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Les origines du christianisme (deuxième partie)

dimanche 9 août 2020, par Robert Paris

Le christianisme et la critique biblique sont des sujets qui m’intéressent depuis longtemps. Il y a vingt-cinq ans, j’ai déjà publié dans la revue « Kosmos » un article sur « l’histoire biblique des temps primitifs et ses origines », et deux ans plus tard, dans la « Neue Zeit » un autre sur « la naissance du christianisme ». Je reviens donc ici à de vieilles amours. L’occasion m’en a été donnée quand il apparut qu’une deuxième édition de mon étude sur « les précurseurs du socialisme » était souhaitable.

La critique de ce livre, au moins celle dont j’ai eu connaissance, avait principalement trouvé à redire à l’introduction, dans laquelle je caractérisais brièvement le communisme des premiers chrétiens : c’était, me dit-on, une interprétation qui ne pouvait tenir face aux derniers résultats de la recherche.

Ces critiques furent peu après suivies d’autres, notamment de la part du camarade Göhre, elles affirmaient qu’était dépassée l’interprétation, d’abord défendue par Bruno Bauer et ensuite reprise sur des points essentiels par Mehring et par moi, selon laquelle on ne pouvait rien dire d’assuré sur la personne de Jésus et que le christianisme pouvait s’expliquer en faisant l’impasse sur son existence.

Pour cette raison, je décidai de ne pas rééditer ce livre paru il y a treize ans avant d’avoir soumis à examen mes idées sur le christianisme, issues d’études antérieures, en consultant la littérature la plus récente.

L’heureux résultat de ce travail fut que je n’avais rien à corriger. En revanche, les recherches les plus récentes me firent en même temps découvrir une multitude de nouveaux points de vue et de nouvelles indications, si bien que c’est tout un nouveau livre qui est sorti de l’examen critique de mon introduction.

Je ne prétends naturellement pas épuiser le sujet. Il est bien trop vaste pour cela. Je serai satisfait si j’ai pu contribuer à éclairer les facettes du christianisme qui me semblent être décisives du point de vue de la conception matérialiste de l’histoire.

Dans les questions d’histoire religieuse, je ne peux pas me mesurer à l’érudition des théologiens qui ont fait de cette étude le travail de leur vie, alors que je n’avais, pour écrire ce livre, que les heures de loisir que me laissait l’activité rédactionnelle et politique dans une période où l’actualité occupait tout le temps de ceux qui sont impliqués dans les luttes de classes modernes, et ne laissait guère de place à l’étude du passé : dans la période intermédiaire entre les débuts de la révolution russe et l’explosion de la révolution turque.

Mais peut-être est-ce de m’être mêlé intensément de la lutte de classe du prolétariat qui m’a fait comprendre des aspects essentiels du christianisme primitif auxquels les professeurs de théologie et d’histoire religieuse restent étrangers.

J. J. Rousseau dit dans sa Julie :

« Je trouve aussi que c’est une folie de vouloir étudier le monde en simple spectateur. Celui qui ne prétend qu’observer n’observe rien, parce qu’étant inutile dans les affaires, et importun dans les plaisirs, il n’est admis nulle part. On ne voit agir les autres qu’autant qu’on agit soi-même ; dans l’école du monde comme dans celle de l’amour, il faut commencer par pratiquer ce qu’on veut apprendre. » (Deuxième partie, lettre XVII) i

On peut appliquer ces phrases, qui ne traitent ici que de l’étude des êtres humains, à toute espèce d’étude. Dans aucun domaine, on n’avance bien loin si on se contente de regarder sans intervenir pratiquement. Cela vaut même pour l’étude d’objets aussi éloignés que les étoiles. Où en serait l’astronomie si elle se limitait à la pure observation, si elle ne s’impliquait pas dans une pratique, avec le télescope, l’analyse spectrale, la photographie ! Mais cela vaut encore davantage pour les choses d’ici-bas auxquelles notre pratique peut s’affronter bien autrement qu’en restant dans l’observation. Ce que celle-ci nous enseigne est infime en comparaison de ce que nous apprend notre action pratique sur ces objets et avec ces objets. Qu’on songe seulement à l’immense importance de l’expérimentation dans les sciences de la nature.

