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Légalité et révolution

vendredi 8 novembre 2024, par Robert Paris

Légalité et révolution

Nous ne l’avons jamais dissimulé : le terrain sur lequel nous agissons, ce n’est pas le terrain légal, c’est le terrain révolutionnaire. Pour sa part, le gouvernement vient de renoncer à l’hypocrisie du terrain légal. Il s’est ainsi placé sur le terrain révolutionnaire, car le terrain contre-révolutionnaire est, lui aussi, révolutionnaire [5].

Aux yeux de la Couronne, la révolution de mars a été un fait brutal [6]. Un fait violent ne peut être effacé que par une autre violence. En cassant les récentes élections en vertu de la loi d’avril 1848, le ministre reniait sa propre responsabilité et cassait même le tribunal devant lequel il était responsable. La faculté d’en appeler à l’Assemblée nationale du peuple, il en faisait d’emblée une illusion, une fiction, une duperie. En inventant une première chambre basée sur le cens et faisant partie intégrante de l’Assemblée législative, le ministère déchirait ses propres lois organiques, abandonnait le terrain légal, faussait les élections populaires, déniait au peuple tout jugement sur l’« action salvatrice de la Couronne.

Ainsi donc, Messieurs, on ne saurait nier le fait, et nul historien futur ne le niera jamais : la Couronne a fait une révolution, elle a renversé la légalité existante, elle ne peut en appeler aux lois qu’elle-même a abrogées sans vergogne.

Si l’on parvient à accomplir jusqu’au bout une révolution, on peut pendre son adversaire, mais non le condamner. À titre d’ennemis vaincus, on peut les éliminer de son chemin, mais on ne peut les juger à titre de criminels [7]. En effet, une fois accomplie la révolution ou la contre-révolution, on ne peut appliquer aux défenseurs de ces lois les lois que l’on a abrogées. C’est la lâche hypocrisie de la légalité que vous, Messieurs, ne sanctionnerez point par votre verdict...

À cette occasion, Messieurs, regardons en face ce qu’est en réalité le terrain légal, comme on l’appelle. Je suis d’autant plus obligé d’insister sur ce point que nous passons — et c’est juste — pour des ennemis du terrain légal, et que les lois des 6 et 8 avril ne doivent leur existence qu’à la reconnaissance formelle du terrain légal.

La Diète représentait essentiellement la grande propriété foncière. Or, la grande propriété foncière constituait effectivement la base de la société du Moyen Âge, de la société féodale.

La société bourgeoise moderne, notre société, repose, à l’inverse, sur l’industrie et le commerce. Quant à la propriété foncière, elle a perdu toutes ses anciennes conditions d’existence et dépend désormais du commerce et de l’industrie. C’est pourquoi l’agriculture est, de nos jours, gérée industriellement, et les anciens seigneurs féodaux sont tombés au niveau des producteurs de bétail, de laine, de blé, de betteraves, d’eau-de-vie, etc., de gens qui, comme n’importe quel autre commerçant, font le trafic de ces produits industriels !

Tout attachés qu’ils restent à leurs préjugés, dans la pratique ils se transforment en bourgeois qui produisent le plus possible avec le moins de frais possible, qui achètent le meilleur marché possible pour vendre le plus cher possible. Le mode de vie, de production et de trafic de ces gens inflige donc à lui tout seul un démenti à leurs prétentions surannées pleines de superbe. Pour être l’élément social prédominant, la propriété foncière doit reposer sur le mode de production et d’échange féodal.

La Diète nationale représentait ce mode de production et d’échange féodal qui, depuis fort longtemps, avait cessé d’exister, et dont les représentants, si attachés qu’ils soient à leurs anciens privilèges, jouissent tout autant des avantages de la société nouvelle et les exploitent. Or, la nouvelle société bourgeoise, reposant sur de tout autres bases, un mode de production qui avait changé, devait s’emparer également du pouvoir politique ; elle devait nécessairement l’arracher des mains de ceux qui représentaient les intérêts de la société en voie de disparition, un pouvoir politique dont toute l’organisation était issue de conditions sociales matérielles absolument différentes. D’où la révolution.

En conséquence, la révolution était dirigée contre la monarchie absolue, synthèse politique suprême de la vieille société, aussi bien que contre la représentation selon le système des états correspondant à un ordre social mis en pièces depuis longtemps par l’industrie moderne, ou tout au plus aux vestiges prétentieux des états décomposés, dépassés chaque jour un peu plus par la société bourgeoise, et refoulés à l’arrière-plan. En vertu de quel principe la Diète nationale, représentant la vieille société, dicte-t-elle les lois à la nouvelle société qui a conquis ses droits dans la révolution ? Grâce à la prétention qu’elle affiche de défendre le terrain légal. Or, Messieurs, qu’entendez-vous donc par le maintien du terrain légal ? Le maintien de lois qui font partie d’une époque révolue de la société et ont été faites par les représentants d’intérêts sociaux disparus ou en voie de disparition, autrement dit de lois dressées par ces intérêts contre les besoins généraux actuels.

Or, la société ne repose pas sur la loi : c’est une illusion juridique. Elle doit plutôt être l’expression, opposée à l’arbitraire individuel, des intérêts et besoins communs de la société, tels qu’ils découlent du mode matériel de la production existant à chaque fois. Ainsi, le Code Napoléon que je tiens en main n’a pas engendré la société bourgeoise. La société bourgeoise, née au XVIII° et développée au XIX° siècle, trouve bien plutôt simplement une expression légale dans ce Code. Dès que celui-ci ne correspond plus aux conditions sociales, ce n’est plus qu’un chiffon de papier. Vous ne pouvez faire de vieilles lois le fondement d’une évolution sociale nouvelle, pas plus que ces vieilles lois n’ont créé les anciennes conditions sociales. Issues de ces vieilles conditions sociales, elles doivent disparaître avec elles. Elles changeront nécessairement avec les conditions d’existence changées. Vouloir maintenir les anciennes lois envers et contre les exigences et besoins nouveaux de l’évolution sociale revient, au fond, à maintenir hypocritement des intérêts particuliers inactuels contre l’intérêt général actuel.

