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« Il faut tenir compte du rapport des forces. »

vendredi 17 avril 2020, par Robert Paris

« Il faut tenir compte du rapport des forces. », nous dit-on bien souvent parmi les révolutionnaires, les syndicalistes et autres militants divers...

Il paraît même que c’est une leçon tirée des bolcheviks...

Voici ce qu’en disait un révolutionnaire fameux :

Un argument revient constamment dans la critique du régime des Soviets en Russie, et surtout dans la critique des tentatives révolutionnaires pour instaurer le même régime dans les autres pays : c’est l’argument du rapport des forces. Le régime soviétique est, en Russie, utopique, car il ne correspond pas au "rapport des forces". La Russie arriérée ne peut pas se donner des tâches qui pourraient être celles de l’Allemagne avancée. Même pour le prolétariat allemand, ce serait d’ailleurs une folie que de s’emparer du pouvoir politique, car ce serait en ce moment rompre le "rapport des forces". La Société des Nations n’est point parfaite, mais répond au "rapport des forces". La lutte pour l’abolition du régime capitaliste est utopique ; mais quelques amendements au traité de Versailles correspondraient au "rapport des forces". Quand Longuet boitait à la suite de Wilson, ce n’était pas du fait de sa débilité politique, mais pour la gloire du "rapport des forces", Le président autrichien Seidtz et le chancelier Renner doivent, de l’avis de Friedrich Adler, exercer leur trivialité petite-bourgeoise dans les premières magistratures de la république bourgeoise, afin que ne soit pas rompu le "rapport des forces". Environ deux ans avant la guerre mondiale, Karl Renner qui, n’étant pas encore chancelier, n’était qu’un avocat "marxiste" de l’opportunisme, me démontrait que le régime du 3 juin [1], c’est-à-dire le régime des capitalistes et des propriétaires fonciers couronné d’une monarchie, se maintiendrait inévitablement en Russie pendant toute une époque historique, puisqu’il correspondait au "rapport des forces".

Qu’est-ce donc que ce "rapport des forces", - formule sacramentelle qui doit définir et expliquer tout le cours de l’histoire, en gros et en détail ? Et pourquoi, de façon plus précise, ce "rapport des forces" sert-il invariablement à l’école actuelle de Kautsky de justification à l’indécision, à l’inertie, à la couardise, à la trahison ?

Par "rapport des forces", on peut entendre tout ce qu’on veut : le niveau de la production, le degré de différenciation des classes, le nombre des ouvriers organisés, les fonds des syndicats, quelquefois le résultat des dernières élections parlementaires, fréquemment le degré de condescendance du ministère, ou d’impudence de l’oligarchie financière. Mais le plus souvent, c’est l’impression politique sommaire d’un pédant à demi aveugle ou d’un soi-disant "politique réaliste" qui s’est peut-être assimilé la phraséologie marxiste, mais s’inspire en réalité des plus basses combinaisons, des préjugés les plus répandus et des méthodes parlementaires. Après un petit entretien confidentiel avec le directeur de la Sûreté générale, le politicien social-démocrate autrichien savait toujours bien exactement, au bon vieux temps (qui n’est pas si lointain), si le "rapport des forces" permettait à Vienne, pour le I° mai, une manifestation pacifique. Les Ebert, les Scheidemann, les David mesuraient, il n’y a pas si longtemps, le "rapport des forces" au nombre de doigts que leur tendaient Bethman-Hollweg et Ludendorff en les rencontrant au Reichstag.

L’établissement de la dictature des Soviets en Autriche aurait, selon Friedrich Adler, désastreusement rompu le "rapport des forces" et l’Entente aurait affamé le pays. Comme preuve, Friedrich Adler nous désignait la Hongrie, où les Renner magyars n’avaient pas encore réussi à ce moment à renverser, avec le concours des Adler, le pouvoir des Soviets. A première vue, il semble que Friedrich Adler ait eu raison. La dictature prolétarienne n’a pas tardé à être renversée en Hongrie et le ministère ultra-réactionnaire de Friedrich l’a remplacée. Mais on peut bien demander si cela répondait "au rapport de forces". Ni Friedrich ni Huszar n’auraient pu, en tout cas, prendre le pouvoir, même momentanément, s’il n’y avait eu l’armée roumaine. On voit d’ici qu’en expliquant les destinées de la Hongrie, il convient tout au moins de prendre en considération le "rapport des forces" dans deux pays : Hongrie et Roumanie. Mais il est évident qu’on ne peut s’y arrêter. Si la dictature des Soviets avait été instituée en Autriche avant la crise hongroise, le renversement du pouvoir des Soviets à Budapest eût été autrement difficile. Nous voici donc obligés de faire entrer en ligne de compte dans le "rapport des forces" qui déterminèrent la chute momentanée du gouvernement des Soviets hongrois, l’Autriche et la politique de trahison de Friedrich Adler.

