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Témoignage sur la révolution espagnole et ceux qui l’ont trahie

samedi 29 octobre 2011, par Robert Paris

Les barricades doivent être retirées – Le fascisme de Moscou en Espagne (Mattick, 1937)

Article de Paul Mattick publié dans International Communist Correspondence (Chicago, N° 7-8, août 1937).

Le 7 mai 1937, la CNT-FAI de Barcelone diffuse l’ordre suivant : « Les barrières doivent être démontées ! Les heures de crise sont passées. Le calme doit être rétabli. Mais des rumeurs circulant à travers la ville, qui contredisent le retour à la normalité, nous prenons la parole. Les barricades contribuent à cette confusion. Nous n’avons pas besoin de barricades, dès lors que les combats ont cessé, les barricades ne servent plus à rien maintenant, et leur maintien risquerait de donner l’impression que nous voulons revenir à la situation antérieure – et ce n’est pas vrai, camarades, nous coopérons au rétablissement d’une vie civile complètement normale. Tout ce qui entrave ce retour doit disparaître. »

La vie normale a repris, c’est-à-la terreur des fascistes de Moscou : assassinats et emprisonnements de travailleurs révolutionnaires ; désarmement des forces révolutionnaires, censure de leurs journaux, de leurs stations de radio, élimination de toutes les positions précédemment conquises. La contre-révolution a triomphé en Catalogne, là où les dirigeants anarchistes et du POUM nous avaient si souvent assuré qu’on y était déjà en route vers le socialisme. Les forces contre-révolutionnaires du Front populaire ont été embrassées par les dirigeants anarchistes. Les victimes devaient saluer leurs bourreaux. « Quand nous avons tenté de trouver une solution et de rétablir l’ordre à Barcelone », lit-on dans un bulletin de la CNT, « la CNT et la FAI ont été les premières à offrir leur collaboration, ont été les premières à formuler la demande de cesse-le-feu et tenter de calmer Barcelone. Lorsque le gouvernement central a repris le contrôle, la CNT a été parmi les premiers à mettre toutes ses forces sous le contrôle et à disposition du représentant de l’ordre public. Lorsque le gouvernement central a décidé d’envoyer des forces armées à Barcelone, afin de contrôler les forces politiques qui n’obéiraient pas aux pouvoirs publics, la CNT a une fois de plus été celle qui a ordonné à tous les secteurs de faciliter le passage de ces forces, qu’elles puissent arriver à Barcelone et rétablir l’ordre ».
Oui, la CNT a fait le maximum pour aider la contre-révolution de Valence à Barcelone. Les travailleurs emprisonnés peuvent remercier leurs dirigeants anarchistes pour leur incarcération, prélude à un feu d’artifice des fascistes de Moscou. Les corps des travailleurs abattus sont enlevés avec leurs barricades, ils ont été réduits au silence pour que leurs dirigeants puissent continuer à parler. Quelle émotion de la part des néo-bolcheviks : « Moscou a tué des ouvriers révolutionnaires », crient-ils. « Pour la première fois de son histoire, la Troisième Internationale se retrouve de l’autre côté des barricades. Avant cela, elle avait seulement trahi la cause, mais maintenant elle lutte ouvertement contre le communisme ». Et qu’est-ce que ces crieurs indignés attendent de l’État capitaliste en Russie et de sa Légion étrangère ? Une aide pour les travailleurs espagnols ? Le capitalisme sous toutes ses formes n’a qu’une seule réponse pour les travailleurs qui se sont opposés à l’exploitation : l’assassinat. Un front uni avec les socialistes ou avec les partis « communistes », c’est un front uni avec le capitalisme, qui ne peut être qu’un front uni pour le capitalisme. Tout comme il est inutile de le reprocher à Moscou, ça n’ a pas de sens de critiquer les socialistes : les deux doivent être combattus au bout du compte. Mais désormais, les ouvriers révolutionnaires doivent réaliser que les dirigeants anarchistes eux aussi, ces apparatchiks de la CNT et la FAI, s’opposent aux intérêts des travailleurs, appartiennent au camp ennemi. Unis avec le capitalisme, ils l’ont servi, et là où les phrases étaient impuissantes, la trahison était à l’ordre du jour. Demain, ils pourront tirer contre une révolte des travailleurs comme les bouchers « communistes » de la « caserne Karl Marx » l’ont fait aujourd’hui. La contre-révolution déploie tous ses chemins de Franco à Santillan.