Défendre le terrain légal, c’est chercher à faire passer ces intérêts particuliers pour les intérêts dominants, alors qu’ils ne prédominent plus ; c’est chercher à imposer à la société des lois condamnées par ses conditions d’existence, par son mode de travail et de distribution, sa production matérielle même ; c’est tenter de maintenir en fonction des législateurs qui ne poursuivent plus que des intérêts particuliers, en abusant du pouvoir politique d’État pour mettre, par la force, les intérêts de la minorité au-dessus des intérêts de la majorité. Elle se met donc, à tout instant, en contradiction avec les besoins existants, freine le commerce et l’industrie, et prépare les crises sociales qui éclatent en révolutions politiques.

Karl Marx

1848

https://www.marxists.org/francais/marx/works/00/parti/kmpc037.htm

Légalité et illégalité

Les reconstructeurs sont affolés à l’idée de voir le Parti socialiste se montrer irrespectueux de la loi bourgeoise. Les uns, qui sont d’humeur joyeuse, imputent aux communistes une tendance au romanesque, à la conspiration blanquiste, aux mystérieuses manigances évoquant des conciliabules dans des tombeaux, des serments sur des poignards, des mots de passe à donner le frisson... Les autres, qui sont d’humeur chagrine, lèvent au ciel des yeux éplorés et gémissent : « Enfreindre la légalité capitaliste ! Où allons-nous, grands dieux ? Mais ces communistes démoniaques vont nous faire perdre des voix aux élections de 1924... »

Ainsi vont nos reconstructeurs, qui seront bientôt dignes d’entrer dans l’Alliance Républicaine Démocratique.

Leurs lamentations et pleurnicheries montrent à quel point nos social-réformistes sont imprégnés d’esprit petit-bourgeois. Ils parlent comme si les révolutionnaires s’adonnaient à l’action illégale par goût, c’est-à-dire, à leur sens, par vice. Ils oublient que les révolutionnaires agissent suivant des nécessités politico-historiques qui ne sont pas leur fait mais celui du régime d’oppression auquel ils se proposent de substituer le régime communiste. Ils méconnaissent, ou feignent de méconnaître les raisons qui imposent aux champions d’une idée nouvelle telle méthode de travail, tel mode d’activité, pour le succès de leur idée. En un mot, ils font semblant de croire que le despotisme laisse aux défenseurs de l’ordre nouveau, le choix entre le respect et l’infraction aux lois, établies par les légistes précisément en vue de la sauvegarde de ce despotisme.

Que le despotisme soit féodal ou capitaliste, le système juridique par lequel il est consacré vise à sa protection ; prétendre le renverser en respectant la légalité, c’est se leurrer, consciemment ou inconsciemment. Les libertés accordées par tout régime existant ne le sont que dans la mesure où elles ne permettent pas d’atteindre le régime. Il suffit que l’ordre établi soit menacé pour que l’Etat restreigne les libertés accordées, jusqu’à les supprimer s’il le faut. Ces vérités, qui ressortent en pleine évidence de toute l’Histoire, sont baignées d’une lumière éclatante depuis la guerre impérialiste de 1914 ; les reconstructeurs qui ne les aperçoivent ou ne les comprennent pas, sont hermétiquement fermés au communisme.

Les bolcheviks, qui ne sont ni des blanquistes, ni des bakouninistes, mais des marxistes, c’est-à-dire des réalistes, ont été contraints à l’action illégale par la tyrannie tsarienne. Fallait-il qu’ils renonçassent à la propagande socialiste et révolutionnaire, sous les coups de la répression ? S’ils n’avaient pas exercé clandestinement l’action qu’ils ne pouvaient faire au grand jour, ils n’eussent pas pris la direction de la révolution, et une restauration monarchique eût dans un bref délai supplanté le règne de Kerensky.

En Allemagne, sous un gouvernement de « social-démocrates », le Parti communiste a été mis hors la loi. L’état de siège a été institué pendant plus d’une année, afin d’étouffer l’action des spartakistes. Depuis la levée de l’état de siège, les communistes sont encore obligés de recourir à la propagande secrète. Récemment, une dépêche de Berlin annonçait l’arrestation de 25 communistes découverts par la police en réunion clandestine. Ce fait, mieux que tout commentaire, illustre l’ignominie des propos de Longuet, Caussy, Chapiro et Cie, qui s’évertuent à diminuer l’importance du mouvement communiste allemand en tirant parti de l’impitoyable oppression qui sévit en Allemagne contre les communistes. Il montre, aussi comment les brimades du pouvoir obligent les communistes à recourir à l’action illégale.

Aux Etats-Unis, la bourgeoisie. « démocrate » et « républicaine » a trouvé un moyen expéditif pour réprimer l’essor du socialisme. Elle a promulgué « l’acte d’espionnage », loi d’exception sous le coup de laquelle ont été poursuivis, emprisonnés et condamnés par milliers les socialistes et les syndicalistes, même des plus modérés. Le Parti communiste a été décimé par les arrestations et les déportations. Il est aujourd’hui réduit à une existence illégale, et son journal paraît clandestinement. Le plus ignorant des ouvriers, auquel cet état de choses est expliqué, comprend la nécessité de l’action illégale. Mais nos reconstructeurs, qui se piquent de culture et ne sont en réalité que de présomptueux et incompréhensifs politiciens petit-bourgeois, sont offusqués !

