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Contre l’ouvriérisme
jeudi 24 septembre 2020, par ,
Pourquoi l’ouvriérisme n’est pas et ne peut pas être la politique du prolétariat révolutionnaire
L’ouvriérisme, contrairement à ce que beaucoup croient, n’est pas né, avec l’opéraïsme, dans Italie des années 1960-1970. Marx et Engels, par exemple, ont déjà dû faire face à des courants de ce type comme le lassalisme allemand, les ouvriers autodidactes à la Weitling, les révolutionnaires français comme Tolain, ou encore certains courants de la première internationale qui cultivaient l’idée que les ouvriers doivent se tenir à part, ne jamais être dirigés ou représentés par des intellectuels ou des membres issus des classes bourgeoises et petites-bourgeoises qui rejoindraient le prolétariat révolutionnaire.
Les militants italiens opéraïstes sont à l’origine de la création, avec des ouvriers de Fiat, des deux principales organisations de l’extrême-gauche italienne : "Lotta Continua" et "Potere Operaio". A partir de 1972, les opéraïstes italiens s’engagent dans l’Autonomie ouvrière (Autonomia Operaia).
Il ne faut pas confondre ouvriérisme et auto-organisation du prolétariat. Certains conseillistes sont ouvriéristes mais le courant révolutionnaire prolétarien est favorable aux conseils, à leur développement et à leur prise du pouvoir.
On peut combattre l’ouvriérisme et, en même temps, militer pour que les prolétaires tirent des leçons de leurs propres luttes et apprennent de leurs expériences.
L’ouvriérisme ne cultive pas seulement l’idée que les prolétaires apprennent par eux-mêmes mais celle que « la pensée bourgeoise » n’est pas utile (et même nuisible) au prolétariat révolutionnaire, ce qui est très différent de seulement combattre pour que les prolétaires apprennent et décident par eux-mêmes. Cela signifie refuser que les prolétaires s’emparent des armes de la théorie, sous le prétexte qu’elles seraient bourgeoises et que le prolétariat serait capable, même en étant encore sous le joug capitaliste, de développer par lui-même une théorie, une culture, une philosophie éventuellement et une science au moins de la révolution sociale et de l’histoire. C’est une manière de faire de pauvreté vertu et c’est absolument contraire au marxisme qui a toujours affirmé que l’idéologie dominante est nécessairement celle de la classe dominante et qui n’a cessé de militer pour que les meilleures théories issues des théoriciens bourgeois permettent au prolétariat de s’emparer de la théorie, au moyen du parti politique révolutionnaire prolétarien dans lequel des intellectuels et autre éléments issus de classes bourgeoises ou petites-bourgeoises mais ayant changé de camp peuvent militer.
Ni Marx, ni Engels, ni Lénine, ni Trotsky n’ont jamais cultivé l’ouvriérisme qui fleurit souvent chez des sectaires des courants politiques et syndicalistes se proclamant révolutionnaires, quels que soient leurs couleurs de sectes politiques, persuadés que c’est la pureté d’origine sociale qui garantit de tous les défauts et de toutes les dérives. Comme si la classe ouvrière, elle-même, était pure d’influences et de pénétrations bourgeoises et petites-bourgeoises, et comme si elle vivait séparément et isolée du reste de la société ! Et comme si le prolétariat était en permanence porteur des valeurs, des objectifs et de la conscience qui peut être celle du prolétariat révolutionnaire en période de crise aigüe de la domination capitaliste ! Comme si la capacité du prolétariat de révolutionner la société, de remettre en question tout le mode de production et de distribution des richesses, la place des classes sociales et leur existence même, n’était pas une potentialité, qui ne se révèle qu’en des instants précis et rares, lors des révolutions sociales, aux prolétaires eux-mêmes !
Le marxisme révolutionnaire n’a jamais rien eu de commun avec l’ouvriérisme. Les sectes ouvrières communistes, socialistes et syndicalistes ont toujours été hostiles au marxisme et d’abord parce qu’elles sont hostiles à l’existence d’une science politique révolutionnaire, à l’influence d’intellectuels ayant pris le parti de la révolution communiste, à l’importance des idées théoriques, à la capacité de membres issus des classes dirigeantes ou des classes moyennes de faire le choix d’appartenir au prolétariat révolutionnaire, lequel n’est pas identique à la classe ouvrière sociologique. Les travailleurs sont le plus souvent les plus honnêtement réformistes de toute la société et non pas les plus révolutionnaires. C’est d’ailleurs là que réside la raison d’être des révolutions : les travailleurs acceptent tous les compromis, même inacceptables, jusqu’à ce que ce soit la véritable grande confrontation, la révolution. C’est ce qui explique que le réformisme a trouvé son terreau, nombre de ses militants et de ses ressources au sein du milieu ouvrier, avec les appareils syndicaux et politiques ou associatifs réformistes. La contre-révolution elle-même, y compris en période révolutionnaire, y a trouvé les pires ennemis du prolétariat. L’exemple de la révolution allemande de 1918 le montre bien. Les bourreaux du prolétariat révolutionnaire ont alors eu comme leaders des gens issus du prolétariat comme des dirigeants syndicaux et sociaux-démocrates.
