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Réel et Rationnel, deux mondes ou un seul ?

mercredi 6 mars 2019, par Robert Paris

Réel et Rationnel : deux mondes distincts et séparés, illusoires ou incompatibles même, ou une unité dialectique ?

La science a bien souvent été contrainte de se souvenir que l’on peut difficilement séparer observé et observateur, le philosophe de son époque, l’être vivant de son contexte, vie et modes de vie, être et penser. Le corps et l’esprit, la matière et la pensée, l’univers et l’homme, le fonctionnement naturel et la science, en somme le réel et le rationnel s’opposent mais aussi se composent sans cesse et sont en interaction constructive/destructrice permanente.

Comme tous les éléments de la réalité qui sont en connexion et échanges permanents, ils ne peuvent être séparés durablement, ni être opposés dans une dichotomie ou dans un dualisme. Il convient de les concevoir au contraire dans une dialectique des contraires où les opposés interagissent sans cesse, s’échangent sans cesse, se composent sans cesse et constituent donc une unité dynamique non figée.

Le rationnel ne peut pas être considéré comme pure pensée indépendante du monde réel. Le réel est aussi une construction au sens où il n’y a jamais pure observation. Même la matière observant la matière suppose des changements et le vivant observant la matière, et pour cela agissant sur elle, en suppose aussi. Ce qui n’est pas possible c’est de séparer les deux par un fossé infranchissable. Pas plus que la matière ne se déplace dans le vide insensiblement, sans modifier à la fois matière et vide, l’esprit n’observe le réel et le réel n’est observé par l’esprit sans changements mutuels, sans interactions permanentes. Il faut donc qu’ils appartiennent au même monde, qu’ils aient un langage commun, des lois communes, des bases matérielles communes, des moyens d’intervenir l’un sur l’autre. Il faut donc nécessairement qu’ils appartiennent à une unité dialectique qui englobe leurs oppositions, leurs confrontations, leurs combats.

Ainsi, la conceptualisation du monde, réalisée par l’homme et qui évolue au cours du temps, - l’homme de la forêt brésilienne n’a pas le concept de « chaise » -, repose sur des contraires dialectiques, chaque concept nécessitant des contraires emboités. La notion d’objet est bâtie depuis l’enfance par l’apparition, la disparition et la réapparition de l’objet, qui revient apparemment inchangé. Elle est bâtie par l’observation des classes d’objets, regroupés par quantités et qualités.

Toutes les étapes du développement d’un être humain sont fondées sur un couple dialectique corps/cerveau, dans lequel les deux se transforment en relation et conjointement. A chaque étape, le corps fabrique le cerveau et le cerveau fabrique le corps. La construction est en même temps une destruction, toute partie du corps mal fabriquée ou mal positionnée voyant ses cellules vivantes autodétruites, dans le corps comme dans le cerveau. Toute cellule nerveuse, notamment dans le cerveau, qui n’est pas connectée a une partie du corps lance son apoptose et disparaît. Donc, à toutes les étapes de la vie humaine, l’unité dialectique corps/cerveau se maintient et maintient également son combat permanent. De même que pensée et observation du réel développent un combat permanent, les observations et les idées se modifiant sans cesse. En tout cas, à aucune phase de la formation physique et intellectuelle d’un être humain, on ne peut observer une dichotomie avec des opposés séparés, indépendants, se contentant de s’opposer sans se composer, luttant pour s’éliminer une fois pour toutes. Le corps et le cerveau, nés en même temps, se développent en même temps, en interaction continuelle, sans la moindre interruption.

Le Réel et le Rationnel ne peuvent pas être séparés, divisés, distingués de manière fixe et permanente, pour l’homme, pour sa vie réelle comme pour sa pensée.

Il y a du corps dans le cerveau et du cerveau dans le corps. L’existence de l’un serait impossible sans l’existence de l’autre. L’évolution de l’un serait impossible sans l’évolution de l’autre. On ne peut pas fabriquer un corps humain sans fabriquer un cerveau humain et inversement. Un cerveau ne peut pas apprendre à penser sans corps, ni un corps humain apprendre à agir sans cerveau.