Friedrich Adler lui-même ne cherche pas la clef du "rapport des forces" en Russie ou en Hongrie, mais en Occident, chez Clémenceau et Lloyd George : ils détiennent le pain et le charbon ; or le pain et le charbon sont aujourd’hui, dans le mécanisme du "rapport des forces", des facteurs tout aussi importants que les canons dans la constitution de Lassalle. Descendue des hauteurs où elle se réfugie, l’opinion de Friedrich Adler, c’est que le prolétariat autrichien ne doit pas prendre le pouvoir tant qu’il n’y aura pas été autorisé par Clémenceau (ou Millerand, c’est-à-dire un Clémenceau de second ordre).

Mais ici encore, il est permis de demander : la politique de Clémenceau répond-elle vraiment au rapport des forces ? A première vue, il peut sembler qu’elle y corresponde assez bien et si cela n’est pas assez évident, c’est en tout cas garanti par les gendarmes de Clémenceau qui dispersent les réunions ouvrières et arrêtent et fusillent les communistes. Et nous ne pouvons pas ne pas rappeler à ce propos que les mesures de terreur du gouvernement des Soviets - perquisitions, arrestations et fusillades - dirigées exclusivement contre les ennemis de la révolution, sont considérées par diverses personnes comme prouvant que le gouvernement des Soviets ne correspond pas au rapport des forces. Mais c’est en vain que nous chercherions aujourd’hui dans le monde entier un régime qui, pour se maintenir, n’aie pas recours à une terrible répression de masse. C’est que les forces des classes ennemies, ayant crevé l’enveloppe de tous les droits, y compris les droits "démocratiques", tendent à déterminer leurs nouveaux rapports à travers une lutte impitoyable.

Quand le système des Soviets s’est établi en Russie, les politiciens capitalistes n’ont pas été les seuls à le considérer comme un insolent défi au rapport des forces : les opportunistes socialistes de tous les pays étaient aussi de cet avis. Il n’y avait pas, à ce sujet, de désaccord entre Kautsky, le comte habsbourgeois Czernin, et le Premier bulgare Radoslavov. Depuis, les monarchies austro-hongroise et allemande se sont effondrées, le militarisme le plus puissant s’est émietté. Le pouvoir des Soviets a tenu. Les puissances victorieuses de l’Entente ont mobilisé et jeté contre lui tout de qu’elles ont pu. Le pouvoir des Soviets s’est maintenu. Si Kautsky, Friedrich Adler et Otto Bauer avaient pu prédire, il y a deux ans, que la dictature du prolétariat se maintiendrait en Russie, d’abord malgré les attaques de l’impérialisme allemand, ensuite malgré une lutte ininterrompue contre l’impérialisme de l’Entente, les sages de la II° Internationale auraient considéré cette prédiction comme témoignant d’une risible méconnaissance du rapport des forces.

Le rapport des forces politiques est, à chaque moment donné, la résultante de divers facteurs fondamentaux et dérivés de puissances diverses, et ce n’est que tout au fond des choses qu’il est déterminé par le degré de développement de la production. La structure sociale d’un peuple retarde considérablement sur le développement des forces productives. La petite bourgeoisie, et en particulier la paysannerie, subsistent longtemps après que leurs méthodes économiques aient été dépassées et condamnées par le développement industriel et technique de la société. La conscience des masses retarde à son tour considérablement sur le développement des rapports sociaux ; la conscience des anciens partis socialistes retarde d’une époque entière par rapport à l’état d’esprit des masses ; la conscience des anciens leaders parlementaires et trade-unionistes, plus réactionnaire que celle de leurs partis, forme une sorte de caillot durci que l’histoire n’a pu, jusqu’à ce jour, ni, digérer ni vomir. A l’époque du parlementarisme pacifique, étant donné la stabilité des rapports sociaux, le facteur psychologique pouvait être placé, sans de trop criantes erreurs, à la base de tous les calculs : et l’on pensait que les élections parlementaires exprimaient suffisamment le rapport des forces. La guerre impérialiste a révélé, en rompant l’équilibre de la société bourgeoise, l’insuffisance radicale des anciens critères qui ne tenaient nul compte des profonds facteurs historiques lentement accumulés par le passé, et qui émergent à présent pour déterminer le cours de l’histoire.