Ceux qui veulent que le prolétariat reste pur n’ont pas que de bonnes raisons idéologiques. Marx, Engels, Lénine et Trotsky étaient tous incontestablement des membres du prolétariat révolutionnaire et pourtant ce n’étaient pas eux-mêmes des personnes issues du prolétariat ni qui avaient été amenés à vivre la vie des prolétaires mais celles de militants révolutionnaires ayant consciemment choisi le camp du prolétariat. C’est ceux que la grande bourgeoisie déteste et combat le plus durement ! Et pour cause : le prolétariat a une tâche historique à accomplir et, pour cela, elle ne peut se passer de militants ayant une connaissance scientifique et philosophique du mouvement de l’Histoire, et en particulier du mode de transformation qu’opère dans les sociétés humaines la lutte des classes quand elle atteint son caractère le plus aigüe. Certes, il y a eu des ouvriers, autodidactes ou pas, qui ont acquis une compétence théorique atteignant celle des meilleurs intellectuels ayant choisi le camp du prolétariat. Il y a eu aussi des intellectuels qui ont semblé faire aussi ce choix et qui ont fini par exercer des pressions petites-bourgeoises au sein du courant prolétarien révolutionnaire. Mais, pour l’essentiel, l’ouvriérisme a toujours couvert l’ignorance, la pensée politique étriquée, l’absence de conscience que le rôle politique du prolétariat ne peut s’exercer en restant sur le terrain simplement revendicatif et qu’il doit absolument passer de la lutte corporative à la lutte politique, qui nécessite de s’adresser à l’ensemble du peuple travailleur (constitué de tous ceux qui ne vivent que de leur travail, petit bourgeois compris) afin d’en prendre ensuite la tête et de prendre le pouvoir politique. Affirmer que les travailleurs doivent rester entre eux, c’est empêcher le prolétariat révolutionnaire de jouer ce rôle historique et donc de prendre le pouvoir politique, en démolissant radicalement toute l’institution étatique du capitalisme.
Ceux qui ne veulent que s’appuyer sur la conscience spontanée des prolétaires ne peuvent accéder à cette conception du rôle historique de transformation du prolétariat révolutionnaire. Ils raisonnent en termes moraux, faisant comme si les travailleurs étaient porteurs d’une morale supérieure. Ils isolent politiquement le prolétariat. Ils ne mesurent pas les capacités du prolétariat d’influencer d’autres couches sociales détruites par la crise de la domination capitaliste. Ils n’ont pas conscience de la capacité du prolétariat révolutionnaire de diriger l’Etat des conseils ouvriers. Ils n’ont pas de vision historique à long terme sur la suppression de la propriété privée des moyens de production et sur la suppression des classes sociales. Ils ignorent la politique du prolétariat révolutionnaire pour combattre la contre-révolution et le fascisme.
L’ouvriérisme a été combattu mille fois par les principaux leaders révolutionnaires de l’Histoire et pourtant bien des courants se revendiquant des Marx, Engels, Lénine et Trotsky continuent à se couvrir de l’ouvriérisme pour justifier leur absence de toute politique révolutionnaire, de tout projet révolutionnaire, de toute réponse révolutionnaire à la situation, celle d’un effondrement du capitalisme ayant atteint ses limites et n’étant capable que de chuter violemment et massivement. Ils en restent à revendiquer de manière ouvriériste, à se plaindre, à geindre, au nom des travailleurs, à réclamer au bouc capitaliste un lait qu’il ne peut pas donner… Même lorsqu’ils parlent de nécessité de la révolution, ces courants-là n’en montrent aucunement le chemin. Les revendications qu’ils mettent en avant ne préparent en rien le prolétariat à son rôle, à savoir prendre la tête de toutes les classes et couches sociales opprimées ou frappées et s’en servir pour atteindre le pouvoir d’Etat en mettant en place la dictature du prolétariat révolutionnaire.
Le nec plus ultra des courants ouvriéristes est le contrôle ouvrier sur la production et sur le fonctionnement des institutions, alors que le nec plus ultra du prolétariat révolutionnaire est la suppression de la propriété capitaliste et de l’Etat capitaliste, en passant par l’auto-organisation des prolétaires et leur armement !
Pour accéder à cette conscience de son rôle historique, le prolétaire révolutionnaire a autant besoin de se séparer de la conscience terre-à-terre et prétendument réaliste des travailleurs, que de se lier aux meilleurs éléments intellectuels issus de la bourgeoisie.
Ceux qui se contentent de cultiver la nécessité de la lutte de classe quotidienne ont pour seule horizon la grève et la manifestation syndicale et l’élection politique prétendant affirmer la présence du prolétariat au sein du monde politique bourgeois, deux modes d’expression qui ne sortent nullement du cadre dans lequel les prolétaires n’expriment nullement la totalité de leurs capacités, de leurs perspectives. Car la perspective prolétarienne ne vise pas seulement à satisfaire des revendications prolétariennes mais à libérer toute l’humanité de toutes les formes d’oppression et d’exploitation.
L’ouvriérisme se prétend parfois le meilleur adversaire du réformisme, du bureaucratisme, de l’étatisme, du conservatisme, de la contre-révolution, comme de toutes les trahisons du prolétariat, mais cela n’est pas vrai car il ne connaît pas les racines de toutes ces plaies du prolétariat qu’il se refuse d’étudier et veut seulement réprouver verbalement.
L’un des moyens clairs de distinguer l’ouvriérisme de la politique du prolétariat révolutionnaire consiste à comparer les perspectives que chacun offre dans son programme. Elles se distinguent radicalement. La perspective vraiment révolutionnaire mène à la dictature du prolétariat allié à toutes les classes et couches sociales révoltées du peuple travailleur, à la jeunesse, aux chômeurs, aux femmes, aux plus démunis et aux petits-bourgeois ruinés ! L’ouvriériste réclame une petite part des richesses, la prolétarienne révolutionnaire veut tout ! L’ouvriériste veut faire entendre les travailleurs au sein du capitalisme, la prolétarienne révolutionnaire veut bâtir le socialisme !
