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Mémoires militantes dans la classe ouvrière : cinq militants ouvriers de Renault

mercredi 21 mars 2012, par Robert Paris

L’entrée de l’usine (l’Ile Seguin)

La sortie de l’usine

Mémoires militantes dans la classe ouvrière : cinq militants ouvriers de Renault

Pierre Bois, Gil Devillard, André Lancteau, Daniel Bénard et Daniel Mothé, cinq militants pour une conscience ouvrière socialiste chez Renault

Nous rapportons ici les propos, les actes, les points de vue de cinq militants communistes révolutionnaires au sein de la classe ouvrière dans l’usine de Billancourt.

André Lancteau dit Dédé, Pierre Bois dit Vic, Daniel Bénard dit Granier, Gil Devillard dit Cédar et Daniel Jacques Gautrat dit Daniel Mothé

1936 à Renault Billancourt

1936 : la grève à Billancourt

1947 à Renault Billancourt

Grève Renault Billancourt en 1950

Grève dans l’Ile Seguin en 1953

Grève Renault 1954

Mai 68 à Renault Billancourt

Pierre Overney, militant maoïste assassiné en 1972 par la milice patronale de Renault

Grève Renault 1980

André Lancteau dit Dédé, dit Deyris

Après son entrée chez Renault : stage de cariste à Billancourt en 1969, permis de car à obtenu. Stage d’ajustage de 6 mois à l’usine de Billancourt (sept. 1970- mars 1971), CFPA ajusteur. Stage de formation motoriste de 6 mois au Pont de Sèvres (sept. 1985-mars 1986). CFPA motoriste en mars 1986. Embauché le 3/09/1969 à Billancourt, cariste au Dépt. 55 après formation (1969-1970). Contrôleur/affuteur pendant 13 ans (1971-1984). D’abord au Dépt. 14 comme contrôleur (vilebrequins, pistons) pendant un an puis quelques mois au Dépt 49 (pédales, freins, embrayages). Affuteur, à nouveau au Dépt 14, comme P1F (1974-1984). Puis motoriste au Dépt. 49 (1986-1991), P1 en 1986, P2 en 1988, P3 en 1992. A la fin de Billancourt muté au Centre technique de Rueil comme préparateur moteur au secteur B6 (1991-2003), il y obtint le coefficient ATP en 1997.

Sa formation militante

La grève de 1968 fut le déclencheur de son action militante. Syndiqué CGT, il fut gréviste à Péchiney. Résident au Pré St Gervais (93), il milita au Comité d’Action de la ville, participa au meeting de Charléty et fut étonné de la mise en garde de ses camarades de la CGT qui dénonçaient les « gauchistes ». Intéressé par la culture, il quitta St Gobain et fit une formation de directeur de foyers de jeunes à la fédération Léo Lagrange. Il fut ensuite animateur dans différents foyers à Carrières sur Seine (78). En parallèle, il fréquentait un militant de l’organisation trotskiste Lutte Ouvrière qui lui fit valoir l’intérêt de travailler plutôt en usine afin de militer au sein de la classe ouvrière.

Lancteau, militant à Lutte Ouvrière depuis 1969, participait au bulletin politique révolutionnaire sur l’usine Renault de Billancourt. Il fut repéré par l’encadrement comme l’un des correspondants du bulletin et, du coup, resta deux mois sans affectation précise, ne fut pas employé comme ajusteur et finalement, déqualifié, muté comme contrôleur puis affuteur dans différents départements de l’usine de Billancourt (dépts. 55, 49, 70, 38, 14, fonderies) pendant treize ans entre 1971 et 1984. Il obtint la qualification de P1F (fabrication) en 1974. En septembre 1985, il suivit une nouvelle formation de six mois d’ajusteur mécanicien à Billancourt et obtint un CFPA dans cette spécialité en mars 1986. Il put alors travailler dans sa qualification au dépt. 49 de Billancourt comme P1 motoriste, puis P2 en 1988 et P3 en 1992. A la fin de l’usine de Boulogne il fut muté en 1991 au Centre technique de Rueil (92) toujours comme motoriste jusqu’à sa préretraite en 2003. Il obtint le coefficient ATP (Agent Technique Professionnel) en 1997.

Activité Syndicale

Militant CGT de 1969 à 1972, puis à nouveau 1995-2003.

Sur le plan syndical, André fut militant de la CGT de 1969 à 1972. Alors qu’il était victime de sanctions en 1972, la CGT refusa de le défendre face à la direction, en raison de ses options trotskistes. Il se fit alors accompagner à la direction par le délégué de la CFDT et prit sa carte dans ce syndicat (1972-1986). Il fut délégué hygiène et sécurité CFDT (1973-1974) et délégué du personnel CFDT (1974-1986). Il fut mis à l’écart de cette centrale qui intégrait progressivement dans sa stratégie la fin de l’usine de Billancourt en 1985 et fut placé en position non éligible sur les listes de délégués du personnel la même année et mis à l’écart de tout mandat par la CFDT. Il fut exclu du syndicat en janvier 1986. Il tenta alors avec Paul Palacio, mais sans succès en raison de problèmes juridiques, de faire renaître le SDR (Syndicat Démocratique Renault) que ses camarades avaient fondé pendant la grève Renault de 1947 et qui s’était éteint ensuite.

Délégué du personnel CGT (1996-2000) et du Comité d’Entreprise (2000-2002). Militant CFDT (1972-1986). Délégué CHSCT CFDT (1973-1974) et Délégué du personnel CFDT (1974-1986).

En 1995, il revint à la CGT à Rueil et fut délégué du personnel CGT de 1996 à 2000 et délégué du Comité d’Entreprise de 2000 à 2002 au niveau du Centre technique de Rueil. Il avait attaqué la société Renault et obtenu en 2005 une indemnité pour « discrimination syndicale », reconnue finalement en jugement de cassation où il avait touché 40.000 €.

Activité politique

André Lancteau fut un militant en vue de Lutte Ouvrière chez Renault de 1969 à 1995. En 1995, il se rapprocha de la « Fraction LO » qui avait des divergences avec la direction sur la nature de l’URSS (LO se refusait à admettre que l’Etat russe n’avait plus rien d’un Etat ouvrier) et sur les questions organisationnelles (notamment LO ne voulait pas faire embaucher les jeunes militants dans les grandes entreprises ni les former comme auparavant) et d’alliance avec d’autres groupes d’extrême gauche (LO refusait de discuter avec la LCR du parti révolutionnaire à construire ni de s’adresser aux autres courants révolutionnaires). André Lancteau estimait que « la fraction avait une attitude moins sectaire » que la direction LO à l’égard des militants d’autres groupes trotskistes. Il n’a jamais estimé que, dans l’activité du militant ouvrier, il fallait faire preuve de sectarisme vis-à-vis d’autres courants du mouvement ouvrier, qu’ils soient d’ailleurs révolutionnaires ou pas.

La fraction fut exclue par la direction en 2008. A. Lancteau exprima alors dans un texte sa déception de la politique de la direction Lutte Ouvrière « d’alliance tactique avec la gauche sur le seul terrain électoral » lors des élections municipales de 2008. Une partie de la fraction intégra ensuite le NPA mais André Lancteau ne suivit pas. Autant il ne concevait de refuser de militer dans les entreprises aux côtés de militants du NPA (ou d’autres), autant il refusait les formes d’opportunisme politique de cette formation.

Pour LO, il fut candidat à plusieurs reprises à des élections nationales et locales : candidat sur les listes de Lutte Ouvrière aux élections législatives de 1978 dans la quatrième circonscription de la Marne, à celles de mars 1993 dans la Sarthe, à celles de juin 2002 et 2007 dans la troisième circonscription du Lot et Garonne (respectivement 0,67% et 0,57% des voix). Présent sur la liste Lutte Ouvrière aux élections européennes de juin 1984 et juin 1989 (respectivement 2,09% et 1,44%). Il fut également représentant de la « Fraction » au congrès du syndicat Brésilien « Conlutas » en 2005 dans ce pays.

En septembre 2008, avec la Fraction, il est exclu de Lutte Ouvrière. Lorsque la Fraction décide de participer à la construction du NPA à titre d’observateur, il rompt avec la Fraction et se solidarise de Voix des Travailleurs qu’il accompagne.

Président puis président adjoint, à Arcueil, de l’amicale de la CNL (confédération nationale du Logement) de 2000 à 2014. Militant de l’ANDEVA (amiante) sur Rueil Malmaison (2000-2014). Il fonde et participe au collectif de travailleurs de Renault contre l’amiante pour aider les familles Renault à faire reconnaître ces affections comme maladies professionnelles.

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Il est pré retraité depuis le 31/01/2003 et retraité depuis 2008.

Pour écouter les interviews de André Lancteau dit Dédé, militant ouvrier à Renault, cliquer ici :

Pierre Bois

Fils d’un maçon, jeune communiste travaillant à la SNCF, il est recruté dans le “groupe Barta” par le militant trotskyste Mathieu Bucholtz en 1941. Il est réfractaire au S.T.O. et passe dans la clandestinité. En avril-mai 1947, il dirige la grève des usines Renault de Boulogne-Billancourt qui va précipiter l’éviction des ministres communistes du gouvernement. La CGT refusant de reconnaître sa section syndicale, il fonde le Syndicat démocratique Renault (S.D.R.) après avoir demandé conseil à P. Monatte.

En 1949, le groupe Barta se disloque. P. Bois publie le Travailleur émancipé, puis anime en 1954 avec R. Hirzel et D. Mothé, de Socialisme ou Barbarie, un journal d’entreprise : Tribune ouvrière.

Avec R. Barcia, un autre ancien de l’ex-groupe Barta, il fonde en 1956 Voix ouvrière, qui deviendra Lutte ouvrière.

Sur Pierre Bois, dit Vic : lire ici

Daniel Bénard dit Granier

Daniel Bénard dit Granier : lire ici

Lire aussi ici

Granier dans la grève de Flins en 1995 (le film)

Granier dans la grève de Flins de 1985

DEVILLARD Gil dit Cédar

Une interview de Gil par les anars

Gil Devillard

Né le 13 février 1924 à Paris (XVe arr.) ; ouvrier ajusteur ; militant communiste libertaire (Fédération anarchiste), puis trotskiste (Voix ouvrière) ; ayant milité à la CFDT.

Fils d’un employé d’assurances et d’une couturière, Gilbert Devillard fut surtout influencé par son oncle, ex-militant de la CGTU, qui en 1946 lui glissa dans les mains son premier exemplaire du Libertaire.

Fraîchement sorti de la Résistance et des Forces françaises libres, où il rencontra quelques anarchistes espagnols, Gilbert Devillard fut rendu à la vie civile. Durant plusieurs années, il participa activement au mouvement des auberges de jeunesse, véritable foyer de contre-culture dans les années 1940-1950. C’est dans ce milieu qu’il fut initié aux techniques – clandestines à l’époque – de l’interruption volontaire de grossesse. En quelques années, il en pratiqua plus d’une trentaine, de façon militante et totalement désintéressée.

Quand il entra en avril 1946 chez Renault, à Boulogne-Billancourt, il sympathisa avec le PCF. Jusqu’à ce que, au bout de quelques semaines, il assista à l’agression par des militants communistes de deux militantes trotskistes tentant de vendre La Lutte de classe à l’entrée de l’usine. Il s’interposa violemment. Mais, sérieusement dérouté par cet épisode, il se confia à son oncle qui lui conseilla de lire Le Libertaire. Il adhéra au groupe des 5e-6e arrondissements de la Fédération anarchiste, où militaient notamment Georg Glaser*, Jean-Max Claris*, Giliane Berneri* et Serge Ninn*. Il fonda également un syndicat CNT à l’usine Renault, dans le département 49 (montage de moteurs).

En mars 1947, des réunions communes rassemblaient des militants de l’Union communiste (groupe Barta), du PCI et de la CNT. C’est là que fut décidé d’avancer le mot d’ordre d’augmentation de 10 francs sur le salaire de base, revendication qui furent à l’origine de la grève historique qui secoua l’entreprise. Il fut à la base de la grève historique qui allait secouer Renault, puis la France entière, et faire exclure le PCF du gouvernement. En avril, lorsque les débrayages commencèrent, Gil Devillard fut membre du comité de grève. Le département 49, influencé par la CNT, fut l’un des derniers à reprendre le travail. En juin 1947, il quitta l’usine pour une formation professionnelle à Ivry-sur-Seine. Il s’embauche ensuite à Air France à Orly puis à la SNCAN à Sartrouville et ne reviendra à Renault qu’en janvier 1949, au département 12 (tôlerie). En son absence, sa section CNT a disparu ; il resta vraisemblablement des adhérents individuels, mais sans activité.

En 1950, Gil Devillard participa avec Georges Fontenis* à la création de l’Organisation-pensée-bataille (OPB), fraction communiste libertaire mécontente de l’immobilisme de la FA, et qui décida de la « redresser ». Dans le même temps, il impulsa un groupe d’usine avec des camarades de la FA , avec d’autres militants de Boulogne-Billancourt (dont André Nédélec, René Thieblemont, ainsi que plusieurs réfugiés espagnols). Ce sera un groupe d’usine, le groupe Makhno, en hommage au révolutionnaire ukrainien qui finit sa vie comme ouvrier chez Renault. Ce groupe publia un bulletin de boîte : Le Libertaire Renault.

En juillet 1952, estimant que la FA n’était plus sauvable, Gil Devillard en démissionna. Il fut alors « pris en mains » par Pierre Bois, ex-militant de l’Union communiste qu’il avait connu dans le comité de grève en 1947, et devint trotskiste. En 1953, ils publièrent sept numéros d’un bulletin, Le Travailleur émancipé puis, en 1954, tous deux participèrent à Tribune ouvrière, un journal initié par Daniel Mothé* et Raymond Hirzel*, de Socialisme ou Barbarie. En 1956, suite à un désaccord sur la ligne politique du journal, Gil Devillard et Pierre Bois* quittent Tribune ouvrière et participèrent à la création d’un nouveau bulletin Voix ouvrière, embryon de la future organisation connue sous le même nom. Il sera bientôt membre de la direction de Voix ouvrière (VO), avec entre autres Robert Barcia* (dit Hardy) et Pierre Bois.

