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La société des castes en débat

dimanche 29 juin 2014, par Robert Paris

La société des castes en débat

De nombreux lecteurs nous ont demandé, notamment suite à la dernière réunion ouverte de La Voix des Travailleurs à Paris, d’ouvrir un débat sur la société des castes, trouvant que ce thème était important, non seulement en Afrique ou en Inde mais dans le monde entier. Nous pouvons résumer ainsi les questions diverses qu’ils ont posées et qui sont diverses et souvent d’opinions opposées :

 On ne peut pas, de l’extérieur, être contre la société de castes, car c’est aux populations de décider elles-mêmes de leur propre sort et non aux occidentaux, soi disant supérieurs, de dicter leur mode de vie.

 De manière quasi diamétralement opposée, cet autre lecteur affirme que l’on ne peut pas au XXIème siècle être encore favorable à la société de castes qui nie les droits de l’individu, notamment ceux des castes inférieures et des femmes, qui impose un véritable racisme à leur égard et interdit toute évolution sociale en justifiant cette fixité par des motifs religieux ou mystiques.

 Un autre écrit : je n’ai pas connu la société des castes et j’ignore comment elle fonctionne et pourquoi mais je ne vois pas la raison d’accepter un tel système dans lequel l’individu est prédéterminé en fonction de sa naissance, ne peut pas faire n’importe quel travail, ne peut pas se marier avec n’importe qui.

 Est-ce que le maintien dans certaines régions du monde de la société des castes ne prouve pas que c’est un choix profond des populations qui correspond à leur culture ou à leur être social et pourquoi voudrait-on balayer toutes les traces des anciennes civilisations sous prétexte de la modernité de la société dominante ?

 Je pense qu’on doit militer contre les castes car elles divisent violemment les peuples, oppriment les femmes et imposent notamment l’excision en Afrique, dit cet autre lecteur.

 Est-ce que les castes sont nées partout dans le monde et est-ce qu’elles auraient eu un rôle historique particulier en Inde et en Afrique qui expliquerait leur maintien dans ces régions ?

 Y a-t-il un seul système des castes dans le monde ou plusieurs et qu’est-ce qu’il y a alors de commun entre des sociétés différentes pour parler de castes à propos des unes et des autres ?

 Comment peut-on combattre la société des castes sachant que les vieilles sociétés, comme celle des castes, ne mettent pas moins de moyens violents pour ne pas être contestées que les sociétés de classe qui sont plus modernes ?

 Faut-il préférer les classes aux castes, sachant que les classes correspondent à l’exploitation de l’homme par l’homme à but économique alors que les castes correspondent plutôt à un mode de croyances et de relations humaines ?

 Tous les racismes ne doivent-ils pas être combattus de manière radicale et celui des castes qui consiste à écarter et mépriser les castes inférieures n’est-il pas un apartheid comme un autre ? N’oublions pas que les basses castes sont celles des esclaves ou des domestiques !

 Considérez-vous que le capitalisme ou le communisme aient le droit d’imposer leurs vues au point que les peuples n’aient qu’à s’incliner si ces systèmes prétendant à la domination affirment vouloir supprimer la vieille société de castes ? Dans ce cas, pourquoi parler de démocratie capitaliste ou de « socialisme qui sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » ?

 Où a-t-il existé des castes ? Est-ce dans le monde entier ? Qu’y avait-il de particulier là où elles ont existé ou subsisté ?

 Quel rapport entre castes et classes ? Doivent-elles s’éliminer mutuellement ou peuvent-elles coexister ? Quel est alors leur rôle respectif ?

 Faut-il considérer que les castes sont plus arriérées humainement ou socialement que les classes sous le simple prétexte que les castes sont plus anciennes ? Quelle est la base de tels jugements de valeur ? La morale ? L’efficacité économique ? La valeur humaine des relations sociales ?

 Pourquoi ceux qui ne vivent pas dans une société de castes s’adjugent des droits et devoirs de juger si ceux qui y vivent ont raison ou tort de l’accepter ?

Introduction

C’est un petit échantillon des prises de positions diverses et débats que nous avons eu entre nous ou dont nous avons eu connaissance. Nous n’allons bien entendu pas répondre de manière définitive ni irréversible à de tels questionnements passionnants et nous ne faisons que donner notre avis pour participer au débat déjà bien engagé.

