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La réaction thermidorienne des staliniens

mardi 26 février 2013, par Robert Paris

La réaction thermidorienne

Lefebvre, dans son livre Les Thermidoriens, montre que la tâche des thermidoriens consistait à représenter le 9 thermidor comme un épisode secondaire - une triple épuration d’éléments hostiles pour préserver le noyau fondamental des Jacobins et pour suivre leur politique traditionnelle. Dans la première période de Thermidor, l’attaque n’était pas dirigée contre les Jacobins comme un tout, mais seulement contre les terroristes. [Un processus parallèle se trouve répété dans le Thermidor soviétique.] La campagne contre le trotskisme commença par une défense de la vieille garde et de la ligne politique bolchéviste, se poursuivit au nom de l’unité du Parti et atteignit son point culminant avec l’extermination physique des bolchéviks sans distinction. Durant les deux Thermidors, cette destruction des révolutionnaires était menée au nom de la Révolution qui, croyait-on, pour la défense de ses intérêts essentiels. Les Jacobins n’étaient pas frappés comme Jacobins, mais comme terroristes, comme robespierristes, de même, les bolchéviks furent détruits comme trotskistes, zinoviévistes, boukharinistes. Il y a une similitude remarquable entre le terme russe, trotsiskoïé okhvostiyé [1], qui acquit de pleins droits civiques dans les publications soviétiques, et le titre d’un pamphlet que Méhée de la Touche publia sur le 9 thermidor, La queue de Robespierre. Mais la similitude des méthodes thermidoriennes fondamentales est encore plus remarquable. Lefebvre écrit que, le lendemain même du 9 thermidor, parlant au nom des membres du Comité de salut public, Barrère affirmait à la Convention que rien d’important ne s’était passé. Et, trois semaines plus tard, le 2 fructidor (19 août)... Louchet, celui-là même qui avait dirigé l’accusation contre Robespierre, décrivait les progrès de la réaction, demandait l’arrestation de tous les suspects, et déclarait qu’il était nécessaire « de maintenir la Terreur à l’ordre du jour ».

Le prestige des dirigeants, non seulement le prestige personnel de Lénine, assurait l’autorité du Comité central. Le principe d’une direction individuelle était entièrement étranger au Parti. Le Parti désignait les hommes les plus populaires pour la direction, leur donnait sa confiance et son admiration, tandis qu’il gardait toujours la conviction que la direction réelle venait du Comité central pris dans son ensemble. Le triumvirat tira un avantage considérable de ces conditions qui insistaient sur la souveraineté du Comité central à l’égard d’une autorité individuelle quelconque. Staline, manœuvrier, centriste et éclectique par excellence, maître dans l’art d’administrer graduellement les petites doses, abusa cyniquement de cette confiance du Parti dans le Comité central pour son propre avantage.

A la fin de 1925, Staline parlait toujours des dirigeants à la troisième personne et dressait le Parti contre eux. Il recevait les applaudissements de la couche médiane de la bureaucratie, qui refusait de s’incliner devant un dirigeant quelconque. Pourtant, en réalité, c’est Staline lui-même qui était devenu dictateur. Il était un dictateur, mais il ne se sentait pas encore un chef, et personne ne le reconnaissait comme tel. Il était un dictateur non par la force de sa personnalité, mais par la puissance de l’appareil politique qui avait anéanti les vieux dirigeants. A une époque aussi éloignée qu’au seizième congrès, en 1930, Staline disait : « Vous demandez pourquoi nous avons expulsé Trotsky et Zinoviev ? Parce que nous ne voulons pas d’aristocrates dans le Parti, parce que nous ne reconnaissons qu’une loi dans le Parti et que tous les membres du Parti sont égaux en droits. » Il répéta ces mêmes paroles au dix-septième congrès, en 1934.

Il se servit de la droite comme d’un bélier contre l’opposition de gauche, car seule la droite avait un programme défini, des intérêts et des principes que le triomphe de l’opposition de gauche aurait mis en danger. Mais, quand il vit que l’exclusion de l’opposition de gauche provoquait de graves inquiétudes et mécontentements dans le Parti, et de l’irritation à l’égard de la droite triomphante, Staline comprit comment Il pourrait utiliser ce mécontentement pour se retourner contre les droitiers. Le conflit des forces de classe dans cette bataille entre droite et gauche le préoccupait moins que son rôle trompeur comme conciliateur ou comme l’élément pacificateur qui prétendait réduire au minimum le nombre inévitable des victimes et préserver le Parti d’un schisme. Dans son rôle de suprême arbitre, il lui avait été possible de rejeter la responsabilité des mesures sévères prises contre certains membres populaires du Parti tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre aile du Parti. Mais les classes ne peuvent pas être dupées. En tant que manœuvre, la politique pro-koulak de 1924-1928 était pire que criminelle, elle était absurde. On ne peut pas duper le koulak. Il juge d’après les impôts, les prix, les bénéfices, non d’après du bavardage et des déclamations ; il juge sur les faits, non sur les mots. La manœuvre ne peut jamais remplacer l’action et la réaction des forces de classe, au mieux, son utilité reste limitée, et il n’y a rien qui puisse mieux désintégrer la morale révolutionnaire d’un parti de masses que les manœuvres clandestines sans principes. Rien non plus n’est plus mortel pour le moral et le caractère des révolutionnaires individuels. La ruse militaire ne peut jamais remplacer la grande stratégie.

Dans une conversation avec moi une dizaine d’années après l’insurrection d’Octobre, Smilga me faisait remarquer que durant les cinq premières années du régime soviétique, il y avait une tendance dominante à atténuer les divergences - les lézardes étaient tamponnées, les anciennes blessures pansées, les adversaires se réconciliaient, etc., tandis que pendant les cinq années suivantes, celles qui partent de 1923, la méthode était renversée ; chaque lézarde était élargie, chaque divergence amplifiée et avivée, chaque blessure envenimée. Le Parti bolchéviste, dans son ancienne forme, avec ses anciennes traditions et son ancien effectif, devint de plus en plus opposé à la nouvelle couche dirigeante.

