 1936, les staliniens exigeaient la dissolution du Comité de la milice antifasciste et la concentration du pouvoir dans les mains de Companys et du gouvernement catalan. La CNT et le POUM tentèrent d’argumenter contre cette proposition, mais lorsqu’ils ont su que les armes de Madrid seraient retenues tant que le comité ne serait pas dissous, ils capitulèrent. Encore une fois, la guerre antifasciste pris le dessus sur la « défense de la révolution ». Lorsque les leaders de la CNT avaient permis à la Generalitat de conserver le pouvoir nominal dans le but de mener la guerre antifasciste, ils avaient consolé leurs partisans en les assurant que le vrai pouvoir était au Comité de la milice. Maintenant que ce n’était plus le cas, ils se consolaient du fait que la CNT et le POUM étaient représentés dans le gouvernement bourgeois. Ils maintenaient encore l’illusion qu’il y avait une révolution. Il ne restait plus que des patrouilles armées qui assuraient la sécurité à Barcelone qui étaient encore sous la domination de la CNT. Les Asaltos (gardes d’assaut) et la Garde républicaine, sous la direction du comisario general de orden publico alors dirigé par un des alliés de Companys, leur faisaient compétition.
La étape suivante serait la campagne stalinienne contre le POUM. La calomnie était que le POUM serait trotskiste, une calomnie plus grande encore voulait que les « trotskistes » étaient de connivence avec Hitler et les fascistes en général. Ce furent les principaux instruments de l’offensive du PSUC (9).
En novembre, le PSUC exigea que Nin, le seul ministre du POUM, soit exclu du cabinet. Cela provoqua une crise de trois semaines, car initialement, la CNT s’y opposa. Puis, l’offre à la CNT d’un nouveau poste au cabinet et la menace renouvelée d’un gel des armes fournies à la Catalogne, menèrent à une nouvelle capitulation. Dans un autre de raisonnement incroyablement pervers, la CNT se dit rassurée par la démission de staliniens membres du cabinet au nom du PSUC et le retour des mêmes ministres en tant que représentants de l’UGT. La CNT se consolait maintenant grâce à deux idées. La première était que le POUM était marxiste et que de ce fait, sa rivalité avec le PSUC ne la concernait tout simplement pas. Peu importait que le POUM partageait pour l’essentiel la vision de la CNT sur la situation en Espagne. La seconde consolation était que, comme le gouvernement était dominé par des organisations syndicales, il était devenu un gouvernement « syndicaliste » !
Cependant, le résultat le plus significatif de la crise de décembre fut la nomination d’un ex-anarchiste et ex-poumiste manchot, Rodriguez Salas (10), maintenant ardent supporteur du PSUC, comme comisario general de orden publico (11). Avec Salas à un poste clé à Barcelone, le PSUC commença sa campagne pour la disparition des milices et la formation d’une armée régulière avec service militaire obligatoire. Le but était clair : désarmer la classe ouvrière à Barcelone et compléter la restauration du monopole du pouvoir de l’État bourgeois. Sous la pression du gouvernement central de Valence (le prétexte habituel de la non-livraison d’armes), et contre l’opposition de la CNT, le gouvernement catalan accepta de faire les premiers pas vers la constitution d’une armée régulière en Catalogne en mettant ses forces sous l’autorité du ministère de la Défense de Valence. La CNT quitta alors le gouvernement catalan, provoquant une nouvelle crise. Le 7 avril 1937, le PSUC et l’UGT proposèrent un « plan de la victoire » qui exigeait rien de moins que la soumission totale de toutes les milices et organisations ouvrières à la bourgeoisie sous le slogan, « sans autorité, il ne peut y avoir de victoire ». La CNT réalise alors enfin que :
nous avons déjà fait trop de concessions et nous croyons que le temps est venu de fermer le robinet. (12)
Le 1er mai approchait, mais l’idée que l’UGT dominée par les staliniens et la CNT anarcho-syndicaliste puissent manifester ensemble fut abandonnée. Le millier de miliciens anarchistes qui étaient inquiets des développements politiques à Barcelone et qui avaient quitté le front en mars, pour former « Les Amis de Durruti », couvrit Barcelone de slogans appelant à « Tout le pouvoir à la classe ouvrière ». Ils furent soutenus par les éditoriaux du journal poumiste La Batalla.