Nous n’intervenons nullement en tant que des spécialistes de l’histoire, de l’anthropologie, des religions, des sociétés, ni spécialistes de quoi que ce soit d’ailleurs. Nous sommes simplement passionnés de la compréhension du monde et nous considérons comme engagés dans l’œuvre de l’homme pour la transformation du monde. C’est ainsi que nous ne sommes nullement des observateurs passifs des combats des êtres humains mais partie prenante de ceux-ci. Nous sommes engagés dans la lutte qui vise à bâtir une nouvelle société humaine, sans exploitation et sans oppression, nouvelle société rendue indispensable par la chute historique du capitalisme dans laquelle l’Histoire nous plonge. Ainsi, nous n’apprenons pas sans émotion que les opprimés avaient déjà, il y a des milliers d’années, renversé les pharaons d’Egypte dans une révolution sociale et politique. Nous considérons que les révolutionnaires qui ont renversé le tribalisme, l’esclavage, le féodalisme, la monarchie, les empires, le colonialisme et j’en passe, sont nos frères. Nous ne prétendons à aucune forme de prétendue objectivité historique et sommes partie prenante des combats du passé pour changer le monde, comme des combats actuels ou futurs. Nous nous revendiquons du fait de reconstruire ainsi le passé, car l’homme a toujours besoin de reconstruire son passé pour préparer son avenir. Tant pis pour les conceptions de l’Histoire académique qui sont très loin de tout cela ! On ne demande pas aux professionnels de la société bourgeoise de défendre notre point de vue. Qu’ils ne nous demandent pas d’adopter le leur ! C’est pour cela que nous n’avons pas, nous communistes révolutionnaires prolétariens (attention, ce qui précède n’est ni diplômes, ni vertus, ni médailles, ni définitions mais juste un début de clarification politique), à comparer les modes de vie des diverses époques en donnant plus de crédit à tel ou tel. Nous n’avons pas besoin de repeindre en rose une époque passée ou présente. Nous sommes simplement partie prenante de la grande transformation révolutionnaire de l’Histoire. Nous ne disons pas, par exemple, que le mode de vie du monde capitaliste soit meilleur en soi que le mode de vie d’une société de castes. Nous sommes du côté des classes exploitées et opprimées qui se battent et renversent l’ordre social, qu’il soit celui de castes ou de classes. Les révolutions bourgeoises, à leurs débuts, ont renversé l’ordre féodal, mais aussi l’ordre tribal, l’ordre ethnique. Quand la bourgeoisie, installée dans le pouvoir, a cessé de prendre la tête des révolutions (et est devenue contre-révolutionnaire, étant menacée par le prolétariat), elle a cessé de révolutionner le monde, s’est accommodée des anciens modes de relations, a cautionné (tout en les transformant au contact de son système) toutes ces anciennes conceptions sociales, les a même parfois investies de tâches nouvelles en leur donnant des moyens nouveaux de se perpétrer. Nous n’avons pas à compter dorénavant sur le monde bourgeois pour transformer le monde ni à soutenir la manière dont il le fait. Nous n’avons pas soutenu la bourgeoisie écrasant les peuples indiens d’Amérique par exemple. Nous n’avons pas non plus à établir une hiérarchie des diverses civilisations ni à prétendre que la civilisation capitaliste serait plus libre, plus heureuse ou plus humaine. Nous avons ainsi montré que, sur bien des plans, la société des chasseurs-cueilleurs était plus humaine et plus ouverte que la société des agriculteurs qui lui a succédé. L’Histoire n’est nullement un développement linéaire vers le progrès comme le prétendent les partisans du capitalisme. Mais, inversement, parce que nous sommes en train de combattre le capitalisme, nous n’avons pas à tresser des lauriers aux sociétés féodales, tribales, ethniques, de castes ou d’autres types de sociétés du passé. Le passéisme ne convient pas aux révolutionnaires ! En tout cas, si nous sommes du côté des peuples en lutte contre telle ou telle forme d’oppression, ce n’est pas au nom des mérites de la société capitaliste mais parce ces combats sont les nôtres. Défendre le féodalisme ou l’ethnisme, avec ou sans castes, au nom du droit de chacun à sa propre culture, à ses choix civilisationnels, n’est nullement notre point de vue. Pas plus que nous n’aurions soutenu les contre-révolutionnaires lors de la Révolution française qui auraient prétendu que la noblesse faisait partie de la culture française ! Nous sommes donc pleinement du côté des peuples qui combattent le féodalisme qui leur est imposé, comme des peuples qui combattent le tribalisme qui leur est imposé ou qui combattent les castes qui leur sont imposées. Et, bien entendu, nous sommes d’abord et avant tout du côté des classes opprimées et exploitées comme des « basses castes » opprimées et méprisées, quand ce n’est pas violées et torturées ! Le combat des « intouchables » d’Inde par exemple est notre combat, celui du prolétariat communiste. Mais nous n’appelons aucun Etat bourgeois, aucune loi bourgeoise, aucune armée bourgeoise à sauver les opprimés ni les exploités, et pas plus les castes opprimées que les prolétaires exploités ou les femmes écrasées…

Première question : Que signifie la société de castes ? Est-ce une culture ? Une religion ? Une civilisation ? Ou une étape historique du développement commune à tous les peuples ?

Réponse : Cultures, cultes et modes de vie sont difficilement séparables et certainement pas opposables de manière diamétrale. Faire la part de l’économique, du social, du relationnel, du culturel et du cultuel est extrêmement compliqué et très discutable. Bien des auteurs ont tendance à défendre une conception idéaliste qui place la religion comme un être préexistant et prédéterminant de tout. Cette vision oublie sciemment que les religions elles-mêmes ont dû être produites et qu’elles l’ont été dans un contexte historique, social et politique donné lui-même déterminé par la manière dont les hommes vivaient, produisaient, subvenaient à leurs besoins et relationnaient entre eux pour y parvenir. Ce qui est certain, c’est le lien entre division du travail et castes. Les castes n’ont aucun sens là où n’existe pas la division du travail et il n’existe aucun peuple qui ait produit une division en castes avec des interdits de mariage inter-castes sans qu’il y ait aussi une division du travail et que les deux se recouvrent exactement, une profession ou une activité économique ou sociale spécifique étant attribuée de manière exclusive à chaque caste, un individu hors de la caste n’ayant jamais l’autorisation d’exercer l’activité qui ne lui correspondait pas.

La caste existe si trois conditions sont imposées à ses membres : s’abstenir de certaines professions qui leur sont interdites, se préserver de toute alliance, de tout mariage en dehors de la caste, continuer la profession qu’on a reçue de ses pères.

Cependant, s’il existe une manière de définir en général la société de caste, il n’existe nullement une seule société de caste mondiale, ni une seule société de caste africaine, ni une seule société de caste d’un pays d’Afrique mais une société de caste pour chaque ethnie qui vit sous ce régime social.