Sans réalité extérieure, capable d’être perçue, il n’y a pas de perception humaine de la réalité ni de conceptualisation ni d’analyse de celle-ci. Sans monde réel, il n’y a pas de monde pensé.

Toute opposition diamétrale du réel et du rationnel ne peut mener à une compréhension, ni du monde réel, ni de la pensée humaine. Si on les enferme dans des domaines séparés, le réel et la pensée deviennent inconcevables.

Ce ne sont pas les découvertes, récentes ou plus anciennes, des sciences qui nous ont éloignés de la compréhension dialectique du rapport réel/rationnel. Pas plus la physique, la chimie, la biologie, les neurosciences, la physiologie, l’évolution, la psychologie, la psychanalyse ne nous mènent inévitablement à l’idée du dualisme qui divise l’unité du réel et du rationnel. Que la pensée soit souvent inadéquate et doive être remodelée sans cesse ne signifie pas qu’elle ne peut absolument pas, par principe, s’y adapter. La clef et la serrure sont toujours seulement approximativement compatibles et, la biologie le démontre, cela peut s’améliorer par touches successives. Les images humaines du réel se rafistolent sans cesse pour approcher du réel.

Par contre, les théorisations, soit sur l’inexistence du réel, soit sur la division abstraite entre monde réel et monde pensé, soit sur l’incapacité de principe de la pensée d’approcher du fonctionnement réel ne sont pas une reconnaissance de nos limites mais un choix de ne pas les faire progresser.

Pourquoi des chercheurs ou des auteurs pourraient théorise que leur science ne progressera pas dans la connaissance ? Ce n’est certainement pas à cause de leurs découvertes mais à cause des préjugés véhiculés par la société.

Ce qui nous éloigne de penser le monde dans son unité dialectique, ce sont les présupposés religieux ou mystiques qui tiennent à s’accrocher à l’existence d’un monde des esprits, bien à part, inaccessible à la recherche humaine. Esprit et matière, c’est une division voulue par les religions et qui ne sert qu’à protéger les dieux et démons derrière un paravent infranchissable. Mais aucune de nos connaissances, aucune des lois découvertes de la nature, ne nous pousse à choisir cette philosophie dualiste corps/esprit à la Descartes.

C’est l’image d’une réalité matérielle figée, toujours identique à elle-même, opposée à une réalité humaine dynamique, sans cesse en transformation qui a pu sembler justifier cette dichotomie. Mais il s’avère que la matière, à toutes les échelles n’a rien de figé et que la pensée n’a rien d’immatériel.

Le monde réel n’est nullement figé. Il est même extraordinairement dynamique, puisqu’il produit des changements non seulement quantitatifs mais qualitatifs, produisant, au cours de l’histoire de l’univers, des structures nouvelles, des lois nouvelles, des niveaux hiérarchiques nouveaux.

La vie et l’homme sont très loin d’avoir inventé la capacité d’innover, d’inventer, de produire des créations impressionnantes. La matière durable est déjà une formation émergente et étonnante de créativité. Elle a formé ses multiples structures comme galaxies et étoiles, amas de galaxies et amas d’amas, ainsi que les structures géantes en bulles de vide qui les séparent. Et elle en crée sans cesse de nouvelles.

Le vide quantique a été le grand bâtisseur de ces multiples niveaux d’organisation de la matière et de la lumière. Le vide lui-même est structuré sur plusieurs niveaux. Et les différents niveaux coexistent mais n’obéissent pas aux mêmes lois. Cependant aucun de ces niveaux de structure, aussi opposés soient-ils, ne détruit ni n’élimine les autres. L’onde ne supprime pas le corpuscule, la lumière ne supprime pas la matière, le virtuel ne supprime pas le virtuel de virtuel, etc. On ne peut pas séparer ces niveaux d’organisation de la réalité, ni les opposer diamétralement. Faute de quoi nous serions incapables de les comprendre.