K. Marx - F. Engels, « Manuels et intellectuels au Congrès de Genève » :
L’article 11 [des règlements spéciaux de l’A. I. T.] ainsi conçu : « Chaque membre de l’Association a le droit de participer au vote et est éligible », a été le sujet de la discussion suivante :
Le citoyen Tolain (Paris) : S’il est indifférent d’admettre, comme membre de l’Association internationale, des citoyens de toute classe, travailleurs ou non, il ne doit pas en être de même lorsqu’il s’agit de choisir un délégué. En présence de l’organisation sociale actuelle dans laquelle la classe ouvrière soutient une lutte sans trêve ni merci contre la classe bourgeoise, il est utile, indispensable même, que tous les hommes qui sont chargés de représenter des groupes ouvriers soient des travailleurs [1].
Le citoyen Perrachon (Paris) parle dans le même sens et va plus loin, car il croit que ce serait vouloir la perte de l’Association que d’admettre comme délégué un citoyen qui ne serait pas ouvrier.
Le citoyen Vuilleumier (Suisse) : En éliminant quelqu’un de notre association, nous nous mettrions en contradiction avec nos règlements généraux, qui admettent dans son sein tout individu sans distinction de race, ni de couleur, et par le seul fait de son admission il est apte à prétendre à l’honneur d’être délégué.
Le citoyen Cremer (Londres) s’étonne de voir cette question revenir de nouveau en discussion. Il n’en comprend pas la nécessité, car dit-il parmi les membres du Conseil central se trouvent plusieurs citoyens qui n’exercent pas de métiers manuels et qui n’ont donné aucun motif de suspicion, loin de là. Il est probable que, sans leur dévouement, l’Association n’aurait pu s’implanter en Angleterre d’une façon aussi complète. Parmi ces membres, je vous citerai un seul, le citoyen Marx, qui a consacré toute sa vie au triomphe de la classe ouvrière.
Le citoyen Carter (Londres) : On vient de vous parler du citoyen Karl Marx. Il a compris parfaitement l’importance de ce premier congrès, où seulement devaient se trouver des délégués ouvriers. Aussi a-t-il refusé la délégation que lui offrait le Conseil central [2]. Mais ce n’est point une raison pour l’empêcher, lui ou tout autre, de venir au milieu de nous, au contraire. Des hommes se dévouant entièrement à la cause prolétaire sont trop rares pour les écarter de notre route. La bourgeoisie n’a triomphé que du jour où, riche et puissante par le nombre, elle s’est alliée la science, et c’est la prétendue science économique bourgeoise qui, en lui donnant du prestige, maintient encore son pouvoir. Que les hommes qui se sont occupés de la question économique, et qui ont reconnu la justice de notre cause et la nécessité d’une réforme sociale, viennent au congrès ouvrier battre en brèche la science économique bourgeoise [3].
Le citoyen Tolain (Paris) : Comme ouvrier, je remercie le citoyen Marx de n’avoir pas accepté la délégation qu’on lui offrait. En faisant cela, le citoyen Marx a montré que les congrès ouvriers devaient être seulement composés d’ouvriers manuels [4]. Si ici nous admettons des hommes appartenant à d’autres classes, on ne manquera pas de dire que le congrès ne représente pas les aspirations des classes ouvrières, qu’il n’est pas fait pour des travailleurs, et je crois qu’il est utile de montrer au monde que nous sommes assez avancés pour pouvoir agir par nous-mêmes.
L’amendement du citoyen Tolain voulant la qualité d’ouvrier manuel pour recevoir le titre de délégué est mis aux voix et rejeté, 20 pour et 25 contre.
L’article 11 est mis aux voix et adopté à la majorité, 10 votant contre.
Les Anglais m’ont proposé hier la présidence du Conseil central en guise de démonstration contre messieurs les Français qui voulaient exclure tous ceux qui n’étaient pas des travailleurs manuels, d’abord de l’Association internationale, puis, au moins, de la possibilité d’être élus comme délégués au congrès [5]. Je déclarai qu’en aucun cas je ne pouvais accepter cette solution, et je proposai de mon côté Odger qui fut réélu, bien que malgré ma déclaration certains membres eussent voté pour moi. Au reste, Dupont m’a fourni l’explication de la manœuvre de Tolain et de Fribourg : ils veulent se présenter en 1869 au Corps législatif comme candidats ouvriers [6], en s’appuyant sur le « principe » que seuls des ouvriers peuvent représenter des ouvriers. Ces messieurs avaient donc un intérêt primordial à faire proclamer ce principe par le congrès.
À la séance d’hier du Conseil central, il y eut toutes sortes de scènes dramatiques. M. Cremer, par exemple, tomba des nues, lorsque Fox fut nommé secrétaire général à sa place. Il eut le plus grand mal à dominer sa fureur. Autre scène, quand il fallut informer M. Le Lubez qu’il était exclu du Conseil central par décret du congrès. Pour soulager la détresse de son âme, il se lança dans un discours de plusieurs heures, où il vomit tout son venin et tout son fiel contre les Parisiens. Il parla de lui-même avec une vénération étonnante, et fit toutes sortes d’allusions à des intrigues par lesquelles les nationalités qui lui étaient favorables (Belgique et Italie) avaient été tenues à l’écart du congrès. Il réclama finalement et cela sera discuté mardi prochain un vote de confiance du conseil central [7]. Salut.