Il est certainement impossible de séparer sacré et profane dans les sociétés antiques de l’époque de la division du travail, ou de séparer castes et croyances. Cependant, si ce régime a pu être solidifié par des croyances, des religions, des mythologies, des lois, des droits, et ensuite des Etats, il est né avant l’Etat et avant les classes sociales et pour des raisons d’abord économico-sociales et pas d’abord mythiques ou religieuses. Il a permis de justifier, de sanctifier, d’assurer la division sociale du travail, en imposant toujours aux mêmes familles et à leurs descendants de se retrouver toujours au même niveau social et de toujours se marier au même niveau social, pérennisant ainsi la division sociale.

La société de castes est une des formes d’organisation tribale d’une ethnie, née à une époque où la division sociale du travail a été institutionnalisée par la société pour lui donner une forme plus durable et moins contestée par des révolutions sociales. C’est une division du travail basée sur la naissance qui établit une hiérarchie sociale stable et même censée être indiscutable et immuable du fait que la caste est reliée aux croyances, elles-mêmes indiscutables. Elle n’est pas la seule forme antique de division du travail puisqu’on trouve de vieilles sociétés comme l’Egypte antique qui ne l’ont pas connue. Le système en place en Egypte était plutôt de type servage.

On a longtemps supposé, sur la foi de témoignages mal interprétés, que le peuple égyptien était sévèrement divisé en castes. Un savant français, J.-J. Ampère, a victorieusement réfuté cette idée. La caste, en effet, n’existe qu’à trois conditions imposées à ses membres : s’abstenir de certaines professions qui leur sont interdites, se préserver de toute alliance en dehors de la caste, continuer la profession qu’on a reçue de ses pères. Or, pour ne parler que des classes sacerdotale et militaire, au sein desquelles les professions se seraient transmises de père en fils suivant Hérodote et Diodore, voici ce que nous apprennent les monuments : 1° Les fonctions sacerdotales et militaires, loin d’être exclusives, étaient souvent associées les unes avec les autres, et chacune d’elles avec des fonctions civiles, le même personnage pouvant porter un titre sacerdotal, un titre militaire et un titre civil ; 2° un personnage revêtu d’un titre militaire pouvait s’unir à la fille d’un personnage investi d’une dignité sacerdotale ; 3° les membres d’une même famille, soit le père, soit le fils, pouvaient remplir l’un des fonctions militaires, l’autre des fonctions civiles ; ces fonctions enfin ne passaient pas nécessairement aux enfants.
Il n’y avait donc pas de caste sacerdotale dans le sens rigoureux du mot, puisque les prêtres pouvaient être en même temps généraux ou gouverneurs de provinces, architectes ou juges. Il en était de même de l’état militaire, dans lequel le même homme était chef des archers et gouverneur de l’Éthiopie méridionale, préposé aux constructions royales et chef d’un corps de mercenaires étrangers. L’hérédité n’était pas non plus la loi générale de la société égyptienne. Sans doute le fils héritait souvent de l’emploi de son père, et plus souvent dans les classes sacerdotale et militaire que dans les autres ; mais ce fait, qui se retrouve dans une foule d’autres sociétés, ne prouve nullement que l’hérédité fût absolue et universelle. Il y avait jadis en France une classe essentiellement vouée à la guerre, c’était la noblesse ; il y en avait une autre au sein de laquelle les charges se transmettaient à peu près de père en fils, c’était la classe des magistrats. On n’en conclura pas cependant que la France ait jamais été soumise au régime des castes. Il serait donc plus juste de traduire par le mot corporation, ainsi que l’a fait Ampère, le mot grec auquel on a donné le sens de caste en parlant de l’ancienne Égypte.
De toutes les classes entre lesquelles se partageait la société égyptienne, celles des guerriers et des prêtres jouissaient des plus grands honneurs. Les prêtres, surtout sous les dernières dynasties, formaient dans l’État une sorte de noblesse privilégiée. Ils remplissaient les plus hautes fonctions et possédaient la plus grande et la meilleure partie du sol ; et pour rendre cette propriété inviolable, ils la représentaient comme un don de la déesse Isi, qui leur avait, dans le temps où elle était sur la terre, assigné un tiers du pays. Ces terres étaient exemptes de toute espèce d’impôts ; elles étaient ordinairement affermées moyennant une redevance qui constituait le trésor commun du temple dont les terres dépendaient, et qui était employée aux dépenses du culte des divinités, ainsi qu’à l’entretien des prêtres et de leurs nombreux subordonnés. Les prêtres, disent les écrivains classiques, ne dépensaient rien de leurs biens propres ; chacun d’eux recevait sa portion des viandes sacrées, qu’on leur donnait cuites ; on leur distribuait même chaque jour une grande quantité de bœufs et d’oies ; on leur donnait aussi du vin, mais il ne leur était pas permis démanger du poisson.

Sur les castes en Inde, Monique Desroches écrit :
"Intégration du social au religieux
En Inde, le religieux et le social forment un tout indissociable rendant extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, l’établissement d’une démarcation entre le sacré et le profane. Le comportement de chaque hindou est, en effet, régi par un ensemble de règles précises qui lui dictent, par exemple, la place qu’il doit occuper dans la société, le genre de travail qu’il peut accomplir, la nourriture à laquelle il a droit, les dieux qu’il doit vénérer ainsi que les modes d’adoration. Les traditions varieront donc selon l’appartenance à une classe précise dans la hiérarchie sociale. Cet encadrement de la société s’est cristallisé dès les temps anciens et apparaît clairement dans les textes sacrés des Codes des lois de Manu ainsi que dans L’art de gouverner (Artha-Sastra). Ces textes stipulent d’abord une division de la société en quatre grandes classes sociales, les castes, et précisent ensuite pour chacune d’elles, des rôles socio-religieux spécifiques. Ainsi :

aux "Brahmanes", le Créateur assigna d’enseigner et d’étudier, de sacrifier pour eux-mêmes et pour les autres (comme officiants), de donner et de recevoir des dons ;

aux "Ksatriyas", de protéger les créatures, de donner, de sacrifier pour eux-mêmes et d’étudier, ainsi que de ne pas s’attacher aux objets des sens ;

aux "Vaisyas", il enseigna de protéger le bétail, de donner, de sacrifier et d’étudier, de faire commerce, du prêt à intérêt et de cultiver la terre ;

aux "Sudras", le Tout-Puissant enjoignit une seule activité, l’obéissance sans murmure aux trois premières classes.