L’évolution des idées en physique, Einstein/Infeld :

« La Physique et la Réalité

« Quelles sont les conclusions générales qu’on peut tirer du développement de la physique indiqué ici dans un large aperçu, qui représente seulement les idées les plus fondamentales ?

La science n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. Elle est une création de l’esprit humain au moyen d’idées et de concepts librement inventés.

Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. Ainsi, nos constructions mentales se justifient seulement si, et de quelle façon, nos théories forment un tel lien.

Nous avons vu de nouvelles réalités créées par le progrès de la physique. Mais on peut faire remonter cette chaîne de l’activité créatrice bien au-delà du point de départ de la physique.

Un des concepts les plus primitifs est celui d’objet. Les concepts d’arbre, de cheval, ou d’un corps matériel quelconque, sont des créations qui reposent sur la base de l’expérience, bien que les impressions dont ils proviennent soient primitives en comparaison du monde des phénomènes physiques…

La physique a commencé réellement par l’invention de la masse, de la force et d’un système d’inertie. Tous ces concepts sont des inventions libres ; ils ont conduit à formuler le point de vue mécanique.

Pour le physicien du commencement du XIXe siècle, la réalité de notre monde extérieur était constituée par des particules et des forces simples agissant entre elles et dépendant seulement de la distance. Il s’efforçait de garder aussi longtemps que possible la foi qui réussira à expliquer tous les événements de la nature par ces concepts fondamentaux de la réalité.

Les difficultés qui se rattachent à la déviation de l’aiguille aimantée et celles qui se rattachent à la structure de l’éther nous ont amenés à créer une réalité plus subtile. L’importante invention du champ électromagnétique fait son apparition. Il fallait une imagination scientifique hardie pour réaliser pleinement que ce n’est pas le comportement des corps, mais le comportement de quelque chose qui se trouve entre eux, c’est-à-dire le champ, qui pourrait être essentiel pour ordonner et comprendre les événements.

Les développements ultérieurs ont détruit les anciens concepts et en ont créé de nouveaux. Le temps absolu et le système de coordonnées d’inertie ont été abandonnés par la théorie de la relativité. L’arrière-fond de tous les événements n’était plus le temps unidimensionnel et l’espace tridimensionnel, mais le continuum espace-temps quadridimensionnel, une autre invention libre, avec de nouvelles propriétés de transformation. Le système de coordonnées d’inertie n’était plus nécessaire. Tout système de coordonnées peut tout aussi bien servir à la description des événements dans la nature.

La théorie des quanta a, à son tour, créé des formes nouvelles et essentielles de notre réalité. La discontinuité a remplacé la continuité. Au lieu de lois régissant des individus, apparurent des lois de probabilité.

La réalité créée par la physique moderne est, en effet, très loin de la réalité du début de la science. Mais le but de toute théorie physique reste toujours le même.

A l’aide des théories physiques nous cherchons à trouver notre chemin à travers le labyrinthe des faits observés, d’ordonner et de comprendre le monde de nos impressions sensibles. Nous désirons que les faits observés suivent logiquement notre concept de réalité. Sans la croyance qu’il est possible de saisir la réalité avec nos constructions théoriques, sans la croyance en l’harmonie interne de notre monde, il ne pourrait par y avoir de science. Cette croyance est et restera toujours le motif fondamental de toute création scientifique.

A travers tous nos efforts, dans chaque lutte dramatique entre les conceptions anciennes et les conceptions nouvelles, nous reconnaissons l’éternelle aspiration à comprendre, la croyance toujours ferme en l’harmonie de notre monde, continuellement raffermie par les obstacles qui s’opposent à notre compréhension. »

Initiations à la physique, Max Planck :

« Le but idéal poursuivi par le physicien est donc la connaissance du monde réel et extérieur, mais, quels que soient les moyens d’investigation dont il dispose et les mesure qu’il effectue, jamais il n’appréhende directement rien de ce monde. Il en accueille seulement de temps en temps des messages plus ou moins incertains. Il reçoit, comme Helmholtz l’a dit un jour, des signaux qui lui sont adressés par le monde réel et c’est à lui d’en tirer des conclusions ; sa situation est analogue à celle d’un linguiste ayant à déchiffrer des documents provenant d’un peuple dont la civilisation lui est entièrement inconnue. La première supposition que devra faire ce linguiste sera nécessairement qu’un certain sens raisonnable est inclus dans ce document.