L’essence de Thermidor est dans cette contradiction. Stériles et absurdes sont les travaux de Sisyphe de ceux qui essayent de réduire tous les développements d’une période à quelques prétendus traits fondamentaux du Parti bolchéviste, comme si un parti politique était une entité homogène et un omnipotent facteur historique. Un parti politique n’est qu’un instrument historique temporaire, un des très nombreux instruments de l’histoire et aussi une de ses écoles. Le Parti bolchéviste s’assigna à lui-même le but de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Dans la mesure où ce parti accomplit cette tâche pour la première fois dans l’histoire et enrichit l’expérience humaine par cette conquête, il a rempli un prodigieux rôle historique. Seuls ceux qu’égare un goût pour la discussion abstraite peuvent exiger d’un parti politique qu’il soumette et élimine les facteurs beaucoup plus pondéreux que sont les masses et les classes qui lui sont hostiles. Les limitations du parti en tant qu’instrument historique s’expriment par le fait qu’à un certain point, à un moment donné, il commence à se désintégrer ; sous la tension de pressions intérieures et extérieures, des lézardes apparaissent, des fissures s’élargissent, des organes commencent à s’atrophier. Ce processus de décomposition se manifesta, très lentement d’abord en 1923, puis s’accéléra rapidement. Le vieux Parti bolchéviste et ses anciens cadres héroïques subirent le sort commun : secoué par des fièvres et des spasmes et des attaques atrocement pénibles, il finit par s’éteindre. Afin d’établir le régime appelé stalinien, ce qui était nécessaire n’était pas un parti bolchéviste, mais l’extermination du Parti bolchéviste.

De nombreux critiques, publicistes, correspondants, historiens, biographes, et quelques sociologues amateurs ont sermonné l’Opposition de gauche de temps à autre, à propos de ses erreurs de tactique, affirmant que sa stratégie ne correspondait pas aux exigences de la lutte pour le pouvoir. Mais cette façon même de poser la question est incorrecte. L’Opposition de gauche ne pouvait pas s’emparer du pouvoir, et ne l’espérait même pas - en tout cas ceux de ses dirigeants les plus réfléchis. Une lutte pour le pouvoir menée par l’Opposition de gauche, par une organisation marxiste révolutionnaire, ne peut se concevoir que dans les conditions d’un soulèvement révolutionnaire. Dans de telles conditions, la stratégie est basée sur l’agression, sur l’appel direct aux masses, sur une attaque de front contre le gouvernement. Nombreux étaient les membres de l’Opposition de gauche qui avaient joué un rôle important dans une bataille de cette nature et savaient de première main comment elle doit être menée. Mais au début des années vingt, il n’y eut pas de soulèvement révolutionnaire en Russie, tout au contraire ; dans de telles circonstances le déclenchement d’une lutte pour le pouvoir était hors de question.

Il faut se rappeler que dans les années de réaction, en 1908-1911, et plus tard, le Parti bolchéviste refusa de déclencher une attaque directe contre la monarchie et se borna au travail préparatoire à une offensive éventuelle en luttant pour le maintien des traditions révolutionnaires et pour la préservation de certains cadres, soumettant les événements à une infatigable analyse, et utilisant toutes les possibilités légales et semi-­légales pour éduquer les travailleurs les plus conscients. Placée dans des conditions identiques, l’Opposition de gauche ne pouvait agir autrement. En fait, les conditions de la réaction soviétique étaient infiniment plus difficiles pour l’opposition que les conditions tsaristes ne l’avaient été pour les bolchéviks. Mais, essentiellement, la tâche restait la même : préserver les traditions révolutionnaires, maintenir le contact entre les éléments avancés à l’intérieur du Parti, analyser le développement de la période thermidorienne, se préparer pour le prochain soulèvement révolutionnaire dans le monde aussi bien qu’en U.R.S.S. Un des dangers menaçant l’Opposition, c’était qu’elle sous-estimât ses forces et abandonnât la poursuite de sa tâche après quelques tentatives prématurées, dans lesquelles la fraction avancée se briserait nécessairement non seulement contre la résistance de la bureaucratie, mais aussi contre l’indifférence des masses. Concluant alors à l’impossibilité d’une action franche avec les masses, même avec leur avant-garde, l’Opposition pourrait être amenée à abandonner la lutte, attendant des temps plus favorables.

La révolution brise et démolit l’appareil du vieil Etat. C’est sa première tâche. Les masses prennent possession de l’arène politique. Elles décident, elles agissent, elles légifèrent à leur façon, qui n’a pas de précédent ; elles jugent, elles ordonnent. L’essence de la révolution c’est que la masse devient son propre organe exécutif. Mais quand les hommes qui l’ont animée quittent la scène, se replient vers leurs districts, se retirent dans leurs foyers, inquiets, désillusionnés, fatigués, l’arène tombe dans l’abandon, et sa désolation ne fait qu’augmenter à mesure que la nouvelle machine bureaucratique l’occupe. Naturellement, les nouveaux dirigeants, peu sûrs d’eux-mêmes et de la masse, sont pleins d’appréhension. C’est pourquoi, aux époques de réaction victorieuse, la machine militaro-policière joue un rôle beaucoup plus grand que sous l’ancien régime. Dans sa courbe, de la Révolution à Thermidor, la nature spécifique du Thermidor russe était déterminée par le rôle que le Parti y jouait. La Révolution française n’avait rien de ce genre à sa disposition. La dictature des Jacobins, en tant qu’elle était personnifiée par le Comité de salut public, ne dura qu’une année. Cette dictature avait un appui réel dans la Convention, qui était bien plus forte que les clubs et les sections révolutionnaires. Ici réside la contradiction classique entre le dynamisme de la révolution et son reflet parlementaire. Les éléments les plus actifs des classes participent à la lutte révolutionnaire qui oppose ouvertement les forces antagonistes. Les autres - les neutres, les passifs, les inconscients - semblent se mettre eux-mêmes hors du jeu. Au moment des élections, la participation s’élargit ; elle englobe une portion considérable de ceux qui ne sont que semi-passifs ou semi-indifférents. En temps de révolution, les représentants parlementaires sont infiniment plus modérés et pondérés que les groupes révolutionnaires qu’ils représentent. Afin de dominer la Convention, les Montagnards lui laissèrent, plutôt qu’aux éléments révolutionnaires du peuple, le gouvernement de la nation.