Gil Devillard était alors le seul militant de VO au département 37 (outillage-carrosserie) où il travailla depuis la mi-1952. Durant les premières semaines d’existence de VO, sur la base d’un accord politique avec le PCI lambertiste, il diffusa Voix ouvrière avec un militant du PCI du département 37, Georges Van Bever. Mais l’accord ne tint pas longtemps, et VO cessa le travail commun avec les lambertistes.

En 1960, il entra à la CGT, dont il fut exclu quatre ans plus tard pour « fractionnisme ». En 1967, il dirigea une grève dans le département 37. Grève à la suite de laquelle il fut muté dans un service technique, moins enclin à la subversion.

À cette époque ses désaccords étaient fréquents avec la direction de Voix ouvrière, dans laquelle Robert Barcia* était de plus en plus influent. Gil Devillard lui reprocha notamment de donner des consignes politiques en décalage avec la réalité des ateliers. Quelques semaines après le mouvement de Mai 68, il quitta VO, juste avant qu’elle ne devienne Lutte ouvrière.

Il fut militant à la CFDT de 1968 à son départ de Renault en 1982.

SOURCES : Correspondances et entretiens avec Gilbert Devillard. — Georges Fontenis, Changer le monde, Histoire du mouvement communiste libertaire (1945-1997), Éd. Le Coquelicot/Alternative libertaire, 2000. — Notes personnelles de Gil Devillard sur La Véritable Histoire de Lutte ouvrière (Robert Barcia/Christophe Bourseiller) et Histoire générale de l’ultra gauche (Christophe Bourseiller). — Pouvoir ouvrier, octobre 2000.

Guillaume Davranche

Un texte de Gil :

Les fantômes du passé de Renault dans l’Ile Seguin à Billancourt

“Il reste, dans cette île, beaucoup de fantômes ”

8 juillet 2004

par Gil Devillard [1]

Le 24 juin 2002, l’Association des anciens travailleurs de l’île Seguin (ATRIS) me conviait à revisiter l’île Seguin. Deux fois, déjà, je m’étais rendu aux réunions de l’ATRIS. J’y avais bien sûr retrouvé quelques têtes connues mais, vu mon âge, la plupart de ces gars ont travaillé dans l’île bien après que je l’ai quittée, ce qui fait que j’en connaissais peu. Tous ces anciens sont plus jeunes que moi. Il faut dire que j’ai commencé à travailler dans l’île en janvier 1949, ayant débuté à la Régie Renault, nouvellement nationalisée, en avril 1946.

Cette île, je l’ai quittée début 1967 avec une bonne cinquantaine de mes camarades de travail, tous outilleurs comme moi. A cette époque - les années 60 - nous avions hérité d’un nouveau chef de département, M. Connesson, qui avait totalement loupé son entrée dans le département 37. Il venait de l’usine de Flins, de sinistre réputation, avec son directeur nommé Guirec, que le Front National n’aurait pas renié. Guirec avait mis en place une organisation aux méthodes policières, aidé par des cadres qui dépendaient totalement de lui pour leur avancement dans l’entreprise.

En prenant la tête du département 37, Connesson était décidé à se débarrasser des ouvriers qu’il considérait comme susceptibles d’entraver ses projets de réorganisation. Une grève de trois jours, fin décembre 1966, où j’ai pris mes responsabilités, l’a décidé à se débarrasser de moi. J’étais l’un des deux exclus devant quitter le département 37 (outillage tôlerie). Je me suis retrouvé dans un service méthode. Un nombre important de mes camarades outilleurs du 37 furent intégrés eux aussi dans ce service, par la suite. Cela devait me faciliter la quête d’informations quand je me suis retrouvé dans un service technique.

Mais revenons au 24 juin 2004. J’avais pensé que nous allions faire cette visite accompagnés de nombreux autres anciens de l’île Seguin. En fait, nous n’étions que cinq et, dans ce petit groupe, j’étais le seul ayant travaillé dans l’île. Nous avions rendez-vous vers 14 heures place Nationale. Cette place, officiellement, a pour nom Jules Guesde, et ce depuis 1923. Les travailleurs de Renault et les habitants du quartier continuaient d’ignorer l’ancien militant révolutionnaire devenu ministre en 1914. Pour eux, c’est toujours la place Nationale.

Nous avons pris place dans le véhicule Renault des organisateurs, qui nous ont emmenés directement au pont Daydé. Un opérateur, muni d’une caméra vidéo pesant 9 kilos, a procédé à des réglages. Un photographe a pris quelques clichés. Et enfin, j’ai pu pénétrer dans l’île Seguin. Contrairement à ce que j’avais fait pendant dix-huit ans, je n’y entrais pas pour travailler. Après plusieurs essais et réglages de caméra, j’ai franchi la lourde porte métallique, alors entrouverte, qu’il nous était arrivé, dans le passé, de fermer nous-mêmes pour l’interdire aux “ forces de l’ordre lourdement casquées ”, comme disaient les journaux, qui s’y présentaient sans avoir été invitées, du moins par nous. Cette fois, j’ai mis un peu plus de temps pour entrer dans l’usine qu’au temps de mon activité professionnelle. Vingt minutes étaient normalement nécessaires pour aller du métro à la pendule pointeuse, parcours que j’ai fait quelquefois en courant.

Dans l’île, j’ai tout d’abord été affecté au département 12, de 1949 à 1952. J’étais à l’entretien des soudeuses électriques par points. Ensuite ajusteur outilleur au département 37 (outillage tôlerie), de 1952 à 1967. Dans ce département d’outillage de la Régie Renault, nous mettions en œuvre les outils devant être montés sur les presses de production. Ces outils avaient une allure et un poids imposants. C’est d’eux que devaient sortir les éléments constitutifs des carrosseries.

J’ai donc refait ce parcours avec une certaine émotion. Questionné par le responsable de l’équipe de prise de vue, ainsi que par une femme du groupe, on m’a demandé plusieurs fois d’expliciter certains points, obscurs pour les non initiés. Je me suis exécuté et espère avoir été bien compris de l’équipe qui m’entourait.

J’ai marché comme à l’époque où je me rendais au boulot, mais cette fois en étant filmé. Ce chemin je le parcourais, quand j’étais ouvrier, d’un pas plus rapide : c’était l’époque de la course vers la pendule. Rappelons les règles en usage : Nous avions droit, dans la première semaine de la quinzaine, à trois minutes de retard sur notre carton de pointage et, la semaine suivante, à seulement deux minutes. Ensuite, un quart d’heure était défalqué de notre paye pour le moindre retard. Nous étions payés à la quinzaine et la loi sur les 40 heures s’appliquait (alors qu’en fait, jamais je n’ai travaillé “ que ” 40 heures par semaine). Au-dessus de la 40e heure, le salaire était majoré de 30 %, et au-dessus de la 48e de 50 %. Ce qui signifie que la perte de salaire, pour ce quart d’heure défalqué en raison d’un retard qui pouvait n’être que de quelques secondes, était importante. C’était un quart d’heure majoré à 50 %, qui foutait le camp ! Dans les années 60, une franchise de 10 minutes nous a été accordée à la suite de nombreux mouvements de protestation. Cela nous a permis de pointer à l’heure !

En parcourant ce que nous appelions l’allée wagonnière, une foule de souvenirs s’est ravivée en moi. J’en étais surpris. Maintenant, cet endroit est dénudé, désert, sans chaîne de montage ni de production. Son allure bizarre, presque champêtre, et son silence le rendent étrange. La nature y a quelque peu repris ses droits. Il y pousse, ça et là, à l’endroit où se trouvaient des chaînes de production, de grandes herbes. Peut-on imaginer une usine sans bruits et avec de l’herbe ? Sans le vacarme des machines ce n’est plus une usine, ce n’est plus l’île Sequin de ma jeunesse.

Pour se retrouver dans ces lieux, et situer avec exactitude, par exemple, l’emplacement où était mon établi, mon placard, mon étau, il a fallu que j’aille chercher bien loin dans ma mémoire et que je me donne des repères visuels. Je n’avais plus en tête les numéros peints sur les piliers, qui ont subsisté, mais j’ai pu me situer par rapport au gigantesque marbre qu’on appelait aussi le forum, allusion a Forum d’Alger, que la guerre d’Algérie avait fait connaître. Son emplacement est facile à repérer - mais cela ne vous dira rien - dans l’alignement de l’escalier des bureaux de l’ancien département 37. C’était aussi notre lieu de rassemblement, pendant les débrayages.

Ils sont toujours là, ces bureaux, à la même place. Vides, ils ont l’air délabrés. Plus que ça, pillés, bien qu’ils n’aient été visités que par des tagueurs. Situés à environ 6 mètres au-dessus du sol des anciens ateliers, je me suis repéré à partir d’eux, avec exactitude, je pense. En divers emplacements, on m’a photographié. J’avais aussi apporté un appareil photo, mais tout à mes souvenirs et aux explications que l’on me demandait, je n’ai pas pris beaucoup de clichés.

Nous nous sommes dirigés ensuite, remontant du fond de l’île, vers le département 12 ou se trouvaient les presses. L’infirmerie de ce secteur était contiguë à l’atelier de presses. A l’intérieur, sur un meuble, il y avait une plante grasse qui vibrait à chaque coup de presse. A chaque visite à l’infirmerie, on s’étonnait de la voir toujours vivante ! L’atelier a un tout autre aspect, débarrassé de ses énormes presses. La machinerie de ces monstrueuses machines se situait en sous-sol. Elle apparaît maintenant comme nous ne l’avions jamais vue. C’est impressionnant de découvrir le volume de cette excavation, profonde d’environ 5 mètres. La maçonnerie qui supportait les presses n’a pas encore été détruite. La détruiront-ils ? On ne sait. Il y a une telle épaisseur de béton. S’ils le font, quel boulot ! On ne sait rien de bien précis sur ce qui va être construit à cet endroit. Pinault et les promoteurs qui s’affairent autour de l’île Sequin ne m’ont pas mis dans la confidence ! En remontant vers l’emplacement de l’ancien département 12 (assemblage tôlerie et presses), j’ai retrouvé approximativement l’emplacement de la Clearing 19 où un ouvrier a perdu la vie après avoir été à moitié écrasé sous cette presse. On n’a jamais su comment cet accident s’était produit. Cela reste un mystère. Ce dont on est sûr, c’est que cette presse de production ne descendait pas doucement et surtout pas d’elle-même. J’ai gardé un souvenir très précis de cet événement. C’était en 1949, exactement le 21 février. J’avais été convoqué au bureau du chef de département, M. Jeanne. Arrivé le premier, j’étais assis devant l’aquarium (c’est ainsi que l’on désignait les bureaux vitrés où se trouvaient les chefs). J’attendais les autres ajusteurs affectés à l’entretien des soudeuses du département 12. Nous devions être une douzaine. Il s’agissait, pensions-nous, soit de nous passer un savon, soit de nous annoncer quelque chose de désagréable. Je suis donc assis, attendant mes collègues ajusteurs. Je regarde l’aquarium du patron du 12. Soudain, le téléphone sonne à l’intérieur de son bureau. Je vois Jeanne, fier et hautain, qui décroche. Il devient tout pâle, repose son téléphone, ouvre la porte de son bureau, appelle son adjoint Camus. Comme il passe devant moi, je l’entends distinctement dire à Camus : “ Je me demande bien ce que ce con-là est allé foutre sous cette presse ”. Du haut de l’escalier des bureaux du département 12 on avait une vue imprenable sur la Clearing n° 19. J’ai donc été appelé à témoigner dans le procès que les héritiers du fameux Jeanne intentèrent à M. Huffschmitt, ingénieur polytechnicien ayant travaillé aux presses du département 12 pendant son stage ouvrier. Dans son livre Mes Chers Collègues, ce dernier relate son stage ouvrier au département 12, secteur des presses. Dans le témoignage que j’ai produit lors du procès que lui fit la famille Jeanne, j’ai simplement répété la réflexion de Jeanne, chef du département 12, à Camus. Belle oraison funèbre, toute empreinte de l’habituelle considération que ces chefs portaient au personnel ouvrier. Les héritiers Jeanne ont perdu leur procès. Peut-être le choix qu’ils avaient fait de Me Garraud comme avocat n’y fut-il pas pour rien. Ce dernier était connu comme l’avocat de Légitime Défense !

Sous la presse Clearing 19, seules les jambes de l’ouvrier étaient visibles, dépassant de l’outil d’emboutissage, outil de porte de la 4 CV. Le haut du corps et les bras étaient à l’intérieur, vivants. Il n’était pas entièrement écrasé. Pour emboutir une pièce, on monte cet outil comprenant trois éléments. Dans la partie inférieure, appelée matrice, on place la tôle à emboutir. Sur le plateau supérieur sont fixés les deux autres, le serre-flan et le poinçon. Il faut que le serre-flan descende sur la matrice, pour que le poinçon descendre à son tour. Autrement dit, il faut que la tôle soit pincée fer contre fer, entre la matrice et le serre-flan pour que le poinçon descende à son tour et emboutisse la tôle. C’est ce qu’on appelle une presse à double effet. Le bassin brisé mais le reste du corps vivant, le malheureux mourut vers 15 h. Cet ouvrier s’appelait Ferdinand Lexpert. Originaire du Morbihan, il avait été prisonnier en Allemagne pendant les cinq années de guerre. Il était ouvrier spécialisé (OS) sur presse depuis le 23 avril 1947. Il était âgé de 45 ans. Du stalag à l’usine, il n’avait peut-être pas eu une existence formidable, mais quelle triste fin !

Il est arrivé qu’un plateau supérieur de presse de production descende seul. C’est tout à fait rare, mais c’est arrivé. Dans le cas présent, elle fut arrêtée. On n’a jamais su si elle était descendue seule ou pas. Il y a eu un black-out total sur les causes de l’accident. Une grève des OS presses s’en est suivie. Elle a duré quinze jours. Ce fut la fin des “ cadences infernales ” dans les départements de presses de toute la Régie Renault.