Une fois de plus, comme si souvent auparavant, les travailleurs révolutionnaires déçus dénoncent leurs dirigeants lâches, et cherchent de nouveaux et de meilleurs leaders, pour une meilleure organisation. Les « Amis de Durruti » ont rompu avec les dirigeants corrompus de la CNT et la FAI, afin de rétablir l’anarchisme d’origine, sauvegarder l’idéal, maintenir la tradition révolutionnaire. Ils ont appris quelques petites choses, mais ils n’ont pas appris assez. Les ouvriers du POUM sont profondément déçus de Gorkin, Nin et compagnie. Ces léninistes ne sont pas assez léniniens, et les membres du parti cherchent de meilleurs Lénines. Ils ont appris, mais si peu. La tradition du passé pèse comme une pierre autour du cou. Un changement d’hommes et un renouveau de l’organisation ne suffit pas. Une révolution communiste n’est pas faite par les dirigeants et les organisations, elle est faite par les travailleurs, par la classe. Une fois de plus les travailleurs espèrent des changements dans le « Front populaire », qui pourrait prendre un cours révolutionnaire. Caballero, rejeté par Moscou, pourrait revenir à la direction de l’UGT, dont les membres ont appris et y voient plus clair… Moscou, déçu de ne pas rencontrer l’aide nécessaire des nations démocratiques, pourrait redevenir radicale… Tout cela n’a pas de sens ! Les forces du « Front populaire », Caballero et Moscou, sont incapables, même si elles le voulaient, de vaincre le capitalisme en Espagne. Des forces capitalistes ne peuvent pas avoir de politiques socialistes. C’est seulement une autre forme de dictature capitaliste que le fascisme. La lutte doit être contre le capitalisme.

L’attitude actuelle de la CNT n’est pas nouvelle. Il y a quelques mois le président catalan Companys a déclaré que la CNT « n’a pas pensé à compromettre le régime démocratique en Espagne, mais est synonyme de légalité et l’ordre ». Comme toutes les autres organisations antifascistes en Espagne, la CNT, en dépit de sa phraséologie radicale, a limité sa lutte à la guerre contre Franco. Le programme de collectivisation, en partie réalisé comme nécessité de guerre, ne porte pas atteinte aux principes capitalistes ou au capitalisme en tant que tel. Quand la CNT a parlé d’objectif final, elle a suggéré une forme modifiée de capitalisme d’État, dans lequel la bureaucratie syndicale et ses amis philosophiquement anarchistes auraient le pouvoir. Mais cet objectif même n’est que pour un avenir lointain. Pas le moindre pas réel en ce sens n’a été entrepris, la moindre étape vers seulement un vrai système capitaliste d’État aurait signifié la fin du Front populaire, aurait signifié les barricades en Catalogne et une guerre civile dans la guerre civile. Les anarchistes ont expliqué la contradiction entre leur « théorie » et leur « pratique » avec toutes les méthodes des faussaires, disant que « la théorie est une chose et la pratique une autre, » que la seconde n’est jamais aussi facile que la première. La CNT a compris qu’elle avait pas vraiment de plan de reconstruction de la société, elle a réalisé en outre qu’elle n’a pas eu de masses derrière elle en Espagne, seulement une partie des travailleurs dans une partie du pays, elle a pris conscience de sa faiblesse, nationale et internationale, et ses expressions radicales n’ont été conçues que pour dissimuler la faiblesse extrême du mouvement dans les conditions créées par la guerre civile.