Dans la société humaine, l’expérimentation comme moyen de connaissance est impossible, mais l’intervention pratique du chercheur n’en joue pas pour autant un moindre rôle, si du moins, évidemment, sont assurées les conditions préalables à une expérimentation féconde. Ces conditions, c’est la connaissance des expériences les plus importantes faites auparavant par d’autres chercheurs, et d’autre part la familiarité acquise avec la méthode scientifique, qui affûte la perception de ce qui est essentiel dans un phénomène, permet de faire la part de ce qui est essentiel et de ce qui est secondaire, et de découvrir ce que différentes expériences ont en commun.

Un penseur qui, satisfaisant à ces conditions préalables, entreprend d’étudier un domaine dans lequel il a aussi une activité pratique, arrivera aisément à des résultats qui seraient restés hors de sa portée s’il avait été un simple spectateur.

Cela vaut au premier chef pour l’histoire. Un homme politique actif comprendra plus facilement l’histoire politique, s’il a une formation scientifique suffisante, et s’y repérera plus aisément qu’un savant en chambre qui n’aurait jamais connu en pratique les forces motrices de la politique. Le chercheur sera notamment favorisé par son expérience s’il s’agit d’étudier le mouvement d’une classe dans laquelle il est lui-même impliqué et dont il connaît par le détail les particularités.

Cela a profité certes jusqu’ici presque exclusivement aux classes possédantes, qui avaient le monopole de l’activité scientifique. Les mouvements des classes subalternes n’ont encore trouvé que peu de scientifiques dotés de capacités de compréhension.

Il ne fait pas de doute que le christianisme ait été dans ses débuts un mouvement des couches populaires déshéritées les plus diverses que l’on peut regrouper sous l’appellation de prolétaires, si l’on n’entend pas par là seulement les ouvriers salariés. Quelqu’un qui connaît de par sa collaboration pratique le mouvement moderne du prolétariat et ce qu’il a de commun dans les divers pays, qui a, comme compagnon de lutte, appris à partager ses réactions et ses aspirations, est en droit de penser comprendre plus aisément bien des choses concernant les débuts du christianisme que des savants qui n’ont jamais observé le prolétariat que de loin.

Mais si le militant formé scientifiquement se voit, pour écrire l’histoire, avantagé sous bien des aspects par rapport à celui qui n’a étudié que dans les livres, cela n’est que trop souvent contre-balancé par le fait que le politicien est soumis, plus que l’homme de bibliothèque éloigné du monde, à de fortes tentations qui troublent l’ingénuité de son jugement. Deux dangers en particulier guettent l’historiographie des hommes de la politique plus que les autres chercheurs : d’abord la tentation de couler le passé entièrement dans le moule du présent, et ensuite le désir de voir le passé sous les aspects qui correspondent aux besoins de la politique actuelle.

Nous autres socialistes, dans la mesure où nous sommes marxistes, nous sentons cependant préservés de ces dangers par la conception matérialiste de l’histoire liée à notre point de vue prolétarien.

La conception traditionnelle de l’histoire ne voit dans les mouvements politiques qu’une lutte autour de certaines institutions – monarchie, aristocratie, démocratie, etc. -, qui seraient à leur tour le résultat de certaines idées et de certaines aspirations éthiques. Si on en reste là, si on ne cherche pas le fondement de ces idées, de ces aspirations et de ces institutions, on conclura facilement que seule leur manifestation extérieure se modifie, mais que dans le fond, elles ne changent pas ; que ce sont toujours les mêmes idées, les mêmes aspirations, et les mêmes institutions qui ne cessent de revenir, que l’histoire tout entière représente un mouvement ininterrompu vers la liberté et l’égalité, un mouvement qui ne cesse de se heurter à la tyrannie et à l’inégalité, qui ne peut jamais réaliser ses objectifs, mais ne peut non plus jamais être totalement extirpé.