Le chef monteur du département monta sur la partie supérieure de la presse (l’équivalent de trois étages) pour faire remonter le plateau supérieur. Il ne fallait pas qu’elle achève sa course et écrase totalement l’ouvrier. Il inversa les fils du moteur électrique pour le faire tourner à l’envers. La presse remonta. Peut-on imaginer, si l’opération n’avait pas réussi, quels reproches auraient été faits à ce technicien ! Traduit en justice, le chef monteur qui avait pris cette énorme responsabilité aurait pu se voir reprocher son initiative et être déclaré coupable. Un juge tatillon aurait ergoté, l’aurait inculpé, après plusieurs heures d’interrogatoire. Or, lui, avait dû prendre une décision en quelques secondes, dans l’espoir de sauver une vie. Si j’affirme ceci, ce n’est pas sans raison. A l’usine Pierre Lefaucheux de Flins, il s’est produit un accident sur une presse d’un type différent. Les deux ajusteurs concernés, que je connaissais bien, travaillaient sur une presse de production, équipée d’un outil destiné à emboutir des tôles. Ils étaient alors sous la presse et procédaient à une modification sur la matrice de cet outil, côté caisse. Le moteur tournait. Il n’y avait pas de chandelle de sécurité entre la matrice, à la base, et le poinçon, dans la partie haute. Tout à coup, dans un grand bruit, le plateau supérieur est descendu. Alerté par le vacarme, un des ouvriers, pas encore habitué au bruit que produisent ces machines, s’est jeté hors de la presse. Quand il s’est relevé et a fait le tour de l’énorme engin, il n’a pu que constater l’horreur. Son camarade était totalement écrasé. Seule sa tête dépassait de la presse. On sut par la suite qu’un des roulements à billes de cette presse, qui devait faire à peu près deux mètres de diamètre, avait eu un problème. Un grippage. Il fallait s’approvisionner chez Clearing, aux Etats-Unis, pour le remplacer. Le délai était d’environ deux mois et, en attendant - production oblige - il était impossible que cette presse s’arrête. Règle d’or : Ne pas “ panner ” la production !

Quelques mois après ce décès, la veuve fut convoquée par le juge d’instruction de Mantes. Elle demanda à mon camarade qui se trouvait avec son mari lors de l’accident de l’assister. Bien lui prit de cette initiative. Tout d’abord, le juge refusa que la veuve de l’ouvrier mort écrasé sous la presse soit accompagnée de mon camarade. Devant l’attitude ferme de la femme et de l’homme, le juge accepta de les recevoir ensemble. II demanda à la veuve si, d’après elle, son mari avait une part de responsabilité dans l’accident. Le sang de mon camarade ne fit qu’un tour. II se leva brusquement et prit le juge au collet. Il fallut l’intervention des gendarmes présents dans le cabinet du juge pour que ce dernier ne soit pas correctement et justement corrigé. Finalement, l’affaire fut classée sans suite. Bizarre !

Nous avons continué cette visite dans l’île Seguin, poursuivant notre travail de mémoire. La caméra semblait plus lourde, nos chaussures étaient poussiéreuses, l’émotion nous étreignait. Me rappelant tant d’événements qui ont tenu tant de place dans ma vie, je reconnais finalement que l’initiative de ce travail de mémoire destiné à être rendu public est une bonne chose et que, pour l’accomplir, il fallait en retrouver les lieux. C’est nécessaire pour mieux se souvenir. La vue des lieux, étrangement, réveillait en moi des souvenirs enfouis. Par ailleurs, je me sentais en confiance avec mes accompagnateurs, le courant passait, ils étaient attentifs et parfois émus. Ce travail, je l’espère, sera utile aux générations futures.

Avec l’équipe de tournage, nous avons quitté l’île Seguin. J’étais tout à mes souvenirs qui ne sont pas tous tristes. Il en est de joyeux. L’île Seguin, débarrassée de ses machines, de ses chaînes, de son bruit, a changé d’allure. Elle n’a plus rien de ce qui la fit surnommer l’île du Diable, mais il reste, dans cette île, beaucoup de fantômes. Beaucoup de mes camarades de travail sont décédés. Tout à fait par hasard, il m’arrive de rencontrer l’un ou l’autre rescapé et ainsi d’apprendre quelques disparitions. Souvent alors, je remarque la différence de traitement existant entre l’encadrement et le petit peuple ouvrier. A partir d’un certain niveau hiérarchique, une information écrite est diffusée ; mais lorsqu’un de ceux qui étaient au bas de l’échelle disparaît, rien ne se sait, sauf au hasard des rencontres entre anciens de la “boîte ”. L’information circule mal. Et surtout, comme disait le poète beauceron Gaston Couté, que j’aime citer, “ Et surtout pour les ceusses qui n’ont pas d’position ”.

Gil Devillard dans Lettre de Val de Seine Vert n° 31 mai 2004

[1] L’auteur est entré à la Régie Renault en 1946, il a travaillé pendant plus de vingt ans sur l’île Seguin

Un autre souvenir datant de 1943

"Notre Belle Époque"

de Gil Devillard

C’était en 1943. Quel mois ? Mars, avril ? En tout cas il ne faisait ni chaud ni froid. Je revenais de la campagne beauceronne.

Arrivé en gare d’Austerlitz, je descends du wagon et je pose sur le quai mes deux valises lourdement chargées. Elles contiennent du ravitaillement pour la famille. il y a là du grain pour les poules de ma grand-mère, des haricots, de la viande de mouton, du porc et deux poulets pour toute la famille. Je commence à ajuster le harnais que je me suis confectionné pour m’aider à porter la charge.

Grâce au forgeron de ce bled de Beauce, je dispose de deux solides crochets qui passent dans les poignées solidement renforcées.

Là, je suis interpellé alors que je suis penché sur mon fardeau. La voix est teintée d’un accent germanique mais le français est correct. Je me retourne et découvre tout près de moi un officier allemand revêtu d’un manteau de cuir vert, avec la dague dans son étui sur lequel pendent deux glands d’argent. Une sorte de colonel.

« Si vous permettez, me dit-il, je vais vous aider à porter vos valises », sans attendre, il les empoigne. « C’est très lourd, me dit-il. Sûrement du ravitaillement. » Et le voilà parti avec mon bien. Inquiet, je le suis en me disant : ça y est, il me pique mon ravito. Perte sèche ! Nous passons les portes battantes du métro derrière lesquelles se trouvent très souvent les fonctionnaires du « Contrôle Economique », en fait d’horribles collabos !

Des gens se sont fait alpaguer, ils leur piquent leur ravito.

Mon officier allemand passe sans problème. Ils le saluent respectueusement. Je le suis toujours.

Nous nous retrouvons sur le quai du métro. Cet endroit n’a pratiquement pas changé. C"est cette ligne qui franchit la Seine sur la passerelle. Chaque fois que je l’emprunte, je me remémore cet événement.

Là, mon « porteur de valises » s’apprête à me quitter et me dit : « Au revoir, monsieur. Vous voilà hors de danger de votre police économique ».

Je suis abasourdi. Arrivé sans encombre pour le reste du parcours, chez ma mère, je lui raconte mon aventure. Elle me dit simplement : "Il y a des bons et des salauds partout". sans commentaire.

Plus tard, après le maquis et dans les FFL, j’aurai, avec d’autres compagnons de mon unité, à garder des prisonniers allemands. Je m’opposerai souvent à ce que mes camarades les manient un peu rudement.

Nous avions avec nous un gars qui venait du plateau des Glières (horrible tuerie perpétrée par l’armée allemande !) Il les traitait brutalement. Tous pareils, disait-il. J’intervenais pour que cessent les brutalités et lui ai raconté mon sauvetage des valises par l’officier allemand.

Par contre, je n’ai jamais bougé d’un poil quand un milicien se faisait secouer brutalement. il est vrai que je suis rancunier.

Cette aventure a un peu contribué à un début de prise de conscience de la société dans laquelle nous vivons. s’est-elle améliorée ? J’en doute.

Gil.

Un témoignage sur Gil Devillard

Daniel Mothé

Daniel Mothé dans « Militant chez Renault » :

« La guerre des travailleurs et celle des syndicats se recoupent parfois mais il y a des cas où elle ne se recoupe pas, des cas où les travailleurs sont pratiquement seuls à se battre et des cas où les syndicats n’ont plus l’aides travailleurs. Cette guerre a des lois – des lois de plus en plus strictes – qui prévoient assez précisément ce que peut faire chacun des adversaires, ce qu’il va faire et comment il va le faire. Il y a d’abord la législation du travail qui a codifié un certain nombre de choses ; puis il y a les conventions collectives de la métallurgie, puis les conventions collectives régionales. Enfin, puisqu’il s’agit d’une usine pilote, il y a les accords d’entreprise signés tous les deux ans par les syndicats et la direction. Il y a, en supplément, les lois internes de l’entreprise qui sont consignées dans les notes et ont force de loi.

La lutte ne peut donc se dérouler que sur ce qui reste, sur tout ce qui a été épargné par les lois, les conventions, les notes et les accords. Les syndicats n’ont droit de contestation que sur ce reste puisque c’est la seule chose (avec les notes de service) qu’ils n’ont pas signée.
Les méthodes de lutte aussi sont consignées dans les textes et les travailleurs peuvent utiliser toutes celles qui n’ont pas reçu d’interdit… Le syndicat d’après les accords ne peut déclencher une action – un débrayage par exemple -, que si toutes les procédures légales sont épuisées (accords signés en 1956). Ces procédures légales sont les discussions qu, nous le verrons plus loin, ne sont jamais épuisées et ne s’épuiseront jamais.

Donc cette guerre est codifiée, rigoureusement réglée. Tout semble prévu à l’avance. Comme aux échecs les coups sotn préparés de longue date et les ripostes de l’adversaire sont attendues, événements normaux et inévitables, car on sait très bien ce qui reste à cet adversaire comme champ d’action.

Mais à côté de cette guerre officielle il y a la guérilla illégale, se déroulant en dehors de toute règle et qui est la plupart du temps l’œuvre des ouvriers eux-mêmes…

Et puis les choses se compliquent encore lorsque le troisième élément entre en scène. Lorsque les travailleurs refusent de jouer le jeu selon la règle, alors l’échiquier est dérangé ; l’ennemi devient « les éléments irresponsables » que les syndicats et les patrons dénoncent. Les patrons brandissent la règle du jeu, les lois et les règlements de combat. Les syndicats brandissent l’unité de l’armée et la discipline. Ils soupçonnent certains travailleurs de traîtrise, de faire le jeu du patron. La panique et la suspicion sont introduites au sein des ouvriers ; on ne sait plus quel est le véritable ennemi : le patron ou les travailleurs qui refusent de se battre à la loyale, qui refusent les règles de combat de leur ennemi.

En 1960, la direction licencia près de 3000 ouvriers. Ceux-ci aidés de certains autres, manifestèrent violemment leur mécontentement en cassant les carreaux de la direction et en tentant timidement de déménager du mobilier de bureau, symbole sans doute trop insolent des attributs du pouvoir. .. Le lendemain de ce drame, tandis qu’une nouvelle note de la direction, née dans la nuit même, stigmatisait et menaçait les responsables de cet événement, un tract du grand syndicat CGT qualifiait de provocateurs les casseurs de carreaux et donnait au fil des lignes les noms des trois démolisseurs. Par la suite, deux d’entre eux furent licenciés pour cette faute ; la seule charge contre eux était le tract en question…

Nous avons vu que le militant syndical est tiraillé par la contradiction même de sa tâche : s’opposer à une société de classes et collaborer avec elle. Mais les tâches du militant, et surtout du délégué, sont de plus en plus compliquées et demandent non seulement une certaine expérience, mais aussi des connaissances particulières qui, elles, sont extérieures aux problèmes universels et aux idées philosophiques. Ce sont des connaissances juridiques, une expérience concrète du comportement humain, un apprentissage continuel des rapports avec la maîtrise, une accumulation de renseignements oraux, d’informations journalistiques, etc. Cela suppose qu’un militant syndical ayant quelque responsabilité et désirant accomplir normalement sa tâche, doit consacrer ses lectures aux textes juridiques, aux accords, aux périodiques syndicaux et à toute la presse qui traite de ces questions. Le militant, absorbé par toutes ces tâches, n’est pas aidé par la nature des problèmes qu’il traite, pour acquérir une vision globale de la société dans laquelle il vit. Son travail de spécialiste ne lui donne pas directement accès aux idées universelles comme ce fut le cas pendant toute une période, où l’idéologie, les revendications et les formes de lutte, étaient si intimement liées qu’elles ne faisaient qu’un. Qu’il soit communiste, chrétien ou socialiste ne se manifestera peut-être que dans ses déclarations et ses discussions ; dans la pratique et dans son travail syndical l’appartenance à une formation politique ou religieuse ne pourra l’aider directement à résoudre les problèmes qui se posent à lui. Ceci ne veut pas dire qu’il ne sera pas marqué par son idéologie.

Dans la mesure où il n’y a plus d’idées-force dans le syndicalisme, où il n’y a plus d’objectif d’envergure, si ce n’est le train-train quotidien de revendiquer plus de salaire et moins de travail, dans la mesure où à côté d’une société capitaliste structurée, il n’y a pas en contrepoids et en contrepoint une société syndicaliste d’un autre type, d’une autre structure ; dans la mesure où la fonction du syndicat s’intègre dans les structures existantes et ne met plus en cause les principes tabous de la société mais, partant de ces tabous, l’oblige à revendiquer un meilleur aménagement de la hiérarchie, une meilleure répartition des bénéfices, une humanisation du mercantilisme et de l’industrialisation ; dans la mesure où le syndicalisme ne se place plus en force d’opposition globale, mais en force d’aménagement, il perd son envergure idéologique.