Malgré le caractère incomparablement plus profond de la Révolution d’Octobre, l’armée du Thermidor soviétique était recrutée essentiellement parmi les restes des anciens partis dirigeants et leurs représentants idéologiques. Les anciens grands propriétaires fonciers, les capitalistes, les avocats, leurs fils - c’est-à-dire ceux d’entre eux qui n’avaient pas fui à l’étranger - étaient incorporés dans la machine de l’Etat, et même une portion non négligeable dans le Parti, mais le plus grand nombre de ceux admis dans les appareils de l’Etat et du Parti étaient d’anciens membres des formations petites-bourgeoises - menchévistes et socialistes-révolutionnaires. Il faut ajouter à ceux-ci une énorme quantité de philistins purs et simples qui s’étaient mis à l’abri durant les époques tumultueuses de la Révolution et de la guerre civile, et qui, convaincus enfin de la stabilité du gouvernement soviétique, se vouaient avec une passion singulière à la noble tâche de s’assurer des emplois agréables et permanents, sinon au centre, au moins dans les provinces. Cette énorme racaille aux couleurs diverses était l’appui naturel du Thermidor.

Ses sentiments allaient du rose pâle à la pure blancheur. Les socialistes-révolutionnaires étaient, naturellement, prêts en tout temps, et de toutes les façons, à défendre les intérêts des paysans contre les menaces de ces bandits d’« industrialistes », tandis que les menchéviks, en gros, pensaient que plus de liberté et plus de terres devraient être données à la bourgeoisie paysanne, dont ils étaient devenus les porte-parole politiques. Les survivants de la grande bourgeoisie et des propriétaires fonciers, qui avaient trouvé leur voie vers des emplois gouvernementaux virent naturellement dans les paysans leur planche de salut. En tant que champions de leurs propres intérêts de classe, ils ne pouvaient s’attendre à des succès quelconques pour le temps présent et comprenaient parfaitement qu’ils avaient à passer par une période de défense de la paysannerie. Aucun de ces groupes ne pouvait ouvertement relever la tête. Ils avaient tous besoin de la coloration protectrice du Parti dirigeant et du bolchévisme traditionnel. La lutte contre la révolution permanente devint pour eux la lutte contre la consécration de l’anéantissement de leurs anciens privilèges. Il est naturel qu’ils aient accepté joyeusement pour être leurs dirigeants ceux des bolchéviks qui s’étaient dressés contre la révolution permanente.

L’économie avait pris un nouvel essor : un certain surplus apparut. Naturellement, il était concentré dans les villes et entièrement à la disposition des couches dirigeantes. Il ramena avec lui des théâtres, des restaurants et des cabarets. Des centaines de milliers d’hommes de diverses professions qui avaient passé les brûlantes années de la guerre civile dans une sorte de coma revivaient maintenant, s’étiraient et commençaient à prendre part à la restauration d’une vie normale. Ils étaient tous du côté des adversaires de la révolution permanente. Tous voulaient la paix, la croissance et le renforcement de la paysannerie, et aussi la prospérité accrue des établissements de plaisir dans les villes ; c’est cette permanence plutôt que celle de la révolution qu’ils recherchaient. Le professeur Oustryalov se demanda si la Nep (nouvelle économie politique) de 1921 était une « tactique » ou une « évolution ». Cette question troubla beaucoup Lénine. Le cours ultérieur des événements montra que la « tactique », grâce à une configuration spéciale des conditions historiques, devint source d’« évolution ». La retraite stratégique du parti révolutionnaire, fut utilisée comme point de départ de sa dégénérescence.

La contre-révolution s’installe quand l’écheveau des conquêtes sociales commence à se dévider ; il semble alors que le dévidage ne cessera plus. Cependant, quelque portion des conquêtes de la révolution est toujours préservée. Ainsi, en dépit de monstrueuses déformations bureaucratiques, la base de classe de l’U.R.S.S. reste prolétarienne. Mais n’oublions pas que ce processus de déroulement n’a pas encore été complété, et que l’avenir de l’Europe et du monde durant les prochaines décades n’a pas encore été décidé. Le Thermidor russe aurait certainement ouvert une nouvelle ère du règne de la bourgeoisie si ce règne n’était devenu caduc dans le monde entier. En tout cas, la lutte contre l’égalité et l’instauration de différenciations sociales très profondes n’ont pu jusqu’ici éliminer la conscience socialiste des masses, ni la nationalisation des moyens de production et de la terre, qui sont les conquêtes socialistes fondamentales de la Révolution. Bien qu’elle ait porté de graves atteintes à ces achèvements, la bureaucratie n’a pu s’aventurer encore à recourir à la restauration de l’appropriation privée des moyens de production. A la fin du dix-huitième siècle, la propriété privée des moyens de production était un facteur progressif de haute signification : elle avait encore l’Europe et le monde à conquérir. Mais aujourd’hui la propriété privée est le plus grand obstacle an développement normal des forces de production. Bien que par la nature de son nouveau mode de vie, de son conservatisme, de ses sympathies politiques, l’énorme majorité de la bureaucratie soit portée vers la petite bourgeoisie, ses racines économiques reposent grandement dans les nouvelles conditions de propriété. La croissance des relations bourgeoises menaçait non seulement la base socialiste de la propriété, mais aussi le fondement social de la bureaucratie ; elle pouvait avoir voulu répudier la perspective socialiste du développement en faveur de la petite bourgeoisie ; mais elle n’étai disposée en aucun cas à répudier ses propres droits et privilèges en faveur de cette même petite bourgeoisie C’est cette contradiction qui conduisit au conflit extrêmement vif qui éclata entre la bureaucratie et le koulaks.