Quand des combattants de la liberté et de l’égalité sont victorieux quelque part, leur victoire bascule dans la fondation d’une nouvelle tyrannie et d’une nouvelle inégalité. Et immédiatement, se lèvent de nouveaux combattants de la liberté et de l’égalité.

L’histoire tout entière apparaît ainsi comme un mouvement circulaire qui revient toujours de nouveau sur lui-même, comme l’éternel retour des mêmes luttes, les costumes étant les seuls à changer, sans que l’humanité ne cesse de faire du sur-place.

Si l’on partage cette conception, on sera toujours enclin à peindre le passé aux couleurs du présent, et mieux on connaît les hommes du présent, plus on dessinera ceux du passé sur leur modèle.

Une conception historique qui n’en reste pas à l’observation des idées, mais cherche leurs racines dans ce qui fonde la société en dernière analyse, est prémunie contre cette tendance. Elle retombe toujours sur le mode de production, qui lui-même dépend en dernier ressort de l’état de la technique, même si celle-ci n’est nullement le seul élément en jeu.

Dès que nous nous mettons à étudier la technique et les modes de production du passé, nous voyons se volatiliser l’idée que ce serait toujours la même tragi-comédie qui se jouerait sur le théâtre de l’histoire mondiale. L’économie humaine suit, bien que ce ne soit nullement une ligne droite ininterrompue, une évolution continue qui part de formes élémentaires pour s’élever à des formes supérieures. Une fois mis à jour les rapports économiques qu’entretiennent les humains dans les différentes périodes historiques, l’apparence d’un éternel retour des mêmes idées, des mêmes aspirations et des mêmes institutions politiques s’évanouit aussitôt. On constate alors que les mêmes mots changent de sens au fil des siècles, que des idées et des institutions qui se ressemblent extérieurement ont un contenu différent parce qu’elles naissent des besoins de classes différentes vivant dans des conditions différentes. La liberté que revendique le prolétaire moderne est une autre liberté que celle à laquelle aspiraient les représentants du tiers-état en 1789, et celle-ci à son tour n’avait rien à voir avec la liberté pour laquelle la chevalerie d’empire allemande se battit au début de la Réforme.

Dès qu’on ne voit plus dans les luttes politiques de simples luttes pour des idées abstraites ou des institutions politiques et qu’on met à nu leur fondement économique, on constate aussitôt que dans ce domaine comme dans celui de la technique et dans le mode de production, se déroule une évolution continue menant à de nouvelles formes, qu’aucune époque ne ressemble trait pour trait à une autre, que les mêmes cris de guerre et les mêmes arguments ont suivant l’époque une tout autre signification.

Si le point de vue prolétarien permet, mieux que ne peuvent le faire les chercheurs bourgeois, de comprendre les aspects du christianisme primitif qu’il a en commun avec le mouvement moderne du prolétariat, l’importance donnée aux rapports économiques et découlant de la conception matérialiste de l’histoire empêche d’oublier, au-delà des traits communs, les particularités du prolétariat antique qui résultaient de sa situation économique très particulière et qui donnaient à ses aspirations, malgré toutes les similitudes, un caractère très différent de celles du prolétariat moderne.

La conception marxiste de l’histoire nous préservant du danger de mesurer le passé à l’aune du présent et affûtant notre sensibilité aux particularités de chaque époque et de chaque peuple, elle nous protège aussi de l’autre danger, celui qui consisterait à adapter la représentation des temps passés aux intérêts pratiques que l’on défend dans le présent.

Bien entendu, aucune personne honnête, quel que soit son point de vue, ne s’égarera à falsifier consciemment le passé. Mais l’impartialité du chercheur n’est nulle part plus nécessaire que dans les sciences sociales, et nulle part elle n’est plus difficile à atteindre.