Le physicien, lui, doit supposer que le monde réel obéit à des lois, même s’il n’a aucun espoir de jamais arriver à une pleine connaissance de ces lois, pas même de savoir avec certitude quelle en est la nature. Confiant dans l’existence d’un monde réel soumis à des lois, le physicien se bâtit un système de notions et de propositions dit « image représentative physique de l’univers » en faisant appel à toutes les ressources de son savoir et il s’efforcera de donner à ce système une structure telle que, mis à la place du monde réel, il lui adresse, autant que possible, des messages identiques.

Dans la mesure où il y parvient, il lui est loisible d’affirmer sans craindre de s’exposer à une réfutation motivée, qu’il est parvenu à connaître au moins un des aspects du monde réel ; bien que d’autre part, il ne puisse pas non plus donner une preuve de la vérité de son affirmation…

Au point de vue positiviste, une telle conception de la physique et aussi la lutte incessante pour la connaissance du réel, sont des choses qui n’ont aucun sens. Là où il n’y a pas d’objet, il ne saurait être question d’en donner une représentation.

Le rôle de l’univers des physiciens peut donc être caractérisé en disant qu’il doit mettre en relation aussi étroite que possible le monde réel et le monde sensible. Ce dernier est chargé de fournir la matière première nécessaire à la représentation du monde réel et l’élaboration de cette matière consiste essentiellement à débarrasser le complexe de nos impressions physiques de tout ce qui provient, soit de la structure de nos organes sensibles, soit de celle qui est propre aux instruments de mesure.

L’image représentative physique doit, a priori, satisfaire à la condition, imposée par la logique, d’être exempte de contradiction interne entre ses diverses parties. Une fois cette condition remplie, toute liberté est laissée à l’artisan dans son travail descriptif. Il jouit d’une autonomie complète et il n’a besoin d’imposer aucune contrainte à son imagination. Ceci ne va pas, bien entendu, sans entraîner une forte dose d’arbitraire et d’incertitude ; c’est pourquoi la tâche du physicien est beaucoup plus difficile qu’il ne pourrait le paraître au premier abord à des esprits simplistes.

Le libre pouvoir spéculatif du savant s’introduit déjà, dès sa première démarche qui consiste à intégrer dans le domaine d’une loi uniquele résultat de mesures qui lui sont données séparément et sans coordination. Cette tâche est analogue à celle qui consiste à relier par une courbe un certain nombre de points isolés et l’on sait qu’il existe une infinité de courbes passant par chacun de ces points.

Même dans le cas où l’on possède un instrument enregistreur doué d’un mouvement continu, qui peut tracer entièrement une courbe, jamais celle-ci n’est absolument précise, elle sera toujours constituée par un trait plus ou moins épais à l’intérieur duquel un nombre infini de points mathématiques pourront trouver place.

Il n’existe aucune recette générale permettant de lever cette indétermination. Dans cet ordre d’idée, pour se tirer d’affaire, on fait toujours appel à des considérations d’un genre bien à part. On s’appuie sur un enchaînement d’idées grâce auquel on échafaude une hypothèse. En raison de cette hypothèse, la courbe cherchée devra satisfaire à un certain nombre de conditions, ce qui permet de choisir une seule courbe parmi une infinité d’autres également possibles.

Nous sommes donc en présence d’une démarche intellectuelle, pour laquelle aucune logique n’est suffisante. S’il veut l’accomplir avec succès, le physicien devra posséder deux qualités : une connaissance approfondie de son sujet et une imagination créatrice puissante. Il lui faut, en effet : premièrement, être familier avec toutes sortes de mesures et, secondement, avoir une acuité intellectuelle suffisante pour rapprocher deux mesures différentes sous un point de vue commun.