Il y a de nombreuses excuses possibles pour la position que les anarchistes ont prise, mais il n’y en a pas pour leur programme de falsification qui a obscurci tout le mouvement syndical et a travaillé au progrès des fascistes de Moscou. Essayer de faire croire que le socialisme est en marche en Catalogne et que cela est possible sans rupture avec le gouvernement du Front populaire, ça signifie renforcer les forces du Front populaire dans leur capacité à dicter leur loi aux travailleurs anarchistes espagnols aussi. L’anarchisme en Espagne a accepté une forme de fascisme, déguisée en mouvement démocratique, pour aider à l’écrasement du fascisme de Franco. Ce n’est pas vrai, comme les anarchiste essaient aujourd’hui de le faire croire à leurs partisans, qu’il n’y avait pas d’autre alternative, et que donc toute critique à l’encontre de la CNT est injustifiée. Les anarchistes auraient pu essayer, après juillet 1936, d’instaurer le pouvoir ouvrier en Catalogne, ils pouvaient aussi essayer d’écraser les forces gouvernementales à Barcelone en mai 1937. Ils auraient pu marcher à la fois contre les fascistes de Franco et les fascistes de Moscou. Très probablement, ils auraient été battus ; éventuellement Franco aurait gagné et brisé les anarchistes, ainsi que ses concurrents du « Front populaire ». Une intervention capitaliste pouvait aussitôt frapper. Mais il y avait aussi une autre possibilité, quoique moins probable. Les travailleurs français pouvaient pousser plus loin que la grève ; une intervention ouverte aurait pu amener à une guerre dans laquelle tous les pouvoirs auraient été impliqués. La lutte se serait menée autour de questions claires, entre capitalisme et communisme. Quelle qu’en fut l’issue, une chose est sûre : l’état chaotique du capitalisme mondial aurait été encore davantage chaotique. Sans catastrophes aucun changement de société n’est possible. Toute attaque réelle contre le système capitaliste peut entraîner une accélération de la la réaction, mais la réaction sera là de toute façon, même si elle est quelque peu retardée. Ce retard coûtera plus de vies de travailleurs que toute tentative prématurée d’écraser le système d’exploitation. Mais une réelle attaque contre le capitalisme aurait pu créer des conditions plus favorables à l’action internationale de la classe ouvrière, ou aurait créé une situation qui aurait aiguisé toutes les contradictions du capitalisme et hâté ainsi le développement historique vers la chute du capitalisme. Au commencement il y a l’action. Mais la CNT, nous dit-on, se sentait trop de responsabilité quant à la vie des travailleurs. Elle voulait éviter d’inutiles effusions de sang. Quel cynisme ! Plus d’un million de personnes sont déjà mortes dans la guerre civile. Si faut mourir de toute façon, autant mourir pour une noble cause.
La lutte le capitalisme dans son ensemble – lutte que la CNT a voulu éviter – ne peut être évitée. La révolution des travailleurs devra être radicale dès le début, ou sera perdue. Elle requiert l’expropriation complète des classes possédantes, l’élimination de tout pouvoir autre que celui des travailleurs armés, et la lutte contre tous les éléments opposés à un tel cours. En ne faisant pas cela, les Journées de Mai à Barcelone, et l’élimination des éléments révolutionnaires en Espagne, étaient inévitables. La CNT n’a jamais abordé la question de la révolution du point de vue de la classe ouvrière, mais a toujours été d’abord préoccupée de l’organisation. Elle a agi pour les travailleurs et avec l’aide des travailleurs, mais ne s’est pas intéressée à l’auto-initiative et l’auto-action des travailleurs indépendamment des intérêts organisationnels. Ce qui lui importe ici n’est pas la révolution mais la CNT. Et du point de vue de l’intérêt de la CNT, les anarchistes devaient choisir entre le fascisme et le capitalisme, entre la guerre et la paix. De ce point de vue, elle a été contrainte de participer à des politiques capitalistes-nationalistes et a dû dire aux travailleurs de coopérer avec un ennemi dans le but d’en écraser un autre, pour après être écrasés par le premier. Les phrases radicale des anarchistes n’étaient pas faites pour être suivies, elles ne servaient que d’instrument dans le contrôle des travailleurs par l’appareil de la CNT, « sans la CNT », écrivent-ils fièrement, « l’Espagne anti-fasciste serait ingouvernable ». Ils ont voulu que les travailleurs participent à la gestion. Ils ne demandaient que leur part du butin, reconnaissant qu’ils ne pouvaient pas avoir le tout. Comme les « bolcheviks », ils ont identifié leurs propres intérêts et besoins organisationnels à ceux de la classe ouvrière. Si ce qu’ils avaient décidé était bon, il n’était pas nécessaire que les travailleurs y pensent et décident eux-mêmes, car cela aurait fait obstacle à la lutte et créé de la confusion, les travailleurs n’avaient qu’à suivre leurs sauveurs. Pas une seule tentative d’organisation et de consolidation du pouvoir réel de la classe ouvrière. La CNT anarchiste a parlé et a agi bolcheviquement, c’est-à-dire capitalistiquement. Pour gouverner, ou participer au gouvernement, elle devait s’opposer à toutes les auto-initiatives de la part des travailleurs et les ramener dans la légalité et la loi du gouvernement.