La tâche de la science ne consiste effectivement pas à simplement représenter ce qui est, à donner une photographie fidèle de la réalité, en sorte que tout observateur normalement organisé obtiendrait le même tableau. La tâche de la science consiste à dégager de « l’abondance » déroutante « des visions », des phénomènes, ce qui est universel, essentiel, et ce faisant, à élaborer un fil conducteur qui nous permette de nous orienter dans le labyrinthe de la réalité.

La tâche de l’art est du reste du même ordre. Lui non plus n’a pas à nous livrer tout simplement une photographie de la réalité, l’artiste a au contraire à nous présenter ce qui lui apparaît, dans la réalité dont il veut rendre compte, comme étant caractéristique et essentiel. La différence entre l’art et la science réside en ceci que l’artiste, pour atteindre son but, donne à voir l’essentiel sous forme sensible, alors que le penseur représente l’essentiel sous la forme du concept, comme abstraction.

Plus un phénomène est complexe et plus est réduit le nombre de ceux avec lesquels il est comparable, plus il est difficile de séparer l’essentiel de l’accidentel, plus grand sera le rôle joué par la subjectivité du chercheur et du peintre. Mais plus sera indispensable également la lucidité et l’impartialité de son regard.

Or, il n’y a sans doute pas de phénomène plus complexe que la société humaine, une société réunissant des individus dont chacun est déjà plus complexe que toute autre créature que nous connaissions. Et de plus, le nombre des organismes sociaux comparables se situant au même stade de l’évolution est extrêmement faible. Il n’est donc pas étonnant que l’étude scientifique de la société commence plus tard que celle des autres domaines de notre expérience, pas étonnant que ce soit là précisément que les opinions des chercheurs divergent plus qu’ailleurs. Ces difficultés sont encore accrues quand, comme c’est si souvent le cas dans les sciences sociales, les chercheurs sont pratiquement intéressés de façons très diverses, et souvent opposées, au résultat de leurs recherches, cet intérêt pratique n’ayant pas à être de nature personnelle mais pouvant être un intérêt de classe très concret.

Il est évidemment totalement impossible de rester impartial face au passé quand on s’intéresse d’une manière ou d’une autre aux antagonismes et aux luttes sociales de son époque et qu’on voit en même temps dans les manifestations du présent une répétition des antagonismes et des luttes du passé. Celles-ci sont alors vues comme des précédents qui impliquent la justification ou la condamnation de celles-là, du jugement qu’on porte sur le passé dépend celui qu’on porte sur le présent. Qui pourrait rester impartial quand c’est sa cause qui est en jeu ? Plus on y est attaché, plus on jugera importants et on donnera une valeur essentielle aux faits du passé qui paraissent venir à l’appui du point de vue qu’on défend, alors que les faits qui paraissent plaider en faveur du contraire seront jugés secondaires et relégués à l’arrière-plan. Le chercheur se métamorphose en moraliste ou en avocat, il glorifie ou stigmatise certains phénomènes du passé parce qu’il défend ou au contraire attaque des phénomènes analogues du présent – l’Église, la monarchie, la démocratie, etc.

C’est tout différent quand, à partir d’une compréhension économique, on découvre que rien ne se répète dans l’histoire, que les rapports économiques du passé appartiennent définitivement au passé, que les antagonismes et les luttes d’autrefois sont essentiellement différentes de celles que nous vivons, que pour cette raison, les institutions et les idées modernes elles aussi, tout en ayant l’air de ressembler à celles du passé, ont néanmoins un tout autre contenu. On se rend compte qu’il faut appliquer à chaque époque une mesure qui lui soit propre, que les aspirations du présent doivent être assises sur la situation présente, que le succès ou les échecs du passé ne disent en fait pratiquement rien à ce sujet, que la simple référence au passé pour justifier des revendications du présent peut être carrément fallacieuse. C’est la douloureuse expérience qu’ont faite les démocrates et les prolétaires français au siècle dernier quand ils se sont appuyés davantage sur les « leçons » de la Révolution française que sur la compréhension des rapports de classes existants.