Toute hypothèse féconde surgit de la combinaison de deux représentations sensibles, de nature différente. L’histoire nous offre de nombreux exemples de ces rapprochements : c’est d’abord Archimède rapprochant la perte de poids de la couronne d’or du tyran de Syracuse quand elle était immergée. C’est Newton, rapprochant la chute d’une pomme du mouvement de la Lune autour de la Terre. Plus tard, c’est Einstein, rapprochant le mouvement d’un corps soumis à la gravitation, situé dans une enceinte en état de repos, d’un corps soumis à la gravitation, situé dans une enceinte en état de repos, d’un corps échappant à la gravitation et se trouvant dans une enceinte qui se déplace vers le haut avec un mouvement accéléré. Enfin Bohr rapprocha le mouvement d’un électron autour d’un noyau atomique du mouvement des planètes autour du soleil. Il serait intéressant de suivre, à propos de chaque hypothèse importante de la physique, le détail des rapprochements d’idées auxquels elles ont dû leur naissance…

Il y a un fait très remarquable qui n’est pas sans rapport avec cet état de choses : c’est que le progrès de la physique n’est pas une évolution continue au cours de laquelle nos connaissances s’approfondiraient et s’affineraient peu à peu ; il a au contraire un caractère discontinu et, en quelque sorte, explosif.

L’apparition de chaque hypothèse nouvelle provoque comme une éruption subite ; elle est un saut dans l’inconnu, inexplicable logiquement. Ensuite sonne l’heure d’une théorie nouvelle qui, une fois venue au monde, se développe d’une façon continue ; mais toujours, en subissant plus ou moins des contraintes extérieures, son sort étant, en fin de compte, réglé par les mesures. Tant que ces dernières lui demeurent favorables, l’hypothèse jouit d’une considération de plus en plus générale ; mais des difficultés viennent-elles à surgir quelque part à propos de l’interprétation du résultat de mesures, les doutes, les critiques et la méfiance ne tardent pas à s’élever de toutes parts…

Contrairement à ce que l’on soutient volontiers dans certains milieux de physiciens, il n’est pas exact que l’on ne puisse utiliser, pour l’élaboration d’une hypothèse que des notions dont le sens puisse, a priori, être défini par des mesures, c’est-à-dire, indépendamment de toute théorie. En effet, premièrement, toute hypothèse, en tant que partie constituante de l’image représentative de l’univers, est un produit de la spéculation libre de l’esprit humain et, secondairement, il n’y a absolument aucune grandeur qui puisse être mesurée directement. Une mesure ne reçoit, au contraire, son sens physique qu’en vertu d’une interprétation qui est le fait de la théorie…

Jamais des mesures ne pourront confirmer ni infirmer directement une hypothèse, elles pourront seulement en faire ressortir la convenance plus ou moins grande.

Voici maintenant le revers de la médaille, l’acuité parfaite de l’œil intellectuel à l’égard de tous les phénomènes qui se passent dans l’univers représentatif des physiciens résulte uniquement de ce que cet univers est une image du monde réel, image dont ces physiciens sont eux-mêmes les auteurs. D’ailleurs la connaissance intégrale qu’ils en ont et la maîtrise absolue qu’ils possèdent sur elle supposent, au fond, qu’elle est, de soi, pleinement intelligible…

Nous ne connaissons donc, de façon immédiate, le sens d’aucune mesure. La découverte de ce sens est donc, elle aussi, un des objets du travail scientifique, au même titre que l’étude des lois régissant le cours de tout autre phénomène… Il est, par principe, absolument impossible de séparer complètement les lois des phénomènes physiques des méthodes par lesquelles on les mesure. Pour les phénomènes les plus grossiers, ceux qui englobent une multitude d’atomes, l’influence de la mesure est, il est vrai, négligeable, même si l’on exige une très grande approximation. Aussi la physique ancienne, celle de l’époque classique, a-t-elle pu laisser s’implanter peu à peu l’idée que nos mesures nous permettent d’avoir une connaissance immédiate des phénomènes réels.