Les politiciens routiniers, incapables d’embrasser le processus historique dans toute sa complexité, dans ses contradictions et ses discordances intérieures, se sont imaginé que l’histoire préparerait simultanément et rationnellement, de tous les côtés à la fois, l’avènement du socialisme, de sorte que la concentration de la production et la morale communiste du producteur et du consommateur mûriraient en même temps que les charrues électriques et les majorités parlementaires. D’où une attitude purement mécanique vis-à-vis du parlementarisme qui, aux yeux de la plupart des politiciens de la II° Internationale, indiquait le degré de préparation de la société au socialisme aussi infailliblement qu’un manomètre indique la pression de la vapeur. Il n’est pourtant rien de plus absurde qu’une représentation aussi mécanique du développement des rapports sociaux.

Si, partant de la base productive de la société, on remonte jusqu’aux divers degrés de la superstructure - classes, Etats, droits, partis, etc. - on peut établir que la force d’inertie de chaque étage de superstructure ne s’ajoute pas simplement à celle des étages inférieurs, mais est, dans certains cas, multipliée par elle. Le résultat est que la conscience politique de groupes qui se sont longtemps imaginé être les plus avancés, apparaît dans la période de transmission comme un terrible obstacle au développement historique. Il est absolument hors de doute que les partis de la II° Internationale placés actuellement à la tête du prolétariat, n’ayant pas osé, n’ayant pas su, n’ayant pas voulu prendre le pouvoir au moment le plus critique de l’histoire de l’humanité, ayant conduit le prolétariat à l’extermination impérialiste mutuelle, ont été la force décisive de la contre-révolution.

Les forces puissantes de la production, ce facteur décisif du mouvement historique, étouffaient dans les superstructures sociales arriérées (propriété privée, Etat national), dans lesquelles l’évolution antérieure les avait enfermées. Grandies par le capitalisme, les forces de la production se heurtaient à tous les murs de l’Etat national et bourgeois, exigeant leur émancipation par l’organisation universelle de l’économie socialiste. L’inertie des groupements sociaux, l’inertie des forces politiques qui se révélèrent incapables de détruire les vieux groupements de classes, l’inertie, l’inintelligence et la trahison des partis socialistes dirigeants, assumant en fait la défense de la société bourgeoise, tout cela aboutit à la révolte spontanée, élémentaire, des forces productives sous les aspects de la guerre impérialiste. La technique humaine, le facteur le plus révolutionnaire de l’histoire, avec sa puissance accumulée pendant des décennies, s’insurgea contre le conservatisme écœurant et la vile ineptie des Scheidemann, des Kautsky, des Renaudel, des Vandervelde, des Longuet, et, à l’aide de ses mitrailleuses, de ses cuirassés et de ses avions, déchaîna contre la culture humaine un effroyable pogrom.

La cause des calamités que l’humanité traverse aujourd’hui réside donc précisément dans le fait que la puissance technique de l’homme était déjà mûre depuis longtemps pour l’économie socialiste, que le prolétariat occupait dans la production une situation qui lui assure entièrement la dictature, tandis que les forces les plus conscientes de l’Histoire - les partis et leurs leaders - étaient encore tout à fait sous le joug des vieux préjugés, et ne faisaient qu’entretenir la défiance des masses envers elles-mêmes. Kautsky le comprenait ces années. "Le prolétariat, écrivait-il dans sa brochure Le Chemin du Pouvoir, s’est tellement renforcé qu’il peut attendre avec calme la guerre qui vient. Il ne peut plus être question d’une révolution prématurée puisque le prolétariat a retiré des institutions actuelles de l’Etat toutes les forces qu’elles pouvaient lui donner et qu’une transformation de ces institutions est devenue la condition préalable de ses progrès ultérieurs" [2]. Dès le moment où la croissance des forces productives, ayant dépassé les cadres de l’Etat national bourgeois, a ouvert pour l’humanité une ère de crises et de troubles, l’équilibre relatif de la conscience des masses qui caractérisait l’époque précédente s’est trouvé rompu par de menaçantes secousses. La routine et l’inertie de l’existence quotidienne, l’hypnose de la légalité, ont déjà perdu tout leur pouvoir sur le prolétariat. Mais il n’est pas encore entré consciemment et sans réserves dans la voie des luttes révolutionnaires ouvertes. Dans ses derniers moments d’équilibre instable, il hésite. A ce moment psychologique le rôle des sommets, du pouvoir d’Etat d’une part, du parti révolutionnaire de l’autre, acquiert une importance colossale. Il suffit d’une impulsion décisive - de droite ou de gauche - pour donner au prolétariat, pour une période plus ou moins longue, telle ou telle orientation. Nous l’avons vu en 1914 quand la pression conjuguée des gouvernements impérialistes et des partis social-patriotes rompit instantanément l’équilibre de la classe ouvrière et l’aiguilla sur la voie de l’impérialisme. Nous voyons ensuite comment les épreuves de la guerre, le contraste entre ses résultats et ses mots d’ordre primitifs, bouleversent les masses en les rendant toujours plus aptes à la révolte ouverte contre le capital. Dans ces conditions, l’existence d’un parti révolutionnaire se rendant exactement compte des forces dirigeantes de l’époque actuelle, comprenant la place exclusive occupée parmi elles par la classe révolutionnaire, connaissant ses ressources inépuisables, croyant en elle, sachant toute la puissance de la méthode révolutionnaire aux époques où tous les rapports sociaux sont instables, prêt à appliquer jusqu’au bout cette méthode, l’existence d’un tel parti constitue un facteur historique d’une portée inappréciable.