En Yougo-Slavie, les dernières élections municipales ont donné une lumineuse démonstration de l’insuffisance (nous ne disons pas de l’inutilité) de l’action légale. Les communistes ayant obtenu la majorité absolue à Belgrade, le gouvernement a opposé la force à l’exercice du mandat que les communistes ont reçu du suffrage universel, conformément à la légalité, et a interdit à nos camarades de remplir les devoirs de leur charge. Il en serait de même dans tout pays capitaliste où, par miracle, en dépit de la puissance à la fois coercitive et corruptrice de l’Etat, les socialistes ou communistes obtiendraient la majorité des sièges au Parlement. Le pouvoir exécutif, qui « fait » les élections, est assuré de pouvoir « faire » la majorité ; la preuve en est l’importance accordée à la nuance politique du gouvernement au pouvoir en période électorale ; si, dans des circonstances exceptionnelles comme celles que la guerre a créées, le socialisme triomphait aux élections, l’Exécutif dissoudrait le Parlement, procéderait à une nouvelle « consultation nationale » après avoir pris ses précautions : arrestation des leaders du mouvement d’opposition, invention et diffusion à grand fracas d’une histoire de brigands pour discréditer l’opposition, pression sur les électeurs, distribution de places et faveurs pour disloquer les forces de la nouvelle majorité, etc. En aucun cas, la légalité ne laisse aux révolutionnaires la possibilité d’accomplir une transformation politique et sociale dans les cadres juridiques du régime. Tout progrès, toute révolution, n’est réalisée qu’en infraction de la loi, expression de l’intérêt de la classe dominante.

En France, les événements des derniers mois ont apporté à notre thèse d’irrécusables démonstrations. Les communistes ont propagé publiquement leurs idées, sous la protection théorique de la loi, qui assure théoriquement à tous les citoyens le droit d’exprimer leur pensée. Mais le gouvernement bourgeois a délibérément violé lui-même la légalité bourgeoise, qu’il juge trop libérale parce que le mouvement communiste gagne chaque jour en étendue et en puissance. Il a donné lui-même au prolétariat l’exemple de l’illégalité, qu’il justifie au nom de l’ordre établi, et qui se justifie, aux yeux des révolutionnaires, au nom de l’ordre à établir. Des militants socialistes et syndicalistes, dont l’activité s’est déployée à ciel ouvert, ont été jetés en prison sans l’ombre d’un prétexte plausible, par un gouvernement qui incite ainsi les révolutionnaires à l’action illégale.

La légalité n’est que la codification des rapports de classes, à un stade d’évolution donné. Toute perturbation dans la production, en modifiant les rapports de classes, rend la légalité caduque. L’illégalité à laquelle la bourgeoisie égoïste, âpre à conserver ses richesses et à les accroître, contraint la classe exploitée et ses militants, est une inéluctable nécessité qu’il ne dépend pas des communistes d’éviter.

Boris Souvarine

https://www.marxists.org/francais/general/souvarine/works/1920/09/legalite.htm

Légalité et Révolution

Parce qu’avec l’Internationale nous crions casse-cou aux travailleurs de France qu’on voudrait détourner de l’action politique sous prétexte de grève-générale et autres opérations du Saint-Esprit . . . anarchiste certaine presse bourgeoise en conclut que nous prenons de plus en plus la physionomie d’un parti parlementaire.

Nous aurions - à l’entendre - renoncé aux procédés révolutionnaires.

Mais alors - penserez-vous - il doit y avoir fête chez la gent conservatrice ; le veau gras est déjà à la broche pour la rentrée de la brebis collectiviste au bercail de la légalité ?

Hâtez-vous de vous détromper. Nos braves plumitifs partent de ce qu’ils appellent notre ralliement ou notre conversion au parlementarisme pour nous dénoncer de plus belle et nous écraser sous le feu redoublé de leurs anathèmes.

Quel est donc ce mystère ? Et comment appliquer un langage aussi manifestement contradictoire ?

Tout simplement par ceci - qui n’a rien de mystérieux - que nos adversaires ne croient pas un traître mot de ce qu’ils racontent à leurs lecteurs. Ils savent que loin de tourner le dos à la Révolution, nous maintenons et nous poussons dans la voie de la Révolution l’armée du travail, lorsqu’au lieu de la laisser s’engager dans le cul-de-sac d’une grève systématisée, nous lui montrons le pouvoir politique, l’Etat à conquérir.

Cette conquête est, en effet, une condition sine qua non de la révolution sociale, autrement dit la transformation de la propriété capitaliste en propriété sociale.

Ce n’est qu’après et par l’expropriation politique de la classe capitaliste que pourra être opérée son expropriation économique, ainsi qu’il est écrit au programme commun des socialistes du monde entière.

Pour restituer à la nation productrice ses moyens de production, il faut un prolétariat devenu le gouvernement et faisant la loi.

Reste à savoir comment, de classe gouvernée qu’elle est actuellement, la France travailleuse deviendra, pourra devenir classe gouvernante.

Le bulletin de vote qui nous a déjà installés dans quantité d’Hôtels-de-ville et qui a jeté au Palais-Bourbon l’importante minorité que l’on sait, est un premier moyen. Sera-t-il le seul ?

Pas plus que nous le croyions hier, nous ne le croyons aujourd’hui. Mais depuis quand, parce qu’elle ne serait pas tout, l’action légale devrait-elle n’être rien ?

Loin de s’exclure, l’action électorale et l’action révolutionnaire se complètent, et se sont toujours complétées dans notre pays où - pour tous les partis - l’insurrection victorieuse n’a été que la suite, le couronnement du scrutin.

L’antagonisme que l’on voudrait établir - inutile de rechercher le pourquoi - entre le suffrage qui commence et le coup de force qui termine, n’a jamais existé que dans la plus creuse des verbalités. L’histoire, toute notre histoire, est là pour démontrer que les sorties de légalité ont été toujours et nécessairement précédées de l’usage, de l’emploi de cette légalité aussi longtemps qu’elle servait d’arme défensive - et offensive - à l’idée nouvelle, aux intérêts nouveaux en voie de recrutement, et que la situation révolutionnaire ne s’était pas produite.

C’est légalement, électoralement, que l’Orléanisme a préparé son avènement au pouvoir. Ce qui ne l’a pas empêché d’aboutir à coups de fusil, par une bataille de trios jours, les glorieuses , qu’immortalise la Colonne dite de Juillet.

C’est légalement, électoralement, que le Bonapartisme s’est installé à l’Elysée. Ce qui ne l’a pas empêché d’employer la force - et quelle force ! le fusil tuant Baudin, le canon éventrant le boulevard Montmartre - pour aménager, en Empire troisième et dernier, aux Tuileries.