Cette répartition des activités entre les castes a entraîné une distribution variable de celles-ci à travers le pays. Il semble, en effet, que les castes se soient regroupées dans des régions où leur présence était requise et où l’environnement allait faciliter l’accomplissement de leurs fonctions quotidiennes. Cependant, l’observation directe des phénomènes vécus rapportés dans la littérature contemporaine révèle que la division en castes ne serait pas aussi rigide, imperméable et sclérosée que semblent le démontrer les textes anciens. Il arrive quelquefois, rapporte Srinivas (Religion and Society among the Coorgs of South India), que des éléments propres aux castes supérieures soient empruntés par les castes inférieures. Ces emprunts se retrouvent, réinterprétés à des niveaux quelconques de la vie religieuse, sociale et culturelle, et constituent ainsi ce qu’on appelle le phénomène de sanskritisation. L’hindou qui respectera entièrement la liste des devoirs spécifiques à sa caste d’appartenance, se verra réincarner, après sa mort dans une caste supérieure. Benoist souligne à ce sujet que cette idéologie, diffusée par les castes supérieures, permet à chacun d’accepter sa place dans la hiérarchie sociale, puisque le respect de celle-ci et des devoirs qui y sont associés est le gage d’un accès à une connaissance supérieure ("Religion hindoue et dynamique de la société réunionnaise" - Annuaire des pays de l’Océan Indien, 1979).

Deuxième question : Peut-on parler de « la » société des castes ? Y a-t-il une seule société des castes dans le monde ?

Absolument pas. Il n’existe pas une même société de caste au niveau mondial, ni même une base historique commune à toutes les sociétés de castes qui existent ou ont existé. C’est au sein de chaque ethnie, et même de chaque groupe tribal parfois, qu’une société de caste particulière a pu être fondée et elle n’a rien à voir avec celle d’une autre ethnie, même si celle-ci était voisine géographiquement ou humainement. Elles ont pu être fondées (ou transformées en profondeur) à des époques diverses, face à des divisions du travail différentes et dans des contextes historiques différents. Il n’existe pas une division en caste originelle de toutes les autres, même s’il y a eu une société de caste des peuples indo-européens. Par exemple, il ne semble pas qu’il y ait eu une société de caste originelle des peuples africains. En Asie non plus, il n’y a pas une seule société de castes mais une très grande diversité de celles-ci. La hiérarchie, le mode de relations, les professions spécifiques, les justifications, les règles et interdits changent d’un cas à l’autre. Une ethnie ignore les castes de l’autre ethnie et n’a pas à les respecter. Les ethnies sont nées et se sont organisées de manière indépendantes et le fait qu’elles aient produit aux quatre coins de la planète des castes (ou des classes) témoigne seulement de la nécessité, à une étape de l’évolution économique et sociale liée au changement des capacités humaines, de la division sociale du travail. Ce sont les sociétés pratiquant cette forme d’organisation qui ont le plus progressé. Le fait d’institutionnaliser plus ou moins cette division provient des tentatives des groupes, castes puis classes dirigeantes de stabiliser cette division, d’éviter les révolutions, les effondrements du système provoqués par les remises en cause révolutionnaires.

Le conservatisme social a produit des modes d’organisation et de hiérarchisation de la société très divers. Dans certaines régions du monde, on est passé directement à la société de classes sans l’étape de celle de castes. De même que certaines parties du monde sont passées directement au capitalisme le plus moderne sans passer par les étapes qu’a connue la société occidentale. L’Histoire a parfois des raccourcis. Elle a ses nécessités liées à la production humaine, à l’activité sociale. Partout dans le monde, l’humanité est passée du stade des chasseurs-cueilleurs au stade des agriculteurs, puis du grand commerce et du capitalisme, mais nulle part il ne l’a fait de la même manière, selon un schéma préétabli ni d’avance prédictible. Ce sont les hommes eux-mêmes qui ont fait leur propre histoire et leurs révolutions en sont un élément fondamental.

Nous sommes aux côtés des êtres humains engagés dans des combats pour révolutionner le monde et ceux qui subissent encore des castes sont certainement engagés aussi dans un combat pour les renverser, combat qui doit être partie intégrante du combat communiste, celui qui vise à renverser toutes les formes, anciennes comme modernes, d’oppression et d’exploitation. Cela ne veut pas dire que nous, communistes, allons dicter aux peuples la manière et les rythmes où ils devront livrer leur combat. Cela signifie seulement que, s’ils mènent ces combats, ils ont droit à toute notre sympathie, notre effort d’explication et de popularisation de leurs luttes et leur soutien.

Troisième question : Est-ce que la vieille société de castes existe encore et dans quelles régions du monde ?

Nulle part !!! Eh oui ! La vieille société de castes n’existe plus nulle part, car l’argent a pénétré tous les groupes humains de la planète, exactement comme ont pénétré les critères marchands, les jeans, le coca cola ou les média. Et, même si les marchandises de la société bourgeoise ou leurs monnaies n’avaient pas pénétré, leurs buts, leurs conceptions, leurs images, leurs idéologies ont pénétré toute la planète.