C’est en cela que le Thermidor soviétique diffère radicalement de son prototype français. La dictature jacobine avait été nécessaire pour déraciner la société féodale et défendre le nouvel ordre social contre les attaques de l’ennemi du dehors. Cela fait, la tâche du régime thermidorien consista à créer les conditions nécessaires du développement de cette nouvelle société qui était bourgeoise, c’est-à-dire basée sur la propriété privée et la liberté du commerce dégagée de la plupart de ses entraves antérieures. La restauration d’une liberté du commerce limitée par la Nep en 1921 fut une retraite devant les exigences bourgeoises. Mais en fait ce commerce libre était si restreint qu’il ne pouvait saper les fondations du régime (la nationalisation des moyens de production) et les rênes du gouvernement restaient entre les mains des Jacobins russes qui avaient dirigé la Révolution d’Octobre. Même l’extension ultérieure de cette liberté commerciale en 1925 n’altéra pas la base du régime, bien que la menace devînt alors plus grande. La lutte contre le trotskisme était menée au nom du paysan, derrière lequel se cachaient le nepman vorace et le bureaucrate avide. Aussitôt que le trotskisme eut été vaincu, la location des terres fut légalisée, et sur toute la ligne le glissement du pouvoir de la gauche vers la droite devint manifeste, malgré les revirements occasionnels vers la gauche, car ceux-ci étaient toujours suivis de retours encore plus prononcés à droite. Dans la mesure où la bureaucratie utilisa ses balancements vers la gauche pour acquérir une accélération du mouvement pour chaque saut suivant à droite, le zigzag se développait régulièrement aux dépens des masses travailleuses et dans l’intérêt d’une minorité privilégiée, son caractère thermidorien est indéniable.

Jean-Jacques Rousseau nous enseigna que la démocratie politique était incompatible avec une trop grande inégalité. Les Jacobins, représentants de la masse petite-bourgeoise, étaient imprégnés de cet enseignement. La législation de la dictature jacobine, spécialement les lois du maximum, reposait sur cette conception. La législation soviétique également, qui bannissait l’inégalité même de l’armée. Sous Staline, tout cela a changé, et, aujourd’hui, l’inégalité n’est pas seulement sociale, mais économique. Elle a été favorisée par la bureaucratie, avec cynisme et effronterie, au nom de la doctrine révolutionnaire du bolchévisme. Dans sa campagne contre les critiques trotskistes du régime de l’inégalité, dans son agitation en faveur des taux différents de salaires, la bureaucratie invoqua les ombres de Marx et de Lénine, et chercha une justification de ses privilèges sous le couvert du paysan « moyen » travaillant dur et de l’ouvrier qualifié. Elle prétendit que l’Opposition de gauche essayait de priver le travail qualifié du salaire supérieur auquel il avait pleinement droit. C’était la même sorte de camouflage démagogique que celle pratiquée par le capitaliste et le propriétaire foncier versant des larmes de crocodile au nom du mécanicien qualifié, du petit commerçant entreprenant et du fermier toujours martyr. C’était une manœuvre habile de la part de Staline et elle trouva naturellement un appui immédiat chez les fonctionnaires privilégiés, qui, pour la première fois, virent en lui leur chef élu. Avec un cynisme sans bornes, l’égalité fut dénoncée comme un préjugé petit-bourgeois ; l’opposition était stigmatisée comme ennemi principal du marxisme et grand pécheur contre les évangiles de Lénine. Vautrés dans des autos, techniquement propriété du prolétariat, dans leur voyage aux villes d’eaux, elles aussi propriété du prolétariat, les bureaucrates riaient follement en s’écriant : « Pourquoi nous sommes-nous battus ? » Cette phrase ironique fut très populaire à l’époque. La bureaucratie avait respecté Lénine, mais elle avait toujours trouvé sa main puritaine plutôt irritante. Une épigramme courante en 1926-1927 caractérisait son attitude à l’égard de l’Opposition unifiée : « On tolère Kaménev, mais on ne le respecte pas. On respecte Trotsky, mais on ne le tolère pas. On ne tolère ni ne respecte Zinoviev. » La bureaucratie cherchait un chef qui fût le premier parmi des égaux. La fermeté de caractère de Staline et son esprit borné lui inspiraient confiance. « Nous ne craignons pas Staline, disait lénoukidzé à Sérébriakov. Aussitôt qu’il voudra prend de grands airs, nous l’éliminerons. » Mais, en fin compte, c’est Staline qui les « élimina ».

Le Thermidor français, déclenché par des Jacobins de gauche, se retourna finalement en réaction contre tous les Jacobins. « Terroristes », « Montagnards », « Jacobins » devinrent des termes d’injure. Dans les provinces, les arbres de la liberté étaient abattus et la cocarde tricolore foulée aux pieds. De telles pratiques étaient inconcevables dans la République soviétique. Le parti totalitaire renfermait en lui tous les éléments indispensables de la réaction, qu’il mobilisait sous la bannière officielle de la Révolution d’Octobre. Le Parti ne tolérait aucune compétition, pas même dans la lutte contre ses ennemis. La lutte contre les trotskistes ne se transforma pas en lutte contre les bolchéviks parce que le Parti avait absorbé cette lutte dans sa totalité, lui avait fixé certaines limites et la menait au nom du bolchévisme.

Aux yeux des naïfs, la théorie et la pratique de la troisième période semblent réfuter la théorie de la période thermidorienne de la Révolution russe. En fait, elles ne font que la confirmer. La substance de Thermidor était, est et ne pouvait manquer d’être sociale en son caractère. Elle représentait la cristallisation d’une nouvelle couche privilégiée, la création d’un nouveau substratum pour la classe économiquement dominante. Deux prétendants ambitionnaient ce rôle : la petite bourgeoisie et la bureaucratie elle-même. Elles devaient lutter coude à coude dans la bataille pour briser la résistance de l’avant-garde prolétarienne. Quand cette tâche eut été accomplie, une lutte sauvage se déchaîna entre elles. La bureaucratie prit peur de son isolement, de son divorce d’avec le prolétariat. Seule elle était incapable d’écraser le koulak et pas davantage la petite bourgeoisie, qui avait crû et continuait de croître sur la base de la Nep, il lui fallait l’aide du prolétariat. De là ses efforts concertés pour présenter sa lutte contre la petite bourgeoisie pour les excédents et pour le pouvoir comme la lutte du prolétariat contre des tentatives de restauration capitaliste.