La République n’a pas fait exception à cette règle. C’est légalement, électoralement, elle aussi, que, par deux fois, sous la Monarchie de Juillet et sous l’Empire, elle a constitué son armée, conquis partiellement le pays. Ce qui ne l’a pas empêchée, pour devenir le gouvernement que préside en 1907 M. Faillières, d’avoir dû passer par un accouchement violent, par le forceps de la rue.

Eh bien ! le socialisme d’aujourd’hui est légaliste, électoraliste , au même titre que tous les partis politiques qui l’ont devancé et qui sont à l’heure présente, coalisés contre lui dans ce qui peut leur rester de virilité. Nous n’avons pas la prétention d’innover, nous contentant des agents de lutte et de victoire qui ont servi aux autres et dont nous nous servons à notre tour.
Si quelque chose est particulièrement idiot, c’est le départ que l’on s’est avisé de faire entre les moyens , divisées en légaux et en illégaux, en pacifiques et en violents, pour admettre les uns et pour repousser les autres.

Il n’y a, il n’y aura jamais qu’une seule catégorie de moyens, déterminés par les circonstances : ceux qui conduisent au but poursuivi. Et ces moyens sont toujours révolutionnaires, lorsqu’il s’agit d’une révolution à accomplir.

Révolutionnaire est le bulletin de vote, si légal soit-il, lorsque, sur le terrain des candidatures de classe, il organise la France du travail contre la France du capital.

Révolutionnaire est l’action parlementaire, si pacifique soit-elle, lorsqu’elle bat, du haut de la tribune de la Chambre, le rappel des mécontents de l’atelier, du champ et du comptoir, et lorsqu’elle accule la société capitaliste au refus ou à l’impuissance de leur donner satisfaction.

Anti-révolutionnaire, réactionnaire au premier chef serait, en revanche, l’émeute, malgré son caractère d’illégalité et de violence, parce qu’en fournissant au capital moribond la saignée populaire dont il a besoin pour se survivre, elle reculerait l’heure de la délivrance.

Non moins anti-révolutionnaire - et pour la même raison - toute tentative de grève-générale condamnée, à travers les divisions ouvrières et paysannes, au plus désastreux des avortements.

Le devoir du Parti socialiste est d’écarter comme un traquenard, comme une manoeuvre de l’ennemi ou au profit de l’ennemi, tout ce qui, malgré son caractère rutilant et pétardier, égarerait et épuiserait inutilement nos forces de première ligne, et de servir du parlement comme de la presse, comme des réunions, pour parfaire l’éducation et l’organisation prolétarienne et mener à terme la révolution qu’élabore cette fin de régime.

Jules Guesde
24 novembre 1907
https://www.marxists.org/francais/guesde/works/1907/11/guesde_19071124.htm

L’insurrection d’Octobre et la "légalité" soviétiste

En septembre, aux jours de la Conférence Démocratique, Lénine exigeait l’insurrection immédiate.

" Pour traiter l’insurrection en marxistes - écrivait-il - c’est-à-dire comme un art, nous devons en même temps, sans perdre une minute, organiser un état-major des déta¬chements insurrectionnels, répartir nos forces, lancer les régiments fidèles sur les points les plus importants, cerner le théâtre Alexandra, occuper la forteresse Pierre-et-Paul, arrêter le grand état-major et le gouvernement, envoyer contre les élèves-officiers et la "division sauvage” des détachements prêts à se sacrifier jusqu’au dernier homme plutôt que de laisser pénétrer l’ennemi dans les parties centrales de la ville ; nous devons mobiliser les ouvriers armés, les convoquer à la bataille suprême, occuper simul¬tanément le télégraphe et le téléphone, installer notre état-major insurrectionnel à la station téléphonique centrale, le relier par téléphone à toutes les usines, à tous les régiments, à tous les points où se déroule la lutte armée, Tout cela, certes, n’est qu’approximatif, mais j’ai tenu à prouver qu’au moment actuel on ne saurait rester fidèle au marxisme, à la révolution sans traiter l’insurrection comme un art."

Cette façon d’envisager les choses présupposait la préparation et l’accomplissement de l’insurrection par l’intermédiaire du Parti et sous sa direction, la victoire devant être ensuite sanctionnée par le Congrès des soviets. Le Comité Central n’accepta pas cette proposition. L’insurrection fut canalisée dans la voie soviétiste et reliée au 2° Congrès des soviets. Cette divergence de vues exige une explication spéciale ; elle rentrera alors natu¬rellement dans le cadre non pas d’une question de principes, mais d’une question purement technique, quoique d’une grande importance pratique.

Nous avons déjà dit combien Lénine craignait de laisser passer le moment de l’insurrection. En présence des hésitations qui se manifestaient dans les sommités du Parti, l’agitation reliant for-mellement l’insurrection à la convocation du 2° Congrès des Soviets lui paraissait un retard inadmissible, une concession à l’irrésolution et aux irrésolus, une perte de temps, un véritable crime. Lénine revient à maintes reprises sur cette pensée à partir de la fin de septembre.

« Il existe dans le C.C. et parmi les dirigeants du Parti - écrit-il le 29 septembre - une tendance, un courant en faveur de l’attente du Congrès des soviets et contre la prise immédiate du pouvoir, contre l’insurrection immédiate. Il faut combattre cette tendance, ce courant." Au début d’octobre, Lénine écrit "Temporiser est un crime, attendre le Congrès des soviets est du formalisme enfantin, absurde, une trahison à la révolution." Dans ses thèses pour la conférence de Petrograd du 8 octobre, il dit : "Il faut lutter contre les illusions constitutionnelles et les espoirs au Congrès des Soviets, il faut renoncer à l’intention d’attendre coûte que coûte ce Congrès. ” Enfin, le 24 octobre, il écrit : "Il est clair que maintenant tout retard dans l’insurrection équivaut à la mort", et plus loin : "L’Histoire ne pardonnera pas un retard aux révolution¬naires qui peuvent vaincre (et vaincront certainement) aujourd’hui, mais risquent de tout perdre, s’ils attendent à demain."