Mais cette supposition est entachée d’une erreur de principe, diamétralement opposée à celle que le positivisme commet quand, il ne considère que les impressions sensibles constitutives des mesures et ignore les phénomènes réels. Ce sont là deux attitudes également injustifiables. Il est tout aussi impossible d’exclure complètement les mesures que de vouloir ignorer les phénomènes réels. »

La physique et l’énigme du réel, Marceau Felden :

« Réflexion sur la connaissance scientifique

« L’univers est-il rationnellement intelligible ? C’est la question primordiale à laquelle la Science doit avoir pour fonction première de répondre. Car si elle ne le postulait pas, et si elle ne recherchait pas tous les moyens pour en faire l’étude, alors elle ne se réduirait qu’à un ensemble de recettes.

Une telle hypothèse semble légitimée par tous les résultats accumulés au cours des siècles, et plus particulièrement durant le nôtre. Pourtant cet optimisme doit être tempéré, la synthèse de tous ces acquis montrant sans aucun doute possible qu’ils restent tout à fait insuffisants, et d’ailleurs pas toujours convaincants, pour permettre quelques conclusions de portée générale.

En effet, malgré de remarquables succès, un certain nombre d’éléments conduisent à penser que les étapes les plus difficiles restent devant nous car on recense au moins une bonne vingtaine de problèmes fondamentaux pour lesquels on ne connaît pas de solution, sans compter ceux à venir !

Par exemple, notre incapacité d’interpréter de façon cohérente la flèche du temps, jointe à la question de la non-localité c’est-à-dire à celle de la validité de l’équation différentielle, sont des difficultés qui touchent au principe même de la modélisation.

Parmi d’autres, on peut également citer l’échec des tentatives d’élaboration d’une axiomatique quanto-relativiste bien fondée conduisant à la quantification de la gravité, ou les données physiques déterminant la classification des particules élémentaires et la caractérisation correspondante de leurs propriétés – dont la masse du neutrino – ou la nature de la matière sombre…

L’une de ces énigmes est particulièrement déconcertante : compte tenu de ses conséquences, notamment dans les limitations qu’elle impose à notre exploration de l’univers, quelles peuvent être les données et contraintes physiques qui déterminent la vitesse de la lumière, ainsi que la valeur des autres constantes fondamentales ?

Il est très probable que certaines propriétés du microcosme attribuées, faute de mieux aux étranges propriétés du vide quantique, devraient y contribuer, et peut-être en être à l’origine. Ce pourrait également être le cas pour d’autres constantes fondamentales. Il s’agit de questions qui, bien qu’essentielles, ne semblent guère avoir retenu l’attention.

En bref, c’est finalement la détermination des limites de la connaissance rationnelle qui est en cause car, comme l’a fait remarquer H. Weyl, mathématicien qui a beaucoup contribué au progrès de la physique théorique, « la science oblige à reconnaître que le paysage ne se limite pas à l’horizon ». Certes, mais encore… (…)

On a vu comment Einstein avait défini le réalisme scientifique. Ce faisant, il a disjoint l’objet qui en est la source de l’acte de perception tout en prenant soin de préciser que « tout ce que nous connaissons de la réalité vient de l’expérience et aboutit à elle. Des propositions purement logiques sont totalement vides au regard de la réalité », ajoutant que « de là résulte que nos conceptions du réel physique ne peuvent jamais être définitives ».

Si aujourd’hui la réflexion montre le bien-fondé scientifique de ces assertions, ce n’était pas le cas jusqu’aux débuts de ce siècle, d’autres conceptions ayant cours telles que, par exemple, le conventionnalisme de Poincaré ou le positivisme de Mach qui, pourtant, l’avait séduit dans sa jeunesse. C’est ce qui oppose Einstein à ces auteurs car le premier veut réduire la science à un pur système convenu de résolutions hypothético-axiomatiques alors que le second récuse toute connaissance qui n’est pas directement déductible de l’observation et de l’expérience, la raison d’être des phénomènes physiques étant, pour lui, supposée extérieure au problème.

