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Quand Diderot inventait les statistiques mathématiques
dimanche 8 décembre 2024, par
Article de Diderot dans l’Encyclopédie :
ARITHMÉTIQUE POLITIQUE.
C’est celle dont les opérations ont pour but des recherches utiles à l’art de gouverner les peuples, telles que celles du nombre des hommes qui habitent un pays ; de la quantité de nourriture qu’ils doivent consommer ; du travail qu’ils peuvent faire ; du temps qu’ils ont à vivre ; de la fertilité des terres ; de la fréquence des naufrages, etc. On conçoit aisément que ces découvertes et beaucoup d’autres de la même nature, étant acquises par des calculs fondés sur quelques expériences bien constatées, un ministre habile en tirerait une foule de conséquences pour la perfection de l’agriculture, pour le commerce tant intérieur qu’extérieur, pour les colonies, pour le cours et l’emploi de l’argent, etc. Mais souvent les ministres (je n’ai garde de parler sans exception) croient n’avoir pas besoin de passer par des combinaisons et des suites d’opérations arithmétiques : plusieurs s’imaginent être doués d’un grand génie naturel, qui les dispense d’une marche si lente et si pénible, sans compter que la nature des affaires ne permet ni ne demande presque jamais la précision géométrique. Cependant si la nature des affaires la demandait et la permettait, je ne doute point qu’on ne parvînt à se convaincre que le monde politique, aussi bien que le monde physique, peut se régler à beaucoup d’égards par poids, nombre et mesure.
Le chevalier Petty, Anglais, est le premier qui ait publié des essais sous ce titre. Le premier est sur la multiplication du genre humain, sur l’accroissement de la ville de Londres, ses degrés, ses périodes, ses causes et ses suites. Le second, sur les maisons, les habitants, les morts et les naissances de la ville de Dublin. Le troisième est une comparaison de la ville de Londres et de la ville de Paris ; le chevalier Petty s’efforce de prouver que la capitale de l’Angle¬terre l’emporte sur celle de la France par tous ces côtés. M. Auzout a attaqué cet essai par plusieurs objections, auxquelles M. le chevalier Petty a fait des réponses. Le quatrième tend à faire voir qu’il meurt à l’Hôtel-Dieu de Paris environ trois mille malades par an, par mauvaise administration. Le cinquième est divisé en cinq parties : la première est en réponse à M. Auzout ; la seconde contient la comparaison de Londres et de Paris sur plusieurs points ; la troi-sième évalue le nombre des paroissiens des 134 paroisses de Londres à 696 000 ; la quatrième est une recherche sur les habitants de Londres, de Paris, d’Amsterdam, de Venise, de Rome, de Dublin, de Bristol et de Rouen ; la cin-quième a le même objet, mais relativement à la Hollande et au reste des Provinces Unies. Le sixième embrasse l’étendue et le prix des terres, les peu-ples, les maisons, l’industrie, l’économie, les manufactures, le commerce, la pêche, les artisans, les marins ou gens de mer, les troupes de terre, les reve¬nus publics, les intérêts, les taxes, le lucre, les banques, les compagnies, le prix des hommes, l’accroissement de la marine et des troupes ; les habitations, les lieux, les constructions de vaisseaux, les forces de la mer, etc., relative¬ment à tout pays en général, mais particulièrement à l’Angleterre, la Hollande, la Zélande et la France. Cet essai est adressé au roi ; c’est presque dire que les résultats en sont favorables à la nation anglaise. C’est le plus important de tous les essais du chevalier Petty ; cependant il est très court, si on le compare à la multitude et à la complication des objets. Le chevalier Petty prétend avoir démontré dans environ une centaine de petites pages in-douze, gros caractère : 1° Qu’une petite contrée avec un petit nombre d’habitants peut équivaloir par sa situation, son commerce et sa police, à un grand pays et à un peuple nom¬breux, soit qu’on les compare par la force, ou par la richesse ; et qu’il n’y a rien qui tende plus efficacement à établir cette égalité que la marine et le commerce maritime. 2° Que toutes sortes d’impôts et de taxes publiques ten¬dent plutôt à augmenter qu’à affaiblir la société et le bien public. 3° Qu’il y a des empêchements naturels et durables à jamais, à ce que la France devienne plus puissante sur mer que l’Angleterre ou la Hollande : nos Français ne por¬teront pas un jugement favorable des calculs du chevalier Petty sur cette proposition, et je crois qu’ils auront raison. 4° Que par son fonds et son pro¬duit naturels, le peuple et le territoire de l’Angleterre sont à peu près égaux en richesse et en force au peuple et au territoire de France. 5° Que les obstacles qui s’opposent à la grandeur de l’Angleterre ne sont que contingents et amovibles. 6° Que depuis quarante ans la puissance et la richesse de l’Angle¬terre se sont fort accrues. 7° Que la dixième partie de toute la dépense des sujets du roi suffirait pour entretenir cent mille hommes d’infanterie, trente mille hommes de cavalerie, quarante mille hommes de mer, et pour acquitter toutes les autres charges de l’État, ordinaires et extraordinaires, dans la seule supposition que cette dixième partie serait bien imposée, bien perçue, et bien employée. 8° Qu’il y a plus de sujets sans emploi qu’il n’en faudrait pour procurer à la nation deux millions par an, s’ils étaient convenablement occu¬pés, et que ces occupations sont toutes prêtes, et n’attendent que des ouvriers. 9° Que la nation a assez d’argent pour faire aller son commerce. 10° Enfin que la nation a tout autant de ressources qu’il lui en faut pour embrasser tout le commerce de l’univers, de quelque nature qu’il soit.
Voilà comme on voit des prétentions bien excessives : mais quelles qu’elles soient, le lecteur fera bien d’examiner dans l’ouvrage du chevalier Petty les raisonnements et les expériences sur lesquels il s’appuie : dans cet examen, il ne faudra pas oublier qu’il arrive des révolutions, soit en bien, soit en mal, qui changent en un moment la face des États, et qui modifient et même anéantissent les suppositions ; et que les calculs et leurs résultats ne sont pas moins variables que les événements. L’ouvrage du chevalier Petty fut composé avant 1699. Selon cet auteur, quoique la Hollande et la Zélande ne contiennent pas plus de 1 000.000 d’arpents de terre, et que la France en contienne au moins 8 000.000, cependant ce premier pays a presque un tiers de la richesse et de la force de ce dernier. Les rentes des terres en Hollande sont à proportion de celles de la France, comme de 7 ou 8 à 1. (Observez qu’il est question ici de l’état de l’Europe en 1699 ; et c’est à cette année que se rapportent tous les calculs du chevalier Petty, bons ou mauvais.) Les habitants d’Amsterdam sont les deux tiers de ceux de Paris ou de Londres ; et la différence entre ces deux dernières villes n’est, selon le même auteur, que d’environ une vingtième partie. Le port de tous les vaisseaux appartenant à l’Europe, se monte à environ deux millions de tonneaux, dont les Anglais ont 500.000, les Hollandais 900.000, les