L’analogie avec le Thermidor français s’arrête ici. La nouvelle base sociale de l’Union soviétique devint dominante. Maintenir la nationalisation des moyens de production et de la terre, c’est une loi de vie ou de mort pour la bureaucratie, car c’est la source sociale de sa position dominante. Ce fut la raison de sa lutte contre le koulak. La bureaucratie ne pouvait la mener, et la mener jusqu’au bout, qu’avec l’appui du prolétariat. Qu’elle ait réussi à obtenir cet appui, rien ne le prouve mieux que l’avalanche de capitulations de représentants de la nouvelle opposition. La lutte contre le koulak, la lutte contre l’aile droite - c’étaient les mots d’ordre officiels de cette période - apparurent aux ouvriers et à beaucoup d’oppositionnels de gauche comme une renaissance de la dictature du prolétariat et de la révolution socialiste. Nous les avertîmes à l’époque : il ne s’agit pas seulement de ce qui est fait, mais aussi de qui le fait. Dans les conditions de la démocratie soviétique, c’est-à-dire du gouvernement des travailleurs, la lutte contre les koulaks n’aurait pu assumer une forme semblable à celle qu’elle prit alors : convulsive, paniquarde et bestiale, et elle aurait dû conduire à une élévation générale du niveau économique et culturel des masses sur la base de l’industrialisation. Mais la lutte de la bureaucratie contre le koulak n’était qu’un combat mené sur le dos des travailleurs ; et puisque aucun des combattants n’avait confiance dans les masses, puisque tous deux les craignaient, la lutte revêtit un caractère désordonné et meurtrier. Grâce à l’appui du prolétariat, elle se termina par une victoire pour la bureaucratie mais une victoire qui ne pouvait accroître le poids spécifique du prolétariat dans la vie politique du pays.

Pour comprendre le Thermidor russe, il est indispensable de se faire une idée exacte du rôle du Parti en tant que facteur politique. Il n’y avait rien qui ressemblât, même de loin, au Parti bolchéviste dans la Révolution française. Pendant la période thermidorienne, il y avait en France divers groupes sociaux sous diverses étiquettes politiques qui se dressèrent l’un contre l’autre au nom d’intérêts sociaux déterminés. Les Thermidoriens s’attaquèrent aux Jacobins en les qualifiant de terroristes. La jeunesse dorée soutint les thermidoriens sur la droite, les menaçant en même temps. En Russie, ces divers processus, conflits et unions étaient recouverts du nom du parti unique.

Extérieurement, ce même parti unique célébrait les étapes de son existence au commencement du gouvernement soviétique et vingt ans plus tard, recourant aux mêmes méthodes au nom des mêmes buts : la préservation de sa pureté politique et de son unité. En fait, le, rôle du Parti et le rôle des épurations avaient été radicalement modifiés. Dans les premiers temps du pouvoir soviétique, le vieux parti révolutionnaire se débarrassait de ses arrivistes ; parallèlement, les comités étaient composés d’ouvriers révolutionnaires. Les aventuriers, ou arrivistes, ou les simples canailles qui tentaient d’obtenir des postes gouvernementaux étaient jetés par-dessus bord. Mais les épurations des récentes années furent, au contraire, entièrement dirigées contre les vieux révolutionnaires. Les organisateurs de ces épurations étaient les pires bureaucrates et les fonctionnaires les plus médiocres du Parti. Les victimes des épurations étaient les hommes les plus loyaux, les plus dévoués aux traditions révolutionnaires, et, avant tout, la génération des aînés révolutionnaires, les éléments vraiment prolétariens. La signification sociale des épurations a changé essentiellement, mais ce changement est masqué par le fait que les épurations ont été opérées par le même Parti. En France, nous voyons, dans des circonstances correspondantes, le mouvement tardif des districts petits-bourgeois et ouvriers contre les sommets de la petite et de la moyenne bourgeoisie, représentés par les thermidoriens, et aidés par les bandes de la jeunesse dorée.

Aujourd’hui, ces bandes mêmes de la jeunesse dorée sont dans le Parti et dans la Jeunesse communiste. Elles constituent les détachements de combat, recrutés parmi les fils de la bourgeoisie, jeunes privilégiés résolus à défendre leur position privilégiée et celle de leur famille. Il suffira de souligner le fait que, à la tête de la Jeunesse communiste, pendant de nombreuses années, se trouvait Kossarev, connu de tous comme moralement dégénéré, et qui abusait de sa haute situation pour réaliser ses visées personnelles ; tout son appareil se composait d’hommes du même type. Telle était la jeunesse dorée du Thermidor russe. Son incorporation directe dans le Parti masquait sa fonction sociale comme détachement de combat des privilégiés contre les ouvriers et les opprimés. La jeunesse dorée soviétique criait : « A bas le trotskisme ! Vive le Comité central léniniste ! » exactement comme la jeunesse dorée du Thermidor français criait : « A bas les Jacobins ! Vive la Convention ! »

Les Jacobins se maintinrent surtout grâce à la pression de la rue sur la Convention. Les Thermidoriens, c’est-à-dire les Jacobins déserteurs, tentèrent d’employer la même méthode, mais pour des fins opposées. Ils commencèrent à organiser des fils bien habillés de la bourgeoisie, d’anciens sans-culottes. Ces membres de la jeunesse dorée, ou simplement les « jeunes », comme les appelait avec indulgence la presse conservatrice, devinrent un facteur si important de la politique nationale que, à mesure que les Jacobins étaient expulsés de leurs postes administratifs, ces « jeunes » prenaient leur place. Un processus identique se poursuit encore actuellement dans l’Union soviétique. En fait, il s’est considérablement développé sous Staline.

La bourgeoisie thermidorienne se caractérisait par une haine profonde des Montagnards, car ses propres dirigeants avaient été pris parmi les hommes qui avaient été à la tête des sans-culottes. La bourgeoisie, et avec elle les thermidoriens, redoutaient avant tout un nouveau soulèvement populaire. C’était précisément pendant cette période que se formait pleinement, dans la bourgeoisie française, la conscience de classe ; elle détestait les Jacobins et les demi-Jacobins d’une haine enragée - comme des traîtres à ses intérêts les plus sacrés, comme des déserteurs passés à l’ennemi, comme des renégats. La source de la haine de la bureaucratie soviétique pour les trotskistes a le même caractère social. Ici, nous voyons des membres de la même couche, du même groupe dirigeant, de la même bureaucratie privilégiée, qui renoncent à leurs postes pour lier leur destin à celui des sans-culottes, des déshérités, des prolétaires, des paysans pauvres. Toutefois, la différence réside en ce fait que la bourgeoisie française était déjà constituée avant la grande révolution, elle brisa sa coquille politique au sein de l’Assemblée constituante ; mais elle avait à passer par la période de la Convention et de la dictature jacobine afin de pouvoir cohabiter avec ses ennemis, tandis que, durant la période thermidorienne, elle restaura sa tradition historique. La caste dirigeante soviétique, elle, se composait entièrement de bureaucrates thermidoriens, recrutés non seulement dans les rangs bolchévistes, mais aussi dans les partis petits-bourgeois et bourgeois, et ces derniers avaient de vieux comptes à régler avec les « fanatiques » du bolchévisme.