Là où nous dit que les castes ont subsisté, soyez bien certains que ce n’est pas vraiment les anciennes castes que nous avons en face de nous mais leur apparence seulement. Ainsi, dans les pays où le colonialisme a pénétré de force, il a souvent soutenu les vieilles formes d’organisation ou, du moins, cherché à les mettre à son service en échange de son appui. Et en agissant ainsi, il les a pérennisées mais il les a aussi transformées, rendant les populations dans un premier temps beaucoup plus dépendantes des castes supérieures qu’elles ne l’étaient dans l’ancienne société de caste. Par la suite, le capitalisme continuant à pénétrer la société, ces anciennes castes sont devenues beaucoup moins importantes et les riches sont devenus plus puissants que les gens de haute naissance. Les colons américains ont armé les peuples amérindiens. Les esclavagistes blancs en Afrique ont armé les rois négriers. Etc, etc… Cela ne veut pas dire que les rois négriers se sont comportés exactement comme ils l’auraient fait avant l’arrivée de la bourgeoisie blanche et de ses armées, ni que les peuples amérindiens n’aient pas été transformés par l’arrivée des colons blancs.

Là où existe encore la société de castes sur la planète, ce n’est plus vraiment l’ancienne société de castes, même là où les justifications idéologiques ont été conservées à l’identique. Par exemple, il n’y a pas grand-chose de commun entre les chefs de village africains (de castes royales et nobles) des époques antiques et les chefs de village actuels qui n’ont que très peu de poids et de pouvoir et dépendent plus du fric que de la noblesse. Il n’y a pas non plus grand-chose de commun entre ce que sont aujourd’hui les griots de village africains (démarchage des familles en vue de mariages, intermédiaires dans les conflits, etc) et leur rôle antique (une caste proche de la caste des nobles et chargée d’en faire l’éloge et, éventuellement, de mener les liaisons diplomatiques avec les nobles de peuples voisins. Aujourd’hui, nulle part au monde, les chefs de guerre ne sont plus des castes nobles et des castes royales. Partout l’argent, les marchandises et la société bourgeoise a profondément démantelé l’ancienne société, qu’elle soit de caste ou pas. En Europe occidentale, on ignore complètement ce qu’étaient les anciennes castes car elles y ont disparu depuis trop longtemps. Pourtant, la vieille société d’Europe occidentale était castée car elle était d’origine indo-européenne. La notion même de caste n’a plus aucun sens dans le monde occidental car la bourgeoisie a éradiqué toutes les formes féodales et le lien du sang n’est plus un critère d’ascension sociale. La bourgeoisie avait besoin du propriétaire individuel et de l’exploité individuel, et du marché libre, brisant toutes les barrières nuisibles aux échanges et à l’exploitation de l’homme par l’homme. Ils avaient besoin du rapport abstrait de l’exploiteur à l’exploité, rapport fondé seulement sur l’argent. C’est l’argent qui compte dans la société bourgeoise et non la place dans une hiérarchie sociale préexistante, de l’individu ou de sa famille et la révolution bourgeoise n’a pas laissé trace des noms de familles royaux ou nobles, sauf dans quelques pays où existent des familles royales qui n’ont plus rien à voir avec ce qu’était l’ancienne noblesse. Les rois d’Angleterre ou d’Espagne ne sont plus du tout le sommet de la hiérarchie de la noblesse mais des restes absurdes d’un passé révolu qui ne subsistent que parce que la bourgeoisie veut conserver ces scories par conservatisme social et politique. Quand les enfants de famille royale ou noble des sociétés claniques africaines se retrouvent prolétaires des villes européennes comme les enfants de famille esclave, il n’y a plus aucune base réelle à la fiction des castes, même si elles se maintiennent pour les mariages. D’ailleurs ceux-ci sont aujourd’hui souvent plus fondés sur les revenus et les professions des conjoints que sur leur caste.

Les castes se sont conservées parfois formellement sans pour autant que leur rôle social réel persiste, y compris au village ou dans les tribus qui peuvent maintenir les castes. Ils n’ont plus en face d’eux que l’ombre des castes sans leur rôle social passé, complètement disparu.

Cela n’a par exemple plus de sens réel, social, de considérer comme assez haut dans la hiérarchie sociale les professions de forgeron, de bucheron et de cordonnier, profession réservées aux familles liées à la caste des griots dans bien des sociétés tribales du Mali, et situées juste en dessous des rois, des nobles et des chasseurs et au dessus des marabouts. Dans d’autres sociétés de castes, en Afrique ou ailleurs, la hiérarchie sera encore différente mais tout aussi éloignée de la vie réelle des populations, de leurs préoccupations, de leurs activités sociales et familiales.

Il faut être conscient qu’il est très difficile du coup de comprendre, et encore plus de reproduire, ce qu’a représenté autrefois l’organisation ethnique tribale traditionnelle, de castes ou pas, de ce qu’elle apportait aux populations, du fait que rien de ce qui faisait la vie des populations de l’époque antique des castes n’a en rien subsisté mis à part le discours idéologique. Un griot qui travaille maintenant pour l’argent, quel que soit celui qui le paie, n’a aucun rapport avec griot qui travaillait pour accompagner la classe dirigeante, faire sa louange, accompagner ses actes et les événements de sa vie, permettre à la domination de cette classe de se dérouler sans heurts, sans risque de déstabilisation.

Ceux qui défendent aujourd’hui la société de castes en prétendant combattre ainsi pour défendre les valeurs morales et culturelles, civilisationnelles, idéologiques et religieuses éventuellement des peuples contre les valeurs imposées par le société capitaliste occidentale ignorent que les restes de l’ancienne société ne sont que la caricature de celle-ci déjà adaptée au monde capitaliste, complètement pénétrée par la relation d’argent qui n’a rien à voir avec la relation de famille, en fonction des origines de castes, complètement pénétrée par la société marchande, par les rapports marchands, en somme par le capitalisme.

