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Révolution permanente de Saumyendra Nath Tagore
dimanche 10 novembre 2024, par
Révolution permanente
de Saumyendra Nath Tagore
Dans la première Adresse du Comité central de la Ligue communiste à ses membres en Allemagne, en mars 1850, Marx écrivait :
Tandis que les petits bourgeois démocrates veulent terminer la révolution au plus vite et après avoir tout au plus réalisé les revendications ci-dessus, il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l’association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives... Mais ils (les ouvriers allemands - S.N. T.) contribueront eux-mêmes à leur victoire définitive bien plus par le fait qu’ils prendront conscience de leurs intérêts de classe, se poseront dès que possible en parti indépendant et ne se laisseront pas un instant détourner — par les phrases hypocrites des petits bourgeois démocratiques — de l’organisation autonome du parti du prolétariat. Leur cri de guerre doit être : La révolution en permanence !"
Ce sont les mots mémorables par lesquels Marx a clairement énoncé le caractère permanent de la révolution prolétarienne mondiale jusqu’à la victoire finale du socialisme. Les points saillants des arguments de Marx en faveur de la révolution permanente sont :
Premièrement, la petite-bourgeoisie démocratique décrètera rapidement l’arrêt de la révolution dès que ses intérêts seront remplis.
Deuxièmement, il est dans l’intérêt de la classe ouvrière de ne pas mettre un terme rapide à la révolution, mais de la rendre permanente jusqu’à ce que
(a) toutes les classes possédantes soient plus ou moins dépossédées.
(b) le pouvoir gouvernemental établi par le prolétariat et les association de travailleurs, soit réalisé non seulement dans un pays mais dans tous les pays importants du monde.
(c) par l’acquisition du pouvoir gouvernemental dans tous les pays importants, la concurrence entre les prolétaires dans ces pays prenne fin et qu’au moins les forces productives les plus importantes soient concentrées entre les mains du prolétariat.
Troisièmement, jusqu’à ce que ces objectifs soient atteints, le cri de guerre du prolétariat de chaque pays doit être celui de la révolution permanente.
Ainsi, il est clair que selon Marx, pour la victoire du socialisme, la révolution prolétarienne ne peut pas limiter sa tâche à l’expropriation des classes possédantes d’un seul pays et à la prise du pouvoir gouvernemental dans un seul pays. Pour la victoire du socialisme, le prolétariat doit déposséder les classes possédantes dans plusieurs pays, tout comme il doit s’emparer du pouvoir d’État « dans tous les pays importants du monde ». (K. Marx)
Cette étape est nécessaire car ce n’est qu’ainsi que les puissantes forces de la concurrence capitaliste de ces pays capitalistes importants seront éliminées. Par « tous les pays importants du monde », Marx désignait sans aucun doute les pays capitalistes les plus développés.
À moins que cette concurrence effrénée ne soit éliminée et que « les forces productives les plus importantes ne soient concentrées entre les mains du prolétariat » (K. Marx), non seulement dans un pays mais dans tous les pays capitalistes les plus avancés, le socialisme sera impossible.
Par conséquent, le cri de guerre du prolétariat doit être la « Révolution Permanente ». Une révolution prolétarienne réussie dans un pays est un ferment idéologique et matériel pour des révolutions prolétariennes dans d’autres pays. C’est le point de départ de la révolution permanente - la révolution mondiale -. La révolution prolétarienne ira à l’encontre de son propre objectif - l’établissement d’une société socialiste - si les puissantes forces de la concurrence capitaliste ne sont pas éliminées. Et l’élimination de ces forces ne peut être réalisée que par une série de révolutions prolétariennes dans les principaux pays capitalistes. Entourée par l’océan déchaîné des États capitalistes, la petite île d’un État prolétarien - la dictature prolétarienne - peut réussir à survivre, mais elle ne pourra jamais atteindre le niveau où la victoire du socialisme rendrait la dictature prolétarienne elle-même superflue.
Ce sont ces raisons économiques et politiques fondamentales qui ont conduit Marx à proposer, dès 1850, la théorie de la révolution permanente.
Sans révolution permanente, il n’y a pas de socialisme. En insistant encore et encore sur la nécessité de la révolution mondiale pour la victoire du socialisme en Russie, Lénine répondait à sa conviction intellectuelle et à sa foi dans la théorie de la révolution permanente.
Marx et Lénine ont tous deux souligné la nécessité absolue d’une révolution mondiale, d’une vague continue de révolutions dans les principaux pays capitalistes du monde sur la crête de laquelle le socialisme émergera triomphalement.
De toute évidence, la révolution permanente fait référence à la reconnaissance de la nécessité absolue d’une révolution mondiale pour l’établissement du socialisme même dans un seul pays, à la formation et à l’affûtage continus des armes idéologiques, stratégiques et tactiques d’une révolution prolétarienne victorieuse et d’un État prolétarien, pour nourrir et aider les révolutions dans d’autres pays. La continuité de la révolution permanente fait référence à une époque, non à des jours et des mois ou des années.
Dans « L’Etat et la révolution », Lénine avait remarqué, à juste titre, qu’entre l’instauration de la dictature du prolétariat et la victoire du socialisme, il y a toute une époque.
Cette époque est l’époque de la révolution permanente ; l’époque d’une série de révolutions prolétariennes ; en un mot, c’est la période du flux continu de la révolution mondiale.
Mais, l’âge sombre du régime de Staline est apparu. La révolution mondiale et la révolution permanente ont été déclarées être des idéologies méritant une sanction inquisitoriale permanente. C’est aussi la période où est entré en vogue le charabia tapageur sur la victoire du socialisme dans un seul pays.
Pour justifier cette théorie, des distorsions et des falsifications sans vergogne des points de vue de Marx et de Lénine ont été commises.
Des tentatives ont été faites pour prouver que, selon Marx, il y avait une différence entre le socialisme et le communisme, et que la victoire du socialisme ne pouvait signifier que la réalisation des conditions dont dépendait le stade inférieur du communisme. C’était sans doute une esquive intelligente, mais cela restait une parodie du marxisme.
Dans la « Critique du programme de Gotha », Marx a écrit :
une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur ses propres bases, mais au contraire, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste ; une société par conséquent qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue".
En outre, Marx a écrit :
Dans une phase supérieure de la société communiste, quand aura disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel... - alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé..."
Ainsi, Marx n’a fait la distinction qu’entre une "société communiste émergeant à peine du sein de la société capitaliste" et une "phase supérieure de la société communiste".
Pas même une fois Marx n’a décrit le socialisme comme la phase inférieure du communisme. Même dans la préface du Manifeste communiste, où Engels a expliqué les raisons pour lesquelles il n’a pas appelé leur brochure n’avait pas été appelée le « Manifeste socialiste », il n’a jamais été suggéré que le socialisme était quelque chose différant fondamentalement du communisme, ou était sa phase inférieure.
C’est Lénine qui, dans « l’État et la révolution », a décrit la société communiste sortant du sein de la société capitaliste comme le stade socialiste de la société, et l’état supérieur de la société naissant de ce premier stade comme la société communiste. C’était certainement de la part de Lénine un rétrécissement injustifié du sens du mot « socialisme », énoncé sans aucun doute dans le but de simplifier le problème pour les non-initiés au marxisme. Mais alors, comment Lénine aurait-il pu seulement imaginer que son utilisation du mot "socialisme" pour la première phase de la société communiste serait plus tard déformée sans vergogne par Staline et mise à profit pour tenter d’expurger la révolution permanente du marxisme et avancer la théorie absurde du « socialisme dans un seul pays » ! Et, de plus, cela reflète-t-il vraiment le point de vue de Lénine ?