Toutes ces lettres, où chaque phrase était forgée sur l’enclume de la révolution, présentent un intérêt exceptionnel pour la carac¬téristique de Lénine et l’appréciation du moment. Le sentiment qui les inspire, c’est l’indignation contre l’attitude fataliste, expectative, social-démocrate, menchevique envers la révolution, considérée comme une sorte de film sans fin. Si le temps est en général un facteur important de la politique, son importance est centuplée en temps de guerre et de révolution. Il n’est pas sûr que l’on puisse faire demain ce que l’on peut faire aujourd’hui. Aujourd’hui, il est possible de se soulever, de terrasser l’ennemi, de prendre le pouvoir, demain, ce sera peut-être impossible. Mais prendre le pouvoir, c’est modifier le cours de l’histoire ; est-il possible qu’un tel événement puisse dépendre d’un intervalle de 24 heures ? Certes, oui. Quand il s’agit de l’insurrection armée, les événements se mesurent, non pas au kilomètre de la politique, mais au mètre de la guerre. Laisser passer quelques semaines, quelques jours, parfois même un seul jour, équivaut, dans certaines conditions à la reddition de la révolution, à la capitulation. Sans la pression, la critique, la méfiance révolution¬naire de Lénine, le parti, vraisemblablement, n’aurait pas redressé sa ligne au moment décisif, car la résistance dans les hautes sphères était très forte et, dans la guerre civile comme dans la guerre en général, l’état-major joue toujours un grand rôle.

Mais, en même temps, il est clair que la préparation de l’insur¬rection sous le couvert de la préparation du 2° Congrès des Soviets, et le mot d’ordre de la défense de ce congrès nous confé¬raient des avantages inestimables. Depuis que nous, Soviet de Petrograd, nous avions annulé l’ordre de Kerensky concernant l’envoi des deux tiers de la garnison au front, nous étions effec¬tivement en état d’insurrection armée. Lénine, qui se trouvait alors en dehors de Petrograd, n’apprécia pas ce fait dans toute son importance. Autant que je m’en souvienne, il n’en parla pas alors dans ses lettres. Pourtant, l’issue de l’insurrection du 25 octobre était déjà prédéterminée aux trois quarts au moins au moment où nous nous opposâmes à l’éloignement de la garnison de Petrograd, créâmes le Comité Militaire Révolutionnaire (7 octobre), nommâmes nos commissaires à toutes les unités et institutions militaires et, par là même, isolâmes complètement, non seulement l’état-major de la circonscription militaire de Petrograd, mais aussi le gouvernement. En somme, nous avions là une insurrection armée (quoique sans effusion de sang) des régiments de Petrograd contre le Gouvernement Provisoire, sous la direction du Comité Militaire Révolutionnaire et sous le mot d’ordre de la préparation à la défense du 2° Congrès des Soviets qui devait résoudre la question du pouvoir. Si Lénine conseilla de commencer l’insurrection à Moscou où selon lui elle était assurée de triompher sans effusion de sang, c’est que, de sa retraite, il n’avait pas la possibilité de se rendre compte du revirement radical qui s’était produit, non seulement dans l’état d’esprit, mais aussi dans les liaisons organiques, dans toute la hiérarchie militaire, après le soulèvement "pacifique” de la garnison de la capitale vers le milieu d’octobre. Depuis que, sur l’ordre du Comité Militaire Révolutionnaire, les bataillons s’étaient refusés à sortir de la ville, nous avions dans la capitale une insurrection victorieuse à peine voilée (par les derniers lambeaux de l’Etat démocratique bourgeois). L’insurrection du 25 octobre n’eut qu’un caractère complémentaire. C’est pourquoi elle fut si indolore. Au contraire, à Moscou, la lutte fut beaucoup plus longue et plus sanglante, quoique le pouvoir du Conseil des Commissaires du Peuple fût déjà instauré à Petrograd. Il est évident que si l’insurrection avait commencé à Moscou avant le coup de force de Petrograd, elle eût été encore de plus longue durée et le succès en eût été fort douteux. Or, un échec à Moscou eût eu une grave répercussion à Petrograd. Certes, même avec le plan de Lénine, la victoire n’était pas impossible, mais la voie que suivirent les événements se trouva beaucoup plus écono¬mique, beaucoup plus avantageuse et donna une victoire plus complète.

Nous avons eu la possibilité de faire coïncider plus ou moins exactement la prise du pouvoir avec le moment de la convocation du 2° Congrès des Soviets, uniquement parce que l’insurrection armée “silencieuse" presque "légale" - tout au moins à Petrograd - était déjà aux trois quarts, sinon aux neuf dixièmes, un fait accompli. Cette insurrection était "légale", en ce sens qu’elle surgit des conditions "normales” de la dualité du pou¬voir. Maintes fois déjà, il était arrivé au soviet de Petrograd, même lorsqu’il était aux mains des conciliateurs, de contrôler ou de modifier les décisions du gouvernement. C’était là une façon de faire cadrant entièrement avec la constitution du régime connu dans l’histoire sous le nom de kérenkysme. Quand nous, bolche¬viks, nous eûmes obtenu la majorité au soviet de Petrograd, nous ne fîmes que continuer et accentuer les méthodes de dualité du pouvoir. Nous nous chargeâmes de contrôler et de réviser l’ordre de l’envoi de la garnison au front. Par là même, nous couvrîmes des traditions et des procédés de la dualité de pouvoir, l’insur¬rection effective de la garnison de Petrograd. Bien plus, unis¬sant dans notre agitation la question du pouvoir et la convocation du 2° Congrès des Soviets, nous développâmes et approfondîmes les traditions de cette dualité de pouvoir et préparâmes le cadre de la légalité soviétiste pour l’insurrection bolchevique dans toute la Russie.