L’historiographie bourgeoise nous raconte maintenant qu’il y a confusion sur ce qui arriva ensuite, mais il n’y a pas de doute que les événements de mai furent provoqués par les staliniens. Le 3 mai, Rodriguez Salas et trois camions transportant des Asaltos (environ 200 hommes) loyaux au gouvernement catalan tentèrent d’occuper le central téléphonique de la Plaza de Cataluña. Ce dernier avait été occupé par la CNT et l’UGT le 19 juillet 1936, et cette occupation avait été reconnue par la Generalitat alors impuissante. C’était un poste stratégique important, permettant aux syndicats de contrôler tous les appels téléphoniques de la ville, y inclus ceux de Companys et ceux du Président de la République, Manuel Azaña. Salas et ses hommes purent entrer dans l’édifice mais furent arrêtés au moment où ils tentaient d’atteindre les étages supérieurs. Cette provocation mena à la grève générale à travers toute la ville. Les travailleurs descendirent dans la rue et des centaines de barricades furent érigées dans tous les quartiers ouvriers. Tout le m onde, d’Azaña à Abad de Santillan, le leader de la FAI (13) s’accorde pour dire que « les anarchistes sont maîtres de la ville » à ce moment, mais comme Santillan l’a aussi avoué, la direction de la CNT-FAI ne prendra pas l’offensive par crainte de compromettre la cause antifasciste :
Instantanément, presque tout Barcelone était sous le pouvoir de nos groupes armés. Ils ne quittèrent pas leurs postes même s’ils avaient pu aisément le faire et maîtriser les petits centres de résistance. »
Quant à la reconnaissance qu’une lutte de pouvoir avait lieu, il maintint que les anarchistes ne désiraient pas vaincre les staliniens :
...cela ne nous intéressait pas, car c’eut été un acte de folie contraire à nos principes d’unité et de démocratie.
Peut-il y avoir une déclaration plus flagrante démontrant qu’il n’y a pas de terrain neutre possible entre la lutte des classes et la capitulation face à la démocratie bourgeoise dans la cause antifasciste ? Dans un sens, les anarchistes étaient pris entre l’enclume et le marteau, car une victoire à Barcelone signifiait la guerre civile à l’intérieur de la guerre civile, contre le gouvernement central (où siégeaient toujours les ministres anarchistes !). L’idée que l’on combat les fascistes (une section de la classe dominante) en faveur de la démocratie (une autre section de la même classe) et qu’après on relance la guerre des classes, n’avait aucune logique depuis le début, mais l’histoire n’a jamais donné plus de leçons sur la folie d’une telle politique que lors des événements espagnols. Les masses étaient dans la rue et les Amis de Durruti en appelèrent à la résistance (au nom de la défense d’une révolution qui n’avait jamais été consommée - c’était leur illusion, et cette illusion avait été nourrie autant par la CNT que par le POUM depuis le 19 juillet 1936). Le POUM parla de riposte spontanée à une provocation stalinienne et déclara que le choix était entre la révolution et la contre-révolution, mais sans prendre lui-même d’initiative. Et comme nous l’avons démontré plus haut, c’était une contre-révolution que la CNT et le POUM avaient aidé à préparer. Même à ce moment-là, la CNT cherchait un compromis et demanda à ses militants de rester sur la défensive pendant que les staliniens complotaient leur prochain coup. Ces derniers avaient déjà demandé 1500 gardes d’assaut supplémentaires de Valence, mais Caballero tergiversait dans l’espoir d’une « solution négociée ». À partir de là, tout ce que les staliniens avaient à faire pour maintenir la crise était de tirer quelques coups de feu de l’Hôtel Colon et la fusillade remplit la ville durant la journée, mais...
la plupart des combattants restèrent dans les immeubles ou derrière les barricades en mitraillant leurs ennemis d’en face. (14)
En d’autres termes, il n’y eut pas de tentative d’expulser les staliniens. Et aussi longtemps que la fusillade continuait, les staliniens pouvaient mettre la pression sur Caballero pour qu’il envoie des troupes. Caballero résista le plus longtemps possible. Il envoya une délégation de ministres anarchistes et socialistes à Barcelone pour négocier un cessez-le-feu. Les anarchistes Federica Montseny et Mariano Vasquez signèrent un accord qui engageait les comités locaux de la CNT à ne pas attaquer les troupes du Front populaire traversant la Catalogne.