De ce fait le militant syndical ne sera plus un utopiste ; ah non, il s’en défend bien. Combien de fois ne répète-t-il pas « qu’il faut être réaliste ». Lui a réussi à s’élever au niveau de cette réalité quotidienne et, il le sait, ce n’est que dans ce domaine qu’il peut en partie exercer son activité. S’il a mis un pied dans la réalité, par contre plus aucun principe ne le guide. Il est tellement réaliste qu’il n’a plus aucune vision totale et que ses objectifs s’arrêtent à l’horizon de ces problèmes contingents. Les utopistes des premiers temps du syndicalisme ont disparu dans la nuit des temps. On les cherche…

Le militant syndical n’est plus cet homme qui lutte pour une société future, il n’est plus l’homme qui a eu de l’audace, aussi bien philosophique que pratique. Le militant syndical dans l’usine, c’est l’homme qui arrange les choses, ou du moins qui tente de les arranger. En s’intégrant ainsi il acquiert de plus en plus les qualités des couches intermédiaires. Il devient de plus en plus un fonctionnaire qui reste mal intégré, et qui en plus de ses fonctions d’aménagement aura celles, non moins officielles, de rouspéter. Il traduira toutes les contradictions de l’usine et le poids de l’aliénation des travailleurs par la rouspétance. Le délégué sera celui qui critiquera point par point, pinaillera sur des virgules, tournera et retournera les décisions de la direction pour y trouver une faille ou une contradiction ; il s’usera à modifier un texte…

Pour qu’une société fonctionne, ou plus simplement pour qu’un groupe social soit efficace, il faut un objectif. Mais il ne suffit pas de donner des objectifs à ce groupe, il faut que les hommes qui le composent soient intimement pénétrés et convaincus de l’objectif qu’ils poursuivent…

Dans les pays modernes le syndicalisme n’a pas d’objectif fondamentalement différent de celui de la société dans laquelle il vit…

On a assisté à des licenciements massifs de personnel, sans que les syndicats aient organisé quoi que ce soit d’efficace contre ces mesures. On a vu des secteurs entiers se mettre en grève pendant plusieurs jours, sans qu’il y ait une tentative quelconque pour élargir et étendre cette combativité aux autres secteurs de l’usine. Mais à côté de cette impuissance surgissent des actions qui apparaissent efficaces, parce qu’elles visent des problèmes qui n’existent pas…

Le syndicat lance une mise en garde contre telle ou telle mesure de la direction en affirmant qu’elle va entraîner des répercussions fâcheuses pour les travailleurs. Le syndicat prétend, par exemple, que la situation de certains travailleurs, appartenant à tel secteur ou telle catégorie, va s’aggraver, qu’il va y avoir licenciement ou mutation. Pour riposter, le syndicat propose et organise un débrayage des travailleurs en question. Une délégation va discuter de la chose avec le chef de département ou les représentants de la direction, qui donnent des paroles d’apaisement, et parfois même des garanties… Après cela le syndicat n’a plus qu’à lancer un tract de victoire, affirmant que, grâce à sa clairvoyance et à l’action des travailleurs, la direction a reculé et n’a pas mis son plan à exécution…

Dépossédée de tout pouvoir réel, l’attitude des syndicalistes va sa réduire à cette sorte de pleurnicherie perpétuelle, qui sera compensée seulement par le caractère viril et résolu des tracts…

Ce n’est pas parce que les délégués ont le droit de dire « NON » qu’ils participent en quoi que ce soit aux décisions de la direction…

Dans l’histoire du mouvement syndical deux grands courants se sont manifestés : le courant révolutionnaire et le courant réformiste. Aujourd’hui la situation a bien changé et les polémiques de naguère tombent souvent à côté des véritables questions qui se posent au mouvement ouvrier. Il n’en reste pas moins vrai que ces courants se retrouvent continuellement au sein même du mouvement syndical…

Aujourd’hui le syndicalisme est reconnu. Il n’a plus – même en France – une situation marginale ; intégré dans un réseau législatif il est officiellement représenté dans différents organismes. Cette situation l’amène obligatoirement à adopter une position réformiste, la tradition révolutionnaire est mise à l’écart. En effet, on peut difficilement participer à des organismes et prétendre qu’il faut les détruire ; on peut difficilement signer une convention collective ou un accord d’entreprise, qui vous engagent à une relative paix sociale, et prétendre le lendemain rompre cette paix et ne pas honorer sa signature…

Dans une telle situation la participation démocratique des travailleurs à l’élaboration des revendications et des méthodes de lutte devient impossible, tout reposant sur des malentendus. En acceptant de ne pas dévoiler les véritables motifs de la tactique syndicale qu’ils emploient, les militants s’installent dans cette conception du monde social divisé entre ceux qui savent et ceux qui ignorent. Ils ne font ainsi que transcrire le modèle de la société qu’ils sont censés combattre au sein même de leur univers théorique… »

Un atelier d’outillage chez Renault (1959)

Premier chapitre de Journal d’un ouvrier de Daniel Mothé, publié en 1959 à partir d’articles publié dans Socialisme ou Barbarie en 1956-1958.

Il est difficile d’avoir une vue d’ensemble des choses dans notre société. C’est encore plus difficile pour un ouvrier, à qui l’organisation du monde reste cachée comme une chose mystérieuse obéissant à des lois magiques et inconnues. Notre horizon se trouve limité à la parcelle de travail qu’on commande.

Même notre travail, nous ne savons plus ce qu’il devient. Nous ne le verrons plus, à moins d’un hasard. L’organisation du monde semble être l’organisation de notre ignorance. Nous sommes des hommes libres, nous avons le droit de vote et celui de nous exprimer sur les problèmes généraux du monde, mais on refuse d’entendre notre voix sur ce que nous faisons tous les jours, sur la partie de l’univers qui est la nôtre. Nous sommes seuls.

La classe ouvrière a ses taudis, ses bas salaires et tout le lot de misère qui en découle, tout ce qui apitoie les écrivains, les touristes et les organisations syndicales ; celles-ci, pour s’opposer au patronat, insistent sur ces « salaires de misère », sur les « cadences infernales », sur les « normes inhumaines ». Mais cela ne met pas en cause la société capitaliste : si la classe ouvrière menace, il suffit d’augmenter les salaires et de diminuer les normes et les cadences. Voilà l’harmonie du monde réalisée. La lutte entre les patrons et les syndicats se limitera à l’évaluation de cette misère.

C’est ainsi que l’on peut voir dans « La Vie Ouvrière », le journal de la C.G.T., des images représentant le prolétaire français affamé, devant un morceau de pain inaccessible, tandis que les journaux bourgeois tireront les conclusions les plus optimistes du nombre de voitures et de postes de télévision que possède la classe ouvrière. Les syndicats reprochent aux patrons de faire des superbénéfices, « d’y aller un peu fort ». Les patrons répondent que les ouvriers ont plus de richesses qu’il y à cinquante ans.

De cette controverse est née la codification de la consommation de l’ouvrier, le « minimum vital ». Les syndicats s’efforcent de prouver qu’il est de l’intérêt du patron de bien alimenter la classe ouvrière. L’ouvrier, comme consommateur, est maintenu à un rang de machine, il a les mêmes besoins qu’elle : alimentation, entretien, repos. C’est sur cette base essentiellement bourgeoise que se place le syndicat. On discute interminablement pour savoir si le repos et l’alimentation de l’ouvrier sont suffisants et on mettra pour cela à contribution les techniciens de la machine humaine, médecins, psychologues, neurologues, etc… Les syndicats polémiquèrent pendant des mois pour faire admettre au patronat et au gouvernement que l’on doit remplacer la balle de tennis par le ballon de football dans les 213 articles du minimum vital. Mais l’ouvrier a beau manger des biftecks, et même avoir la télévision et son automobile, il reste dans la société une machine productive, rien de plus. Et c’est là sa vraie misère. Cette misère se manifeste en moyenne 48 heures par semaine. Il serait faux de croire que l’aliénation cesse dès qu’il a franchi les murs de l’usine, mais je me bornerai à décrire ce qui se passe à l’intérieur de ces murs. Je n’évaluerai pas sa souffrance au nombre de pièces qu’il fait dans une heure ou une journée de travail, ni au salaire qu’il touche dans la quinzaine ; je me baserai sur le simple fait qu’il est un homme.

Pour cela, je vais décrire un atelier, un atelier bien particulier, les contradictions de son organisation et les réactions de ses ouvriers. Il s’agit d’un atelier d’outillage des usines Renault qui groupe des ouvriers qualifiés, c’est-à-dire des ouvriers qui ont appris un métier et qui jouissent d’une certaine autonomie et de certains privilèges : ce que l’on nomme habituellement « l’aristocratie ouvrière ». Cette autonomie est toutefois battue en brèche par les efforts de rationalisation de la Direction, qui rend ce travail de plus en plus parcellaire ; l’ouvrier tend d’autant plus dans cet atelier à ignorer ce qu’il fait, qu’il ne fabrique pas de pièces destinées directement aux automobiles, mais seulement l’outillage pour les machines qui usinent ou montent les éléments des voitures.

La répartition du travail.

Donner une vue générale de l’organisation de l’usine est difficile. Il y a, bien sûr, les schémas d’organisation qui sont à la disposition du public et que publie le Bulletin Mensuel Renault. Mais quel est le rapport entre ces schémas et la réalité, entre le plan de la Direction et l’accomplissement de ce plan par les différents services et par les travailleurs ? Pour répondre à cette question il faudrait supposer qu’une personne puisse connaître en détail tous les rouages de cette organisation. C’est justement cette possibilité que nous nions. Bien sûr, les managers de l’usine en connaissent par cœur le schéma, mais leur connaissance n’est que théorique. La majeure partie de la réalité de la production leur est inaccessible, cachée par la petite maîtrise, par les ouvriers et par les techniciens, du simple fait que les managers ne sont pas seulement des gens qui doivent coordonner, mais aussi des gens qui commandent et exercent une coercition.

Cette coercition, qui menace chacun à des degrés différents, est un phénomène qui paralyse toute la hiérarchie de l’organisation, rendant les subordonnés aussi méfiants vis-à-vis de leurs supérieurs que l’enfant vis-à-vis de l’adulte.

Quand la Direction présente un schéma rationnel de l’usine, n’importe qui est enclin à le considérer comme vrai. Notre atelier figure en bonne place dans ces schémas. Pourtant, à notre niveau, il nous est difficile de parler de rationalité.

Ce que nous percevons est même la négation de tout plan organisé ; en d’autres termes, c’est ce que nous appelons « le bordel ».
Si vous demandez à la Direction à combien se monte l’effectif de l’atelier, c’est-à-dire le nombre d’ajusteurs, de fraiseurs, de tourneurs, et les différentes catégories parmi eux, P.l, P.2, P.3, le nombre d’O.S. [1] et que vous contrôliez ensuite par vous-mêmes, les deux chiffres ne se recouperont pas du tout. Approfondissant la question, vous constaterez que des ajusteurs sont sur des machines, que des tourneurs sont sur des fraiseuses, que des O.S. accomplissent la même tâche que des professionnels, et qu’une grande partie des ouvriers fait un travail qu’ils sont censés ne pas connaître.

Que se passe-t-il donc ?

Il se passe que la formule suivant laquelle « l’ouvrier est payé selon ses capacités professionnelles et le travail qu’il fait », perd tout son sens dès que l’on a franchi les murs de l’atelier.

Pourquoi y a-t-il des O.S., des P.1, P.2, P.3 ? Pourquoi tel ou tel est-il dans une catégorie plutôt qu’une autre ? Pour répondre à cela, il faut non seulement oublier la formule ci-dessus mais aussi fermer les yeux sur le travail qu’effectuent les ouvriers ; il faut encore plus, il faut connaître l’histoire de chacun d’entre eux. Certains sont ouvriers qualifiés parce qu’ils sont passés par l’école professionnelle de l’usine. Mais ne croyez pas qu’ils font nécessairement le métier qu’ils ont étudié. Il y a des ajusteurs, par exemple, qui ont appris pendant trois années leur métier et qui ont été placés dans l’atelier sur des machines qu’ils ne connaissaient pas auparavant. Ils sont fraiseurs, raboteurs ou surfaceurs, parce que le métier d’ajusteur est en voie de disparition et que l’on a besoin de plus en plus d’ouvriers sur machines. Ils sont passés dans leur nouveau métier avec la classification de l’ancien. Il n’est pas rare de voir un ajusteur P.2 faire du jour au lendemain le travail d’un fraiseur P.2, mais comme on peut changer plus facilement de travail que de catégorie professionnelle, l’ajusteur P.2 restera toute sa vie classé comme ajusteur, bien qu’il ne touche plus de lime.

Voici un cas parmi d’autres :

Un ouvrier travaille sur une machine comme O.S. Il veut passer un essai pour devenir professionnel. Comme il a appris étant jeune le métier d’ajusteur, il demande à passer un essai d’ajusteur. On finit par lui faire passer cet essai, qu’il réussit. Il devient ainsi ajusteur P.l. Changera-t-il de métier ? Non. Il continuera ce qu’il a fait jusqu’à présent. Il restera sur sa machine (une surfaceuse), mais gagnera plus, parce qu’il est capable d’exercer le métier dont il ne se sert pas et dont l’usine n’a pas besoin.

Ici on peut tirer deux conclusions. La première sur le plan du travail : la classification professionnelle est indépendante de la capacité de l’ouvrier à exercer cette profession, mais dépend seulement des nécessités de la production. La deuxième sur le plan du salaire : la paye n’est pas fonction du travail effectué, mais de l’essai que l’on passe.

Cet essai, dans quelles conditions le passe-t-on ?

D’abord, il est difficile de donner les raisons pour lesquelles certaines demandes d’essai sont acceptées, d’autres refusées, explicitement ou implicitement.

C’est une loi qui obéit à un certain nombre de facteurs qui sont étrangers aux ouvriers. Une chose est sûre, c’est que la difficulté des essais est sans commune mesure avec le travail qui devra être effectué par la suite. Cela fait souvent hésiter à solliciter le passage de l’essai. Certains doivent recommencer plus de six fois leur essai pour passer à une catégorie supérieure (ce qui leur demande plusieurs années), bien qu’ils accomplissent en fait le travail de cette catégorie depuis longtemps.