Quatrième question : N’est-il pas possible cependant que des gens défendent la vieille société au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au nom du maintien des vieilles civilisations, au nom du combat contre la domination oppressive du monde capitaliste ? Ne devraient-ils pas recevoir alors le soutien des révolutionnaires ?

C’est un faux problème. Si, dans une usine, deux prolétaires décident de tenir compte que l’un est descendant d’esclave et l’autre descendant de rois, en quoi cela remet-il en cause l’exploitation capitaliste ? Est-ce une manière d’imposer à la société capitaliste de respecter davantage le prolétaire descendant de rois ? Évidemment pas !

Bien sûr, on ne peut pas empêcher des gens d’avoir des toiles d’araignées dans la tête et notre combat ne consiste pas à prêcher pour enlever les préjugés des gens. Ce serait un combat sans fin et sans chance de succès. Mais on ne peut pas non plus affirmer que leurs croyances dans la société de castes leur permet de la faire renaître et encore moins de lui permettre de lutter victorieusement contre le monde capitaliste. Certes, ce n’est pas en termes humains, culturels, de richesse artistique que le capitalisme s’est révélé supérieur mais en termes économiques, militaires et politiques. Cela suffit à empêcher tout risque que la vieille société ethnique revienne et batte le monde capitaliste.

Ceux qui prônent un tel retour en arrière ne font pas seulement des rêves inutiles, ils amènent une partie de ceux qui sont révoltés par la domination des exploiteurs et des oppresseurs à se tourner vers de vieux systèmes d’oppression dépassés et poussent ainsi les peuples vers des affrontements ethniques, qui ne sont pas vraiment dépassés malheureusement. Car les ethnies, si elles ne sont pas la base de la société moderne capitaliste, existent cependant et peuvent être utilisées par des démagogues pour dévoyer la colère sociale. Dans une situation où le capitalisme n’offre plus de voie d’accès au bien-être social, des dirigeants politiques peuvent parfaitement émerger qui fassent de l’ethnisme leur drapeau politique. C’est ce qui vient d’arriver en Inde avec l’élection de Modi au pouvoir et dans certains pays d’Afrique comme le Kenya. Loin d’effrayer le capitalisme, cette évolution vers les extrêmes droites ethniques est un gage de détournement des révoltes sociales contre d’autres opprimés.

Il faut voir d’ailleurs que le maintien des sociétés de castes, ou autres tribalismes, provient du capitalisme lui-même. Ce sont les colons anglais qui avaient maintenu les maharadjas et les castes en Inde. Ce sont les colons français qui les avaient maintenus en Afrique. Ce sont les bourgeoisies africaines et indiennes, parvenues au pouvoir aux indépendances, qui les ont encore maintenues, parfois malgré des mouvements de masse poussant à la suppression des castes comme en Inde le mouvement des intouchables. La raison en est que ces pays ont été pénétrés par le capitalisme ou ont accédé à l’indépendance à une époque où la bourgeoisie avait renoncé à tout rôle révolutionnaire devant la menace révolutionnaire du prolétariat.

Les mouvements de retour vers les castes, vers l’ethnisme ou le tribalisme peuvent se développer dans le cadre de l’effondrement du capitalisme initié par la crise de 2007-2008 mais cela ne signifie pas que ce soit une perspective d’avenir pour renverser le capitalisme. Cela va dans le même sens que le retour à des intégrisme religieux violents et leurs mouvements armés, le retour aussi des xénophobies, des racismes, des extrêmes droites de toutes sortes. Si la classe ouvrière n’apparaît pas comme force de transformation de toute la société, capable d’offrir une alternative à un capitalisme ayant atteint ses limites, ces courants réactionnaires peuvent parfaitement prospérer. Ceux qui les suivent peuvent servir de masse de manœuvre au grand capital contre d’autres exploités. Mais ils ne peuvent pas donner un nouvel avenir à la société humaine car ils servent les exploiteurs au lieu de les combattre.

Cinquième question : Nous, communistes révolutionnaires prolétariens, sommes-nous pour imposer aux peuples la fin des castes si ces peuples ne le souhaitent pas, alors que nous affirmons que « le socialisme sera l’œuvre des peuples travailleurs eux-mêmes. » ?

Il semble y avoir là une vraie contradiction qui dévoilerait le caractère dictatorial du communisme marxiste, disent ses adversaires. Ce serait là notre duplicité : vouloir imposer une société que nous aurions choisi par avance, alors que nous prétendons que le pouvoir prolétarien sera la plus grande démocratie jamais connue pour l’immense majorité des populations, tous ceux qui n’exploitent personne, et une dictature seulement contre l’infime minorité de capitalistes.

Ce n’est pas parce que les communistes révolutionnaires sont adversaires des castes, autant que de toute autre forme d’exploitation, autant que de l’esclavage, que des classes sociales, que de l’oppression des femmes, que nous aurions l’intention d’imposer nos vues aux peuples. D’ailleurs, même si nous le voulions, nous n’en trouverions nullement les moyens. Les bureaucraties staliniennes ou nationalistes qui ont pu faire ce genre de choses n’avaient rien de révolutionnaires prolétariens et étaient même les pires adversaires des révolutionnaires.

Nous, communistes, ne sommes pas des utopistes et n’entendons pas concevoir la société d’avenir dans des idéologies abstraites conçues en dehors du développement historique réel et notamment en dehors des étapes réalisées par les peuples dans leurs combats. Cela n’a donc aucun sens de nous reprocher d’avoir décidé l’avenir des prolétaires d’Afrique ou d’Inde en dehors de leur combat car cela est profondément contraire à notre conception politique.