Nous ne bercions pas les masses d’illusions constitutionnelles soviétistes, car, sous le mot d’ordre de la lutte pour le 2° Congrès, nous gagnions à notre cause et groupions les forces de l’armée révolutionnaire. En même temps, nous réussîmes, beaucoup plus que nous l’espérions, à attirer nos ennemis, les conciliateurs, dans le piège de la légalité soviétiste. Ruser politiquement est toujours dangereux, surtout en temps de révolution, car il est difficile de tromper l’ennemi et l’on risque d’induire en erreur les masses qui vous suivent. Si notre "ruse" réussit complè¬tement, c’est parce qu’elle n’était pas une invention artificielle de stratège ingénieux, désireux d’éviter la guerre civile, parce qu’elle découlait naturellement de la décomposition du régime conciliateur, de ses contradictions flagrantes. Le Gouvernement Provisoire voulait se débarrasser de la garnison. Les soldats ne voulaient pas aller au front. A ce sentiment naturel, nous don¬nâmes une expression politique, un but révolutionnaire, un couvert "légal". Par là, nous assurâmes l’unanimité au sein de la garnison et liâmes étroitement cette dernière aux ouvriers de Petrograd. Nos ennemis, au contraire, dans leur situation désespérée et leur désarroi, étaient enclins à prendre pour argent comptant cette légalité soviétiste. Ils voulaient être trompés et nous leur en donnâmes entièrement la possibilité.

Entre nous et les conciliateurs se déroulait une lutte pour la légalité soviétiste. Pour les masses, les Soviets étaient la source du pouvoir. C’était des Soviets qu’étaient sortis Kerensky, Tsérételli, Skobelev. Mais, nous aussi, nous étions étroitement liés aux Soviets par notre mot d’ordre fondamental : tout le pouvoir aux Soviets. La bourgeoisie tenait sa filiation de la Douma d’Empire ; les conciliateurs tenaient la leur des Soviets, mais ils voulaient réduire à rien le rôle de ces derniers. Nous, nous venions des Soviets, mais pour leur transmettre le pouvoir. Les conciliateurs ne pouvaient encore rompre leurs attaches avec les Soviets ; aussi s’empressèrent-ils d’établir un pont entre la légalité soviétiste et le parlementarisme. A cet effet, ils convoquèrent la Conférence Démocratique et créèrent le pré-Parlement. La participation des Soviets au pré-Parlement sanctionnait en quel¬que sorte leur action. Les conciliateurs cherchaient à prendre la Révolution à l’appât de la légalité soviétiste pour la canaliser dans le parlementarisme bourgeois.

Mais, nous aussi, nous avions intérêt à utiliser la légalité soviétiste. A la fin de la Conférence Démocratique, nous arra¬châmes aux conciliateurs leur consentement à la convocation du 2° Congrès des Soviets. Ce congrès les mit dans un embarras extrême : en effet, ils ne pouvaient s’opposer à sa convocation sans rompre avec la légalité soviétiste ; d’autre part, ils se ren¬daient parfaitement compte que, par sa composition, ce congrès ne leur promettait rien de bon. Aussi, en appelions-nous d’autant plus instamment à ce congrès comme au maître des destinées du pays et, dans toute notre propagande, nous invitions à le soutenir et à le protéger contre les attaques inévitables de la contre-révolution. Si les conciliateurs nous avaient attrapés sur la légalité soviétiste par le pré-Parlement sorti des Soviets, nous les attra¬pions à notre tour sur cette même légalité soviétiste au moyen du 2° Congrès des Soviets. Organiser une insurrection armée sous le mot d’ordre de prise du pouvoir par le Parti était une chose, mais préparer, puis réaliser l’insurrection, en invoquant la néces¬sité de défendre les droits du Congrès des Soviets, en était une autre.

De la sorte, en voulant faire coïncider la prise du pouvoir avec le 2° Congrès des Soviets, nous n’avions nullement l’espoir naïf que ce congrès pouvait par lui-même résoudre la question du pouvoir. Nous étions complètement étrangers à ce fétichisme de la forme soviétiste. Nous menions activement le travail nécessaire dans le domaine de la politique, de l’organisation, de la technique militaire pour nous emparer du pouvoir. Mais nous couvrions légalement ce travail en nous référant au prochain congrès qui devait décider la question du pouvoir.

Tout en menant l’offensive sur toute la ligne, nous avions l’air de nous défendre. Au contraire, le Gouvernement Provisoire, s’il avait voulu se défendre sérieusement, aurait dû interdire la convocation du Congrès des soviets et, par là-même, fournir à la partie adverse le prétexte de l’insurrection armée, prétexte qui était pour lui le plus avantageux. Bien plus, non seulement nous mettions le Gouvernement Provisoire dans une situation politique désavantageuse, mais nous endormions sa méfiance.

Les membres du gouvernement croyaient sérieusement qu’il s’agissait pour nous du parlementarisme soviétiste, d’un nouveau Congrès où l’on adopterait une nouvelle résolution sur le pouvoir à la manière des résolutions des soviets de Petrograd et de Moscou, après quoi le gouvernement, se référant au Pré-parle¬ment et à la prochaine Assemblée Constituante, nous tirerait sa révérence et nous mettrait dans une situation ridicule. C’était là la pensée des petits-bourgeois les plus raisonnables, et nous en avons une preuve incontestable dans le témoignage de Kerensky.

Dans ses souvenirs, ce dernier raconte la discussion orageuse qu’il eut dans la nuit du 24 au 25 octobre, avec Dan et autres, au sujet de l’insurrection qui se développait déjà à fond.

"Dan me déclara tout d’abord - raconte Kerensky - qu’ils étaient beaucoup mieux informés que moi et que j’exagérais les événements sous l’influence des commu¬nications de mon état-major réactionnaire. Puis il m’assura que la résolution de la majorité du soviet, résolution désa¬gréable "pour l’amour-propre du gouvernement", contri¬buerait indiscutablement à un revirement favorable de l’état d’esprit des masses, que son effet se faisait déjà sentir et que maintenant l’influence de la propagande bolchevique "tomberait rapidement”.