Mais la réussite de l’essai dépend moins, finalement, de la qualité du travail que de l’appréciation du chef d’atelier, ce que les ouvriers nomment communément « la cote d’amour » et qui est l’appui d’une personne influente de l’usine. Elle dépend aussi de l’appui d’un syndicat influent de l’usine, par exemple, actuellement, F.O. ou le S.I.R., le Syndicat Indépendant de Renault.

L’ouvrier qui est entré à l’usine tout de suite après la guerre avait des possibilités bien plus grandes qu’aujourd’hui : L’usine avait besoin d’ouvriers qualifiés pour mettre les chaînes en route ; elle en a créé de toutes pièces. Beaucoup d’O.S. sont alors devenus professionnels. Les essais étaient moins difficiles ; ils étaient passés dans l’atelier de l’ouvrier et sur sa machine. Tout le monde, ses camarades et la maîtrise, était prêt à lui donner un conseil ou à l’aider s’il se trouvait en difficulté. Il arrivait ainsi que l’essai soit le produit de la collaboration de tout l’atelier. Un tel essai correspondait en fait au mode de travail tel qu’il est effectué couramment. Mais depuis plusieurs années, ces possibilités se sont réduites, au point qu’un O.S. a peu de chances de passer professionnel et qu’un professionnel, à moins d’un cas exceptionnel, ne passera jamais dans la maîtrise ou ne deviendra jamais technicien.

Deux manières de « se débrouiller ».

Malgré cette anarchie dans la répartition de la main-d’oeuvre, l’atelier marche. L’O.S. qui fait un travail de P.2 « se débrouille », l’ajusteur à qui l’on donne une machine nouvelle « se débrouille ». Mais l’ouvrier ne peut apprendre son métier ou faire un métier qu’il ne connaît pas que parce qu’il vit dans une collectivité, parce que ses camarades lui communiquent leur expérience et leur technique. Sans cet apport, l’irrationalité de l’utilisation de la main-d’oeuvre entraînerait des catastrophes dans la production. En un mot, si les ouvriers n’accomplissaient pas, en plus de leur travail, ce rôle de moniteurs d’école d’apprentissage pour lequel ils ne sont pas payés, il serait impossible à la Direction d’obtenir une telle mobilité et une aussi parfaite adaptation de son personnel.

La répartition de la main-d’oeuvre est soumise pour une grande part, nous l’avons vu, directement ou indirectement, à l’arbitraire de la maîtrise. Mais les ouvriers réagissent contre cet arbitraire. Il existe en effet une sorte de morale collective des ouvriers qui les empêche de se plier toujours aux exigences de cette maîtrise. Cette condamnation exerce une pression si réelle que les plus individualistes sont souvent obligés de s’y soumettre. Un ouvrier qui moucharde ouvertement se trouve dans un tel climat d’hostilité que sa vie devient insupportable. L’atelier est l’endroit où nous vivons la plus grande partie de notre vie : les rapports humains y ont une importance considérable. Chaque geste est jugé, au point que si un ouvrier reste à bavarder amicalement plus de dix minutes avec son contremaître, il court le risque de se faire siffler et traiter de « fayot ».

Par exemple nous réussissons tous à nous laver les mains avant l’heure. Nous sommes arrivés à ce résultat progressivement. Bien que la maîtrise exerce une pression en sens inverse, à partir du moment où cette habitude a été introduite, il est devenu presque impossible de la faire cesser. La pression collective est trop forte. Tout le monde se lave les mains avant l’heure, et si l’un de nous refusait de commettre cette infraction, il serait désapprouvé par l’ensemble des autres.

La promotion ouvrière par voie de fayotage est donc considérablement freinée par cette morale tacite. Mais dès que nous passons à l’échelon supérieur, c’est-à-dire dans les rangs de la maîtrise, cette pression s’évanouit. Il n’y a presque plus de morale collective dans les fonctions coercitives. On parvient dans le camp de la maîtrise parce que l’on possède des qualités de « chef », de « dirigeant », c’est-à-dire ce que nous appellerons, dans notre langue, des qualités de « garde-chiourme ». Ce sont les plus dévoués à la Direction qui sont choisis. L’essai qui sert de barrière entre les différentes catégories d’ouvriers, on a vu qu’il était surtout symbolique ; dans le cas de la maîtrise, cet essai, qui s’appelle la « commission », l’est encore beaucoup plus. Mais, pour grimper les échelons hiérarchiques, il ne faut pas seulement avoir passé la commission, il ne faut pas seulement être bien noté par la Direction, ne pas avoir de grève à son actif, il ne faut pas seulement avoir du piston, car le piston est aussi une chose qui se généralise, il faut encore avoir le meilleur piston et, comme aux courses de stock-cars, il faut éliminer les concurrents dangereux. Pour cela, les meilleures armes sont le mouchardage et la calomnie.

Cette espèce de concurrence ne sélectionne évidemment pas souvent les meilleurs éléments. Ces petits chefs, dont le seul contrôle vient d’en haut, pratiquent à leur niveau le même système que nous : le débrouillage. Mais ce débrouillage-là n’a rien de collectif. La concurrence, la responsabilité limitée vis-à- vis de la Direction, aucun contrôle de la part des ouvriers, tout cela provoque une sorte d’anarchie dont nous ne percevons à notre niveau que les conséquences.

L’énumération de ces conséquences pourrait à elle seule remplir des volumes.

 Pourquoi avons-nous le mauvais boulot ?

 Parce que nos chefs ne savent pas se débrouiller.

 Pourquoi avons-nous de bonnes machines ?

 Parce que le chef est copain avec celui qui est chargé de les répartir.
Etc., etc.

Les contremaîtres essaieront de se débrouiller pour que l’atelier marche bien.

Mais ils se débrouilleront aux dépens des autres ateliers.

L’organisation du travail et la responsabilité de l’ouvrier. Dans l’atelier, tout est organisé pour que l’ouvrier ait le moins de contact possible avec ses camarades. Il doit rester à sa machine et on fait tout pour qu’il y reste, pour que son temps rapporte : aussi va-t-on jusqu’à considérer que, lorsque nous serrons la main à un de nos camarades, nous enfreignons la loi sacrée de l’usine. Nous sommes dans une collectivité de production, mais on tend continuellement à nous isoler par un système de surveillance très complexe, comme si chacun de nous était un artisan isolé. Des dessinateurs ont dessiné les pièces que nous avons à faire, des techniciens ont indiqué la succession des opérations d’usinage à effectuer et les ont réparties aux différents types de machines- outils, un magasin nous fournit l’outillage dont nous avons besoin ; au dessus de nous, les chefs d’équipe, contremaîtres, chef d’atelier nous procurent du travail et nous surveillent ; au-dessous de nous, des convoyeurs nous apportent les pièces à usiner ; des contrôleurs vérifient notre travail et parfois des super-contrôleurs notent tous les quarts d’heure si notre machine fonctionne, des chronométreurs nous allouent des temps, des agents de sécurité veillent à la protection de notre corps ; enfin des délégués syndicaux prétendent s’occuper de nos intérêts. Tous, jusqu’au balayeur qui vient nettoyer notre place, tous s’occupent de nous, pour que nous n’ayons qu’une chose à faire : faire marcher la machine.
Lorsqu’un ouvrier réclame du travail à son chef d’équipe, il reçoit un « carton de commande », derrière lequel est collé le dessin de la pièce à usiner. Sur ce carton est inscrite la succession des opérations à effectuer, depuis la fonderie ou le tronçonnage du métal, jusqu’au montage de la pièce sur son ensemble mécanique. La « gamme » du carton est l’inscription des opérations successives, suivies des temps alloués pour l’usinage, du numéro de l’atelier, où se fera cet usinage, et du nom de l’ouvrier qui l’effectuera.

Nous faisons un travail très divers et parfois très complexe, c’est-à-dire un travail qui exclut l’automatisme. Il y a un travail purement intellectuel d’interprétation du dessin : nous devons décider de l’organisation des opérations d’usinage. Les gammes ont beau avoir été prévues, les techniciens ont beau avoir mentionné ce que nous avons à exécuter, nous mâcher tous les calculs, nous devons dans certains cas personnaliser notre travail, c’est-à-dire trouver une « combine » pour le faire plus vite et plus facilement. Mais cela ne peut pas être une œuvre individuelle ; c’est au contraire une oeuvre éminemment collective. Ici interviennent le métier, l’expérience, c’est-à-dire des éléments qui se trouvent répartis inégalement chez tous les ouvriers, non réunis chez un seul. Pour fabriquer la pièce, nous avons donc besoin de voir nos camarades et de discuter avec eux.
Pour éviter cette hérésie, la Direction a inventé le super-homme, le super-ouvrier, qui doit réunir toutes les connaissances et connaître toutes les « combines » ; cet homme, elle en a fait le chef d’équipe. Celui-ci gagne environ de 10 à 20.000 francs de plus qu’un compagnon. En principe, il ne travaille pas manuellement. Son bureau se trouve au milieu des machines ;il n’a pas de cage vitrée et sa vie est pratiquement liée à la nôtre. Ses fonctions sont en principe celles d’un agent de transmission entre les ouvriers et les autres services de l’usine (mais il arrive bien souvent que les ouvriers se passent de cet intermédiaire par souci d’efficacité ou de rapidité), et aussi celles d’un surveillant (mais cette fonction est pratiquement assurée d’une part par le système de travail au temps, et d’autre part par le bureau de contrôle). En réalité, le chef d’équipe intervient lorsqu’une bataille de boules de chiffons menace de gagner tout l’atelier. Il passe la plus grande partie de sa journée à bavarder.

Les fonctions de chef d’équipe devraient exiger que celui qui les assume soit le meilleur ouvrier, mais le meilleur ouvrier n’est pas forcément dévoué à la Direction. D’autre part, la division extrême du travail a atteint aussi les ateliers d’outillage et il est difficile de concilier une spécialisation de plus en plus précise avec une expérience générale.

Mais un ouvrier qui aurait toutes ces qualités peut ne pas posséder celles de surveillant. En donnant un rôle coercitif au chef d’équipe, on lui enlève du même coup la confiance des ouvriers.

Ainsi, en voulant éviter tout contact direct entre les ouvriers, en créant un super-ouvrier, la Direction a enlevé un ouvrier productif à sa machine, l’a confiné dans un travail de paperasse et l’a privé pratiquement de tout rôle productif.

Les privilèges qu’elle lui a donnés ne sont pas même suffisants pour qu’il accepte toujours d’accomplir son rôle de surveillance. En dernier lieu, la Direction n’a finalement pas pu éviter la collaboration des ouvriers entre eux, comme nous allons le voir.

La responsabilité de l’ouvrier tend à être de plus en plus réduite. Cela n’est pas ici poussé jusqu’au maximum, comme dans les chaînes, où l’O.S. n’est responsable de rien, mais seulement le régleur, les chefs et les différentes catégories de contrôleurs. Le P.1, le P.2 lui, n’est responsable que de la parcelle de travail qu’il accomplit : il ne doit pas s’occuper de savoir ce que cette parcelle vaut par rapport à l’ensemble. D’ailleurs, comment pourrait-il le faire, puisque tout est organisé pour lui cacher cet ensemble ?

Il doit donc s’en tenir aux directives qu’il reçoit, c’est-à-dire au dessin. Et là, il se trouve placé devant une alternative. La première possibilité est de dégager sa responsabilité, c’est-à-dire se conformer au dessin et faire en sorte que la pièce soit acceptée par le contrôle. Le règlement et l’organisation de l’usine ne sont conçus qu’en fonction de cette attitude.

La deuxième possibilité est d’essayer de comprendre à quoi sert la pièce, soit pour la rendre non seulement bonne au contrôle mais utilisable, soit pour faciliter la tâche du compagnon qui prendra la suite des opérations. Un artisan qui fait une machine du commencement à la fin, qui exécute lui-même tous les rouages de l’appareil et qui a l’idée de l’objet fini dans sa tête, courra moins de risques que n’importe qui de faire des erreurs : il sait ce qui est important et ce qui ne l’est pas. En outre, s’il fait quand même des erreurs, il pourra les réparer ; l’erreur sur une pièce peut en effet être compensée par la modification de la pièce sur laquelle la première vient s’ajuster, sans mettre en cause le mécanisme de l’ensemble.
La chose est bien différente quand chaque rouage de la machine est confié non pas à un, mais à dix ouvriers de différentes professions, dont aucun ne connaît l’importance du travail qu’il exécute. Les possibilités d’erreur se trouvent multipliées par le fait qu’il y a un plus grand nombre d’exécutants, qu’aucun des exécutants n’a la machine idéale dans la tête, c’est-à-dire qu’aucun ne sait à quoi sert la pièce qu’il a fabriquée.

D’autre part, chaque exécutant est soumis à une pression constante de l’organisation de l’usine : depuis le dessinateur jusqu’à celui qui termine la pièce, en passant par la dactylo qui copie les gammes, tous sont notamment soumis à l’impératif du bureau des méthodes, qui est d’aller toujours plus vite.

Parfois, pour nous faciliter le travail, nous nous mettons directement en rapport avec ceux qui prendront la suite de l’opération et, là, il nous arrive de passer entre nous des arrangements secrets. Ainsi, pour l’usinage d’outils de tour, certains fraiseurs consentent à finir directement les pièces à la machine, de telle façon que l’ajusteur qui prend l’opération suivante n’a pratiquement plus de métal à enlever à l’outil. On convient au préalable que l’ajusteur partagera le temps alloué avec le fraiseur qui lui a fait le travail.

Il est beaucoup d’autres cas où les ouvriers enfreignent les règlements et passent par-dessus le cloisonnement des fonctions : tel est l’exemple de l’atelier qui fait les outils « widias », c’est-à-dire des outils de tour ou de fraiseuses.

Quand le fraiseur de cet atelier reçoit une commande à exécuter, il doit d’abord se procurer lui-même le dessin, consulter les fichiers et donc faire un travail pour lequel il n’est pas payé, car ce temps n’est pas prévu par le chrono.