Nous voulons, au contraire, participer consciemment à l’effort historique de l’humanité vers sa libération de toute exploitation et de toute oppression, effort qui ne peut qu’être réalisé que par elle-même, par ses propres choix, en fonction de sa propre expérience, par les moyens de sa propre organisation autonome, suivant sa propre conscience. Mais ce choix ne signifie nullement que nous devions nous mettre, à chaque moment, à la remorque du niveau de conscience actuel du prolétariat et des peuples. Nous devons, au contraire, avoir le courage de nous hisser au niveau des nécessités historiques qui sont déterminées par le niveau de la crise de la domination de la classe dirigeante et nous battre au sein de notre classe, les prolétaires, pour défendre des perspectives se plaçant à ce niveau, quitte à nous battre politiquement et socialement contre l’opinion d’une majorité de notre classe et des milieux populaires qui l’entourent.

Non seulement, nous estimons que le socialisme sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, non seulement nous sommes pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes mais nous nous battons pour la suppression de l’Etat central conçu comme un pouvoir au dessus des peuples et pour un Etat ouvrier qui ne soit plus un véritable Etat mais l’émanation des conseils élus par les travailleurs et les masses populaires. Les révolutionnaires communistes n’ont rien de commun avec les staliniens et les « progressistes » nationalistes qui ont dicté leur loi aux peuples. Ils n’ont nullement comme programme et comme pratique de régler les questions en dehors des décisions des peuples eux-mêmes. Cela ne veut pas dire que nous fassions du suivisme par rapport à l’opinion populaire qui est souvent l’opinion de la classe dominante. Nous avons notre avis à défendre dans toutes les questions petites ou grandes de la vie sociale et politique mais nous n’avons pas besoin de l’imposer. Nous défendons d’autant plus fermement notre point de vue au sein des masses opprimées qui n’ont pas, au départ notre avis, que nous comptons non seulement sur notre effort politique mais d’abord sur l’expérience de la lutte sociale et politique qui seule peut faire avancer la conscience des opprimés et des exploités. D’ailleurs, il n’est pas besoin d’être communiste révolutionnaire pour combattre les formes diverses d’oppression qu’elles soient modernes ou antiques. Tout être humain libre peut être engagé dans la lutte contre l’oppression de la femme, contre l’esclavage, contre l’oppression subie par les basses castes, contre le racisme, contre la haine entre ethnies et autres scories de la société d’oppression. Notre confiance dans l’avenir ne provient pas du fait que les peuples viennent aisément dans notre direction mais du fait que les faits réels de la société appuient notre point de vue. Et ce point de vue consiste à lutter contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, les castes n’étant qu’une des mille et une manières d’exclure, de diviser, d’opprimer, de violer et d’exploiter des êtres humains.

Sixième question : Y a-t-il eu des combats des populations contre l’oppression liée aux castes, en somme des castes inférieures contre les castes supérieures ?

Il y en a eu un grand nombre et de nombreuses sociétés de castes ont ainsi disparu. Même là où ces sociétés se sont maintenues, ces combats ont existé et se poursuivent comme on été nombreux les combats des esclaves ou des serfs.

L’Inde a été le siège de nombreux combats des basses castes et de leurs soutiens pour en finir avec la société de castes.