"D’autre part, d’après lui, les bolcheviks dans leurs pourparlers avec les leaders de la majorité soviétiste s’étaient déclarés prêts à "se soumettre à la volonté de la majorité des soviets" et disposés à prendre "dès demain” toutes les mesures pour étouffer l’insurrection qui “avait éclaté contre leur désir, sans leur sanction". Dan conclut en rappelant que les bolcheviks "dès demaiin" (toujours demain !) licencieraient leur état-major militaire et me déclara que toutes les mesures prises par moi pour répri¬mer l’insurrection ne faisaient qu’"exaspérer" les masses et que, par mon "immixion", je ne faisais qu’ “empêcher les représentants de la majorité des soviets de réussir dans leurs pourparlers avec les bolcheviks sur la liquida¬tion de l’insurrection".

Or, au moment où Dan me faisait cette remarquable communication, les détachements armés de la garde rouge occupaient successivement les édifices gouvernementaux. Et, presque aussitôt après le départ de Dan et ses cama¬rades du Palais d’Hiver, le ministre des Cultes, Kartachev, revenant de la séance du Gouvernement Provisoire, fut arrêté sur la Millionnaïa et conduit à Smolny où Dan était retourné poursuivre ses entretiens avec les bolcheviks. Il faut le reconnaître, les bolcheviks agirent alors avec une grande énergie et une habileté consommée. Alors que l’in¬surrection battait son plein et que les "troupes rouges” opéraient dans toute la ville, quelques leaders bolcheviks spécialement affectés à cette tâche, s’efforçaient, non sans succès, de donner le change aux représentants de la "démocratie révolutionnaire". Ces roublards passèrent toute la nuit à discuter sans fin sur différentes formules qui devaient soi-disant servir de base pour une réconcilia¬tion et la liquidation de l’insurrection. Par cette méthode de “pourparlers”, les bolcheviks gagnèrent un temps extrêmement précieux pour eux. Les forces combatives des s.-r. et des mencheviks ne furent pas mobilisés à temps. Ce qu’il fallait démontrer !" (A. Kerensky, Deloin.)

Voilà, en effet, ce qu’il fallait démontrer ! Comme on le voit, les conciliateurs se laissèrent prendre complètement au piège de la légalité soviétiste. La supposition de Kerensky, d’après laquelle des bolcheviks spécialement affectés à cette mission induisaient en erreur les mencheviks et les s.-r. au sujet de la liquidation prochaine de l’insurrection, est fausse. En réalité, prirent part aux pourparlers, ceux des bolcheviks qui voulaient véritable¬ment la liquidation de l’insurrection et la constitution d’un gou¬vernement socialiste sur la base d’un accord entre les partis. Mais, objectivement, ces parlementaires rendirent à l’insurrec¬tion un certain service en alimentant de leurs illusions les illu¬sions de l’ennemi. Mais ils ne purent rendre ce service à la révolution que parce que en dépit de leurs conseils et de leurs avertissements, le Parti, avec une énergie infatigable, menait et parachevait l’insurrection.

Pour le succès de cette large manœuvre enveloppante, il fallait un concours exceptionnel de circonstances grandes et petites. Avant tout, il fallait une armée qui ne voulait plus se battre. Tout le développement de la révolution, particulièrement dans la première période, de février à octobre inclus, aurait eu un tout autre aspect si, au moment de la révolution, nous n’avions pas eu une armée paysanne vaincue et mécontente de plusieurs millions d’hommes. Ce n’est que dans ces conditions qu’il était possible de réaliser avec succès avec la garnison de Petrograd l’expérience qui prédéterminait la victoire d’Octobre. Il ne saurait être question d’ériger en loi cette combinaison spéciale d’une insurrection tranquille, presque inaperçue, avec la défense de la légalité soviétiste contre les korniloviens. Au contraire, on peut affirmer avec certitude que cette expérience ne se répétera jamais et nulle part sous cette forme. Mais il est nécessaire de l’étudier soigneusement. Cette étude élargira l’horizon de chaque révolutionnaire en lui dévoilant la diversité des méthodes et moyens susceptibles d’être mis en action, à condition qu’on s’assigne un but clair, qu’on ait une idée nette de la situation et la volonté de mener la lutte jusqu’au bout.

A Moscou, l’insurrection fut beaucoup plus prolongée et causa plus de victimes. La raison en est, dans une certaine mesure, que la garnison de Moscou n’avait pas subi une préparation révolutionnaire comme la garnison de Petrograd (envoi des bataillons sur le front).

L’insurrection armée, nous le répétons, s’effectua à Petrograd en deux fois : dans la première quinzaine d’octobre, lorsque, se soumettant à la décision du soviet qui répondait entièrement à leur état d’esprit, les régiments refusèrent d’accomplir l’ordre du commandement en chef, et, le 25 octobre, lorsqu’il ne fallait déjà plus qu’une petite insurrection complémentaire pour abattre le gouvernement de Février. A Moscou, l’insurrection se fit en une seule fois. C’est là, vraisemblablement, la principale raison pour laquelle elle traîna en longueur. Mais il y en avait une autre : une certaine irrésolution de la part de la direction. A plusieurs reprises, on passa des opérations militaires aux pourparlers pour revenir ensuite à la lutte armée. Si les hésitations de la direction, hésitations que sentent parfaitement les troupes, sont en général nuisibles en politique, elles deviennent mortellement dangereuses pendant une insurrection. A ce moment, la classe dominante a déjà perdu confiance en sa propre force, mais elle a encore en mains l’appareil gouvernemental. La classe révolutionnaire a pour tâche de s’emparer de l’appareil étatique ; pour cela il lui faut avoir confiance en ses propres forces. Du moment que le Parti a entraîné les travailleurs dans la voie de l’insurrection il doit en tirer toutes les conséquences nécessaires. A la guerre comme à la guerre, et là, moins que partout ailleurs, les hésitations et pertes de temps ne sauraient être tolérées. Piétiner, tergiverser, ne serait-ce que pendant quelques heures, rend partiellement aux dirigeants confiance en eux-mêmes et enlève aux insurgés une partie de leur assurance. Or, cette confiance, cette assurance détermine la corrélation des forces qui décide de l’issue de l’insurrection. C’est sous cet angle qu’il faut étudier pas à pas la marche des opérations militaires à Moscou dans leur combinaison avec la direction politique.