Quiconque part du point de vue de la conception matérialiste de l’histoire, est en état de regarder le passé sans le moindre à-priori, même s’il participe intensément aux luttes pratiques du présent. La pratique ne peut qu’aiguiser sa perspicacité devant nombre de manifestations du passé, elle ne peut plus troubler son regard.

C’est ainsi que j’ai entrepris de dépeindre les racines du christianisme primitif sans avoir aucune intention de le porter aux nues ni de le stigmatiser, mais seulement avec la volonté de le comprendre. Je savais que, quels que soient les résultats auxquels j’aboutirais, la cause pour laquelle je luttais ne pourrait pas en souffrir. Quelle que fût la figure que prendraient les prolétaires de l’époque impériale, quels qu’aient été leurs résultats et leurs aspirations, ils étaient de toute façon complètement différents de ceux du prolétariat moderne qui est plongé dans une autre situation et se bat avec d’autres outils. Quels que dussent être les exploits et les succès, ou les actions minables et les défaites que je découvrirais chez ces prolétaires, cela ne pouvait rien dire sur la nature et les perspectives du prolétariat moderne, rien de positif ni de négatif.

Mais s’il en est ainsi, est-ce que cela a encore un sens pratique de s’occuper d’histoire ? L’opinion habituelle considère l’histoire comme une carte maritime destinée aux marins naviguant sur l’océan de l’action politique ; elle est censée montrer les écueils et les abîmes qui ont fait échouer les navigateurs précédents, elle doit mettre leurs successeurs en capacité de s’en tirer indemnes. Mais si les chenaux de l’histoire changent sans cesse, que les abîmes réapparaissent toujours à de nouveaux endroits, que chaque pilote est obligé de reprendre à zéro l’observation des eaux et de chercher lui-même son chemin, si s’orienter en se repérant seulement sur une carte ancienne ne conduit que trop souvent sur de mauvaises routes, dans quel but étudier encore l’histoire, sinon par goût pour les collections d’objets anciens ?

Adhérer à cette idée reviendrait carrément à jeter le bébé avec l’eau du bain.

En gardant la même métaphore, on pourrait dire que certes, l’histoire, en tant que carte maritime permanente, n’est d’aucune utilité pour le pilote d’un bâtiment politique. Mais cela ne signifie pas qu’elle ne servirait strictement à rien. Ce qui change, c’est l’usage qu’il peut en faire. Il doit l’utiliser comme fil à plomb, comme moyen de reconnaître le chenal dans lequel il se trouve et de s’y orienter. La seule façon de comprendre un phénomène est d’apprendre comment il s’est formé. Je ne peux pas comprendre la société actuelle si je ne sais pas d’où elle vient, comment se sont développés les différents éléments qui la constituent, le capitalisme, le féodalisme, le christianisme, le judaïsme, etc.

Si je veux voir clairement quelles sont la position dans la société, les tâches et les perspectives de la classe à laquelle j’appartiens ou à laquelle je me rattache, il faut que je fasse la lumière sur l’organisme social existant, il faut que je le saisisse sous tous ses aspects, ce qui est impossible sans le suivre dans son devenir. Sans savoir comment s’est formée la société, il est impossible d’être un combattant de sa classe conscient et clairvoyant, on reste dépendant des impressions de l’environnement immédiat et de l’instant, on n’est jamais sûr de ne pas se laisser entraîner dans un courant qui apparemment va de l’avant, mais peut bientôt se briser sur des écueils auxquels il n’y a pas d’échappatoire. Il y a assurément eu bien des luttes de classes couronnées de succès sans que ceux qui y ont participé aient eu une claire conscience de la nature de la société dans laquelle ils vivaient.