Français 100.000, les Hambourgeois, Danois, Suédois et les habitants de Dantzig 250.000 ; l’Espagne, le Portugal, l’Italie, etc., à peu près autant. La valeur des marchandises qui sortent annuel¬lement de la France, pour l’usage de différents pays, se monte en tout à environ 5.000.000 livres sterlin ; c’est-à-dire, quatre fois autant qu’il en entrait dans l’Angleterre seule. Les marchandises qu’on fait sortir de la Hollande pour l’Angleterre valent 300 000 livres sterlin ; et ce qui sort de là pour être répandu par tout le reste du monde, vaut 18 000.000 livres sterlin. L’argent que le roi de France lève annuellement en temps de paix fait environ 6,5 millions sterlin. Les sommes levées en Hollande et Zélande font autour de 2 100.000 livres sterlin ; et celles provenant de toutes les Provinces-Unies font ensemble environ 3 000.000 livres sterlin. Les habitants d’Angleterre sont à peu près au nombre de 6 000.000 ; et leurs dépenses àraison de 7 livres sterlin par an, pour chacun d’eux, font 42 000.000 livres sterlin ou 80.000 livres sterlin par semaine. La rente des terres en Angleterre est d’environ 8 millions sterlin ; et les intérêts et profits des biens propres à peu près autant. La rente des maisons en Angleterre 4 000.000 livres sterlin. Le profit du travail de tous les habitants se monte à 26 000.000 livres sterlin par an. Les habitants d’Irlande sont au nombre de 1 200.000. Le blé consommé annuellement en Angleterre, comptant le froment à 5 schelins le boisseau, et l’orge à 2,5 schelins, se monte à dix millions sterlin. La marine d’Angleterre avait besoin en 1699, c’est-à-dire du temps du chevalier Petty, ou à la fin du dernier siècle, de 36 000 hommes pour les vaisseaux de guerre ; et 48 000 pour les vaisseaux marchands et autres, et il ne fallait pour toute la marine de la France que 15 000 hommes. Il y a en France environ treize millions et demi d’âmes, et en Angleterre, Écosse et Irlande, environ neuf millions et demi. Dans les trois royaumes d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, il y a environ 20.000 ecclésias¬tiques ; et en France, il y en a plus de 270.000. Le royaume d’Angleterre a plus de 40.000 matelots, et la France n’en a pas plus de 10.000. Il y avait pour lors en Angleterre, en Écosse, en Irlande, et dans les pays qui en dépendent, des vaisseaux dont le port se montait environ à60.000 tonneaux, ce qui vaut à peu près quatre millions et demi de livres sterlin. La ligne marine autour de l’Angleterre, de l’Écosse, de l’Irlande et des îles adjacentes, est d’environ 3 800 milles. Il y a dans le monde entier environ 300 millions d’âmes, dont il n’y a qu’environ 80 millions avec lesquels les Anglais et les Hollandais soient en commerce. La valeur de tous les effets de commerce ne passe pas 45 millions sterlin. Les manufactures d’Angleterre qu’on fait sortir du royaume se montent annuellement à environ 5 millions sterlin. Le plomb, le fer-blanc et le charbon, à 500.000 livres sterlin par an. La valeur des marchandises de France qui entrent en Angleterre ne passe pas 1 200.000 livres sterlin par an. Enfin il y a en Angleterre environ six millions sterlin d’espèces monnayées. Tous ces calculs ; comme nous l’avons dit, sont relatifs à l’année 1699, et ont dû sans doute bien changer depuis.
M. Davenant, autre auteur d’arithmétique politique, prouve qu’il ne faut pas compter absolument sur plusieurs des calculs du chevalier Petty : il en donne d’autres qu’il a faits lui-même, et qui se trouvent fondés sur les obser-vations de M. Kring. En voici quelques-uns.