B. R. Ambedkar, principal rédacteur de la Constitution indienne, est le premier intouchable à fonder des partis de basses castes au cours des années 1930. Politologue au Centre d’études et de recherches internationales de Sciences-Po, Max-Jean Zins note que « la caste est institutionnalisée. Elles sont répertoriées, “listées” dans un grand nombre de textes, y compris la Constitution. (…) Elles ont peu à peu réalisé le poids électoral qu’elles représentent dans le cadre d’une démocratie parlementaire indienne vivante. (…) Si bien que, d’abord au sud de l’Inde où l’emprise de l’idéologie brahmanique était la moins forte, puis au nord à partir des années 1980, toutes les castes situées au bas de l’échelle se sont mises à s’agiter, à revendiquer ». Au cours des années 1960, le terme de « dalit », les opprimés, s’impose jusqu’à remplacer aujourd’hui celui d’intouchable, à l’acception religieuse, qui renvoie à la notion d’impureté. Le bouleversement permet aux basses castes de se situer sur l’échelle sociale, de revendiquer leur appartenance, plutôt que d’en avoir honte, afin de viser l’émancipation. Dans les années 1970, des groupes de Dalit Panthers voient même le jour sur le modèle des Black Panthers américains. Parmi les pamphlétaires célèbres du mouvement dalit : S.R. Taluqder, pour qui les élites « ont mené le pays à un stade misérable d’où il y a à présent peu de chance de guérison. Ils ont trompé le pays et son peuple. Ils ont usurpé la richesse produite par le labeur des gens. La privation, l’injustice, l’oppression et la trahison sont à l’ordre du jour ».
La question de l’emploi et des quotas dans l’administration publique devient vite centrale et les politiques de discrimination positive amènent certains États à accorder de 50% à 70 % des postes aux basses castes. En réalité, ces revendications sont portées dès 1870 par un mouvement régional dans l’État actuel du Maharashtra, qui entendait favoriser l’accès des enfants issus de basses castes à l’éducation publique mais également au recrutement de professeurs shudras et dalits. De manière paradoxale, « si le système des castes implose dans sa version brahmanique, la caste se renforce », relève Max-Jean Zins. Ces politiques de quotas suscitent toujours de vifs débats en Inde. Début février, Janardan Dwivedi, un leader du parti du Congrès, a appelé le candidat Rahul Gandhi à en finir avec la discrimination positive favorisant le castéisme et le communalisme : « Est-ce que les personnes réellement dans le besoin parmi les dalits et les classes arriérées bénéficient de ces places réservées ? Seules les élites de ces communautés tirent un réel bénéfice de ces politiques. Il y a une différence entre la justice sociale et le castéisme. De nouveaux quotas devraient être définis sur la base de la situation économique des gens. » De fait, la caste, même basse, ne détermine pas toujours le niveau de richesse. Et son accès aux sphères du pouvoir, notamment au Parlement, a-t-il permis jusqu’alors de peser sur l’orientation sociale et économique ? Aujourd’hui, l’icône des dalits est incarnée par Kumari Mayawati, présidente du BahujanSamaj Party (BSP, Parti des masses) et ministre en chef de l’Uttar Pradesh, l’État le plus peuplé de la fédération. Elle incarne à elle seule l’ascension des dalits dont le nombre d’élus est passé de 12 en 1991 à 98 en 2002 dans cet État.
De nombreuses voix s’élèvent désormais pour remplacer le système des quotas par des politiques à destinée universelle. La loi sur la sécurité alimentaire, votée en août dernier, garantit l’accès aux denrées de base à des prix subventionnés et touche deux tiers de la population, dont 75% dans les zones rurales. Pour les communistes, les quotas ne peuvent garantir en soi l’égalité, ils ne font qu’assouplir l’emprise des hautes castes sur les services publics et l’éducation mais perpétuent le système de castes et la division des travailleurs. La lutte contre les inégalités passe plutôt par la réforme foncière et la redistribution de la terre aux dalits et aux adivasis, comme ce fut le cas au Bengale-Occidental. Dans « La domination britannique en Inde », Karl Marx rendait le système de castes responsable de l’immobilisme social. Aujourd’hui, les communistes indiens considèrent toujours, à l’instar de Suneet Chopra, membre du comité central du PCI-M, que « le système de castes est un système de division du travail » et de légitimation de l’exploitation. Exit l’héritage divin des textes fondateurs de l’hindouisme, donc : la caste ne serait que la forme antique de la classe. Néanmoins, selon le politologue Raphaël Gutmann, « pour les communistes, le défi représenté par la politisation des castes inférieures est à la fois idéologique et électoral. Tout d’abord, le castéisme démontrerait, dans le contexte national, la prévalence de la caste sur la classe, ce qui fragilise la validité de l’analyse marxiste dans ce pays. Ensuite, ce courant représente un concurrent électoral ». En 2009, à l’issue des élections générales, le Parti communiste de l’Inde passe de 10 à 4 sièges et le Parti communiste de l’Inde marxiste (PCI-M) de 43 à 16 sièges quand le BSP obtient 21 sièges, soit deux de plus qu’en 2004. Même phénomène du côté du Parti du Congrès : l’électorat dalit semble désormais échapper au joug des notables ruraux de hautes castes et à leurs réseaux clientélistes. En conséquence, ces dernières années ont été marquées par une perte d’influence du Congrès parmi les masses paysannes. C’est dans l’État clé de l’Uttar Pradesh que Rahul Gandhi, le candidat du Congrès, a appelé les siens à intégrer des dalits sur les listes électorales afin de diminuer l’influence du BSP. Au niveau national, le leader s’est employé à rencontrer des centaines d’associations de dalits afin d’intégrer leurs préoccupations à sa profession de foi. Début mars, la présidente du Congrès, Sonia Gandhi, a fait adopter par ordonnance des amendements à la loi protégeant les castes et tribus répertoriées contre les violences. Après trois ans de campagne, les organisations concernées se sont félicitées : « L’ordonnance a étendu la liste des offenses couvertes par la loi, et en particulier celles de forcer des jeunes femmes dalits à la prostitution dans certains temples hindous, de contraindre certains dalits à enlever des cadavres humains, des bêtes mortes ou encore les détritus humains », s’est félicité Ramesh Nathan, de la Coalition des organisations dalits et adivasis. Même le réactionnaire Narendra Modi n’a pu sous-estimer l’électorat dalit afin de conforter son avance aux prochaines élections. D’après les estimations issues du scrutin de 2009, les dalits ont voté à 12% pour son parti, le BJP, à 30% pour le Congrès et à 50% pour les partis régionaux. Le BJP s’est à cet égard offert une prise de choix en ralliant le leader dalit Udit Raj, qui accuse le Congrès d’avoir creusé les inégalités durant le dernier mandat. « On ne peut se contenter de réserver des places. Le BJP veut contribuer à l’élévation générale des dalits, celle-ci aura lieu seulement quand un plan global de développement social, économique, éducatif et intellectuel sera mis en place », veut croire l’ancien ministre au Développement des ressources humaines, Sanjay Paswan.

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La réalité des castes en Inde

Pourquoi le problème des castes n’est pas résolu en Inde, pourtant moderne et capitaliste

Les castes de A. M. Hocart

Les castes en Inde d’Emile Sénart

Esclavage et castes dans les sociétés Soninkés

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La caste des forgerons au Mali

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Pourquoi le système des castes en Inde ?

Castes et classes en Afrique noire

Les Twa (Afrique centrale) ou comment un peuple ayant une autre activité que ses voisins devient une caste

Les castes aux Philippines

Les castes chez les Tamouls

Castes en Inde

Discriminations fondées sur la caste

Castes chez les Nairs matriarcaux

Castes matrilinéaires chez les améridiens matriarcaux Natchez

Castes chez les Celtes matriarcaux

Essais sur le système des castes

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Un ancien récit des castes en Inde à Pondichéry

Comment le colonialisme anglais a institutionnalisé les castes en Inde

Castes en Inde rapportées en 1896

Comment les castes sont justifiées dans l’hindouisme

Castes de Tahiti

L’hindouisme et les castes

Castes au Japon

les castes inférieures au Pakistan

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