Mais dans la société actuelle, les conditions qui permettaient des succès de ce genre disparaissent, de la même façon qu’il devient dans cette société de plus en plus difficile de se laisser guider par son seul instinct ou par la tradition, disons dans le choix de son alimentation et des moyens de consommation. Cela pouvait suffire quand les choses étaient simples et naturelles. Plus les progrès de la technique et des sciences de la nature rendent artificielles les conditions de vie, plus elles s’éloignent de la nature, plus l’individu a besoin de connaissances scientifiques pour pouvoir sélectionner dans l’abondance des produits artificiels qui lui sont proposés, ceux qui conviennent le mieux à son organisme. Tant que les êtres humains n’ont bu que de l’eau, l’instinct suffisait pour leur faire chercher la bonne eau de source et dédaigner l’eau croupissante des marais. Mais il ne peut en aucune manière servir de guide face aux boissons fabriquées. Le regard scientifique devient alors une nécessité.

Et il en est de même en politique, et plus généralement dans l’action sociale. Dans les communautés souvent minuscules des temps anciens, avec leurs rapports simples et transparents qui restaient inchangés pendant des siècles, la tradition et le « bon sens », c’est-à-dire la compréhension individuelle, acquise par les expériences personnelles, suffisaient pour montrer à chacun sa place et ses tâches dans la société. Aujourd’hui, dans une société dont le marché englobe le monde entier, qui est soumise à des bouleversements techniques et sociaux ininterrompus, dans laquelle les travailleurs s’organisent en armées qui se comptent par millions, où les capitalistes concentrent dans leurs mains des milliards et des milliards, il est impossible qu’une classe montante qui ne peut se limiter à conserver l’existant, qui est obligée d’aspirer à un renouvellement de fond en comble de la société, mène sa lutte de façon appropriée et efficace en se limitant au bon sens et au travail de détail des praticiens. Pour chaque combattant, se fait sentir la nécessité pressante d’élargir son horizon en acquérant une vision scientifique, de se pénétrer d’une large vue, dans l’espace et dans le temps, sur les grandes questions sociales, non pas pour supprimer ni même reléguer au second rang le travail quotidien, mais pour l’insérer consciemment dans l’ensemble des processus sociaux. Cela devient d’autant plus nécessaire que cette même société, qui s’étend de plus en plus sur toute la terre, pousse en même temps toujours plus loin la division du travail, limite de plus en plus l’individu à une seule spécialité, à un seul geste, et par là tend à le dégrader intellectuellement de plus en plus, à accroître sa dépendance et son incapacité à comprendre le processus d’ensemble, pendant que celui-ci prend simultanément des dimensions gigantesques.

Il est alors du devoir de tous ceux qui ont fait de l’ascension du prolétariat le but de leur vie, de contrecarrer cette tendance à stériliser les esprits et à les enfermer dans d’étroites limites, et de guider l’intérêt des prolétaires vers des objectifs élevés, de grandes perspectives, de grandes visions d’ensemble.

Pratiquement rien n’est aussi efficace en ce sens que l’étude de l’histoire, la vision panoramique et la compréhension de l’évolution de la société au travers des grandes périodes, notamment quand cette évolution est passée par de gigantesques mouvements sociaux qui continuent à faire sentir leurs effets dans des forces aujourd’hui dominantes.

Pour amener le prolétariat à comprendre la société, à prendre conscience de lui-même, à mûrir politiquement, et à accéder à une pensée aux vastes horizons, l’étude du processus historique guidée par la conception matérialiste de l’histoire est indispensable. Pour nous, l’exploration du passé, bien loin d’être une fantaisie d’amateur de vieux bouquins, est une arme puissante destinée aux combats des temps présents, pour hâter la victoire ouvrant la porte à un avenir meilleur.