L’Angleterre contient, dit-il, 39 millions d’arpents de terre. Les habitants, selon son calcul, sont à peu près au nombre de 5 545 000 âmes, et ce nombre augmente tous les ans d’environ 9 000, déduction faite de ceux qui peuvent périr par les pestes, les maladies, les guerres, la marine, etc., et de ceux qui vont dans les colonies. Il compte 530.000 habitants dans la ville de Londres ; dans les autres villes et bourgs d’Angleterre 870.000, et dans les villages et hameaux 4 100.000. Il estime la rente annuelle des terres à 10 millions sterlin ; celle des maisons et des bâtiments à deux millions par an ; le produit de toutes sortes de grains, dans une année passablement abondante, à 9 075 000 livres sterlin ; la rente annuelle des terres en blé à deux millions, et leur produit net au-dessus de 9 millions sterlin ; la rente des pâturages, des prairies, des bois, des forêts, des dunes, etc., à 7 millions sterlin ; le produit annuel des bestiaux en beurre, fromage et lait, peut monter, selon lui, à environ 2,5 millions sterlin. Il estime la valeur de la laine tondue annuellement à environ deux millions sterlin, celle des chevaux qu’on élève tous les ans à environ 250.000 livres sterlin ; la consomma¬tion annuelle de viande pour nourriture, à environ 3 350.000 livres sterlin ; celle du suif et des cuirs environ 600.000 livres sterlin ; celle du foin pour la nourriture annuelle des chevaux, environ 1 300.000 livres sterlin, et pour celle des autres bestiaux, un million sterlin ; le bois de bâtiment coupé annuellement, 500.000 livres sterlin. Le bois à brûler, etc., environ 500.000 livres sterlin. Si toutes les terres d’Angleterre étaient également distribuées parmi tous les habitants, chacun aurait pour sa part environ 7,25 arpents. La valeur du froment, du seigle et de l’orge nécessaires pour la subsistance de l’Angleterre, se monte au moins à 6 millions sterlin par an. La valeur des manufactures de laine travaillée en Angleterre est d’environ 8 millions par an, et toutes les marchandises de laine qui sortent annuellement de l’Angleterre, passent la valeur de 2 millions sterlin. Le revenu annuel de l’Angleterre, sur quoi tous les habitants se nourrissent et s’entretiennent, et paient tous les impôts et taxes, se monte, selon lui, à environ 43 millions : celui de la France à 81 millions, et celui de la Hollande à 18 250.000 livres sterlin.
Le major Graunt, dans ses observations sur les listes mortuaires, compte qu’il y a en Angleterre 39 000 milles carrés de terre ; qu’il y a en Angleterre et dans la principauté de Galles 4 600.000 âmes ; que les habitants de la ville de Londres sont à peu près au nombre de 640.000, c’est-à-dire la quatorzième partie de tous les habitants de l’Angleterre ; qu’il y a en Angleterre et dans le pays de Galles environ 10.000 paroisses ; qu’il y a 25 millions d’arpents de terre en Angleterre et dans le pays de Galles, c’est-à-dire environ 4 arpents pour chaque habitant ; que de 100 enfants qui naissent, il n’y en a que 64 qui atteignent l’âge de 6 ans ; que dans 100, il n’en reste que 40 en vie au bout de 16 ans ; que dans 100, il n’y en a que 25 qui passent l’âge de 26 ans ; que 16 qui vivent 36 ans accomplis, et 10 seulement dans 100 vivent jusqu’à la fin de leur 46e année ; et dans le même nombre, qu’il n’y en a que 6 qui aillent à 56 ans accomplis ; que 3 dans 100 qui atteignent la fin de 66 ans ; et que dans 100, il n’y en a qu’un qui soit en vie au bout de 76 ans ; et que les habitants de la ville de Londres sont changés deux fois dans le cours d’environ 64 ans. Voyez « Vie », etc. MM. de Moivre, Bernoulli, de Montmort et Deparcieux se sont exercés sur des sujets relatifs à l’Arithmétique politique : on peut consulter La Doctrine des hasards de M. de Moivre ; l’Art de conjecturer de M. Bernoulli ; l’Analyse des jeux de hasard de M. de Montmort ; l’ouvrage sur les rentes viagères et les tontines, etc. de M. Deparcieux ; et quelques mémoires de M. Halley, répandus dans les Transactions philosophiques, avec les articles de notre dictionnaire, « Hasard », « Jeu », « Probabilité », « Com¬binaison », « Absent », « Vie », « Mort », « Naissance », « Annuité », « Ren¬te », « Tontine », etc.
Lire encore :
La relation entre Diderot et D’Alembert : regards croisés sur leurs écrits de mathématiques
https://journals.openedition.org/rde/5503
Les sciences, l’Encyclopédie et d’Alembert
https://www.cairn.info/revue-la-pensee-2013-2-page-63.htm
Textes de Denis Diderot sur les sciences
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article653
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article826
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article825
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article2214
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article6045
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article683
https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2015-1-page-24.htm
https://www.researchgate.net/publication/308632738_Diderot_la_demarche_scientifique_en_question
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/ils-ont-pense/diderot-le-precurseur-3548590