Notes
[1] Séance du 6 septembre 1866 (Congrès de Genève de l’Association internationale des travailleurs). Cf. La I° Internationale, recueil de documents, I. U. E. I., t. 1, p. 55-56.
L’action prédominante de Marx dans l’établissement du programme et des règles d’organisation comme il ressort du précédent tome de ce recueil ne pouvait pas ne pas susciter une réaction du parti opposé, proudhonien et sectaire, au sein de l’Internationale même. Au cours des polémiques qui s’ensuivront, les conceptions de Marx-Engels tout comme celles de leurs adversaires s’affirmeront avec une netteté et un tranchant toujours plus grands, et l’on aboutira à la scission.
La motion sectaire visant à exclure les « intellectuels » non pas des rangs de l’Internationale, mais des postes de délégués aux congrès, où se décide en dernier ressort la ligne politique générale est directement dirigée contre Marx. Aux yeux de celui-ci, ce n’est qu’une manœuvre, de l’espèce la plus basse : parlementaire.
[2] En mars 1866, la question des « chefs » et des « intellectuels » avait déjà fait l’objet de débats assez vifs au Conseil central, comme Marx en informe Engels dans sa lettre du 24 mars 1866
« L’intrigue au Conseil central était étroitement liée aux rivalités et aux jalousies suscitées par le journal (M. Howell voudrait devenir rédacteur en chef, et de même M. Cremer). M. Le Lubez en avait profité pour intriguer contre l’influence allemande, et dans la séance du 6 mars eut lieu une scène soigneusement mijotée dans le plus grand secret. Le major Wolff fit soudainement apparition et en son nom, au nom de Mazzini et de la société italienne il fit un discours solennel contre ma réponse à l’attaque de Vésinier, réponse envoyée par Jung, au nom du Conseil central, à l’Écho de Verviers. Il attaqua violemment Jung et moi-même (implicitement). Le vieux mazzinisme d’Odger, de Howell, de Cremer, etc., se fit jour. Le Lubez attisa le feu et, à tout hasard, on adopta une résolution faisant plus ou moins amende honorable vis-à-vis de Mazzini, Wolff, etc. Tu le vois, l’affaire prenait un tour sérieux. (Peu d’étrangers étaient là, et pas un ne vota.) C’eût été un joli tour de la part de Mazzini que de s’approprier l’Association, après m’avoir laissé la peine de l’amener à son point actuel. Il demanda aux Anglais de le reconnaître comme chef de la démocratie continentale, comme si les Anglais avaient à nous désigner comme chefs !
« Le samedi 10 mars, les secrétaires étrangers de l’Association se réunirent chez moi afin de tenir un conseil de guerre (Dupont, Jung, Longuet, Lafargue, Bobczynski). Il fut décidé qu’en tout état de cause j’assisterai le mardi 13 au Conseil pour y protester, au nom de tous les secrétaires étrangers, contre la procédure qui avait été employée...
« Tout se passa bien mieux que nous ne l’escomptions même ; malheureusement, à cause d’une réunion de cette merde de Reform League, les Anglais n’étaient guère représentés. J’ai lavé la tête à Le Lubez. En tout cas, il est devenu clair pour les Anglais (en fait, il, ne s’agit ici encore que d’une minorité) que tous les éléments du continent font bloc derrière moi, et qu’il ne s’agit donc nullement comme Le Lubez le prétend d’influence allemande. Le Lubez avait essayé de leur faire accroire que je dominais les éléments du continent en étant le chef des Anglais. Messieurs les Anglais savent maintenant, au contraire, que, grâce aux éléments du continent, je les ai complètement en main, et le leur ferai sentir dès qu’ils feront des bêtises. »
[3] Marx était d’avis en effet que ses travaux théoriques, notamment Le Capital, étaient plus importants que sa présence au congrès : « Bien que je consacre beaucoup de temps aux travaux préparatoires de Genève, je ne puis ni ne veux m’y rendre, car il m’est impossible d’interrompre mon travail pendant longtemps. Je considère qu’avec ce travail je fais quelque chose de bien plus important pour la classe ouvrière que tout ce que je pourrais faire personnellement dans un congrès quelconque. » (Cf. Marx à Kugelmann, 23 août 1866.)
[4] Souligné par nous.
[5] Cf. Marx à Engels, 20 septembre 1866.
[6] La question des chefs qu’ils soient nécessairement des ouvriers ou des personnages hors du rang, intellectuels, demi-génies, etc. se pose dès lors qu’on l’abstrait de celle du parti structuré, discipliné, mais impersonnel dans ses fonctions. Elle est liée non seulement, comme Marx l’évoque ici, au parlementarisme, mais est elle-même une forme de l’esprit et de l’organisation parlementaires (délégation formelle de pouvoirs).
[7] Cette discussion n’eut pas lieu à la séance du 2 octobre, mais à celle du 16 où il fut décidé de soumettre la question à l’examen du sous-comité. Celui-ci confirma, au vu du protocole du congrès, l’exclusion unanime de Le Lubez.