Quand Lénine a utilisé le mot "socialisme" pour la première phase de la société communiste, il n’a pas manqué de souligner qu’il ne s’agit que de la notion de l’homme de la rue. Lénine parle de "la première phase de la société communiste (généralement appelée socialisme)". Ici, Lénine, par l’utilisation de la formule "généralement appelée socialisme", a clairement montré qu’un tel usage du mot "socialisme" n’est pas scientifique, mais n’est qu’un usage courant parmi le grand public non initié.
Car, dans son « État et la révolution », Lénine écrit :
Le passage du capitalisme au communisme ne peut évidemment manquer de fournir une grande abondance et une large diversité de formes politiques, mais leur essence sera nécessairement la dictature du prolétariat."
Et, plus loin :
...De là, ce phénomène intéressant qu’est le maintien de l’’horizon borné du droit bourgeois’, en régime communiste, dans la première phase de celui-ci... Il s’ensuit qu’en régime communiste subsistent pendant un certain temps non seulement le droit bourgeois, mais aussi l’État bourgeois - sans bourgeoisie !" (Lénine - « L’État et la révolution »)
De ces deux citations, il est plus que clair que Lénine n’a jamais appelé "socialisme" la "première phase du communisme". Car, dans ces deux passages, il traite précisément de la première phase du communisme et en ces deux occasions il utilise le mot ’communisme’ et pas une seule fois le terme ’socialisme’.
"En régime communiste l’État bourgeois subsiste pendant un certain temps" ; "le maintien de l’’horizon borné du droit bourgeois’, en régime communiste, dans la première phase de celui-ci" ; la dictature du prolétariat pendant "le passage du capitalisme au communisme" ; tous ces passages se réfèrent à la première phase du communisme appelée "socialisme" par ce profane ignorant qu’est Staline.
Voyons maintenant ce que Marx et Engels ont à dire à ce sujet. Marx dit :
« Entre les sociétés capitalistes et communistes, il y a une période de transformation révolutionnaire de la première à la seconde. Une étape de transition politique correspond à cette période, et l’État durant cette période ne peut être autre que la dictature révolutionnaire du prolétariat ».
Il est évident que Marx parle ici de la première phase de la société communiste que Staline appelle "socialisme". Marx parle également du « futur État dans la société communiste ». Il est plus qu’évident que cela se réfère également à la première phase de la société communiste (le socialisme de Staline), car l’État n’existera certainement pas dans la « phase la plus élevée de la société communiste ». (K. Marx)
Dans sa lettre à Bebel, Engels écrit :
« Les anarchistes ont trop longtemps pu nous jeter dans les dents cet "État populaire", bien que déjà dans le travail de Marx contre Proudhon, puis dans le « Manifeste communiste », il a été dit très clairement qu’avec l’introduction de l’ordre socialiste de la société, l’État se dissoudra lui-même et disparaîtra ».
Il est évident que par « l’ordre socialiste de la société » Engels veut signifier « la phase la plus élevée de la société communiste » de Marx, car l’État ne peut disparaître et se dissoudre qu’au plus haut niveau de la société communiste.
Ainsi, nous sommes amenés à la conclusion que Lénine, Marx et Engels n’ont jamais utilisé le mot socialisme pour la première phase de la société communiste et que, pour Marx et Engels il n’y avait aucune différence entre le socialisme et la « phase la plus élevée de la société communiste ».
La différence entre "socialisme" et "communisme" a été volontairement fabriquée par Staline pour étayer sa théorie monstrueuse du "socialisme dans un seul pays".
Staline a écrit :
« Il y a deux particularités dans la Révolution d’Octobre... Quelles sont ces particularités ? Premièrement, le fait que la dictature du prolétariat soit née, etc. Deuxièmement, le fait que la dictature du prolétariat se soit établie dans notre pays en résultat de la victoire du socialisme dans un seul pays - un pays au capitalisme encore peu développé - tandis que le capitalisme a été préservé dans d’autres pays plus hautement développés au sens capitaliste ».
C’est la toute première fois que l’on entend parler d’une chose aussi étonnante que l’instauration de la dictature du prolétariat « à la suite de la victoire du socialisme dans un seul pays ». (Staline)
C’est un lieu commun l’énoncé que la dictature du prolétariat est le résultat d’une révolution prolétarienne victorieuse dans un seul pays.
Bien sûr, la révolution prolétarienne victorieuse peut être décrite au sens large comme la victoire du socialisme mais pas au sens stalinien de « la victoire du socialisme dans un seul pays ». La victoire du socialisme ne peut advenir qu’à la suite de la victoire d’une révolution prolétarienne établissant la dictature du prolétariat dans un pays, et après que la dictature du prolétariat ait provoqué et dirigé une série de révolutions victorieuses dans les principaux pays capitalistes. Jusqu’à ce que ces pays soient passés sous la bannière de la révolution prolétarienne victorieuse et que donc toute compétition entre les révolutions victorieuses et les principaux pays capitalistes soit ainsi éliminée, la réalisation du socialisme est impossible. Lénine dit :
« La dictature du prolétariat est une forme spéciale d’alliance de classe entre le prolétariat, l’avant-garde des travailleurs, de nombreuses couches populaires non prolétariennes, etc. ...une alliance visant à l’établissement final et à la consolidation du socialisme ».
La victoire de la révolution prolétarienne est possible dans « un pays avec un capitalisme peu développé » (Staline) d’après la loi de développement inégal du capitalisme mais ce n’est pas la victoire du socialisme dans un seul pays au sens où Staline le voudrait.
Partant de la position théorique correcte selon laquelle « le développement économique et politique inégal est une loi absolue du capitalisme » (Lénine), Staline a tiré la conclusion complètement erronée que « compte tenu de cela, la victoire du socialisme dans un seul pays est tout à fait possible et probable, même dans ce pays-ci qui est moins développé au sens capitaliste - alors que le capitalisme est préservé dans d’autres pays, et même si ces pays sont plus développés au sens capitaliste. » (Staline)
Il conclut ce raisonnement erroné par la remarque selon laquelle, « tels sont, en résumé, les fondements de la théorie de Lénine sur la révolution prolétarienne ». Très bien. Ce que Staline a laissé échapper par inadvertance est vrai. Il est sûr que le développement économique et politique inégal du capitalisme conduit à la révolution prolétarienne, dans le maillon le plus faible de la communauté impérialiste, et cela résume sûrement la théorie de Lénine d’une révolution prolétarienne. Mais la substitution sournoise de Staline de « la victoire du socialisme dans un seul pays » à « la victoire d’une révolution prolétarienne dans un seul pays » est une présentation absolument vulgaire de la théorie de Lénine sur la révolution prolétarienne.
Staline a cité deux passages des écrits de Lénine à l’appui de sa théorie du « socialisme dans un seul pays ». Lénine a déclaré :
« Le développement économique et politique inégal est une loi absolue du capitalisme. Par conséquent, la victoire du socialisme est possible d’abord dans plusieurs ou même dans un pays capitaliste, pris individuellement. Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé sa propre production socialiste, se dressera contre le reste du monde, le monde capitaliste, attirant à sa cause les classes opprimées d’autres pays, suscitant des révoltes dans ces pays contre les capitalistes et se manifestera même en cas de nécessité, avec sa force armée contre les classes exploiteuses et leurs États. »
Dans la deuxième citation apportée par Staline, Lénine a déclaré :
« En fait, le pouvoir de l’État sur tous les moyens de production à grande échelle, le pouvoir de l’État entre les mains du prolétariat, l’alliance de ce prolétariat avec plusieurs millions de petits et très petits paysans, la direction assurée de la paysannerie par le prolétariat, etc. - n’est-ce pas tout ce qui est nécessaire pour construire une société socialiste complète à partir des seules coopératives, que nous considérions autrefois comme lieu de marchandage et que nous avons le droit, jusqu’à un certain point, de traiter comme tel maintenant, dans le cadre de la NEP ? N’est-ce pas tout ce qui est nécessaire pour construire un État socialiste complet ? Ce n’est pas encore la construction de la société socialiste, mais c’est tout ce qui est nécessaire et suffisant pour sa construction. »
Examinons donc ces deux passages de Lénine un par un. Dans le premier passage, on nous dit que « le développement économique et politique inégal est une loi absolue du capitalisme », c’est un fait inattaquable. Puis Lénine dit : "Par conséquent, la victoire du socialisme est possible d’abord dans plusieurs ou même dans un seul pays capitaliste, pris individuellement".