Les conséquences désastreuses de la collaboration de classes
La CNT était maintenant complètement piégée par sa politique de soutien à la guerre antifasciste et dès l’après-midi du 4 mai, elle appelait ses partisans de cesser le combat :
Travailleurs ! [...] Nous ne sommes pas responsables de ce qui arrive. Nous n’attaquons personne. Nous ne faisons que nous défendre [...] Laissez tomber vos armes ! Souvenez-vous que nous sommes des frères ! [...] Si nous nous battons entre nous, nous sommes condamnés à la défaite. (15)
En réalité, ce n’était pas des frères mais des ennemis de classe que le prolétariat de Barcelone confrontait, et l’idée d’être « condamnés à la défaite » si on résistait aux staliniens ne démontre encore une fois que la priorité était de mener la guerre antifasciste et non la guerre de classe. Plusieurs anarchistes tentent de présenter la défaite des jours de mai comme le simple résultat d’une « manipulation marxiste », assimilant stalinisme et marxisme, mais les événements ont aussi démontré que plusieurs « marxistes » de Barcelone au sein du POUM et chez les bolcheviks-léninistes (i.e. les trotskistes) étaient davantage prêts à résister que la direction de la CNT. Néanmoins, comme nous avons pu le voir, ces organisations elles-mêmes avaient entretenu des illusions dans la lutte antifasciste, et comme la Fraction italienne nous le rappelle toujours, dans le cas du POUM, avait fait parti du gouvernement de Front populaire qui avait mené aux massacres de mai. La seule véritable position marxiste et internationaliste fut défendue par la Fraction italienne comme l’article de Bilan (ci-après) le démontre. La réalité est que la faiblesse de la théorie anarchiste s’est révélée complètement avec les insuffisances de la CNT-FAI, tant en juillet 36 qu’en mai 37. C’est pourquoi en mai 37, il y avait peu d’espoir de renverser le cours décidé en juillet 36. La CNT-FAI avait épousé l’antifascisme et le Front populaire et ne pouvait plus échapper à leurs conséquences. Lorsque les Amis de Durruti appelèrent à la création d’une junte révolutionnaire le 6 mai, les dirigeants de la CNT-FAI les accusèrent d’être des agents provocateurs, et le 7 mai ils lancèrent l’appel : « Compagnons, reprenons le travail ! ». Ce soir là, les gardes d’assaut arrivaient de Valence et la terreur stalinienne allait bientôt déferler sur la Catalogne.
En effet, elle s’était déjà déclenchée. Malgré leurs désaccords, le texte de Bilan reconnaît aussi Camillo Berneri comme un défenseur du prolétariat. Berneri était un anarchiste italien qui éditait Guerra di Classe (Guerre de classe), qui critiquait autant la participation de la CNT dans le Front populaire que l’influence réactionnaire croissante du Komintern en Espagne. Dans la nuit du 5 au 6 mai, des membres du PSUC l’arrêtèrent, lui et son compagnon Francesco Barbieri. On retrouva peu après leurs corps criblés de balles de mitraillettes. Le même sort attendait Andres Nin et d’autres dirigeants du POUM, quoique dans le cas de Nin, il soit « disparu » et son corps ne fut jamais retrouvé. On présume qu’il a été sauvagement torturé pour lui faire avouer être « un espion fasciste », afin qu’une version espagnole des procès spectacles de Moscou puisse être organisée. Les staliniens ont dû le tuer et cacher son cadavre, ils ont toujours prétendu que sa disparition était un mystère.
En conclusion, ce qui aurait semblé incroyable en juillet 36 était devenu réalité. La CNT était vaincue en Catalogne et les staliniens étaient libres d’agir.
Dans les semaines qui suivirent, l’histoire de la Catalogne fut celle d’arrestations massives, de détentions dans des prisons clandestines, de tortures, d’enlèvements et d’assassinats, ainsi que de destruction de collectifs agricoles et urbains.
Mais même dans ses conditions, les directions de la CNT et de la FAI, tout en se plaignant de la « répression barbare », en appelaient toujours « à la discipline et au sens des responsabilités » de ses partisans ! (16)
En d’autres termes, ils ne voulaient rien faire qui puisse déstabiliser le Front populaire. De toute façon, il était maintenant trop tard, car ce que la Fraction italienne avait prédit au mois d’août 36 était arrivé. L’État capitaliste n’avait jamais été détruit, il n’y avait donc pas de véritable révolution à défendre. Les comités de villages, sur lesquels les espoirs anarchistes s’étaient fondés, et qui avaient tenté leurs expériences sociales avec des degrés de succès variables, furent écrasés par l’arrivée de troupes dans toutes les régions, venues rétablir les droits de propriété. Toutes les conséquences de la faillite initiale dans la destruction de l’État capitaliste en juillet 36 frappaient maintenant les travailleurs de la Catalogne. Même George Orwell, qui avait été si impressionné par le caractère apparemment prolétarien en 1936, comprenait maintenant que la bourgeoisie peut adopter des formes prolétariennes quand il le faut.