« Du point de vue théorique, c’est-à-dire ce qu’il y a de décisif pour le programme, notre Parti n’a absolument rien à apprendre des lassalliens, alors que c’est l’inverse pour les lassalliens. La première condition de la fusion serait qu’ils cessassent d’être des sectaires, c’est-à-dire des lassalliens ; en d’autres termes, que leur panacée, à savoir l’aide de l’État, fût sinon abandonnée tout à fait par eux, du moins reconnue comme mesure transitoire et secondaire, comme une possibilité parmi beaucoup d’autres. Le projet de programme prouve que si nos gens sont théoriquement très supérieurs aux leaders lassalliens, ils leur sont bien inférieurs en fait de roublardise politique. Les « honnêtes » ont de nouveau réussi à se faire cruellement rouler par les « malhonnêtes ». On commence, dans ce programme, par accepter la phrase suivante de Lassalle qui, bien que ronflante, est historiquement fausse : « Vis-à-vis de la classe ouvrière, toutes les autres classes ne forment qu’une seule masse réactionnaire ». Cette phrase n’est vraie que dans quelques cas exceptionnels, par exemple dans une révolution du prolétariat comme la Commune, ou dans un pays où ce n’est pas la bourgeoisie seule qui a modelé l’État et la société à son image, mais où, après elle, la petite bourgeoisie démocratique a achevé cette transformation jusque dans ses dernières conséquences. Si en Allemagne, par exemple, la petite bourgeoisie démocratique appartenait à cette masse réactionnaire, comment le Parti ouvrier social-démocrate aurait-il pu pendant des années marcher la main dans la main avec elle, avec le Parti populaire (Volkspartei) ? Comment le Volksstaat aurait-il pu tirer toute la substance de son programme politique de l’organe de la petite bourgeoisie démocratique, la Frankfurter Zeitung ? Et comment se fait-il qu’au moins sept des revendications de ce même programme se retrouvent absolument mot à mot dans les programmes du Parti populaire et de la démocratie petite-bourgeoise ? »
Engels, « Lettre à Bebel », 18 mars 1875
« Ce n’est qu’au nom des droits généraux de la société qu’une classe particulière peut revendiquer la suprématie générale. Pour emporter d’assaut cette position émancipatrice et s’assurer l’exploitation politique de toutes les sphères de la société dans l’intérêt de sa propre sphère, l’énergie révolutionnaire et la conscience de sa propre force ne suffisent pas. Pour que la révolution d’un peuple et l’émancipation d’une classe particulière de la société bourgeoise coïncident, pour qu’une classe représente toute la société, il faut, au contraire, que tous les vices de la société soient concentrés dans une autre classe, qu’une classe déterminée soit la classe du scandale général, la personnification de la barrière générale ; il faut qu’une sphère sociale particulière passe pour le crime notoire de toute la société, si bien qu’en s’émancipant de cette sphère on réalise l’émancipation générale. Pour qu’une classe soit par excellence la classe de l’émancipation, il faut inversement qu’une autre classe soit ouvertement la classe de l’asservissement… Il manque cette largeur d’âme qui s’identifie, ne fût-ce que momentanément, avec l’âme populaire, cette génialité qui pousse la force matérielle à la puissance politique, cette hardiesse révolutionnaire qui jette à l’adversaire cette parole de défi :“ Je ne suis rien et je devrais être tout”. »
Karl Marx dans la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel
« Marx et Engels se sont toujours élevés contre l’idée qu’il fallait « déradicaliser » le parti pour accroître ses effectifs et son influence sur les masses prolétariennes. On connaît la formule de Marx selon laquelle la théorie devient une force matérielle en s’emparant des masses, et pour ce faire elle doit être radicale. Toute leur lutte contre l’ouvriérisme (qui veut élargir le parti à toute la classe), contre l’anarchisme (qui veut diluer l’organisation dans la masse hétérogène du peuple) et enfin contre le réformisme naissant de la social-démocratie témoigne de ce que, pour conquérir les masses, la théorie et le parti, qui revendique le programme dans son intégralité par-delà les situations contingentes, doivent être radicaux. »
« Aujourd’hui plus que jamais, face aux conceptions populaires et démocratiques, il faut souligner, pour saisir l’originalité de la position de Marx-Engels, le caractère de classe du parti révolutionnaire.
Chez l’individu — même s’il s’agit d’un prolétaire —, ce n’est pas la conscience théorique qui détermine la volonté d’agir sur le milieu ambiant, extérieur, c’est l’inverse qui se vérifie dans la pratique. La poussée du besoin physique détermine, au travers de l’intérêt économique, une action d’abord non consciente et instinctive, soit — pour le prolétaire — une activité déterminée par la forme et le rapport de production dans lequel d’emblée il se trouve placé. C’est seulement bien après l’action que se manifestent, par l’intervention d’autres facteurs, la critique et la théorie. Aussi étrange que cela puisse paraître aux yeux de l’ouvriériste ou du révolutionnaire immédiatiste de toutes nuances, il se trouve que spontanément, dans les rapports de production de la société capitaliste, « les idées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les idées dominantes. Autrement dit, la classe qui détient la puissance dominant matériellement la société est aussi celle qui la domine intellectuellement. La classe qui dispose des moyens matériels de la production dispose du même coup de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les idées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. » Nous sommes alors sur le terrain de la démocratie qui ignore les conditions économiques, déterminées, de chaque citoyen.
Spontanément, les individus qui composent la classe sont poussés à agir dans des directions discordantes, de par leur situation particulière dans le système capitaliste. S’ils sont consultés et libres de décider, par le suffrage universel, leur décision s’effectue finalement dans le sens des intérêts de la classe opposée qui détient les moyens de production matériels et intellectuels dominants.