Au contraire, un parti socialiste bénéficiant d’une certaine influence traditionnelle mais qui ne se rend pas compte de ce qui se passe autour de lui, qui, ne comprenant pas la situation révolutionnaire, ne peut en trouver la clef, qui n’a foi ni en soi, ni en le prolétariat, un parti de cette sorte constitue à notre époque l’obstacle historique le plus nuisible, une cause de confusion et d’épuisant chaos.

C’est aujourd’hui le rôle de Kautsky et de ses disciples. Ils enseignent au prolétariat à ne pas croire en lui-même, mais à croire vraie l’image que lui renvoie le miroir déformant de la démocratie, aujourd’hui réduit en miettes par la botte du militarisme. A les en croire, la politique révolutionnaire du prolétariat ne doit pas être déterminée par la situation internationale, par l’effondrement réel du capitalisme, par la ruine sociale qui en résulte, par la nécessité objective de la domination de la classe ouvrière qui clame sa révolte dans les décombres fumantes de la civilisation capitaliste ; rien de tout ceci ne doit déterminer la politique du parti révolutionnaire prolétarien ; elle dépend uniquement du nombre de voix que lui reconnaissent, d’après leurs savants calculs, les scribes du parlementarisme. Quelques années auparavant, Kautsky comprenait, semble-t-il, l’essence du problème révolutionnaire. Il écrivait dans sa brochure que nous avons déjà citée (Le Chemin du Pouvoir) :

"Le prolétariat étant la seule classe révolutionnaire d’une nation, il en résulte que l’effondrement de la société actuelle, qu’il revête un caractère financier ou militaire, signifie la banqueroute des partis bourgeois sur lesquels retombe toute la responsabilité, et qu’on ne peut sortir de cette impasse qu’en instaurant le pouvoir du prolétariat".

Mais aujourd’hui le parti de l’apathie et de la peur, le parti Kautsky, dit à la classe ouvrière :

"La question n’est pas de savoir si tu es en ce moment la seule force créatrice de l’histoire, si tu es capable de chasser la clique de malfaiteurs qui est le produit de la dégénérescence des classes possédantes ; peu importe que tu sois seul à pouvoir remplir cette tâche, peu importe que l’histoire ne t’accorde aucun sursis, les conséquences du sanglant chaos actuel menaçant de t’ensevelir, toi aussi, sous les dernières ruines du capitalisme. La seule chose qui importe, c’est que les bandits impérialistes au pouvoir réussissent hier ou aujourd’hui à tromper, violenter, frustrer l’opinion publique de manière à réunir 51 % des voix contre 49 %. Périsse le monde, mais vive la majorité parlementaire !".

Notes

[1] Régime du 3 juin [1907]. La loi du 3 juin 1907 sur les élections à la Douma d’Etat donnait la prépondérance aux propriétaires fonciers et à la grande bourgeoisie, en privant de droits électoraux les larges masses de la population. Elle coïncida avec une série de mesures marquant la victoire définitive de la réaction après la révolution de 1905.

[2] Karl Kautsky, Der Weg zur Macht, Berlin, 1909. Traduction française : Le chemin du pouvoir, Paris, 1910 (réédition Anthropos, Paris, 1969).

Léon Trotsky, Terrorisme et communisme

La question posée en 1906

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