Or, pour Einstein et les réalistes, c’est la puissance de la pensée spéculative rationnelle qui fait toute la différence, celle de l’acte intellectuel de création.

Selon leur point de vue, l’objectif ultime de la science est la compréhension conceptuelle de la nature à travers la recherche des relations phénoménologiques et/ou causales reliant entre elles les différentes expériences qui peuvent y être effectuées. Si la méthode doit conduire à quelque représentation intellectuellement satisfaisante, Einstein se méfie pourtant du formalisme qui ne peut être crédité a priori d’aucune valeur de vérité, toute théorie devant utiliser le minimum de concepts primaires et d’hypothèses, pour obtenir la plus grande simplicité dans ses données de base, et la meilleure unité logique dans ses prévisions et ses applications.

Bien que tout réel scientifique soit intellectuellement construit, il n’est cependant pas arbitraire puisqu’une large confrontation expérimentale et prévisionnelle doit servir de critère de validation.

C’est précisément parce qu’elle ne satisfait pas à la philosophie du réalisme physique qu’Einstein est profondément opposé à la théorie quantique, celle-ci ne permettant pas de construire une représentation du microcosme, c’est-à-dire une modélisation interprétative satisfaisante du réel qui lui correspondrait. En fait, ce qu’il refuse absolument c’est l’abandon de la causalité impliquant le caractère statistique de la prévision, ce qui est contraire à la conception classique de ce que devrait être la science…

Mais la querelle de l’interprétation quantique s’étant estompée, nombre de chercheurs de la discipline ont une position ambigüe, se bornant à faire des calculs et à les exploiter dans des applications de plus en plus variées, sans trop se poser de questions sur leur signification…

On remarque que le passage du fait physique, en tant que tel, à sa perception intellectuelle exige l’intermédiaire du symbolisme mathématique. Outre le fait que cette représentation psychique dépend totalement et irrémédiablement de celui-ci, elle ne peut qu’être archimédienne par suite des nécessités inhérentes à la mathématique et à la modélisation. Or peu de travaux existent sur les propriétés et les contraintes de ce type de représentation symbolique par laquelle doit transiter l’information reliant la donnée physique au psychisme.

On ne peut cependant pas espérer que celui-ci et son langage ordinaire puissent à eux seuls générer par une telle procédure les principes fondamentaux de représentation de l’univers ; il y faut quelques « plus », l’un d’eux étant l’intuition et un autre l’induction.

Puisque, jusqu’ici, c’est la physique mathématique qui a constitué l’unique réponse, on peut logiquement se demander si, dans formalisation, celle-ci ne pourrait pas être reconsidérée. Et même s’il ne serait pas possible de trouver quelque voie nouvelle permettant de renouveler cette question. » (…)

Jusqu’au début de ce siècle, on pensait que la méthode permettrait d’ « adapter de plus en plus près notre esprit à la réalité, de construire une représentation de plus en plus adéquate du monde qui nous entoure et auquel nous appartenons, pour le comprendre d’abord, pour passer de la compréhension à la prévision et ensuite à l’action. » (Paul Langevin)

En pratique, et comme le montre tout ce qui précède, cette espérance s’est révélée n’être qu’une illusion à la suite de la découverte de la complexité du microcosme et, dans une moindre mesure, de celle de l’immensité du mégacosme. D’autant qu’il s’y crée en permanence du nouveau, l’ensemble n’étant pas statique. »

Lévy-Leblond dans « Aux contraires » :

Dialogue :

« - Vous rejoignez donc finalement la conception du « réel voilé » avancée sur la base de la physique quantique ?

 Vous étonnerai-je si j’exprime au contraire quelque réticence à l’égard de cette formulation ?

 Oui, vous me surprenez. J’avais cru comprendre que vous ne défendiez pas précisément la thèse du réalisme naïf. Alors, pourquoi cette gêne ?

 Elle a deux raisons. La première, inessentielle, tient à la forme. Je n’aime pas trop cette idée de « voile ».

 Indépendamment de toute allusion politico-religieuse, je suppose ?