Il ressort de toutes les pages de Marx sur le parti que non seulement le communisme est le résultat de tout le mouvement économique de la société, mais encore l’expression de la lutte politique, toute spécifique, de la classe ouvrière pour son auto-émancipation. La classe ouvrière ne peut agir avec des moyens qui vont en sens inverse de son but et de ses intérêts généraux. Elle ne peut se libérer que dans ses conditions à elle. En ce sens, un mécanisme de l’appareil parlementaire bourgeois — les élections — ne peut permettre le triomphe du socialisme. S’il est vrai qu’à une certaine période historique il a pu avoir une certaine utilité, du reste toute relative, ce n’est, par rapport aux moyens réels qui assurent la révolution socialiste, qu’un moyen bien dérisoire. Non seulement le prolétariat agit avec ses propres organisations de classe — syndicats et parti —, mais encore lui faut-il tout un long et complexe procès de transformation révolutionnaire pour parvenir au socialisme. »
« En conclusion, il apparaît de tous les rapports entre parti et classe qu’il est faux d’affirmer qu’il suffit de consulter la base pour décider de l’action à suivre, à condition que la consultation soit démocratique, comme l’affirment l’ouvriérisme, la social-démocratie et les fractions parlementaires en général. »
« Marx-Engels ont combattu l’ouvriérisme, surtout en France, parce qu’il élargit outrancièrement les conditions d’admission dans les organisations prolétariennes, dépolitise le parti et aboutit à faire hésiter sur l’emploi énergique des moyens politiques actuels. »
Dangeville dans l’introduction au parti de classe de Marx/Engels
« L’un des caractères essentiels et ineffaçables du régime du salariat (qui, comme l’expérience le confirme durement, se fait de plus en plus pesant), c’est la médiocrité inévitable du niveau de culture des ou-vriers en général. La pleine « éducation culturelle » des larges masses ne peut être atteinte dans la société divisée en classes, mais après la révolution seule-ment. Faire de cette conscience la condition sine qua non préalable à la révolution serait remettre le socialisme sine die. Cela relèverait, en outre, d’une conception archiréformiste, selon laquelle l’esprit guide le monde et la conscience progresse en dépit de l’aggravation de l’exploitation qui caractérise le développement capitaliste : « Tant pour produire massivement la conscience communiste que pour mener à bien le communisme lui-même, il faut une transformation massive des hommes, qui ne peut s’opérer que par un mouvement pratique, par une révolution. En conséquence, la révolution n’est pas seule-ment nécessaire, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen pour renverser la classedominante, mais encore parce que la classe subversive ne peut arriver qu’au travers d’une révolution à se débarrasser elle-même de toute la vieille pourriture du passé, et à devenir capable de fonder une société sur des bases nouvelles. »
Karl Marx
« Le problème fondamental du mode de production capitaliste, quoi qu’en disent les ricardiens et les ouvriéristes qui se disent marxistes, n’est pas à rechercher dans la sphère de la production, que Marx appelle très à propos la "production immédiate" (voir le chapitre inédit du Capital mentionné plus haut), mais dans la reproduction du capital total. »
« Restructuration du capital global, Recomposition du terrain de classe », Loren Goldner
« En ce moment, le prolétariat semble loin vouloir s’engager dans cette voie, mais c’est une pure fiction érigée par les murailles politiques et syndicales qui le maintiennent encerclé, à l’aide aussi des lois et des polices capitalistes. C’est à dire les murailles érigées par les faussaires du communisme et du socialisme, ou simplement par l’ouvriérisme réactionnaire des syndicats américains, anglais et autres. Ce qui est latent dans la pensée et l’intuition du prolétariat, ne devient visible que lorsqu’il démolit les murailles qui le retiennent et qu’il agit en tant que classe. »
Grandizo Munis et Benjamin Péret, « Pour un second Manifeste communiste »
« En résumé, une tendance anarchiste dominante dans toute la Catalogne et une tendance marxiste assez forte pour essayer d’imprimer un cours révolutionnaire aux événements s’accordèrent pour autoriser l’existence de l’Etat bourgeois et ignorer les germes d’un nouvel Etat qu’incarnaient les comités-gouvernement et le Comité central des milices. Immédiatement après la défaite des généraux, il n’existait plus de double pouvoir : les masses détenaient tout le pouvoir. la dualité fut rescusssitée par la décision des anarchistes de laisser sur pied le pôle bourgeois, décision approuvée par le POUM. Néanmoins, la situation était d’une telle évidence que le Comité central des milices acquit, seul, sans même le vouloir, tous les attributs d’un gouvernement. La machinerie réactionnaire de l’Etat, construite pièce par pièce par les classes possédantes pendant des siècles, gisait broyée, incapable de se remettre en marche par ses propres moyens ; la liberté socialiste, pour laquelle les masses laborieuses avaient lutté et souffert tant de répressions, trouvait son expression dans les comités-gouvernement. le chemin que le Comité central des milices devait emprunter était balisé, mais, incapable de l’apercevoir, il abandonna les comités-gouvernement à leurs eeules initiatives (...) s’attribuant le seul et misérable rôle d’agent de liaison entre les pouvoirs révolutionnaires locaux, les seuls qui fonctionnaient, et le squelette de pouvoir bourgeois laissé à Barcelone.