Le sens évident de ce passage est qu’en raison du développement inégal du capitalisme, la révolution qui apportera la victoire du socialisme (la révolution socialiste), sera possible dans plusieurs voire dans un seul pays capitaliste, pris isolément. En d’autres termes, en raison de la loi du développement inégal du capitalisme, les maillons les plus faibles du capitalisme peuvent céder aussi bien dans un seul pays que dans plusieurs pays. Par conséquent, le maillon le plus faible peut être rompu dans plusieurs pays ou même, peut-être, être rompu dans un seul pays.
Par « victoire du socialisme », Lénine n’a signifié rien d’autre que la victoire de la révolution prolétarienne. Les lignes suivantes montrent clairement l’intention de Lénine. « Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé ses propres productions socialistes, se dressera contre le reste du monde, etc. » L’expropriation des classes possédantes suivie de l’organisation de la production socialiste, signifie simplement que le prolétariat, après avoir concentré les moyens sociaux de production dans ses propres mains en expropriant la bourgeoisie, commence l’organisation d’un mode de production qui ne soit pas basé sur l’exploitation économique d’une classe par une autre, à des fins lucratives, c’est-à-dire que le prolétariat commence l’organisation de la production socialiste. Lénine n’a fait que souligner les tâches immédiates qui doivent suivre la victoire d’une révolution prolétarienne dans un pays. Ces tâches sont : l’expropriation des classes possédantes, l’organisation de la production socialiste sur le plan national, et la promotion de la révolution permanente (la révolution mondiale) sur le plan international. C’est ce qu’il voulait dire en parlant du prolétariat du pays de la révolution victorieuse. Il a déclaré : « Il se dressera contre le reste du monde, le monde capitaliste, attirant à sa cause les classes opprimées d’autres pays, organisant des révoltes dans ces pays contre les capitalistes et même, en cas de nécessité, par une intervention armée contre les classes exploiteuses et leurs États. »
Il s’agit d’une tentative désespérée et vaine de la part de Staline de déguiser l’incorrigible internationaliste qu’était Lénine avec les lambeaux chauvins du « socialisme dans un seul pays ».
La deuxième citation de Lénine, comme le montre clairement le texte, traite de la question des moyens économiques et politiques à la disposition de la révolution prolétarienne victorieuse dans un pays pour construire une société socialiste achevée. Ici, Lénine traite principalement de l’aspect national du problème. Pour ceux qui ont paniqué lors de l’introduction de la NEP, Lénine a souligné que dans le cadre national, le prolétariat victorieux avait entre ses mains, le pouvoir d’État, le contrôle à grande échelle de tous les moyens de production et l’alliance avec les petits et très petits paysans. De toute évidence, dans ce passage, Lénine ne traite que des conditions préalables nécessaires dans un pays pour construire une société socialiste ; mais par là il ne voulait pas suggérer que ces facteurs seuls suffisaient pour être capable de construire le socialisme. Ici, il a intentionnellement ignoré le facteur international afin de mettre l’accent sur un seul aspect du problème. Il va sans dire que les seuls facteurs internationaux ne suffisent pas pour construire une structure socialiste dans un pays particulier ; certaines conditions préalables sont nécessaires dans ce pays pour que les facteurs internationaux puissent agir. Dans ce passage, Lénine insiste uniquement sur ces facteurs nationaux. Il n’imaginait pas alors que ses propos destinés à mettre l’accent sur un aspect particulier d’un problème seraient déformés et mutilés pour apparaître comme une vision globale du problème.
Dans « Les problèmes du léninisme », tout en traitant de la question de la victoire du socialisme dans un pays, Staline écrit :
« Mais la brochure ’Les fondements du léninisme’ contient une deuxième formulation, qui dit : ’Le renversement du pouvoir de la bourgeoisie et l’établissement le pouvoir du prolétariat dans un seul pays ne garantissent pas encore la victoire complète du socialisme. La tâche principale du socialisme - l’organisation de la production socialiste - doit encore être remplie. Cette tâche peut-elle être remplie, la victoire finale du socialisme peut-elle être réalisée dans un seul pays, sans les efforts conjoints des prolétaires de plusieurs pays avancés ? Non, ça ne se peut pas. Pour renverser la bourgeoisie, les efforts d’un seul pays sont suffisants, cela est prouvé par l’histoire de notre révolution. Pour la victoire finale du socialisme, pour l’organisation de la production socialiste, les efforts d’un pays, notamment d’un pays paysan comme la Russie, sont insuffisants ; pour cela, les efforts des prolétaires de plusieurs pays avancés sont nécessaires’. Cette seconde formulation était dirigée contre les critiques du léninisme et contre les trotskistes, qui déclaraient que la dictature du prolétariat dans un pays, en l’absence de victoire dans d’autres pays, ne pouvait pas résister à l’Europe conservatrice. Dans cette mesure - mais seulement dans cette mesure - cette formulation était alors (avril 1924) adéquate et assurément elle servait un certain but. Par la suite, cependant, lorsque la critique du léninisme dans ce domaine avait déjà été surmontée au sein du Parti et qu’une nouvelle question était venue au premier plan, celle de la possibilité de construire une société socialiste complète par les efforts d’un seul pays, sans aide extérieure - la formulation est devenue manifestement inadéquate, et donc incorrecte. »
Ainsi, nous voyons qu’en avril 1924, dans « Les fondements du léninisme », Staline considérait que si la victoire d’une révolution prolétarienne était possible dans un seul pays, la victoire du socialisme dans un seul pays, en particulier dans un pays paysan arriéré comme la Russie, était impossible. Mais en 1926, lorsqu’il écrivit « Les problèmes du léninisme », la victoire du socialisme dans un seul pays était entre-temps devenue possible. Mais pourquoi ? Quels changements fondamentaux dans les secteurs nationaux et internationaux avaient eu lieu pour faire de l’impossibilité de 1924 une possibilité en 1926 ? Selon Staline, sa formulation de 1924 n’a été énoncée que dans un seul but ; elle était dirigé contre les trotskistes qui déclaraient que la dictature du prolétariat dans un seul pays, en l’absence de victoire dans d’autres pays, « ne pouvait pas résister à l’Europe conservatrice ». Mais en 1926, une telle formulation n’était plus nécessaire car « la critique du léninisme (il aurait été honnête si Staline avait plutôt dit ’critique du stalinisme’ - S.T.) dans ce domaine avait déjà été surmontée au sein du Parti ». La victoire du socialisme dans un seul pays n’était donc pas possible en 1924, non pas parce qu’elle était théoriquement erronée mais parce qu’il était nécessaire d’exprimer une telle opinion en 1924 alors que la tradition léniniste au sein du parti bolchevik était encore trop forte pour être violée par Staline.