Je n’avais pas réalisé qu’un grand nombre de bourgeois aisés se faisaient discrets et qu’ils se déguisaient en prolétaires pour le moment. (17)
Ce qu’il n’avait pas compris était que les staliniens faisaient partie de l’ordre impérialiste mondial et qu’eux aussi soutenaient les droits de propriété partout où cela était utile à la défense de l’URSS. L’Espagne contribua à ouvrir les yeux de certains du fait que l’URSS faisait maintenant partie de cet ordre, ce qui sera bientôt confirmé par la signature du pacte germano-soviétique en 1939.
Les camarades de la Fraction italienne croyaient avoir maintenant terminé les tâches de clarification théorique qu’ils s’étaient fixés. Cela ne s’était pas fait sans difficulté. Devant la montée du prolétariat espagnol, une minorité de la Fraction voulait se rendre en Espagne. Ils croyaient que l’État bourgeois était brisé et que la tâche était maintenant de rejoindre les travailleurs en Espagne pour vaincre le fascisme et permettre à la révolution sociale de se développer. Une vingtaine de militants dirigés par Russo (Candiani) se rendirent à Barcelone en août et septembre 1936. Là, ils s’organisèrent dans la colonne internationale Lénine du POUM. Celle-ci n’était constituée que d’une cinquantaine d’hommes dont la majorité était trotskiste, quoique ce soit Russo qui commandait. Ils furent envoyés à Huesca sur le front d’Aragon. La Fraction majoritaire maintiendra les positions exprimées dans l’article qui suit et firent tout ce qu’ils pouvaient pour continuer la discussion avec la minorité. Ils envoyèrent même une délégation à Barcelone pour tenter de convaincre la minorité de revenir. Là, ils rencontrèrent aussi Gorkin, le principal rédacteur de La Batalla poumiste, ainsi que l’enseignant anarchiste Camillo Berneri. Ils semblent avoir trouvé Gorkin intransigeant dans son soutien à la lutte antifasciste mais ont eu une discussion beaucoup plus ouverte avec Berneri (qui avait aussi contribué à organiser une colonne militaire en appui à la lutte antifasciste). Cela explique sans doute les commentaires sympathiques qu’ils ont publiés après sa mort (18).
La délégation n’arriva pas à convaincre la minorité, mais à peine quelques semaines plus tard, ces « bordiguistes » se retirèrent de la milice du POUM lorsque La Batalla publia le décret du gouvernement du Front populaire, ordonnant le remplacement des milices par une armée régulière, ce qu’ils considéraient comme une trahison de la guerre des travailleurs.
Malgré cela, et malgré le fait que presque toutes les autres organisations avec lesquelles elle avait tenté de maintenir le contact étaient tombées dans la « marmite » antifasciste, Bilan sortit de la guerre en Espagne plus confiante en de nouvelles luttes et en de nouveaux développements pour la classe ouvrière. À la fin de l’article suivant, elle appelle à l’unité de toutes les fractions dans un Bureau International en vue de préparer la formation d’un nouveau parti prolétarien mondial. La Fraction italienne croyait alors que Bilan avait terminé sa tâche et lança une nouvelle revue, Octobre en tant qu’organe de ce Bureau International. Elle avait confondu sa propre clarification sur les positions en rapport avec le prolétariat mondial, avec la volonté et la possibilité matérielle de ce même prolétariat mondial de résister à la guerre impérialiste imminente. La paralysie, l’effondrement et la dissolution de la Fraction face à la Deuxième Guerre mondiale a plusieurs causes complexes et est due à la conjonction d’actions de certains de ses membres dirigeants avec les conséquences que nous connaissons maintenant, mais cela est une autre histoire et doit faire l’objet d’un article à venir. On peut dire que la naissance du Parti communiste internationaliste en Italie, en 1943, créa les conditions dans lesquelles une perspective révolutionnaire se raviva, même s’il s’avéra que ce ne fut pas suffisant. Plusieurs membres de la Fraction retournèrent en Italie pour se remettre au travail et reprendre le fil rouge qui avait été rompu avec les organisations révolutionnaires du passé. C’est ce même fil rouge que le Bureau International suit aujourd’hui.
https://www.leftcom.org/fr/articles/2007-11-01/barcelone-les-jours-de-mai-1937