C’est par cette brèche que se faufila la contre-révolution. La responsabilité en revient en premier lieu aux dirigeants anarchistes, ensuite à ceux du POUM. Sans eux, les leaders staliniens contre-révolutionnaires n’auraient jamais atteint leur objectif.
Durant les mois suivants, les comités-gouvernement continuèrent à se développer et à asseoir leur autorité comme ils le pouvaient. Les conquêtes ouvrières, en général, s’étendaient et se consolidaient. Le prolétariat et les paysans étaient incontestablement maîtres des armes et de l’économie. Mais le chemin d’une édification révolutionnaire totale avait été obstrué par le rôle d’intermédiaire que s’était attribué le Comité central des milices. Les pouvoirs révolutionnaires furent ainsi abandonnés aux traquenards de leurs ennemis « ouvriéristes » et « démocratiques » , la route vers une unification nationale du mouvement leur fut coupée, ils se trouvèrent placés dans une impasse au fond de laquelle se trouvait une fois de plus l’Etat bourgeois. C’était l’objectif des dirigeants staliniens, socialistes et républicains. Du moment que le Comité des milices ne rattachait pas son pouvoir à celui des comités, il tombait vers la Généralité de Catalogne. De ce fait, la balance de la dualité de pouvoirs n’allait pas tarder à pencher, définitivement, en faveur du pôle bourgeois. »
Grandizo Munis, « "Leçons d’une défaite, promesse d’une victoire »
L’OUVRIÉRISME
L’ouvriérisme ?
C’est une étrange maladie dont souffre presque toute l’intellectualité dite avancée. Le marxisme et le syndicalisme en sont des formes incurables. Énormément d’anarchistes en souffrent. Elle consiste en une déformation plus ou moins grave des facultés de perception et de la pensée, déformation qui fait qu’aux yeux du malade tout ce qui est ouvrier apparaît beau, bon, utile, autant que ce qui ne l’est pas est laid, mauvais, inutile, sinon nuisible. Le triste abruti, à la silhouette avachie, alcoolique, tabagique, tuberculeux, constituant la masse des bons citoyens et des honnêtes gens, devient par enchantement le travailleur, dont le labeur « auguste » fait vivre et progresser l’humanité, dont l’effort magnanime lui réserve un splendide avenir… Gardez-vous bien de faire remarquer à l’ouvriériste que ledit prolétaire est somme toute le soutien le plus sûr de l’abominable régime du Capital et de l’Autorité, qu’il soutient et sanctionne par le service militaire, le vote, le travail quotidien. Vous vous entendrez immédiatement traiter d’individu arriéré, aux préjugés bourgeois et ne comprenant rien à la… sociologie !
⁂
Les causes de cet état d’esprit, quoique assez nombreuses, sont faciles à déterminer. En premier lieu il convient de placer l’idée du travail « geste auguste » puisqu’il entretient la vie ; le travail étant noble en son essence, dirent les esprits simplistes, noble est le travailleur. Voilà ! Ils n’oublièrent qu’une chose ; c’est que la noblesse d’une activité est une conception tout à fait conventionnelle et relative ; que le travail théoriquement si beau est dans la pratique ordinaire, laid, abrutissant, démoralisant ; enfin qu’un geste quel qu’il soit ne saurait être empreint de beauté lorsque celui qui le commet est une pauvre bête humaine tenaillée par la crainte et la faim.
De tout temps les hommes se sont plus à concevoir des idéals de justice qu’ils s’efforçaient en vain de réaliser entre eux. Ils ont rêvé d’une justice tantôt supra-humaine, tantôt naturelle, tantôt sociale ; ils ont rêvé, ai-je dit, car nulle part, jamais, ce rêve ne fut vrai, et la vie ne le corrobore en rien. « La vie, a dit Zola, n’est point juste, — elle est logique ». Mais ce sentiment, profondément ancré dans les mentalités a joué et joue un grand rôle dans les phénomènes sociaux. Ainsi, ce fait, que les producteurs soient dépourvus de tout et condamnés à mener une existence semée de privations, au profit d’une classe plus forte et plus intelligente, ce fait a paru d’une injustice flagrante. Pourtant il est dans la logique naturelle que le plus fort exploite le plus faible ; mais cela choque notre instinct d’équité. Le résultat en est que l’on est porté à considérer avec sympathie les victimes de « l’iniquité sociale » — les producteurs.
Enfin, la théorie Marxiste accordant au fait économique une importance primordiale est venue confirmer l’idée du travail auguste en y ajoutant cette conception nouvelle des richesses pour transformer de fond en comble la vie sociale sur des bases plus rationnelles et l’ouvrier devint le maître de l’avenir…
Sous l’impulsion de ces sentiments et de ces pensées, naquit l’ouvriérisme.