En tant qu’automate, il devrait se contenter d’exécuter la pièce conformément au dessin, mais il sait par expérience qu’il ne doit pas le faire, sous peine de graves ennuis. Il risque en effet de se faire engueuler si les outils qu’il a faits ne sont pas utilisables, même s’ils correspondent fidèlement au dessin. Au contraire, il arrive fréquemment qu’en cours de fabrication une modification mineure du dessin puisse avantager le déroulement des opérations d’usinage.

Dans cet atelier, qui ne comprend qu’une cinquantaine d’ouvriers, les affûteurs ont passé des consignes orales, modifiant les cotes et le dessin original, aux surfaceurs, qui ont passé des consignes orales aux fraiseurs, etc., tout cela en vue de faciliter le travail de chacun. Ces consignes n’ont pas été codifiées, on se doute un peu pourquoi : Pour être codifiées, ces modifications qui sont fréquentes devraient continuellement remonter la chaîne des bureaux et cela pourrait entraîner des heurts, des difficultés de toute sorte, et froisser bien des susceptibilités. Ceux qui finissent les pièces sont de « vulgaires O.S. », tandis que ceux qui les commencent sont, pour la plupart, des ouvriers qualifiés ; il y a entre eux une différence de paye de quelque 15.000 fr. par mois. Qu’un O.S. puisse officiellement conseiller un ouvrier qualifié serait une anomalie qui ébranlerait tout le système hiérarchique de l’usine.

Pour dégager sa responsabilité, l’ouvrier peut bien demander conseil au chef d’équipe ; le chef d’équipe en parlera au contremaître ; tous deux iront au bureau du contrôleur pour lui demander, à lui, ce que l’ouvrier leur a demandé à eux ; le chef d’équipe, le contremaître et le contrôleur iront enfin auprès de l’affûteur poser la même question. La réponse suivra le même chemin, puis l’ouvrier pourra enfin commencer. Mais, comme il est pressé, il se passera souvent de tous ces intermédiaires. Il ira voir lui-même directement les ouvriers qui prennent la suite des opérations.

Toutefois, il ne commencera pas encore son travail à ce moment-là. Si l’on modifie la forme de la pièce et son dessin, il faut en effet modifier les délais, et cette modification devra suivre le chemin inverse. L’ouvrier ajoute donc au crayon le délai supplémentaire sur sa commande, qu’il donne ensuite au chef d’équipe, qui, lui repassera à l’encre ce que l’ouvrier a écrit au crayon et signera ; enfin le chrono viendra superviser le tout en apposant sa propre signature.

Après s’être ainsi métamorphosé en chronométreur, chef d’équipe, contrôleur et contremaître, notre ouvrier reprend sa place à sa machine. Il sait par expérience que toutes les infractions au règlement qu’il vient de commettre lui seront pardonnées si ça marche ; dans le cas contraire, ses initiatives lui retomberont dessus, comme un boomerang qui aurait manqué son but. Si ça ne marche pas, on pourra en effet lui reprocher soit de ne pas avoir pris d’initiatives, soit d’en avoir pris de mauvaises. Faisons-lui néanmoins confiance : s’il sait prouver qu’il n’est pas un robot dans son travail, il sait aussi le prouver quand on vient l’engueuler…

L’atelier d’outillage est la grande victime de la contradiction qu’il y a entre les efforts de rationalisation et ses limites. Il reste un hybride entre l’atelier de style artisanal et l’atelier de fabrication en série. Un mélange de petit atelier fonctionnant sur le mode du travail à l’unité ou de la petite série et d’atelier de fabrication moderne.

D’abord, notre outillage devrait nous être livré par un convoyeur. Mais la diversité de notre travail exigerait un nombre trop considérable de convoyeurs, qui de plus devraient – ce qui n’est pas le cas – avoir les mêmes connaissances que le compagnon qu’ils doivent servir. Résultat : nous devons chercher notre outillage nous-mêmes, quitter la machine et aller faire la queue au magasin.

Quand l’outillage n’est pas disponible, il faut le commander, pour l’obtenir quelques jours plus tard.
L’atelier d’affûtage est un atelier séparé. Il reçoit les livraisons d’outils à affûter au cours de la semaine suivante. Si un ouvrier y remet un outil à affûter selon un certain profil, il peut attendre jusqu’à quinze jours avant de le récupérer.
En réalité, ce travail nécessite tout au plus cinq à dix minutes. Mais en l’attendant, l’ouvrier devra interrompre sa tâche pendant une dizaine de jours.

Si nous nous conformions toujours à cette règle, il faudrait chaque fois interrompre ce que nous faisons et entreprendre autre chose ; tout le temps que nous aurions passé au réglage de notre machine serait ainsi perdu, et même pas compté pour notre paye.

Pour ne pas perdre tout ce temps, nous arrangeons nous-mêmes notre outillage, préférant perdre quelques minutes à nous transformer en affûteurs que deux semaines pour rien. Mais, là encore, nous devrons ensuite affronter les foudres du magasinier qui nous reproche, avec juste raison, d’avoir modifié à notre usage un outillage qui se trouve par là même inutilisable par les autres. Il aurait fallu, nous rappelle-t-il, procéder régulièrement et lui présenter notre demande. C’est lui qui aurait fait un bon de commande au magasin central, dont un magasinier, à son tour, aurait pu chercher dans le stock s’il n’existait pas un outil de la forme demandée. Combien cela aurait-il pris de temps ?

Il arrive que les pièces que nous fabriquons suivent un certain roulement, c’est-à-dire que les mêmes commandes repassent par l’atelier au bout d’un certain temps. Aussi, chaque fois que nous recevons une commande, nous nous renseignons auprès de nos camarades, pour savoir si l’un de nous n’a pas déjà inventé sur ces pièces une combine pour aller plus vite. Là non plus ce n’est pas le chemin que nous devrions normalement suivre : il faudrait demander au chef d’équipe qui, lui, nous mettrait à ce moment en relation avec le compagnon qui pourrait nous documenter.

Comme on voit, la multiplication des intermédiaires qui nous séparent du stock d’outillage et des affûteurs est pour nous un obstacle permanent. Nous le surmontons en créant nous-mêmes une espèce de magasin plus ou moins clandestin où nous stockons pour nous et pour nos camarades les outils adéquats que nous nous sommes procurés. Encore une fois, nous avons, le faisant, courtcircuité l’organisation de l’usine, encore une fois nous sommes en faute, mais ce n’est qu’à ce prix que nous pouvons travailler.

Le délai.

En plus de sa forme et de la qualité de son métal, chaque pièce a dans l’usine une autre propriété : son délai d’usinage. Ce délai est inscrit sur notre commande.

Mais un système de travail au rendement a été institué et chaque ouvrier a la possibilité de dépasser les temps alloués.
Ainsi, si une pièce qui a un temps alloué de 1 h. 30 est réalisée en 1 h., l’ouvrier recevra un supplément de paye ; on dit qu’il règle à 150 %. En réalité, cette possibilité est devenue à peu près la règle. Aujourd’hui, l’ouvrier qui fait ses pièces conformément au temps alloué est non seulement lésé sur son salaire, mais encourt le risque de se faire renvoyer.

Toutefois, cette obligation de travailler plus vite que les temps alloués a une limite, fixée par la Direction. Cette limite était, juste après la guerre, de 138 % environ ; la pression syndicale, qui à cette époque soutenait l’accélération de la production, a fait progressivement monter ce plafond. Aujourd’hui l’ouvrier a le droit de régler à 154 %, c’est-à-dire que dans une quinzaine de travail de 100 heures, il pourra effectuer 154 heures de délais. Les heures de délais qu’il fera au-dessus de 154 heures ne seront pas payées.

Il existe deux façons d’établir un délai pour le chrono ; si la pièce n’a jamais été faite auparavant et que le compagnon qui vient de l’exécuter a accepté le délai, toutes les pièces qui suivront auront le même. C’est pourquoi, quand un compagnon fait une pièce nouvelle, il doit bien faire attention à ne pas laisser passer un délai trop court ; pour cela, il est du reste contrôlé par ses camarades, qui risquent de se retrouver bientôt devant le même travail. A ce moment se déroule une sorte de farce jouée par l’ouvrier et le chrono. L’ouvrier essaie d’obtenir le temps le plus long, et le chrono le délai le plus court. Personne n’est dupe, et chaque partenaire connaît à fond le rôle de l’autre, jusqu’aux répliques.
Le chrono tente au départ de mettre un délai faux, c’est-à-dire au-dessous de ce qu’il juge normalement faisable, car il pense que de toute façon, l’ouvrier va protester. L’ouvrier essaie, lui, de réclamer un délai au-dessus de ce qu’il peut réaliser, parce qu’il compte avec tous les impondérables dont le chrono ne veut pas entendre parler. C’est d’un long marchandage que naîtra finalement le délai. Une fois établi, celui-ci sera contrôlé par l’ouvrier, qui tient lui-même la comptabilité des temps qu’il a obtenus. Chaque fois que la pièce reviendra dans l’atelier, lui ou ses camarades pourront en vérifier l’exactitude.

Ainsi, le délai inscrit sur un carton est beaucoup plus fonction de la combativité et de la vigilance de l’ouvrier, ou de la personnalité du chrono, que de la règle à calcul. Il arrive que certains ouvriers aient eu trop de complaisance avec le chrono et que certaines pièces soient matériellement impossibles à usiner dans les temps prévus. Dans ce cas, que se passe-t-il ? Comme il n’est plus question de toucher au délai, qui, une fois établi, est devenu tabou, le chef d’équipe peut compenser ce « mauvais travail » en donnant à l’ouvrier lésé des pièces dont le délai est lui, bien au-dessus de ce qu’il réalise habituellement.

La protection de l’ouvrier et le délégué.

La lutte de classe n’est pas une idée de Marx ou un simple slogan de propagande, la lutte de classe existe. Il est devenu nécessaire pour la bourgeoisie non seulement de la reconnaître mais aussi de lui donner un statut légal, avec ses droits et ses limites. C’est ainsi que le problème de l’homme est entré non seulement dans les préoccupations du législateur, mais aussi dans les statuts de l’usine. L’atelier, la machine, les cadences, prennent l’homme, le broient, tendent à le transformer lui-même en machine. Mais le corps humain risque alors de se détériorer. L’exploitation trop intense de l’ouvrier peut entraîner des maladies, des arrêts de travail qui pourraient avoir de graves répercussions sur la production. La société a alors institué des services médicaux gratuits, des surveillances médicales obligatoires dans les usines et des indemnisations pour les accidents. Quand on songe à la somme d’expérience pratique et aux années d’apprentissage qu’a nécessité la formation d’un bon ouvrier qualifié, on comprend que ce matériel humain devienne précieux pour les classes qui tirent profit du travail. On aura du reste beaucoup moins de ménagements pour un O.S. ou un manœuvre lorsqu’ils peuvent être remplacés immédiatement, sans formation préalable, que pour un ouvrier qualifié ou un technicien. Les cadences, les méthodes de travail seront plus dures pour les uns que pour les autres, de même que l’attitude de la maîtrise, les vexations et les engueulades.
Les accidents provoqués par les meules sont chez nous très fréquents.

L’émeri se détache de la meule et se plante dans le cristallin. Le service de sécurité, qui a pour but de prévenir les accidents, avait fait apposer des affiches dans notre atelier. Il y était recommandé notamment de mettre des lunettes pour affûter ses outils. Cette recommandation n’était suivie par personne, car l’atelier n’avait qu’un nombre insuffisant de lunettes ; d’autre part, pour se les procurer, il aurait fallu faire la queue au magasin et perdre ainsi de précieuses minutes.

Pratiquement, l’affûtage des outils se faisait donc sans lunettes et le nombre des accidents des yeux ne baissait pas dans les statistiques. Après quelques années, les services de sécurité ont enfin inventé un dispositif très simple qui consiste à placer un écran de verre devant la meule, ce qui évite tous les risques de blessures aux yeux. Il serait curieux de savoir par quel processus les services de sécurité arrivèrent à ce résultat, combien de discussions, de rapports et de dossiers ont été nécessaires pour aboutir à cette solution, que n’importe quel ouvrier qui utilise la meule aurait pu trouver en cinq minutes.

Car, si nous savons qu’il existe un service qui nous protège comme un ange gardien, comme un tel ange nous ne le voyons jamais. Pourtant, il serait faux de dire que les services de sécurité n’ont pas du tout de rapport avec les ouvriers, puisqu’ils prennent contact avec le délégué, qui est censé représenter les ouvriers de l’atelier auquel il appartient.
Le délégué représente les ouvriers vis-à-vis de la maîtrise et de la direction ou du service de sécurité. C’est la courroie de transmission légalisée par l’organisation de l’usine. C’est aussi le représentant de la volonté des ouvriers contre la Direction et contre la maîtrise.

Enfin, dira-t-on, voilà un rouage de l’usine qui permet l’expression de la volonté des ouvriers. Au moins sur ce plan particulier, les ouvriers ne sont plus des robots isolés. L’écran d’ignorance va-t-il être levé ?

Non. Nous allons voir que l’ouvrier, s’il ne sait pas ce qu’il fabrique, s’il ignore comment on préserve son corps des accidents, doit aussi ignorer comment on défend ses propres intérêts auprès de la Direction.

En effet, si le délégué est en principe l’avocat des ouvriers, leur représentant officiel, sa fonction s’est détériorée au cours des années. Le personnage du délégué est très complexe. Il a, en fait, trois visages.

La première tâche du délégué consiste à transmettre les revendications des ouvriers, qu’il inscrira sur un cahier de revendications et présentera mensuellement à la Direction. Il faut évidemment que ces revendications ne touchent ni aux lois sur les salaires, ni aux règlements de l’usine. Ce seront donc des revendications mineures, qui auront pour objet soit l’amélioration des conditions de travail, soit la promotion ouvrière, c’est-à-dire le passage d’une catégorie dans une autre. (Ajoutons que ces problèmes entrent également dans les attributions de la maîtrise).