Thermidor reposait sur un fondement social. C’était une question de pain, de viande, de logement et, si possible, de luxe. L’égalité jacobine bourgeoise, qui revêtit la forme de la réglementation du maximum, restreignait le développement de l’économie bourgeoise et l’extension du bien-être bourgeois. Sur ce point, les thermidoriens savaient parfaitement bien ce qu’ils voulaient ; dans la Déclaration des droits, ils exclurent le paragraphe essentiel, « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » A ceux qui demandèrent le rétablissement de cet important paragraphe jacobin, les thermidoriens répondirent qu’il était équivoque et par suite dangereux ; naturellement les hommes étaient égaux en droits, mais non dans leurs aptitudes et dans leurs biens. Thermidor était une protestation directe contre le caractère spartiate et contre l’effort vers l’égalité.

On trouve la même motivation sociale dans le Thermidor soviétique. La question primordiale était d’en finir avec les limitations spartiates de la première période de la Révolution. Mais il s’agissait aussi de consacrer les privilèges croissants de la bureaucratie. Il ne s’agissait nullement d’instaurer un régime économique libéral ; les concessions dans cette direction étaient temporaires et durèrent bien moins longtemps qu’on ne l’avait prévu. Un régime libéral sur la base de là propriété privée signifie la concentration de la richesse entre les mains de la bourgeoisie, spécialement de ses sommets. Les privilèges de la bureaucratie ont une origine différente. La bureaucratie s’attribue cette part du revenu national qu’elle peut s’assurer soit par l’exercice de sa force ou de son autorité, soit par une intervention directe dans les rapports économiques. En ce qui concerne le surplus de la production nationale, la bureaucratie et la petite bourgeoisie, d’alliées qu’elles étaient, devinrent très vite ennemies. Le contrôle du surplus ouvrit, pour la bureaucratie, la route du pouvoir.

Notes

[1] Le nom collectif péjoratif okhvostiyé (suppôts) vient du mot khvost (queue). (N..d.T.)

Léon Trotsky dans "Staline"

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  • « On m’a demandé plus d’une fois, on me demande encore : Comment avez-vous pu perdre le pouvoir ? Le plus souvent, cette question montre que l’interlocuteur se représente assez naïvement le pouvoir comme un objet matériel qu’on aurait laissé tomber, comme une montre ou un carnet qu’on aurait perdu. En réalité, lorsque des révolutionnaires qui ont dirigé la conquête du pouvoir arrivent à le perdre « sans combat » ou par catastrophe à une certaine étape, cela signifie que l’influence de certaines idées et de certains états d’âme est décroissante dans la sphère dirigeante de la révolution, ou bien que la décadence de l’esprit révolutionnaire a lieu dans les masses mêmes, ou bien enfin que l’un et l’autre milieu sont à leur déclin.

    Les cadres dirigeants de ce parti sortis de l’action clandestine étaient animés par des tendances révolutionnaires que les leaders de la première période de la révolution formulèrent le plus clairement et le mieux, qu’ils mirent en pratique le plus complètement et avec le plus de succès. C’est cela qui, précisément, fit d’eux les leaders du parti, et par l’intermédiaire du parti, les leaders de la classe ouvrière et, par la classe ouvrière, les conducteurs du pays. C’est par cette voie que certains hommes concentrèrent le pouvoir entre leurs mains.

    Mais les idées de la première période de la révolution perdaient insensiblement de leur influence sur les esprits de la sphère du parti qui possédaient le pouvoir immédiat pour gouverner le pays. Dans le pays même, des processus avaient lieu que l’on peut englober sous le terme général de réaction. Ces processus atteignirent plus ou moins la classe ouvrière, et notamment, les éléments ouvriers du parti. La sphère qui composait l’appareil du pouvoir eut alors des desseins nouveaux, distincts, auxquels elle s’efforça de subordonner la révolution. Entre les leaders qui traçaient la ligne historique de la classe et qui savaient voir par-dessus l’appareil, et cet appareil lui-même —énorme, lourd à manier, de composition hétérogène, qui absorbe facilement le communiste moyen,— une disjonction commença à s’esquisser. D’abord elle fut de caractère plus psychologique que politique. Les journées de la veille étaient encore trop récentes. Les mots d’ordre d’Octobre ne s’étaient pas encore effacés dans les mémoires. L’autorité personnelle des leaders de la première période était grande. Mais, sous le couvert des formes traditionnelles, une nouvelle psychologie se formait. Les perspectives internationales s’estompaient. Le travail quotidien absorbait totalement les hommes. De nouvelles méthodes, qui devaient servir à atteindre les buts fixés naguère, créaient de nouveaux desseins et, avant tout, une nouvelle psychologie. Pour nombre et nombre de gens, une situation temporaire apparut comme une station terminus. Un type nouveau se forma.

    Les révolutionnaires, en fin de compte, sont faits de la même matière sociale que tous les autres hommes. Mais ils doivent avoir certaines particularités personnelles saillantes qui ont permis au processus historique de les distinguer des autres et de les grouper séparément. La vie commune, le travail théorique, la lutte sous un certain drapeau, la discipline collective, la trempe acquise sous le feu des dangers forment peu à peu le type révolutionnaire. On a pleinement le droit de parler du type psychologique du bolchevik pour l’opposer, par exemple, à celui du menchévik. Avec une suffisante expérience, on distingue même, à vue d’oeil, un bolchevik d’un menchévik, et le pourcentage des erreurs n’est pas élevé.