Berlin, septembre 1908

K. Kautsky

La suite

Le commentaire de Franz Mehring

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Et encore d’Engels

Arrêtons-nous cependant encore un peu à la religion, parce que c’est elle qui est le plus éloignée de la vie matérielle et semble lui être étrangère. La religion est née, à l’époque extrêmement reculée de la vie dans les bois, des représentations pleines d’erreurs de ces hommes des bois sur leur propre nature et la nature extérieure les environnant. Mais chaque idéologie, une fois constituée, se développe sur la base des éléments de représentation donnés et continue à les élaborer ; sinon elle ne serait pas une idéologie, c’est-à-dire le fait de s’occuper d’idées prises comme entités autonomes, se développant d’une façon indépendante et uniquement soumises à leurs propres lois. Que les conditions d’existence matérielles des hommes, dans le cerveau desquels se poursuit ce processus mental, en déterminent en fin de compte le cours, cela reste chez eux nécessairement inconscient, sinon c’en serait fini de toute idéologie. Ces représentations religieuses primitives, par conséquent, qui sont la plupart du temps communes à chaque groupe de peuples apparentés, se développent, après la scission de ce groupe, d’une façon particulière à chaque peuple, selon les conditions d’existence qui lui sont dévolues, et pour toute une série de groupes de peuples, notamment pour le groupe aryen (le groupe indo-européen), ce processus est démontré dans le détail par la mythologie comparée. Les dieux qui se sont ainsi constitués chez chaque peuple étaient des dieux nationaux dont l’empire ne dépassait pas les limites du territoire national qu’ils avaient à protéger et au delà des frontières duquel d’autres dieux exerçaient une domination incontestée. Ils ne pouvaient survivre, dans la représentation que tant que subsistait la nation ; ils disparurent en même temps qu’elle. Cette disparition des vieilles nationalités fut provoquée par l’apparition de l’Empire romain, dont nous n’avons pas à examiner ici les conditions économiques de sa formation. Les anciens dieux nationaux tombèrent en désuétude, même les dieux romains qui n’étaient accordés qu’aux limites étroites de la cité de Rome ; le besoin de compléter l’Empire mondial par une religion universelle apparaît clairement dans les tentatives faites en vue de faire admettre à Rome, à côté des dieux indigènes, tous les dieux étrangers dignes de quelque respect et de leur procurer des autels. Mais une nouvelle religion universelle ne se crée pas de cette façon, au moyen de décrets impériaux. La nouvelle religion universelle, le christianisme, s’était constituée clandestinement par un amalgame de la théologie orientale universalisée, surtout de la théologie juive, et de la philosophie grecque vulgarisée, surtout du stoïcisme. Pour connaître l’aspect qu’il avait au début, il faut procéder d’abord à des recherches minutieuses, car la forme officielle sous laquelle il nous a été transmis n’est que celle sous laquelle il devint religion d’État et fut adapté à ce but par le concile de Nicée [5]. A lui seul, le fait qu’il devint religion d’État 250 ans seulement après sa naissance prouve qu’il était la religion correspondant aux conditions de l’époque. Au moyen âge, il se transforma, au fur et à mesure du développement du féodalisme, en une religion correspondant à ce dernier, avec une hiérarchie féodale correspondante. Et lorsque apparut la bourgeoisie, l’hérésie protestante se développa, en opposition au catholicisme féodal, d’abord dans le midi de la France, chez les Albigeois [6], à l’époque de la plus grande prospérité des villes de cette région. Le moyen âge avait annexé à la théologie toutes les autres formes de l’idéologie : philosophie, politique, jurisprudence et en avait fait des subdivisions de la première. Il obligeait ainsi tout mouvement social et politique à prendre une forme théologique ; pour provoquer une grande tempête, il fallait présenter à l’esprit des masses nourri exclusivement de religion leurs propres intérêts sous un déguisement religieux. Et de même que, dès le début, la bourgeoisie donna naissance dans les villes à tout un cortège de plébéiens, de journaliers et de domestiques de toutes sortes, non possédants et n’appartenant à aucun ordre reconnu, précurseurs du futur prolétariat, de même l’hérésie se divise très tôt en une hérésie bourgeoise modérée et une hérésie plébéienne révolutionnaire, abhorrée même des hérétiques bourgeois.

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