Mais le délégué est aussi représentant d’un syndicat, ce qui complique considérablement sa tâche. Si le délégué d’atelier est C.G.T., par exemple, le militant F.O. refusera de lui faire des suggestions, car il sait que c’est l’obtention de ces revendications qui permettra ensuite à la C.G.T. d’assurer sa propagande :

« Voyez, dira-t-elle, nous vous avons obtenu un robinet pour vous laver les mains ; faites-nous confiance, et rejoignez notre Centrale ». De plus, s’il s’agit de revendications portant sur des augmentations de salaires, le délégué doit normalement en informer son syndicat.

En retour, le délégué représente son syndicat auprès des ouvriers, et c’est la deuxième tâche. Il diffuse la propagande et les consignes de la Centrale, car il sait que ce n’est qu’à ce prix qu’il sera présenté aux prochaines élections. Le délégué représente ainsi la politique de son syndicat devant la Direction et devant les autres syndicats ; il essaiera par exemple de conclure des alliances avec ces syndicats, ou bien, au contraire, de les discréditer auprès des ouvriers, selon la tactique imposée par sa Centrale.

Lorsque le délégué intervient auprès de la Direction, c’est moins au nom des ouvriers qu’au nom de son syndicat. Il n’a, en fait, aucun mandat des ouvriers, si ce n’est qu’il est leur élu une fois par an. Quand il dit : « La classe ouvrière pense cela », cela veut dire, 99 fois sur 100 : « Mon syndicat m’a dit cela ». Les ouvriers ne savent généralement même pas ce que dira leur délégué à la réunion avec la Direction. Ils ignorent du reste également ce qui s’est dit à cette réunion.

En troisième lieu, le délégué représente la loi. Il doit défendre le Code du travail contre la Direction, mais aussi contre l’ouvrier. Ainsi certains délégués ont exercé après la Libération des fonctions de coercition analogues à celles de la maîtrise. Certains faisaient la police, dénonçaient publiquement les ouvriers pointant avant l’heure, ceux qui « tiraient au flanc », etc. Aujourd’hui, il ne défend plus le règlement avec autant de zèle, mais il en est encore prisonnier.

Dans le cas où l’ouvrier enfreint le règlement de l’usine, le délégué ne peut donc le soutenir. Une clause des accords Renault de septembre 1955, stipule par exemple que pour qu’une grève soit légale, il faut prévenir la direction huit jours avant. Ainsi toute grève spontanée des ouvriers se place automatiquement dans l’illégalité et les délégués ne peuvent pas les défendre. Ce qui fut le cas de la grève qui éclata aux ateliers 61/43 et 61/44, l’été 1956, où les délégués ne purent que conseiller aux ouvriers de reprendre le travail.

Avec la rationalisation du travail, la défense des ouvriers devient de plus en plus une question particulière et collective. Particulière, parce que la division du travail est tellement poussée qu’il est impossible à un seul individu de connaître tous les problèmes d’un seul atelier. Collective, parce que chaque problème intéresse l’ensemble de l’équipe.

Un fraiseur, s’il veut se défendre auprès du chrono contre un délai trop court, devra se placer sur le plan de son expérience. Mais, comme nous l’avons vu, l’expérience est essentiellement collective. C’est pourquoi on essaiera chaque fois de provoquer des discussions collectives avec les chronos qui, connaissant les risques de telles rencontres, les refusent la plupart du temps, et s’en réfèrent au chef d’équipe. Les meilleurs arguments contre le chrono ne peuvent être présentés que par l’équipe des ouvriers appartenant à la même profession. Le délégué ne peut, lui, que rester muet dans une telle controverse, s’il est étranger au boulot.

Dans un atelier de réparation, les ouvriers décidèrent un jour de demander au chef d’atelier de ne plus venir travailler le samedi soir. Ils discutèrent la question ensemble, avant de voir le chef d’atelier, cherchant tous les arguments que celui-ci pourrait bien opposer et préparant une réponse à chacun.

Après cette confrontation, ils désignèrent l’ouvrier qu’ils jugèrent le plus capable de défendre leur point de vue. Celui-ci rencontra le chef d’atelier et obtint gain de cause. Entre temps, le délégué syndical, ayant eu vent de la chose, était allé, lui aussi, discuter avec le chef d’atelier, sans consulter qui que ce fût. Mais lui n’obtint rien du tout.

Seul, le rapport de force entre les ouvriers et la maîtrise peut décider de l’issue des conflits.

Note :

[1] Les différentes catégories d’ouvriers dans la métallurgie sont : d’abord les manœuvres, classés en deux catégories ; puis les ouvriers spécialisés, ou O.S., classés en deux catégories également, O.S.l1et O.S.2, qui sont des ouvriers sans spécialité travaillant dans les chaînes ou dans la fabrication de série ; enfin, les professionnels, divisés en trois catégories, les P.1, P.2 et P.3, qui sont des ouvriers qualifiés dont la tâche est plus variée et demande plus d’initiative ; ils travaillent dans des ateliers d’outillage et d’entretien. Un O.S. gagnait, fin 1958, de 45 à 50.000 frs par mois ; un P.2 70.000 et un P.3 de 77 à 80.000 francs.

Films de grève à Renault

1947

Grève Renault 1949

1968

Encore 1968

1995

Portfolio

Messages

  • "se faire respecter.., apprendre, comprendre, avoir une conscience..j’ai lu, lu et relu"

    "Il y a des militants de PSA qui ont attaqué pour discrimination, ...ils ont raison...nous étions 3 dans le syndicat à prendre la décision d’attaquer aussi".

    "On m’a accordé 115000 euros". "c’est pas mal".

    "ce qui manque à la classe ouvrière, c’est une conscience"

    "ca sera le socialisme ou la barbarie, et là on est en plein dedans"

    "L’envie de lutter, on n’a pas le choix, ca m’a fait mal de voir les filles de Moulinex pleurer, il faut que la peur change de camp, montrer que c’est possible de se faire craindre".

    "Il faut que les gens surveillent qui ils élisent, ce qu’ils font"

    "La première chose à faire se syndiquer, pour un travailleur conscient, mais ça ne suffit pas"

    "des solutions le syndicalisme, je vois pas trop, il s’intègre de plus en plus, il faudrait que tout salariès connaissent l’histoire de la Commune, l’Internationale, ..Blanqui c’est pas qu’une rue"

    "Quand le syndicat nous filait des calendriers avec le nom des délégués, j’ai vu un jeune avec le dos plié, je lui ai dit fais gaffe,plus tard tu auras le dos à l’équerre, il ne savait pas je lui expliquer et je lui ai donné mon nom et celui des copains."

    "J’ai dis à ma fille, continues tu auras au moins une vie consciente, et ce n’est pas rien, savoir pourquoi le syndicat agit comme ça, le chef, le reste ça ne dépend pas de nous."

  • A lire aussi :

    Mon cahier ouvrier, Editions Ouest-France, 2003.

    par Georges Ubbiali

    Maurice Alline

    Préfacé par l’auteur de polars Didier Daeninckx, ce récit à la première personne se lit avec plaisir. L’auteur, aujourd’hui retraité, y raconte son parcours d’ouvrier militant, de l’entre-deux guerres à la retraite. Ouvrier métallurgiste (tourneur chez Renault-Billancourt au point de départ), il deviendra après la guerre professeur d’enseignement technique, voie de promotion pour toute une génération d’ouvriers très qualifiés. Il décrit avec précision et souvent émotion son quotidien d’enfant d’une famille ouvrière, puis celui d’un jeune ouvrier. Dans ses pérégrinations, il rencontre les militants trostkistes, une première fois sans succès, puis, une seconde fois durant son service militaire. Convaincu, il adhère au PCI au moment du Front Populaire. L’agonie du Front et le retour aux semaines de travail de 70 heures l’éloignent de l’action militante, même s’il ne renie rien de ses convictions. Il n’aura pas l’occasion, si ce n’est marginalement, de participer aux actions de résistance durant la seconde guerre mondiale. La Libération lui permet de reprendre du service militant. Mais la pression des staliniens (il est dénoncé comme hitléro-trotskiste, à plusieurs reprises, par des tracts nominatifs) le dégoûte de l’engagement militant et il rompt alors avec le trotskisme, d’autant plus que sur conseils familiaux, il prépare et réussit son concours dans l’Education nationale.

  • « Ma lettre de rupture avec Lutte Ouvrière »

    Depuis plus de 25 ans, LO s’est impliqué systématiquement dans toutes les élections (une par an en moyenne dans ce pays) et ce qui sert de direction politique à l’organisation a fini par y croire. Au dernier Comité Central, la version officielle devient que « les élections en changent pas tout, mais ça change quand même... ». Finalement, le thermomètre fait quand même un peu monter la température du malade... pas jusqu’à 42°, mais un petit 38,5 quand même !
    On trouve moyen, dans l’édito du journal du 15 janvier, de conclure à propos du projet de licenciements de Danone : « Mais à défaut de suffire pour faire reculer le patronat, les prochaines élections municipales nous permettront de montrer aux politiciens... etc ». La référence à la lutte nécessaire dans le paragraphe précédent, c’est la feuille de vigne pour la bonne conscience ; parce que les élections ne suffisent pas. J’ai proposé au dernier Comité Central qu’on affirme clairement et publiquement que les élections ne changeront rien au sort de la classe ouvrière. On se retrouve avec une formule dans laquelle ça n’est simplement « pas suffisant » bien que « ça change quand même des choses ». La voie électorale pour le changement à petits pas ? Ce sont les révolutionnaires que nous étions qui ont changé ; pas le piège illusoire que sont les élections. (...) Un camarade, qui est intervenu au CLT [cercle Léon Trotsky] de la salle, a fait remarquer que vouloir remédier aux maux engendrés par le système sans démolir le système, cela s’appelle le réformisme. Je partage son intervention. Lutte Ouvrière par des tas d’aspects est devenue une organisation réformiste ; et les raisonnements gestionnaires ressortent à tout bout de champ (...).

    Depuis plus de trois ans, très officiellement, LO a initié cette politique opportuniste vis-à-vis du PCF, ses militants et ses dirigeants. Je me suis exprimé plusieurs fois là-dessus de vive voix et par écrit. Mais trois ans après, ça donne quoi, cette orientation ? Il y a eu l’épisode des manifestations unitaires PCF-LO-LCR de fin 1999 interdisant toute critique du gouvernement puisque le PCF était impliqué. Bilan ? Par un tout autre cheminement, LO extrême-gauche de la gauche de la gauche (...).
    A force d’abaisser le niveau de la propagande avec l’objectif officiel de se faire comprendre, LO et sa direction actuelle est très en dessous du trait. Les grandes déclarations de fidélité historique à la révolution et au communisme, pour nécessaires qu’elles soient, ne prémunissent absolument en rien contre le charme persistant du réformisme au jour le jour et l’électoralisme insidieux. Ainsi, la discussion sur la formule « interdiction des licenciements dans les entreprises qui font des profits » (et pourquoi préciser celles-là), qui pouvait paraître anodine, le devient beaucoup moins quand Arlette est amenée à répondre à un journaliste qui pose la question : « Toujours en colère contre les patrons ? » « Je ne suis pas en colère contre les patrons. Je défends les travailleurs lorsqu’ils sont attaquées par les patrons, ce qui est malheureusement très souvent le cas. » Ce n’est plus le système qu’on dénonce, seulement ceux qui exagèrent en quelque sorte (...).

    Quant à la critique de classe des appareils syndicaux, alors là, il faut remonter loin dans le passé pour trouver dans les bulletins, en quoi les syndicats dans les entreprises participent au système d’exploitation et trahissent les intérêts des travailleurs. Même au plan général des confédérations, LO en arrive à écrire (édito des bulletins du 15 janvier) : « Et c’est par la lutte d’ensemble de toute la classe ouvrière, que les organisations syndicales devraient s’employer dès maintenant à préparer et à organiser... » Si ça n’est pas entretenir des illusions sur les syndicats, qu’est-ce que c’est ? Comme si les travailleurs pouvaient s’en remettre aux syndicats pour organiser la lutte d’ensemble ! ».

    Le 10 février 2001, Granier.

  • Daniel Bénard, ou Granier, ancien dirigeant de LO écrivait :

    « Ma lettre de rupture avec Lutte Ouvrière »

    Depuis plus de 25 ans, LO s’est impliqué systématiquement dans toutes les élections (une par an en moyenne dans ce pays) et ce qui sert de direction politique à l’organisation a fini par y croire. Au dernier Comité Central, la version officielle devient que « les élections en changent pas tout, mais ça change quand même... ». Finalement, le thermomètre fait quand même un peu monter la température du malade... pas jusqu’à 42°, mais un petit 38,5 quand même !
    On trouve moyen, dans l’édito du journal du 15 janvier, de conclure à propos du projet de licenciements de Danone : « Mais à défaut de suffire pour faire reculer le patronat, les prochaines élections municipales nous permettront de montrer aux politiciens... etc ». La référence à la lutte nécessaire dans le paragraphe précédent, c’est la feuille de vigne pour la bonne conscience ; parce que les élections ne suffisent pas. J’ai proposé au dernier Comité Central qu’on affirme clairement et publiquement que les élections ne changeront rien au sort de la classe ouvrière. On se retrouve avec une formule dans laquelle ça n’est simplement « pas suffisant » bien que « ça change quand même des choses ». La voie électorale pour le changement à petits pas ? Ce sont les révolutionnaires que nous étions qui ont changé ; pas le piège illusoire que sont les élections. (...) Un camarade, qui est intervenu au CLT [cercle Léon Trotsky] de la salle, a fait remarquer que vouloir remédier aux maux engendrés par le système sans démolir le système, cela s’appelle le réformisme. Je partage son intervention. Lutte Ouvrière par des tas d’aspects est devenue une organisation réformiste ; et les raisonnements gestionnaires ressortent à tout bout de champ (...).