    Cela ne signifie pourtant pas que, dans un bolchevik, tout ait toujours été du bolchevisme.

    Transformer une certaine conception du monde en chair et en os, lui subordonner tous les aspects de sa conscience et combiner avec elle un monde de sentiments personnels —cela n’est pas donné à tous, c’est plutôt le privilège d’un petit nombre. Dans la masse ouvrière, cela est compensé par l’instinct de classe qui, dans les époques critiques, atteint à une grande subtilité.

    Il y a, cependant, dans le parti et dans l’Etat, un grand nombre de révolutionnaires qui, quoique sortis en majorité de la masse, se sont depuis longtemps détachés d’elle et qui, par leur situation, s’opposent à elle. L’instinct de classe, en eux, s’est déjà évaporé. D’autre part, il leur manque une stabilité théorique et la largeur de vue pour embrasser le processus dans son ensemble. Dans leur psychologie, il subsiste un bon nombre d’endroits non défendus, à travers lesquels —lorsque la situation change— pénètrent librement des influences idéologiques hétérogènes et hostiles.

    Dans les périodes de lutte clandestine, de soulèvements, de guerre civile, les éléments de cette sorte n’étaient que des soldats du parti. Dans leur conscience, une seule corde résonnait, et elle était au diapason du parti. Mais lorsque la tension fut moindre, lorsque les nomades de la révolution en vinrent à se fixer sur place, en eux se réveillèrent, s’animèrent et se développèrent les traits de caractère de l’homme du commun, les sympathies et les goûts de fonctionnaires contents d’eux-mêmes.

    Fréquemment, certaines observations qui échappaient à Kalinine, à Vorochilov, à Staline, à Rykov, donnèrent de l’inquiétude. D’où cela vient-il ? me demandai-je. De quel trou cela sort-il ? Arrivant à telle ou telle séance, je trouvais des groupes en conversations qui cessaient souvent en ma présence. Dans ces causeries il n’y avait rien qui fût dirigé contre moi. Il n’y avait rien de contraire aux principes du parti. Mais l’état d’esprit était celui d’une tranquillisation morale, de la satisfaction de soi-même, d’un contentement trivial. Les gens éprouvaient tout à coup le besoin de se confesser entre eux de ce nouvel état d’esprit, et il est à propos de dire que les bavardages malveillants prenaient là leur large place. Auparavant, ces hommes en auraient éprouvé de la gêne non seulement devant Lénine et moi, mais devant eux-mêmes. Quand la vulgarité se révélait, par exemple dans une parole de Staline, Lénine, sans relever sa tête penchée très bas sur un papier, promenait de côté et d’autre un regard en-dessous, comme pour voir si quelqu’un d’autre que lui avait compris à quel point le propos de Staline était intolérable. En de tels cas, il suffisait d’un bref coup d’oeil ou d’une intonation pour que notre solidarité à Lénine et à moi nous apparût incontestable dans ces jugements psychologiques. Si je n’ai pas pris part aux distractions qui entraient de plus en plus dans les moeurs de la nouvelle sphère dirigeante, ce n’est pas par moralité ; c’est simplement parce que je n’avais pas envie de subir les épreuves du pire ennui. Aller en visite les uns chez les autres, être assidu à des représentations de ballets, assister à des beuveries collectives dans lesquelles on médisait des absents, cela ne me séduisait pas du tout. La nouvelle sphère supérieure sentait que ce genre de vie ne me convenait pas. Elle ne tâchait même pas de m’y engager. C’est pour cette même raison que bien des causeries de groupes cessaient dès que j’apparaissais et que les causeurs se séparaient, un peu confus pour eux-mêmes, avec une certaine hostilité à mon égard. Et cela marqua, si l’on veut, que je commençais à perdre le pouvoir.

    Je me borne ici au côté psychologique de l’affaire, laissant à part les dessous sociaux, c’est-à-dire les modifications anatomiques de la société révolutionnaire. En fin de compte, ce sont, bien entendu, ces modifications qui décident. Mais on est obligé de prendre un contact immédiat avec leurs reflets psychologiques. Les événements internes se développaient relativement lentement, facilitant les processus moléculaires de la dégénérescence de la sphère supérieure et ne laissant presque pas de place pour que les deux positions inconciliables pussent s’affronter devant les masses. A cela, il faut encore ajouter que le nouvel état d’esprit resta longtemps et reste encore masqué par des formules traditionnelles. Il n’en était que plus difficile de déterminer jusqu’à quelle profondeur allait le processus de dégénérescence. Le complot de Thermidor, à la fin du XVIIIe siècle, préparé par la marche même de la révolution, avait éclaté d’un seul coup et avait pris la forme d’un dénouement sanglant. Notre Thermidor à nous traîna en longueur. La guillotine fut remplacée, du moins pour un laps de temps qu’on ne saurait déterminer, par le mensonge. La falsification du passé, systématique, organisée selon la méthode de la « chaîne », devint l’instrument d’une transformation de l’armement idéologique du parti officiel. La maladie de Lénine, et l’expectative où l’on se tenait pour le cas où il reviendrait à la direction, créèrent une situation provisoire indéterminée qui dura, avec un intervalle, près de deux ans. Si le mouvement révolutionnaire avait été en période ascendante, les atermoiements auraient profité à l’opposition. Mais la révolution essuyait alors, dans le plan international, défaites sur défaites, et les ajournements profitèrent au réformisme national, fortifiant automatiquement la bureaucratie de Staline contre moi et mes amis politiques. La campagne engagée contre la théorie de la révolution permanente, campagne due à de vrais philistins, à des ignorants, persécution tout simplement bête, provint précisément de ces sources psychologiques. Jacassant devant une bouteille ou revenant d’un spectacle de ballets, tel fonctionnaire content de lui-même, disait à tel autre non moins satisfait : « Trotsky n’a en tête que la révolution permanente. » A cela se rattachent les accusations qui ont été portées contre moi de n’avoir pas le sentiment de l’équipe, d’être un individualiste, un aristocrate. « On ne peut pas tout faire et agir tout le temps pour la révolution ; il faut aussi songer à soi »— cet état d’esprit se traduisait ainsi : « A bas la révolution permanente ! » La protestation élevée contre les exigences théoriques du marxisme et les exigences politiques de la révolution prenaient graduellement, pour ces gens-là, la. forme d’une lutte contre le « trotskysme ». Sous cette enseigne, le petit bourgeois se dégageait dans le bolchevik. Voilà en quoi consista la perte par moi du pouvoir, et ce qui détermina les formes dans lesquelles cette perte eut lieu.