Lénine était à peine décédé et l’influence de Trotsky au sein du Parti était encore trop redoutable pour être négligée. Mais en 1926, le Parti bolchevik et la Troisième Internationale avaient basculé avec une vitesse remarquable des sommets révolutionnaires du léninisme vers les marais du stalinisme. Cela explique le changement d ?attitude de Staline en 1926. Ses propres mots en sont une preuve suffisante. Seules des considérations tactiques l’ont fait parler contre « le socialisme dans un seul pays » en 1924 ; lorsque les considérations tactiques ont été servies, il a défendu le « socialisme dans un seul pays » depuis 1926. Cela prouve clairement que Staline, à n’importe quelle étape de sa carrière politique, n’a jamais vraiment été un opposant à la théorie tout à fait chauvine et utopique du « socialisme dans un seul pays ». Ce n’est que lorsque Lénine était en vie qu’il n’a pas osé laisser échapper un tel non-sens réactionnaire. Il a dû attendre deux ans après la mort de Lénine pour se lancer dans une telle entreprise. Telle est l’essence des efforts « théoriques » de Staline ! Ce sont tous des mouvements tactiques entrepris pour écraser un groupe ou un autre dans le Parti bolchevik et le Comintern. Il n’avait pas d’autre fondement et n’avait d’autre intérêt à servir que celui de sa clique.
Mais alors pourquoi sa formulation de 1924 est-elle devenue incorrecte en 1926 ? Staline se rend compte que la raison tactique de la lutte contre le trotskysme serait un peu mince, seule, même pour ses bénis-oui-oui en Russie et ses mercenaires dans d’autres pays. Par conséquent, il s’efforce de théoriser et voici le résultat. Staline écrit :
« Quel est le défaut de cette formulation ? (désignant ainsi la formulation selon laquelle le socialisme serait impossible dans un pays sans les efforts conjoints du prolétariat de plusieurs pays - S.T.). Le défaut est qu’elle relie deux questions différentes en une seule ; elle joint la question de la possibilité de construire le socialisme par les efforts d’un seul pays - question à laquelle il faut répondre par l’affirmative - avec la question de savoir si un pays dans lequel la dictature du prolétariat a été établie peut se considérer pleinement garanti contre toute intervention, et par conséquent contre la restauration de l’ordre ancien, sans révolution victorieuse dans un certain nombre d’autres pays - ce à quoi il faut répondre par la négative. C’est un fait que cette deuxième formulation peut donner à penser que l’organisation de la société socialiste par les efforts d’un seul pays est impossible - ce qui, bien sûr, est incorrect. » (Les problèmes du léninisme)
Il est clair que Staline pense que l’obstacle à la victoire du socialisme dans un seul pays ne peut être qu’une intervention militaire. Sinon, si la non-intervention d’un pays voisin peut être garantie, alors l’État prolétarien peut obtenir la victoire complète du socialisme dans un pays même arriéré, comme la Russie. Staline a-t-il avancé des arguments à l’appui d’une telle affirmation ? Non, seulement ces affirmations stupides que sont : - « la possibilité de construire le socialisme par l’effort d’un seul pays - auxquelles il faut répondre par l’affirmative », et « que l’organisation de la société socialiste par les efforts d’un seul pays est impossible - ce qui bien sûr, est incorrect."
Staline a absolument tort. Même si l ?immunité de l ?État prolétarien contre une intervention militaire reste garantie, l ?intervention « pacifique » du capitalisme mondial dans le domaine économique est suffisante pour empêcher la victoire complète du socialisme dans un pays. L’État prolétarien devra dépendre de sources capitalistes pour ses matières premières qui seront presque toutes contrôlées par les principales puissances capitalistes. À cause de cela, l’État prolétarien devra produire des biens pour le commerce extérieur.
Ces biens relèveront du fonctionnement des lois du marché capitaliste. Pour pouvoir vendre ses marchandises aux pays capitalistes, l’industrie étatique prolétarienne devra tenir compte de la concurrence des industries capitalistes, ce qui affectera aussi nécessairement les normes de la production socialiste. Le système du salaire à la pièce devra être utilisé pour pouvoir résister à la concurrence capitaliste - le stakhanovisme en Russie soviétique en est la preuve - et cela devra se traduire par une accentuation des inégalités économiques entre les différentes couches de la population de l’état prolétarien. Ainsi, à cause du tir de barrage « pacifique » constant de l’économie capitaliste, la vie productive et distributive de l’État prolétarien sera continuellement perturbée.
C’est la raison pour laquelle Marx, dès 1850, a conseillé au prolétariat mondial de rendre la révolution permanente jusqu’à ce qu’il prenne le pouvoir d’état « non seulement dans un seul pays, mais dans tous les pays importants du monde, au moins jusqu’à ce que les forces productives les plus importantes soient concentrées partout entre les mains du prolétariat, et qu’il soit ainsi mis fin à la concurrence entre les prolétariats de ces pays. » Il ressort clairement de la citation ci-dessus que Marx a jugé absolument nécessaire que la révolution soit continue jusqu’à ce que la compétition économique du prolétariat des principaux pays capitalistes avec l’État prolétarien prenne fin et que les forces productives les plus importantes se concentrent entre les mains du prolétariat mondial.
Pour Marx, la victoire du socialisme était impossible jusqu’à ce que ces problèmes économiques soient résolus à l’échelle internationale. Mais pour Staline, la victoire du socialisme dans un seul pays, même dans un pays paysan arriéré comme la Russie, peut être obtenue sans l’accomplissement des deux tâches économiques mentionnées par Marx, uniquement par sa propre force économique, à la seule condition qu’il n’y ait pas d’intervention militaire des États capitalistes.
Telle est la logique Don Quichottesque de la théorie utopique, chauvine et petite-bourgeoise de Staline de la victoire du socialisme dans un seul pays.
C’est aussi loin des enseignements révolutionnaires de Marx et de Lénine que les cris stridents du singe le sont du discours d’un être humain. Et même Staline a été forcé d’admettre qu’« il va sans dire que pour la victoire complète du socialisme, pour une sécurité complète quant à la restauration de l’ordre ancien, les efforts unis des prolétaires de plusieurs pays sont nécessaires ». Mais ici, la vieille et sournoise astuce déjà évoquée est de nouveau en évidence.
Pour Staline, "pour la victoire COMPLÈTE (c’est moi qui souligne - S.T.) du socialisme", les efforts conjoints du prolétariat de plusieurs pays seront nécessaires mais pas pour la victoire du socialisme dans un seul pays. La victoire du socialisme dans un seul pays n’est donc pas la même chose que la victoire complète du socialisme ! Staline a dit la vérité, sans le savoir. Et notre préoccupation est la victoire complète du socialisme et non un triomphe partiel ou fractionnaire du celui-ci. Il est malveillant et malhonnête d’essayer de montrer que la « victoire du socialisme dans un seul pays » est différente de « la victoire complète du socialisme dans un pays ». Nous avons déjà vu comment Staline avait fait usage sans scrupule de la distinction injustifiée que Lénine avait faite entre socialisme et communisme, uniquement dans le but de simplifier le problème pour les non-initiés.
De plus, Staline dit :
« S’il est vrai que la victoire finale du socialisme dans le premier pays à s’émanciper est impossible sans les efforts combinés des prolétaires de plusieurs pays, il est également vrai que plus le développement de la révolution mondiale sera rapide et approfondi, plus efficace sera l’assistance fournie par le premier pays socialiste aux travailleurs et aux masses laborieuses de tous les autres pays. »
C’est l’une des rares occasions où Staline parle honnêtement de ce que tous les étudiants du marxisme et du léninisme révolutionnaires connaissent. Personne de bon sens n’a jamais douté du fait que la victoire de la révolution prolétarienne dans un pays soit utile à la révolution mondiale. Au contraire, seule la victoire de la révolution socialiste dans un pays (à ne pas confondre avec la victoire du socialisme dans un seul pays) peut être le point de départ de la révolution permanente, en d’autres termes, de la révolution mondiale.