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Et cet état d’esprit est certes l’une des causes de l’engouement vers le syndicalisme, contre lequel des anarchistes s’efforcent de réagir. Enthousiasmés par l’essor rapide des associations ouvrières — toujours révolutionnaires à leur origine (ainsi que tous les organismes jeunes et n’ayant rien à perdre, tout à gagner) des cerveaux absolus virent en le nouveau mouvement la panacée universelle. Le syndicalisme répondait à tout, pouvait tout, promettait tout. Pour les uns, il allait par de sages et prudentes réformes améliorer sans fracas l’état social. Pour les autres il était la première cellule de la société future, qu’il instaurerait un beau matin de grève générale. Il a fallu déchanter beaucoup. On s’est aperçu — du moins ceux que l’illusion n’aveuglait pas — que les syndicats devenaient robustes et sages, perdaient envie de chambarder le monde. Que souvent ils finissaient par sombrer dans le légalisme et faire partie des rouages de la vieille société combattue ; que d’autres fois, ils n’arrivaient qu’à fonder des classes d’ouvriers avantagés, aussi conservateurs que les bourgeois tant honnis. Enfin, des trouble-fêtes sont venus dire qu’il ne suffisait pas, pour modifier le milieu, de grouper des abrutis, et que quand même ils seraient puissamment organisés ils ne pourraient rien créer qui fut au-dessus de leur mentalité…
Mais l’ouvriérisme n’a pas eu que les absurdités syndicalistes pour conséquence. Dans certains groupes il a suscité des outrances plus ridicules encore. Jean Marestan a jadis souligné dans les colonnes de l’anarchie, les préjugés sottement anti-bourgeois de quelques camarades qui en arrivaient à considérer comme un signe d’orthodoxie anarchiste, d’avoir les mains grosses, durcies, noirâtres, d’être vêtu de velours poussiéreux et de s’exprimer en termes d’une vulgarité choisie, — en un mot d’avoir l’attitude prolétarienne.
Par ailleurs, dans les milieux plus cultivés, parmi les écrivains, les artistes, il fut convenu d’admirer le prolo. Une littérature surgit où l’on dépeignait en termes indignés les souffrances du pauvre peuple. Les « martyrs du travail » eurent leurs chantres. Et l’on imagina petit à petit un type de travailleur ne correspondant guère à la réalité. C’est l’admirable mineur de Constantin Meunier, le bel ouvrier au torse puissant, au regard fier, que l’on voit sur les gravures socialistes s’en aller joyeusement vers un grand soleil pourpre…
Là-dessus se greffa une idéologie assez compliquée, qui a ses théoriciens et ses humoristes. D’innombrables brochures, des monceaux de journaux, des quantités d’affiches multicolores ont clamé aux bourgeois terrifiés — comment donc ! — l’imminence de la Révolution, la classe ouvrière consciente allant par la grande grève, créer demain — demain sans faute — la cité bienheureuse où sous l’égide d’un vigilant Comité, chacun jouira en paix du bonheur confédéral[1].
On attend, on attend, on se prépare. Trois fois on démolit deux réverbères ; on discute les menus détails de l’inévitable bouleversement, et des pince-sans-rire racontent qu’ils feront la Révolution comme ceci et comme cela. Et personne ne songe que l’attente est de la vie perdue et qu’il vaudrait peut-être mieux commencer par faire un peu de jour dans l’effrayante nuit des cerveaux.
⁂
Les anarchistes ne sont pas ouvriéristes. Il leur paraît puéril de porter au pinacle le travailleur dont l’inconscience lamentable est cause de l’universelle douleur, peut-être plus que l’absurde rapacité des privilégiés.
L’observateur impartial n’a guère difficile de constater que loin d’être l’activité bienfaisante vantée par les poètes, le travail dans l’atmosphère présente est répugnant. Semblable est la différence du rêve à la réalité en ce qui concerne les prolétaires.
Regardez-les vers sept heures défiler par les rues, figures mornes, ou avinées, cassées par la tâche abhorrée, ne donnant même pas l’impression vigoureuse des bêtes de somme. Regardez-les, les jours de fête s’en aller en bandes tapageuses clamant parmi les hoquets de la saoûlerie, les piètres et obscènes chansons du peuple…
Il en est qui devant ces visions ferment volontairement les yeux. Quant à nous, nous aimons à voir les hommes tels qu’ils sont. Et lorsque socialistes ou syndicalistes nous viennent conter les mérites et les espoirs fabuleux du « prolétariat conscient », nous répondons :
« L’erreur est grande de croire le fait économique régissant la vie sociale. La production dépend ainsi que tous les rapports des hommes entre eux, de la mentalité générale. Et il n’est pas au pouvoir des masses que leur bêtise a permis d’asservir pendant des siècles, de modifier les cadres de l’activité sociale…
« Les ouvriers ne nous sont ni plus ni moins sympathiques que leurs maîtres. Pareille est leur inconscience, plus triste leur déchéance. Ce sont les esclaves qui font les seigneurs, les peuples les gouvernements, les ouvriers les patrons, — ce sont les inconscients, les dégénérés et les faibles qui font la belle société où ils nous forcent de croupir avec eux !
« Ils ne sauraient bâtir autre chose. Ils ne sauraient vivre autrement. Seules des minorités d’élite composée d’individus sains aux cervelles décrassées et aux énergies ardentes peuvent en vivant mieux, acheminer les hommes vers plus de bonheur…
« Et ce qu’il faut faire c’est susciter ces minorités anarchistes contre l’abrutissement des bourgeois, des ouvriers, et des ouvriéristes !
« Ainsi passons-nous parmi les plèbes semant au hasard la graine des bonnes révoltes. Et des minorités en qui subsiste encore de la force, viennent à nous, viennent grossir les rangs des amants et des batailleurs de la vie… Les autres – ils sont le nombre – dans les routines, les servilités, les erreurs, s’en vont vers la mort, — mais que nous importe ? »
LE RÉTIF
1.
Le citoyen Victor Méric (dit Flax) nous prévient par brochure qu’auparavant tous les réfractaires au nouvel ordre social auront été mis à la raison, par les grands moyens. À bon entendeur salut.
Victor Serge, « L’Ouvriérisme », publié dans L’Anarchie du 24 mars 1910, 1910 (p. 2-17).