 Bien entendu. C’est l’image que suggère cette formulation qui me paraît inadéquate à ce qu’elle tente d’exprimer. Un objet « voilé » est caché en pratique, mais visible en principe.

 Vous voulez dire que le voile est étendu sur la chose voilée et n’en fait pas partie intégrante ?

 Exactement. Cette façon de parler suscite inéluctablement le fantasme du dévoilement, et ne permet pas de penser l’impossibilité de l’accès à la chose-en-soi.

 Mais comment dire alors ?

 Je ne suis pas sûr qu’en l’occurrence il existe une image concrète qui puisse offrir une métaphore suffisamment pertinente et soustraite aux malentendus. En tout cas, si vraiment l’on veut recourir à l’image du voile pour désigner cette opacité (relative) qui émousse notre regard, j’aurais tendance à penser que ce voile est posé sur nos yeux plutôt que sur les choses.

 Et votre seconde critique ?

 Elle tient au fond de l’affaire. L’idée que le réel nous est directement accessible, absolument transparent et totalement connaissable, voilà belle lurette que nous avons dû y renoncer. Cette « philosophie spontanée » des physiciens, pour pratiquement utile et sans doute métaphysiquement nécessaire qu’elle soit au sein de leur activité, peu d’entre eux de toute façon la défendraient une fois sortis des laboratoires. Et ils n’ont guère besoin d’une profonde culture pour savoir que deux millénaires et demi de philosophie ont fait litière d’une vision aussi naïve. Je ne vois guère que les résultats de la science contemporaine ajoutent beaucoup à cette vieille conclusion, même s’il est vrai qu’ils en confortent les arguments.

 Pourtant, la physique quantique apporte du nouveau, sur au moins deux points essentiels. D’une part, la nécessité de prendre en compte explicitement l’interaction d’un objet physique avec le dispositif de mesure afin de pouvoir lui attribuer des valeurs bien déterminées des grandeurs qui le caractérisent, jette un doute sérieux sur la notion de « propriétés physiques » comme attributs intrinsèques de l’objet. D’autre part, le caractère essentiellement non séparable (« implexe ») du monde quantique porte un coup sévère à l’idée même d’objets individualisés et spatialisés.

 J’en suis absolument d’accord ! Je conteste seulement qu’il s’agisse là d’une rupture épistémologique radicale. Je n’y vois pour ma part que la poursuite et l’approfondissement d’un mouvement qui a commencé avec la théorisation scientifique elle-même. La dialectique du réel et du fictif est à l’œuvre dès les premières conceptualisations et formalisations du monde physique. Et à toute époque, les nouvelles notions ont prêté à des débats qui, mutadis mutandis, peuvent être rétroactivement relus comme ce que François Le Lionnais appelait des « plagiats par anticipation » : la question des qualités premières et secondes au dix-septième siècle, la controverse autour de l’attraction et des qualités occultes au dix-huitième, le problème de l’éther au dix-neuvième, pour se limiter à quelques exemples, illustrerait cette permanence.

 Mais pourquoi ce débat revient-il toujours sur la scène épistémologique, comme s’il n’avait pas déjà eu lieu ?

 Tout bonnement parce que les fictions d’une époque deviennent les réalités de la suivante ! Ces concepts, péniblement construits au sein d’une théorie émergente, et qui ont exigé une critique tranchante des notions antérieures dont il a fallu montrer le caractère partiel et idéel, ces concepts nouveaux, par leur succès même, finissent par se réifier à leur tour. On oublie que les corpuscules de la mécanique newtonienne n’avaient rien de naturel, que les rayons lumineux ont d’abord été des constructions géométriques, que la notion de champ a péniblement remplacé celle de force et on se met à « y croire ». Tout alors est à recommencer. »

La réalité physique et nos images humaines

La physique quantique nous condamne-t-elle à ne pas décrire du tout la réalité sous-jacente aux lois de la physique ?

Le réalisme d’Einstein

Le réel et le rationnel, vus par le physicien Feynman

Réel et rationnel, deux mondes ou un seul ?

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