Le pays de la révolution prolétarienne victorieuse peut être appelé un pays socialiste, et de fait, nous le disons tous en référence à la Russie soviétique, à condition de nous rappeler qu’ici le mot socialiste est utilisé dans le sens d’un pays qui a fait le premier pas vers la réalisation de l’idéal du socialisme, tout comme lorsque nous appelons quelqu’un "communiste", nous ne suggérons pas par là qu’il a atteint le communisme, mais qu’il travaille à sa réalisation. Cette prudence supplémentaire de notre part à l ?égard de ce lieu commun n ?aurait pas été nécessaire si Staline n ?avait pas fait un usage aussi malhonnête du mot « socialiste » pour désigner toutes sortes de choses.
« Mais quoi, » demande Staline, « s’il advient que la révolution mondiale arrive avec un certain retard ? Y a-t-il une lueur d’espoir pour notre révolution ? Trotsky ne voit aucune lueur d’espoir, car "les contradictions dans la position d’un gouvernement ouvrier ... ne peuvent être résolues que ... dans l’arène de la révolution prolétarienne mondiale". Selon ce plan, il ne reste qu’une perspective pour notre révolution : végéter dans ses propres contradictions et pourrir en attendant la révolution mondiale. »
Quelle logique extraordinairement mauvaise et quelle profonde méfiance à l’égard des forces qui oeuvrent pour la révolution mondiale ! Si la révolution mondiale est retardée pendant des décennies, elle le sera non pas parce que la situation révolutionnaire n’est pas mûre dans les principaux pays capitalistes mais à cause de l’inutilité de la direction actuelle de la révolution mondiale, de l’inutilité de la direction stalinienne de la défunte Troisième Internationale. La révolution mondiale a été retardée à cause du stalinisme contre-révolutionnaire et pour aucune autre raison. Les paroles de Trotsky citées par Staline sont parfaitement valables. La fin des contradictions de l’État ouvrier aura lieu sur la scène mondiale ; parce que deux systèmes mondiaux contradictoires ne peuvent exister côte à côte indéfiniment. La notion stalinienne de « socialisme dans un seul pays » n’est rien d’autre que la caricature au XXe siècle de l’idée des socialistes utopiques de petites colonies socialistes au milieu de la jungle grondante de la concurrence capitaliste.
L’immensité d’un pays n’est aucunement un argument en faveur du socialisme dans un seul pays. À cet égard, nous devons prendre en considération la force relative des forces mondiales du capitalisme et la dictature du prolétariat d’un seul pays. Ce n’est pas une question de dimension géographique, mais de forces productives. La dictature du prolétariat d’un seul pays, même si ce pays avait eu le développement capitaliste le plus élevé, ne pourra jamais mesurer sa force à la combinaison des forces économiques du reste du monde capitaliste. Elle sera entravée dans sa tâche de collectivisation de l’agriculture, le retour de Staline à l’étape de la collectivisation en est une preuve. Et la relation de ce pays avec les pays capitalistes par le biais du commerce extérieur maintiendra son économie sous la pression constante des relations d’échange capitalistes. Ses biens devront toujours être fabriqués en tenant compte de la demande non seulement du marché intérieur mais aussi du marché capitaliste mondial. Une économie autosuffisante est impossible même pour le pays capitaliste le plus développé. L’autarcie est un slogan annonçant plus de casse-tête politique que de réalité économique. Ainsi, l’État prolétarien sera constamment entravé dans sa progression vers une économie socialiste par l’existence d’une économie capitaliste à ses côtés, tout comme une économie capitaliste sera toujours en état de crise, mineure et majeure, de par l’existence à ses côtés d’une économie socialiste. Mais ce qui est une simple crise pour un système établi depuis longtemps et extrêmement puissant, nous entendons par là le capitalisme mondial, sera un désastre pour un système naissant de production socialiste d’un pays particulier, face à l’opposition constante du capitalisme mondial. Ce désastre ne pourra être évité et le socialisme devenir réalité, que si le prolétariat accède au pouvoir gouvernemental « non seulement dans un pays mais dans tous les pays importants du monde, mettant ainsi fin à la concurrence du prolétariat dans ces pays et au moins jusqu’au plus important les forces productives sont concentrées entre les mains du prolétariat. » (Marx)
Comme nous le voyons, Marx a spécialement insisté sur « la fin de la compétition du prolétariat... dans tous les pays importants du monde... jusqu’à ce que les forces productives les plus importantes soient concentrées entre les mains du prolétariat. »
Ainsi, bien que nous craignions de provoquer le mécontentement de Staline, nous ne pouvons que lui faire remarquer que sans une révolution mondiale, il n’y a aucun espoir que la dictature du prolétariat dans un seul pays se transforme en socialisme.
Si la révolution mondiale ne vient pas à son aide, alors la dictature prolétarienne dans un seul pays va sûrement « végéter dans ses propres contradictions et pourrir », comme Staline l’a dit à juste titre, même s’il l’entendait par là une condamnation de ceux qui défendent la doctrine de la révolution permanente et de la révolution mondiale. La dictature du prolétariat d’un pays, si elle se coupe du courant de la révolution mondiale, si elle cuit longtemps dans son jus, croyant que c’est un pas en avant, en croyant gentiment à la "victoire complète du socialisme" (Staline ), alors l’État prolétarien pourrira certainement. Certes, la bureaucratisation des couches bénéficiant des fruits du pouvoir d’État doit en résulter et la séparation entre cette couche et les larges masses du peuple est inévitable. Et quel meilleur exemple de cette pourriture que la Russie de Staline !
L’extrême bureaucratisation des fonctionnaires de l’État, la disparité économique croissante entre les différentes sections du peuple soviétique, la réintroduction de titres tels que maréchal, etc., abolis par la révolution prolétarienne, l’introduction de récompenses financières, la terreur inouïe dirigée contre les membres du Parti communiste qui condamnent les méfaits du régime bureaucratique - tout cela montre à quel point la dégénérescence qu’a subie l’État prolétarien sous Staline et sa clique.
Nous savons que dans la première étape de la société communiste, ne peut pas satisfaire « à chacun selon ses besoins ». L’inégalité bourgeoise persistera encore longtemps jusqu’à ce que l’inégalité communiste débouche sur une véritable égalité. Mais il n’en découle pas du tout que l’inégalité bourgeoise ne sera pas en train de disparaître lentement déjà au premier stade du communisme, qu’elle sera au contraire de plus en plus accentuée, et que les différences économiques et par conséquent sociales entre les différentes couches de la population de l’État prolétarien s’élargiront. Et quoi de plus grotesque que le fait, alors que les différences entre les différentes couches de la population de l’Union soviétique sont croissantes, que Staline doive toujours plus vociférer sur la « victoire complète du socialisme dans un seul pays » !
Seule une révolution mondiale, c’est-à-dire la victoire de la révolution prolétarienne dans les principaux pays d’Europe, peut entraîner la victoire du socialisme. Et l’idéologie de la révolution mondiale n’est pas l’idéologie de la passivité et du pessimisme comme Staline le pense ou essaie de le faire croire. C’est le défi le plus dynamique lancé au capitalisme mondial, l’appel le plus viril aux armes au prolétariat de toutes les terres capitalistes pour briser le capitalisme et établir la société socialiste. C’est un avertissement solennel au prolétariat du pays de la révolution socialiste victorieuse de non pas lâcher les avirons mais de travailler pour la délivrance du prolétariat mondial. C’est un appel d’une profondeur et d’une largeur incommensurables. Son attrait révolutionnaire est irrésistible et son attrait imaginatif touche les profondeurs les plus profondes du coeur humain.