    Depuis plus de trois ans, très officiellement, LO a initié cette politique opportuniste vis-à-vis du PCF, ses militants et ses dirigeants. Je me suis exprimé plusieurs fois là-dessus de vive voix et par écrit. Mais trois ans après, ça donne quoi, cette orientation ? Il y a eu l’épisode des manifestations unitaires PCF-LO-LCR de fin 1999 interdisant toute critique du gouvernement puisque le PCF était impliqué. Bilan ? Par un tout autre cheminement, LO extrême-gauche de la gauche de la gauche (...).
    A force d’abaisser le niveau de la propagande avec l’objectif officiel de se faire comprendre, LO et sa direction actuelle est très en dessous du trait. Les grandes déclarations de fidélité historique à la révolution et au communisme, pour nécessaires qu’elles soient, ne prémunissent absolument en rien contre le charme persistant du réformisme au jour le jour et l’électoralisme insidieux. Ainsi, la discussion sur la formule « interdiction des licenciements dans les entreprises qui font des profits » (et pourquoi préciser celles-là), qui pouvait paraître anodine, le devient beaucoup moins quand Arlette est amenée à répondre à un journaliste qui pose la question : « Toujours en colère contre les patrons ? » « Je ne suis pas en colère contre les patrons. Je défends les travailleurs lorsqu’ils sont attaquées par les patrons, ce qui est malheureusement très souvent le cas. » Ce n’est plus le système qu’on dénonce, seulement ceux qui exagèrent en quelque sorte (...).

    Quant à la critique de classe des appareils syndicaux, alors là, il faut remonter loin dans le passé pour trouver dans les bulletins, en quoi les syndicats dans les entreprises participent au système d’exploitation et trahissent les intérêts des travailleurs. Même au plan général des confédérations, LO en arrive à écrire (édito des bulletins du 15 janvier) : « Et c’est par la lutte d’ensemble de toute la classe ouvrière, que les organisations syndicales devraient s’employer dès maintenant à préparer et à organiser... » Si ça n’est pas entretenir des illusions sur les syndicats, qu’est-ce que c’est ? Comme si les travailleurs pouvaient s’en remettre aux syndicats pour organiser la lutte d’ensemble ! ».

    Le 10 février 2001, Granier.

  • "Lorsque le délégué intervient auprès de la Direction, c’est moins au nom des ouvriers qu’au nom de son syndicat. Il n’a, en fait, aucun mandat des ouvriers, si ce n’est qu’il est leur élu une fois par an. Quand il dit : « La classe ouvrière pense cela », cela veut dire, 99 fois sur 100 : « Mon syndicat m’a dit cela ». Les ouvriers ne savent généralement même pas ce que dira leur délégué à la réunion avec la Direction. Ils ignorent du reste également ce qui s’est dit à cette réunion."

  • Vic était l’archétype de l’ouvrier "qui sait ouvrir sa gueule" tel qu’on l’imagine sorti des années 50.
    S’il avait fait un casting pour un film populo avec Gabin, nul doute qu’il aurait été engagé. Son éternel mégot accroché au coin des lèvres, il régnait sur l’organisation technique de la fête de LO. Et quand tout baignait, il sortait d’on ne sait où une trompette et nous régalait de quelques airs. Il était ado quand il avait fait partie d’une fanfare stalinienne dans les années 30.

    Il pouvait se permettre de ne pas obéir aux consignes de l’organisation concernant les seconds tours d’élections. Il a d’ailleurs reconnu ne pas avoir voté Mitterrand en 1981. Pas sûr qu’il ait eu une attitude différente en 1965 et en 1974 ? On le considérait comme "quelqu’un d’un peu libertaire"... Mais on le respectait trop pour lui en tenir grief.

    Il était devenu membre du groupe Union Communiste (trotskyste) vers de 1941-42. Puis comme tout réfractaire au S.T.O., il avait vécu la fin de la guerre dans la clandestinité.
    A la Libération il a d’abord travaillé chez Citroën-Javel avant de se faire embaucher chez Renault à Billancourt en 1946 à la demande de David Korner (alias "Barta", le dirigeant historique). Il faut dire que Renault était un lieu prioritaire d’investissement militant. A la Libération, on y retrouvait toutes les tendances révolutionnaires hostiles au PCF (anarchistes, bordiguistes, trotskystes).

    Après cette grêve, Vic fut en quelque sorte contraint de créer un syndicat indépendant, le Syndicat Démocratique Renault (SDR) alors que quelque mois plus tôt il rejetait toute idée de "syndicat rouge". Le SDR se retrouva rapidement dans la même situation d’isolement que la CNT dont Vic avait pourtant dénoncé la création en 1946. La question des tâches nécessaires pour faire fonctionner un syndicat de plus en plus éloigné de la grande masse des travailleurs fut à l’origine d’une engueulade entre Vic et Barta, ce qui provoqua l’éclatement du groupe Union Communiste en 1949.
    Pour simplifier grossièrement, Barta était plutôt pour privilégier la survie d’un parti même à l’état groupusculaire, en préservant son avant-garde comme cela fut réalisé pendant la guerre, tandis que Vic, pris au piège du fait accompli, préférait mettre son énergie à tenter de faire vivre un syndicat révolutionnaire.

    Sur la lancée de cet engagement, Vic participa au début des années 50 avec Daniel Mothé, fraiseur, et d’autres ouvriers de Renault, proches de Socialisme ou Barbarie, à la publication de bulletins et journaux d’entreprise, Le Tavailleur émancipé puis Tribune Ouvrière. Pour la petite histoire, c’est en hommage à ce journal que l’ex-T2 de la LCR (tendance conseilliste) que je rejoignis, prit le nom de Tribune en 1979.

    On ne sait pas grand chose des relations de Vic avec Socialisme ou Barbarie, à part qu’il ne pouvait pas piffer Castoriadis. Une sorte de trou noir dans sa biographie. D’ailleurs, LO a toujours été très discrète au sujet de cette période 1950-55 pendant laquelle s’affrontaient franckistes et lambertistes pour la direction de la IVe Internationale.
    Toujours est-il qu’en 1956, Vic referma le chapitre conseilliste. Il se réconcilia avec Barta, on ne sait comment (?), et avec quelques autres, dont le sulfureux Robert Barcia (alias "Hardy"), ils créèrent Voix Ouvrière (troskyste), l’ancêtre de Lutte Ouvrière.

    S’il n’y avait eu à LO que des mecs comme lui, peut-être que je serais resté plus longtemps et peut-être même resté tout court (difficile de dire). Mais l’influence grandissante de la petite bourgeoisie salariée (profs pour beaucoup) après 68 a profondément modifié l’identite ouvrièriste intransigeante de l’organisation pour imposer en quelques années Arlette en produit de marketing et le discours parlementariste qui va avec.

  • Un exemple des interventions de Dédé, militant ouvrier révolutionnaire à Renault Billancourt puis Renault Rueil, aux congrès de Lutte Ouvrière : en décembre 2007

    Je ne suis pas d’accord avec le camarade qui vient de nous dire que nous avons toujours eu une casquette syndicale et que ce n’est pas nouveau qu’on doive payer le prix de l’image d’un Bernard Thibaut. Pour ma part, j’ai été militant syndicaliste mais je n’ai pas porté de casquette syndicale. Je ne suis pas militant de Barnard Thibaut pas plus que je n’ai été militant de Georges Séguy.

    Chers camarades, j’ai demandé la parole à ce congrès parce que j’estime de mon devoir, de notre devoir à tous qui avons milité pendant dix ans, vingt ans, ou trente ans auprès de nos camarades de travail, pour certaines conceptions, pour certains principes, pour un certain type de politique, de dire : attention danger ! Là, on franchit un cap. Nul ne peut dire où cela nous mènera.

    Je ne prétends pas le savoir mieux que d’autres vieux militants de Lutte Ouvrière. Je pense que tous les savent comme moi. Eh bien, je prétend moi que mon engagement, que leur engagement, a une signification complètement inverse de celle de l’orientation proposée par la direction, quand il s’agit de renier ce qui a fait tout notre combat pendant toutes ces années. Et c’est bien de cela qu’il s’agit.

    J’ai été amené à l’écrire avant ce congrès et, malheureusement, je dois dire que les trois nouveautés que ce congrès se propose non seulement le confirment mais aggravent considérablement les inquiétudes.

    Je parle de trois nouveautés :
    1) faire de nous la gauche de la gauche,
    2) devenir des syndicalistes classiques qui veulent seulement que les syndicats mènent « leur » politique,
    3) transformer l’organisation et la recentrer sur des activités extérieures aux entreprises.

    Je reviendrais sur ces trois points, qui ne sont pas indépendants, mais tracent une ligne nouvelle en vue de faire de Lutte Ouvrière une organisation tout à fait différente de celle que j’ai connue et pour laquelle j’ai milité.

    Récemment, j’ai écrit un bulletin intérieur, auquel personne n’a malheureusement cru bon de répondre. J’ai écrit dans ce bulletin intérieur, et je redis, que cette campagne des élections présidentielles ne reflétait pas la politique que j’ai connue pendant plusieurs années, ni les conceptions pendant plusieurs dizaines d’années, ni les conceptions qui m’ont été apprises par une organisation qui s’appelait « Lutte Ouvrière ». Je sais que l’on n’a pas changé de nom mais, en politique, il ne faut jamais se fier aux étiquettes m’a-t-on aussi enseigné. Et on m’a aussi appris que, quand on change complètement d’orientation, le nom devient une simple étiquette. On a l’a assez reproché à juste titre à la LCR.

    Dans ce bulletin intérieur, je rappelai que la campagne de Lutte Ouvrière aux élections présidentielle me semblait avoir marqué une nouvelle étape dans la remise en cause de notre identité. Ce n’est pas la première fois que nous appelons à voter à gauche, mais c’est la première fois que nous cautionnons la gauche bourgeoise aux élections, non pas au deuxième tour mais au premier tour et avant le premier tour ! Avant même de commencer la précampagne des présidentielles, notre organisation avait donné le « la » en annonçant que les faux amis – traduisez la gauche » - étaient moins dangereux que nos vrais ennemis – traduisez la droite. En contradiction avec les leçons tirées par les révolutionnaires de décennies de trahison du mouvement ouvrier !
    La suite a confirmé avec un quatre pages qui développait ce qu’était paraît-il notre programme, une conception parfaitement réformiste, et dans deux brochures sur Royal et sur Sarkozy. Pour finir par demander à notre porte-parole de rencontrer Ségolène Royal entre deux tours. Pour lui enseigner le contenu du programme du Lutte Ouvrière ou pour quoi faire exactement ? Personne n’a su répondre à ma question…
    Ce congrès propose aux militants d’entériner un tournant très important pour notre organisation qui, s’il était accepté, mènerait à une rupture complète avec tout ce que nous avons cherché à défendre toutes ces années et pour lequel nous avons milité.
    Faire croire que dorénavant notre rayonnement politique ne sera plus essentiellement fondé sur la construction de groupes communistes dans les entreprises, signifie transformer l’organisation en un groupe de propagande hors des entreprises et à but d’intervention électoral et local.
    Le deuxième changement radical qui nous est proposé, sous couleur de tactique électorale pour avoir des élus, c’est de devenir un groupe de la gauche de la gauche. Je n’ai pas besoin de vous dire que c’est contre cela que nous nous sommes battus pendant tant d’années.

    Enfin, il s’agirait de renoncer à déborder les appareils syndicaux dans les luttes en organisant les travailleurs de manière indépendante et, dans le militantisme quotidien, de devenir de simples syndicalistes honnêtes au lieu, comme le définissait notre politique, de construire des noyaux communistes.

    Dans cette conception, le travail en entreprise est ramené à ce que la direction appelle une « presse d’entreprise ». Malgré les difficultés de ce travail, encore aujourd’hui, ce sont principalement des militants ouvriers qui représentent le rayonnement de Lutte Ouvrière même si la direction prétend que notre rayonnement provient de son intervention politique hors des entreprises, notamment lors des élections.

    Encore aujourd’hui la direction autonome des grèves par des comités de grève, des coordinations en rupture avec les bureaucraties syndicales est une tradition de notre organisation mais la politique nouvelle de la direction s’en détourne. N’en déplaise à la direction, l’existence de groupes communistes dans les entreprises, c’est là qu’il y a un avenir pour la classe ouvrière au cas où ses luttes devaient déborder le cadre où on voudrait l’enfermer.

    Quant au rôle de rayonnement des élus pour les idées et l’organisation révolutionnaires, la direction est encore loin d’en avoir fait la démonstration.

    Ce ne sont pas des simples tactiques un peu opportunistes et qui ne laisseront pas de traces comme le prétend la direction, mais ce sont des capitulations fondamentales qui en préparent d’autres.

    Dédé, militant communiste ouvrier à Renault, le 27 novembre 2007

  • Intervention de Dédé, militant ouvrier chez Renault, à l’occasion du congrès de Lutte Ouvrière de décembre 2005, diffusée en bulletin intérieur :

    Quand j’ai commencé à militer, des camarades comme Vic, comme Granier, comme Morny ont représenté pour moi des principes, une orientation de classe.

    Ces derniers temps, j’espère me tromper, mais j’ai le sentiment que cette boussole, on ne l’a plus.

    Je mettrais sur le même plan :

     le refus de s’adresser publiquement aux militants de la classe ouvrière

     le refus d’intervenir nationalement en dehors des campagnes électorales

     l’alignement sur le « non » au référendum

     l’absence de critiques claires des directions syndicales

     et finalement, la dernière position de l’organisation sur la révolte, je dis bien la révolte des banlieues

    Je ne sais pas à quel point ces refus sont profonds, car notre organisation cultive, comme une vertu, l’absence de discussion de la politique de la direction, ce qui ne permet pas de se rendre compte du point de vue réel des militants.

    Je dois dire qu’à propos des banlieues, prétendre que ces jeunes, futurs prolétaires ou prolétaires au chômage, que la société rejette, méprise, humilie, provoque et réprime, dire que ce n’est pas notre classe, comme on peut le lire dans l’éditorial de Lutte Ouvrière, cela fait mal, très mal pour des révolutionnaires…

    Dédé

  • La fête des Moineaux, fête des salariés de Renault, aura lieu le samedi 27 février de 12h à 22h, avec deux repas (midi et soir) et il y aura un spectacle à ne pas manquer à 19 heures.

    lieu : Théâtre de l’épée de bois – Cartoucherie de Vincennes

    Route du Champ de Manœuvre

    Autobus n°112, arrêt Cartoucherie

    Parking gratuit.

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