    J’ai raconté comment, sur son lit de mort, Lénine avait dirigé son coup contre Staline et ses alliés, Dzerjinsky et Ordjonikidzé. Lénine appréciait hautement Dzerjinsky. Il y eut entre eux un refroidissement lorsque Dzerjinsky comprit que Lénine ne le jugeait pas capable de diriger un travail d’économie. C’est précisément ce qui poussa Dzerjinsky dans la direction de Staline. Alors, Lénine estima nécessaire de frapper sur Dzerjinsky comme sur l’appui de Staline. Quant à Ordjonikidzé, Lénine voulait l’exclure du parti pour avoir démontré des qualités de général-gouverneur. Le billet dans lequel Lénine promettait aux bolcheviks de Géorgie de les soutenir sans réserves contre Staline, Dzerjinsky et Ordjonikidzé, était adressé à Mdivani. Le sort de ces quatre montre le plus clairement quel revirement a été fait par la fraction stalinienne dans le parti. Après la mort de Lénine, Dzerjinsky fut placé à la tête du conseil supérieur de l’économie publique, c’est-à-dire à la tête de toute l’industrie d’Etat. Ordjonikidzé, que Lénine voulait exclure du parti, fut mis à la tête de la commission centrale de contrôle. Staline ne resta pas seulement, malgré Lénine, secrétaire général du parti, mais il obtint de l’appareil des pouvoirs inouïs. Enfin, Boudou Mdivani, avec qui Lénine se solidarisait contre Staline, est actuellement enfermé dans la prison de Tobolsk. Le même « regroupement » a été fait dans toute la direction du parti, du haut en bas. Bien plus : dans tous les partis de l’Internationale sans exception. Entre l’époque des épigones et celle de Lénine, il n’y a pas seulement un abîme idéologique, il y a aussi un changement d’organisation très achevé.

    Staline a été l’instrument principal de cette transformation. Il a du sens pratique, de la persévérance, de l’insistance dans la poursuite des buts qu’il s’est assignés. L’étendue de ses vues politiques est extrêmement limitée. Son niveau théorique est tout à fait primitif. Son ouvrage de compilateur, Les Bases du Léninisme, dans lequel il a essayé de payer son tribut aux traditions théoriques du parti, foisonne en erreurs d’écolier. Comme il ne connaît pas les langues étrangères, il est forcé de suivre la vie politique des autres pays uniquement d’après ce qui lui en est rapporté. Par sa formation d’esprit, cet empirique entêté manque d’imagination créatrice. Pour la sphère supérieure du parti (dans les cercles plus larges, on ne le connaissait pas en général) il a toujours paru créé pour jouer des rôles de deuxième et de troisième ordre. Et le fait qu’il joue maintenant le premier rôle est caractéristique, non pas tant pour lui que pour la période transitoire du glissement politique. Déjà Helvétius disait : « Toute époque a ses grands hommes, et, quand elle ne les a pas, elle les invente. » Le stalinisme est, avant tout, le travail automatique d’un appareil sans personnalité au déclin de la révolution...

    La calomnie ne peut être une force que si elle correspond à un besoin historique. Je me disais en moi-même : il y a donc quelque chose de changé dans les rapports sociaux ou dans les opinions politiques si la calomnie trouve de si formidables débouchés. Il faut analyser à fond le contenu de la calomnie. Etant alité, j’en avais suffisamment le temps. D’où venait que l’on accusât Trotsky de chercher à « dépouiller le moujik » —formule que les agrariens réactionnaires, les socialistes-chrétiens et les fascistes dirigent toujours contre les socialistes et, d’autant plus, contre les communistes ? D’où venait cette persécution furieuse contre l’idée marxiste de la révolution permanente ? D’où venait cette fanfaronnade nationaliste, la promesse d’édifier le socialisme dans un seul pays ? Quelles étaient les couches de la population qui réclamaient de telles fadaises réactionnaires ? Enfin, d’où venait, et pourquoi, cet abaissement du niveau théorique, cet abêtissement politique ? Je feuillette dans mon lit mes articles d’autrefois et je tombe sur les lignes suivantes, écrites par moi, en 1909, lorsque la réaction stolypinienne battait son plein :

    « Lorsque la courbe du développement historique est ascendante, l’opinion publique devient plus pénétrante, plus hardie, plus intelligente. Elle saisit au vol les faits et c’est au vol qu’elle les rattache par le fil de la généralisation... Mais lorsque la courbe politique est en décroissance, la sottise s’empare de l’opinion. Le précieux talent de la généralisation politique disparaît on ne sait où, sans laisser de traces. La sottise devient insolente, montre les dents et se moque de toute tentative de généralisation. Sentant qu’elle a du champ derrière elle, elle commence à instrumenter par ses propres moyens. » Un des principaux moyens qu’elle emploie, c’est la calomnie.

    Je me dis : nous passons par une période de réaction. Ce qui a lieu, c’est un déplacement politique des classes, c’est une modification dans la conscience des classes. Après la grande tension, il y a reflux. Jusqu’à quel point ira-t-il ? En tout cas, il n’ira pas jusqu’à l’extrême. Mais nul ne saurait indiquer d’avance la limite. Elle sera déterminée dans la lutte des forces intérieures. Il importe avant tout de comprendre ce qui se passe. Les profonds processus moléculaires de la réaction se font jour. Ils essaient de liquider ou du moins d’affaiblir l’état de dépendance de l’opinion publique à l’égard des idées, des mots d’ordre et des figures vivantes d’Octobre. Voilà le sens de ce qui se passe. Ne tombons pas dans le subjectivisme. Ne faisons pas les capricieux, ne nous vexons pas à constater que l’histoire mène son affaire par des voies compliquées et embrouillées. Comprendre ce qui se passe, c’est déjà assurer à moitié la victoire. Rira bien qui rira le dernier. »

    Léon Trotsky

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