Staline a tout à fait tort, quand il s’attarde sur la révolution permanente, quand il dit : « Elle ne stimule pas une attaque active contre le capital dans chaque pays, mais encourage l’attente passive du moment du « summum universel », car elle cultive parmi les prolétaires des différents pays, non pas un esprit de détermination révolutionnaire, mais l’humeur d’un doute semblable à celui d’Hamlet sur la question de savoir si les autres échoueront ou pas à les soutenir ? »
Même un philistin bourgeois n’aurait pas fait une caricature aussi vulgaire de la théorie de la révolution permanente de Marx que Staline l’a fait. De plus, il a montré sa vision paysanne caractéristique de la vie. Le paysan regarde toujours le monde sous l’angle de son village. Pour lui, chaque discours sur l’intérêt national semble aller à l’encontre de son intérêt. Il ne comprend pas et ne peut pas comprendre que le bien-être de son village dépend entièrement du bien-être de la Nation. Sa vision paysanne de la vie le fait argumenter de la manière suivante : si l’on parle de la dépendance et de la conditionnalité du socialisme à l’égard d’une série de révolutions dans les principaux pays capitalistes, cela signifie qu’on n’a aucune foi dans la potentialité révolutionnaire d’un pays en particulier. Cet argument n’est pas substantiellement différent de l’argument selon lequel si l’on affirme que la paix mondiale dépend des efforts combinés des masses des principaux pays capitalistes, on trahit ainsi le manque de confiance dans le pouvoir du prolétariat d’un seul pays à agir pour la paix.
Tel est en résumé l ?argument de Staline, quand il tempête contre la révolution permanente et la rabaisse volontairement pour servir son dessein. Des révolutions simultanées dans les principaux pays capitalistes ne signifient pas qu’une révolution sera suivie d’une autre dans les prochaines vingt-quatre heures. Cela signifie seulement que la victoire de la révolution prolétarienne dans un pays devient le point de départ d’une série de révolutions prolétariennes dans d’autres pays. Le processus une fois lancé ne s’arrêtera pas tant que cette tâche ne sera pas accomplie. Le premier pays à faire cette révolution doit considérer que les tâches de sa propre révolution ne sont pas remplies jusqu’à ce que les révolutions aient réussi dans les principaux pays capitalistes. Cette considération est d’ailleurs fondée sur des faits et non sur des voeux pieux.
Ce n’est pas non plus l’évangile du pessimisme ou du désespoir. C’est seulement le processus qui permet au prolétariat de réaliser l’énormité et la sublimité de la tâche qui lui incombe. Il s’agit de le libérer de l’état d’esprit rural qui le tire vers le bas et de le rendre préoccupé du monde entier. Et tout cela n’est pas teinté d’une seule goutte de sentimentalisme basé sur l’irréalité mais est basé sur le fondement sûr de la réalité révolutionnaire et du socialisme. Mais Staline n’est rien s’il n’est pas rusé, et sa seule contribution au marxisme consiste à citer (mal citer) Lénine à tort et à travers.
La théorie de la révolution permanente a deux aspects. L’une concerne la révolution d’un pays particulier, le passage immédiat de la phase démocratique bourgeoise de la révolution à la révolution socialiste. Plus précisément, c’est la tâche de la révolution socialiste qui « résout en passant le problème » (Lénine) de la révolution démocratique bourgeoise. Pour reprendre les mots de Lénine : « Nous défendons une révolution ininterrompue. » Tout cela renvoie au problème de la révolution d’un pays particulier.
Le deuxième aspect de la théorie de la révolution permanente est lié à la tâche internationale de la révolution. Il traite des causes qui font qu’il est impératif que la première révolution prolétarienne victorieuse fonctionne comme la levain de la révolution dans l’arène mondiale, sachant très bien que la victoire du socialisme ne peut être que le résultat des révolutions réussies dans les principaux pays capitalistes.
Ce sont les deux aspects de la théorie de la révolution permanente formulée par Marx. Nous avons jusqu’à présent traité du deuxième aspect de la théorie, à savoir son aspect révolutionnaire mondial, et avons montré comment Staline a profité indûment et malhonnêtement des paroles de Lénine et les a vulgarisées et déformées pour les adapter à son "socialisme dans un seul pays"... Nous avons montré comment la théorie (!) du « socialisme dans un seul pays » est une réfutation complète de la théorie de la révolution permanente de Marx comme prémisse indispensable à la victoire du socialisme. Nous avons également montré comment la victoire tant vantée par Staline du socialisme dans un seul pays a été démentie par l’extrême bureaucratisation de l’appareil d’État soviétique, la rupture des digues libérant la terreur la plus diabolique, par Staline, contre les révolutionnaires communistes et les masses et aussi par la différenciation économique et sociale croissante entre les différentes sections du peuple soviétique. L’attaque de Staline contre la théorie de la révolution permanente vient toujours sous cet angle, l’angle de la victoire du socialisme dans un seul pays. En d’autres termes, plus Staline s’éloignait de la révolution mondiale, plus hystérique devenait son attaque contre la théorie de la révolution permanente de Marx. Trotsky n’est devenu la cible de la vengeance de Staline que dans la mesure où il a attiré l’attention des communistes du monde entier sur la trahison de la révolution mondiale (révolution permanente) par Staline.
N’ayant réussi à convaincre personne d’autre que lui-même et ses mercenaires du monde entier, avec sa théorie absurde de la victoire du socialisme dans un seul pays, Staline change habilement de terrain et dit : « Lénine a combattu les adeptes de la révolution permanente non pas sur la question de la« continuité » car il a lui-même maintenu le point de vue d’une révolution ininterrompue, mais parce qu’ils ont sous-estimé le rôle de la paysannerie qui est une énorme force de réserve pour le prolétariat ». Staline a absolument raison sur ce dernier point ; seulement il aurait rendu son cas plus fort et son honnêteté plus évidente s’il avait montré en même temps comment Lénine méprisait et se moquait de l’idée de la possibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays et était croyait obstinément à une série ininterrompue de révolutions dans l’arène mondiale. Mais cela aurait alors frustré Staline dont le but était de réduire la victoire du socialisme d’un phénomène international à un phénomène national. D’où la polémique qui en découle.
Trotsky avait sans aucun doute tort quand il avait lancé le slogan "Pas de tsar mais un gouvernement ouvrier" lors de la révolution de 1905 en Russie. C’était sûrement une sous-estimation du rôle de la paysannerie dans la phase démocratique bourgeoise de la révolution. Tout en le signalant, nous devons également reconnaître cet autre fait que c’est Trotsky plus que quiconque qui, depuis 1905, a attiré l’attention des marxistes sur la théorie de la révolution permanente de Marx. Ces deux faits sont incontestables. Mais pouvons-nous demander à Staline, quel est le lien logique entre le faux slogan de Trotsky « Pas de tsar mais un gouvernement ouvrier » de 1905 et la propagation par Trotsky de la théorie de la révolution permanente de Marx ? La sous-estimation du rôle de la paysannerie dans la révolution est-elle inhérente à la théorie de la révolution permanente elle-même ? Peut-on dire que Trotsky a sous-estimé le rôle de la paysannerie dans la révolution de 1905, comme le montre clairement le slogan "Pas de tsar mais un gouvernement ouvrier" parce qu’il défend la théorie marxiste de la révolution permanente ?
Non, on ne peut pas le dire. L’erreur ultra-gauchiste de Trotsky au cours de la révolution de 1905 n’avait rien à voir avec sa défense de la théorie de la révolution permanente. Il n’y a absolument aucun lien logique entre les deux, tout comme la politique, certes erronée, de Lénine pour envahir la Pologne, n’a rien à voir avec le fait que Lénine défendait la révolution mondiale.