Mais il y avait plusieurs organisations dans l’arène, et il n’y a pas convergence des intérêts de toutes ces organisations. Chacune se bat contre toutes les autres pour la suprématie, pour l’encadrement des travailleurs. Le partage du pouvoir par un certain nombre d’organisations ne supprime pas la lutte entre elles. Parfois, toutes les organisations sont obligées de coopérer, mais ce n’est que partie remise. Un groupe doit contrôler. En même temps que les anarchistes travaillaient à « un succès de l’autre », leur position était mise à mal et affaiblie. L’affirmation de la CNT qu’elle ne laisserait pas dicter ses choix par les autres organisations, ni ne travaillerait contre elles, n’était en réalité qu’un moyen de ne pas être attaquée par elles – une reconnaissance de sa propre faiblesse. Être engagée dans une politique capitaliste, avec les alliés du Front populaire, l’a séparé des larges masses, avec le risque de sélectionner son élite parmi les éléments embourgeoisés. Il y a des opportunités. Le fascisme de Moscou est en vogue, même en Catalogne. Pour les masses qui voyaient dans le soutien de Moscou la force nécessaire pour éliminer Franco et la guerre, Moscou et son gouvernement de Front populaire signifiaient un appui international capitaliste. Moscou ayant gagné en influence, les larges masses de l’Espagne sont restées favorables à une continuation de la société d’exploitation. Elles ont été renforcés dans cette attitude par le fait que les anarchistes n’ont rien fait pour clarifier la situation, pour leur montrer que l’aide de Moscou ne signifiait rien de plus qu’une lutte pour un capitalisme convenant à quelques puissances impérialistes, au risque de déplaire à d’autres.
Les anarchistes sont devenus les propagandistes de la variante de Moscou du fascisme, servant ces intérêts capitalistes qui s’opposaient aux plans de Franco en Espagne. La révolution est devenue le terrain de jeu des impérialistes rivaux. Les masses ont dû mourir sans savoir pour qui ni pourquoi. L’affaire a cessé d’être l’affaire des travailleurs. Et maintenant, cela a aussi cessé d’être l’affaire de la CNT. La guerre peut se terminer à tout moment par un accord de compromis entre les puissances impérialistes. Elle peut se conclure par une défaite ou un succès de Franco ; Franco peut laisser l’Italie et l’Allemagne pour se tourner vers l’Angleterre et la France ; ou ces pays peuvent cesser de s’intéresser à Franco ; la situation en Espagne peut évoluer de façon décisive avec la menace de guerre en Extrême-Orient ; et il y a encore d’autres possibilités, la plus probable étant la victoire du fascisme de Franco. Mais quoi qu’il arrive, à moins que les travailleurs ne dressent de nouvelles barricades contre les loyalistes aussi, à moins que les travailleurs n’attaquent vraiment le capitalisme, quelque soit le résultat de la lutte en Espagne, il n’aura aucun sens réel pour la classe ouvrière, qui sera encore exploitée et réprimée. Un changement dans la situation militaire en Espagne pourrait contraindre le fascisme de Moscou à reprendre son déguisement révolutionnaire. Mais du point de vue des intérêts des travailleurs espagnols, ainsi que des travailleurs du monde, il n’y a pas de différence entre le fascisme de Franco et le fascisme de Moscou, malgré les différences entre Franco et Moscou. Les barricades, si elles devaient être de nouveau érigées, ne devrait plus être retirées. Le mot d’ordre révolutionnaire pour l’Espagne est le suivant : Contre les fascistes et contre les loyalistes. Quelque puisse être vaine la lutte pour le communisme, en raison de la situation mondiale actuelle, le travailleurs n’ont pas d’autre choix. « Mieux vaut le sens du vain que l’énergie morbide dépensée sur de fausses routes. Nous préserverons notre sens de la vérité, de la raison à tout prix, fut-ce au prix de la vanité ». »

Barricade abandonnée (Barcelone, 7 mai 1937)

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