Trotsky, cité par Staline, déclare :
« Ce terme abstrus (il désigne ainsi la révolution permanente - S.T.) représentait l’idée que la révolution russe dont les objectifs immédiats étaient de nature bourgeoise ne s’arrêterait cependant pas lorsque ces objectifs auront été atteints. La révolution ne pourra résoudre ses problèmes bourgeois immédiats qu’en plaçant le prolétariat au pouvoir. Et ce dernier, en prenant le pouvoir, ne pourrait se limiter aux limites bourgeoises de la révolution. Au contraire, précisément pour assurer sa victoire, l’avant-garde prolétarienne sera forcée, au tout début de son règne, de pénétrer profondément non seulement dans la propriété féodale mais aussi dans la propriété bourgeoise. En cela, elle entrera en collision hostile non seulement avec tous les groupements bourgeois qui soutenaient le prolétariat pendant les premiers stades de sa lutte révolutionnaire, mais aussi avec les larges masses de paysans qui avaient contribué à la porter au pouvoir. Les contradictions dans la position d’un gouvernement ouvrier dans un pays arriéré avec une écrasante majorité de paysans ne peuvent être résolues qu’à l’échelle internationale, dans l’arène de la révolution prolétarienne mondiale. »
Les pensées exprimées par Trotsky dans le passage cité ci-dessus sont à cent pour cent correctes. Ici, Trotsky avait, d’une manière magistrale, tissé le fonctionnement de la théorie de la révolution permanente dans ses aspects nationaux et internationaux en un schéma monolithique de la révolution. La révolution de 1905, bien que ses tâches immédiates soient démocratiques bourgeoises, ne pourrait les résoudre sans mettre le prolétariat russe au pouvoir. Et le prolétariat russe, après avoir pris le pouvoir, ne se contentera certainement pas de détruire le féodalisme mais fera également de profondes incursions dans les intérêts bourgeois. Cela rendra finalement les grandes masses de la paysannerie hostiles ; et dans un pays paysan arriéré comme la Russie, cette contradiction ne peut être résolue qu’avec l’aide du prolétariat victorieux d’autres pays. Il n’y a pas une seule pensée ici qui n’a pas été exprimée maintes et maintes fois par Lénine écrivant sur la révolution prolétarienne et la révolution mondiale. Que la révolution de 1905 ne puisse remplir ses tâches démocratiques bourgeoises qu’en plaçant le prolétariat russe au pouvoir, Lénine l’a répété à maintes reprises. L’histoire de la révolution d’octobre prouve que l’arrivée au pouvoir du prolétariat ne peut s’arrêter au seuil des intérêts bourgeois. La révolution victorieuse a, par décret, interdit la vente et l’hypothèque des terres.
Puis ont suivi les sovkhozes et les kolkhozes et finalement tout le programme de la collectivisation. Tout cela n’était-il pas un enchaînement continu d’incursions dans les intérêts bourgeois commencé par le prolétariat victorieux de Russie dès son arrivée au pouvoir ? Et cela n’a-t-il pas mis la dictature du prolétariat en conflit avec de larges masses de paysans, ses partisans d’autrefois, et entrainé nécessairement la déportation par Staline de millions de paysans et la fusillade de milliers ? Et cela n’a-t-il pas finalement conduit à l’arrêt brutal de la collectivisation par Staline ? N’a-t-il pas été prouvé sans la moindre possibilité de doute que, dans un pays paysan arriéré, la contradiction entre la ville et le pays ne peut être résolue sans l’aide puissante du prolétariat des principaux pays capitalistes ? Et n’est-il pas plus que clair que cette aide puissante n’est ni la « sympathie morale » de la petite-bourgeoisie, ni « la sympathie des travailleurs européens pour notre révolution » ? Tout cela est est bel et bon dans une certaine mesure, mais n’est certainement pas suffisant pour résoudre les contradictions entre le prolétariat victorieux et la paysannerie dans un pays arriéré. L’aide capable de résoudre ces contradictions ne peut être que l’aide de la révolution prolétarienne victorieuse dans les principaux pays capitalistes. Et Lénine le souligne non pas une fois mais des centaines de fois. En mars 1919, au Congrès du Parti, Lénine a déclaré :
« Nous avons une expérience pratique des premiers pas à faire pour la destruction du capitalisme dans un pays avec une relation spéciale entre le prolétariat et la paysannerie. Rien de plus. Si nous nous gonflons comme une grenouille, et que nous soufflons et soufflons, ce sera tout à fait risible pour le monde entier. Nous ne serons que de vantards. »
Le 19 mai 1921, Lénine s’est de nouveau exprimé :
"Est-ce qu’un seul des bolcheviks, à un moment ou à un autre, a jamais nié que la révolution ne peut garantir définitivement ses conquêtes que lorsqu’elle comprend tous les pays les plus avancés ou au moins plusieurs d’entre eux ?"
Il a de nouveau rappelé qu’en novembre 1920 les bolcheviks n’auraient jamais pu rêver de
"conquérir le monde entier avec les seules forces de la Russie ... Une telle folie ne nous a jamais atteint, nous avons toujours dit, au contraire, que notre révolution l’emporterait lorsque les travailleurs de tous les pays la soutiendront."
« Nous n’avons pas, écrit Lénine en 1922, achevé même les fondements d’une économie socialiste. Cela peut encore être ramené en arrière par les forces hostiles d’un capitalisme mourant. Nous devons en être clairement conscients et le reconnaître ouvertement. Car il n’y a rien de plus dangereux que les illusions et les étourdissements, surtout dans les hauts lieux. Et il n ?y a absolument rien de ’terrible’, rien qui offre une cause légitime au moindre découragement, à reconnaitre cette amère vérité ; car nous avons toujours enseigné et répété cette vérité de l’ABC du marxisme, que pour la victoire du socialisme, les efforts combinés des travailleurs de plusieurs pays avancés sont nécessaires ». (Souligné par moi ? S.T.)
Ainsi, Lénine affirme :
« La révolution (européenne) grandit ... et nous devons garder le pouvoir soviétique jusqu’à ce qu’elle commence. Nos erreurs doivent servir de leçon au prolétariat occidental. Et notre tâche est maintenant ...de tenir ferme ...ce flambeau du socialisme, afin qu’il continue à répandre autant d’étincelles que possible pour la conflagration croissante de la révolution sociale. La révolution russe était, par essence, une répétition générale ... de la révolution prolétarienne mondiale. » (Lénine au Congrès du Parti, mars 1919)
Ainsi, entre Trotsky et Lénine, il n’y a pas de différence sur le plan de la révolution permanente. En outre, nous avons déjà souligné que la sous-estimation de Trotsky du rôle de la paysannerie dans la révolution de 1905 ne peut pas, même par l ?imagination la plus débridée, être liée à la défense de la révolution permanente par Trotsky. Du moins, le passage cité par Staline ne se prête pas à cette interprétation.
Nous n’avons pas pris sur nous la tâche de défendre Trotsky. Trotsky lui-même était bien au-dessus de Staline et sa horde internationale, comme en témoigne le fait que, faute de l’affronter sur l’arène intellectuelle, ils durent recourir au gangstérisme pour accomplir la tâche d’assassiner Trotsky. Nous sommes obligés de faire participer Trotsky à la discussion de la révolution permanente, uniquement parce que Staline, qui, ne peut jamais discuter d’une idéologie dans l’abstrait, mais fait toujours appel à aux personnalités pour obscurcir le vrai problème, a dénoncé à maintes reprises la théorie de la révolution permanente de Marx sous prétexte de combattre Trotsky et le trotskysme.
La théorie de la révolution permanente n’est pas le trotskysme et n’a rien à voir avec certaines erreurs ultra-gauchistes de Trotsky. Lénine était tout autant un champion de la révolution permanente que Trotsky et avait une compréhension beaucoup plus sûre de la réalité révolutionnaire. Mais Trotsky a certainement rendu un grand service au communisme révolutionnaire en attirant sans cesse l’attention, depuis la mort de Lénine en 1924 et l’avènement du sinistre régime antirévolutionnaire de Staline, sur la théorie de la révolution permanente . Face à la machine la plus diabolique de diffamation et de terreur de la stalinocratie, il a maintenu levée la bannière du communisme révolutionnaire dans les meilleures traditions de Marx et de Lénine.
C’est là le l’apport inestimable de Trotsky à la théorie de la révolution permanente. En ce qui concerne la théorie elle-même, il s’agit purement et simplement du marxisme révolutionnaire.
La théorie de la révolution permanente, comme nous l’avons déjà dit, a deux aspects, l’un national et l’autre international. Sur le plan national, il est demandé au prolétariat de ne pas s’arrêter avec les bourgeois-démocrates aux frontières de la révolution bourgeoise, mais de pousser la révolution vers sa conclusion logique - la révolution prolétarienne. Sur le plan national, la révolution doit être permanente jusqu’à ce que la révolution prolétarienne soit menée à bien ; et sur le plan international, la révolution prolétarienne réussie d’un pays doit servir de détonateur aux révolutions prolétariennes d’autres pays. Mais maintenant, nous nous intéressons à l’aspect national de la théorie. La révolution permanente dans la sphère nationale pointe infailliblement son doigt vers la révolution prolétarienne ; elle avertit le prolétariat de ne pas s’arrêter à l’auberge de la démocratie bourgeoise et lui rappelle constamment sa tâche historique. Cela ne sert à rien d’autre. De plus, à l’époque impérialiste, dans des pays comme l’Inde et la Chine, la bourgeoisie étant étroitement liée à l’aristocratie foncière, la révolution démocratique ne peut plus être la tâche historique de la bourgeoisie, mais du prolétariat. Seul le prolétariat peut accomplir les tâches démocratiques en consolidant le pouvoir de l’État exclusivement entre ses mains. Le problème agraire ne peut donc être résolu efficacement que par le prolétariat élevé par la révolution au rang de propriétaire du pouvoir d’État. Il n’y a absolument aucun autre moyen d’accomplir les tâches démocratiques. Si le prolétariat ne prend pas le pouvoir, les tâches démocratiques restent à accomplir, comme le montrent clairement la révolution de février en Russie, la révolution nationale en Chine et l ?Inde « indépendante » dirigée par la bourgeoisie indienne. « ...Le chemin vers la démocratie passe par la dictature du prolétariat » (Trotsky). Cela signifie que la révolution démocratique ne peut être réalisée que par le prolétariat qui ne s’arrête pas seulement à la destruction de la propriété féodale, mais par la prise du pouvoir commence immédiatement son assaut contre les relations de propriété capitalistes. C’est là que réside la permanence de la révolution nationale dans les pays arriérés. C’est ce que Lénine veut dire quand il écrit sur la révolution bourgeoise « en train de devenir » une révolution socialiste, et c’est pourquoi la cloison théorique créée par les doctrinaires, entre les révolutions démocratique et socialiste, est si profondément mécaniste. Ainsi, la révolution permanente ne peut avoir d’autres tactiques et slogans spéciaux que ceux de la révolution prolétarienne qui, dans certains cas, devra accomplir en passant les tâches inachevées de la révolution bourgeoise. Certaines personnes qui se disent les défenseurs de la révolution permanente affirment que le slogan de la révolution prolétarienne est : La dictature du prolétariat. C’est tout à fait incorrect. La dictature du prolétariat ne pourra jamais être le slogan de la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes les plus avancés où la révolution démocratique bourgeoise est accomplie depuis longtemps. Ce ne peut être son slogan car la question des couches moyennes est aussi importante dans la révolution prolétarienne que dans la révolution bourgeoise. Le succès de la révolution prolétarienne dépendra de sa gestion réussie de ce problème. La petite-bourgeoisie urbaine - les commerçants, les employés de bureau, les étudiants, les petits praticiens indépendants, les médecins, les ingénieurs, les enseignants, les professeurs, etc., et la petite-bourgeoisie rurale - les paysans, les petits agriculteurs des pays capitalistes avancés, la petite noblesse villageoise - tous ces éléments constituent la réserve la plus importante de la révolution. Si la bourgeoisie parvient à conquérir les couches moyennes à ses côtés, celles-ci deviennent alors la force auxiliaire de la contre-révolution ; si le prolétariat les gagne à ses côtés, elles deviennent alors la puissante force de réserve de la révolution.
L’échec des révolutions de 1848 et 1871 en France et l’échec de la révolution de 1848 en Allemagne sont tous dus à l’échec des forces révolutionnaires à garder la paysannerie et la petite-bourgeoisie urbaine de leur côté jusqu’à l’achèvement des révolutions. La victoire de la Révolution russe a été assurée par le soutien de la paysannerie russe à la direction prolétarienne. La tactique magistrale de Lénine consistait à creuser le fossé révolutionnaire entre la paysannerie et la bourgeoisie et à gagner la paysannerie du côté du prolétariat. La période comprise entre février et octobre 1917 a été occupée par le prolétariat russe dirigé par le parti bolchevik à arracher la paysannerie aux griffes de la bourgeoisie. Ce n’est que lorsque la paysannerie a définitivement basculé, quittant le côté de la bourgeoisie vers le côté du prolétariat, que le moment du soulèvement a été décidé par Lénine. Afin d ?accomplir cette tâche, le slogan « La terre au paysan » a été avancé. Ce slogan comme nous le savons est le slogan de la révolution démocratique bourgeoise. Pourtant, le prolétariat russe a soulevé ce slogan au cours de la révolution prolétarienne et l’a soulevé correctement. S’il ne l’avait pas fait, s’il avait soulevé le slogan de la « Dictature du prolétariat », la paysannerie se serait alors tenue au plus près de la bourgeoisie et aurait accepté de suivre le bourgeois pour réprimer la révolution. L’important c’est le contenu de classe du pouvoir d’État de la révolution prolétarienne victorieuse. Mais le slogan de la révolution prolétarienne doit être « République démocratique ». « Tout le pouvoir aux Soviets des travailleurs et des paysans » - qui est aussi un slogan démocratique, était le slogan de la révolution russe et non pas la dictature du prolétariat. Trotsky écrit :
« Pendant de nombreuses années, les bolcheviks russes ont mobilisé les travailleurs et les paysans autour du slogan de la démocratie. Les slogans de la démocratie ont également joué un grand rôle en 1917. Ce n’est qu’après que le pouvoir soviétique déjà existant est parvenu à un antagonisme politique inconciliable avec l’Assemblée constituante aux yeux du peuple tout entier que notre Parti a liquidé les institutions et les slogans de la démocratie formelle, c’est de la démocratie bourgeoise, en faveur de la vraie démocratie soviétique, c’est de la démocratie prolétarienne. » (Souligné par moi ? S.T.)
Bien sûr, il va sans dire que quelle que soit la forme d’État de la révolution prolétarienne victorieuse - et il ne peut s’agir que de la forme républicaine démocratique - son contenu de classe interne ne doit être que la dictature du prolétariat et du prolétariat seul. La dictature multi-classe est autant un mythe politique que le parti politique multi-classe.
Fustigeant Staline et Boukharine pour la confusion opportuniste que ces deux hommes avaient préparée en Chine, Trotsky ajoute :
« Le sixième congrès du Komintern, sous la direction de Staline et de Boukharine, a renversé tout cela sur la tête. Si, d’une part, il prescrivait au parti une dictature « démocratique » et non « prolétarienne », il lui interdisait simultanément d’utiliser les slogans démocratiques pour préparer cette dictature. Le Parti communiste chinois a non seulement été désarmé, mais déshabillé. » (Souligné par moi ? S.T.)
Nos nourissons lézardant le marxisme, mais ne comprenant ni sa théorie ni ses tactiques et sa stratégie, devraient en prendre note.
La dictature du prolétariat est l’aboutissement de la révolution permanente dans le cadre national, et la dictature du prolétariat dans les principaux pays capitalistes, avec l’aide de la première révolution prolétarienne victorieuse sera le point culminant de la révolution permanente dans le cadre international, aboutissant finalement à l’établissement d’une société socialiste, but final de la révolution permanente.
Saumyendranath Tagore, Juin 1944