Il serait extrêmement important de signaler encore quelques points où la guerre civile se déroula dans des conditions spéciales (lorsqu’elle se compliquait par exemple de l’élément national). Une telle étude basée sur un examen minutieux des faits est de nature à enrichir considérablement notre conception du méca¬nisme de la guerre civile, et, par là même, à faciliter l’élabora¬tion de certaines méthodes, règles, procédés ayant un caractère suffisamment général pour que l’on puisse les introduire dans une sorte de statut de la guerre civile [1] . Toujours est-il que la guerre civile en province était prédéterminée dans une large mesure par son issue à Petrograd, quoiqu’elle traînât en longueur à Moscou. La Révolution de Février avait endommagé considéra¬blement l’ancien appareil ; le Gouvernement Provisoire qui en avait hérité était incapable de le renouveler et de le consolider. Par suite, l’appareil étatique entre février et octobre ne fonction¬nait que par l’inertie bureaucratique. La province était habituée à s’aligner sur Petrograd : elle l’avait fait en février, elle le fit de nouveau en octobre. Notre grand avantage était que nous préparions le renversement d’un régime qui n’avait pas encore eu le temps de se former. L’instabilité extrême et le manque de confiance en soi-même de l’appareil étatique de février facilita singulièrement notre travail en maintenant l’assurance des masses révolutionnaires et du Parti lui-même.

En Allemagne et en Autriche, il y eut, après le 9 novembre 1918, une situation analogue. Mais là, la social-démocratie combla elle-même les brèches de l’appareil étatique et aida à l’établissement du régime bourgeois républicain qui, maintenant encore, ne peut être considéré comme un modèle de stabilité, mais qui pourtant compte déjà six années d’existence. Quant aux autres pays capitalistes, ils n’auront pas cet avantage, c’est-à-dire, cette proximité de la révolution bourgeoise et de la révolution prolé¬tarienne. Depuis longtemps déjà, ils ont accompli leur révolution de février. Certes, en Angleterre, il y a encore pas mal de sur¬vivances féodales, mais on ne saurait parler d’une révolution bourgeoise indépendante en Angleterre. Dès qu’il aura pris le pouvoir, le prolétariat anglais, du premier coup de balai, débar¬rassera le pays de la monarchie, des lords, etc. La révolution prolétarienne en Occident aura affaire à un Etat bourgeois entiè¬rement formé. Mais cela ne veut pas dire qu’elle aura affaire à un appareil stable, car la possibilité même de l’insurrection prolétarienne présuppose une désagrégation assez avancée de l’Etat capitaliste. Si, chez nous, la révolution d’Octobre a été une lutte contre un appareil étatique qui n’avait pas encore eu le temps de se former après février, dans les autres pays, l’insur¬rection aura contre elle un appareil étatique en état de dislo¬cation progressive.

En règle générale, comme nous l’avons dit au IV° Congrès de l’l.C., il est à supposer que la résistance de la bourgeoisie dans les anciens pays capitalistes sera beaucoup plus forte que chez nous ; le prolétariat remportera plus difficilement la victoire ; par contre, la conquête du pouvoir lui assurera une situation beau¬coup plus ferme, beaucoup plus stable que la nôtre au lendemain d’Octobre. Chez nous la guerre civile ne s’est véritablement développée qu’après la prise du pouvoir par le prolétariat dans les principaux centres urbains et industriels et a rempli les trois première années d’existence du pouvoir soviétiste. Il y a beaucoup de raisons pour que, en Europe centrale et occidentale, le pro¬létariat ait plus de peine à s’emparer du pouvoir ; par contre, après la prise du pouvoir, il aura beaucoup plus que nous les mains libres. Evidemment, ces conjonctures ne peuvent avoir qu’un caractère conditionnel. L’issue des événements dépendra dans une large mesure de l’ordre dans lequel la révolution se produira dans les différents pays d’Europe, des possibilités d’in¬tervention militaire, de la force économique et militaire de l’Union Soviétique à ce moment. En tout cas, l’éventualité, très vraisemblable, que la conquête du pouvoir se heurtera en Europe et en Amérique à une résistance beaucoup plus sérieuse, beaucoup plus acharnée et réfléchie des classes dominantes que chez nous, nous oblige à considérer l’insurrection armée et la guerre civile en général comme un art.

Notes

[1] Voir L. Trotsky : Les questions de la guerre civile, Pravda, 6 sept.1924.

Léon Trotsky
1924

Légalité et révolution violente

Engels à A. Bebel, 18 novembre 1884 [1].

Je voulais t’écrire à propos des tours de passe-passe de Rodbertus, mais cela paraît à présent dans ma préface à la première édition allemande de la Misère de la Philosophie dans la Neue Zeit [2]. Tu y trouveras le nécessaire sous une forme mieux développée, que je ne pourrais le faire dans une lettre. Puis tu trouveras la suite dans la préface au livre II du Capital [3].

Mais il y a un autre point sur lequel je tiens à te dire ce que je pense, et qui me paraît bien plus urgent.
L’ensemble des philistins libéraux a un tel respect de nous, qu’ils se mettent à crier d’une seule voix : oui, si les sociaux-démocrates voulaient se placer sur le terrain légal et abjurer la révolution alors nous serions pour l’abolition immédiate de la loi anti-socialiste [4]. Il ne fait donc aucun doute que l’on vous fera très bientôt cette même proposition impudente au Reichstag. La réponse que vous y ferez est très importante - non pas seulement pour l’Allemagne, où nos braves camarades l’ont déjà donnée au cours des élections, mais encore pour l’étranger. Une réponse docile et soumise anéantirait aussitôt l’effet énorme produit par les élections [5].

A mon avis, la question se pose en ces termes :

Tout l’état politique actuel de l’Europe est le fruit de révolutions. Partout le terrain constitutionnel, le droit historique, la légitimité ont été mille fois violés, voire totalement bouleversés. Toutefois, il est dans la nature de tous les partis, c’est-à-dire des classes, parvenus au pouvoir, d’exiger que l’on reconnaisse désormais le droit nouveau, créé par la révolution, voire qu’on le tienne pour sacré. Le droit à la révolution a existé - sinon ceux qui règnent actuellement n’auraient plus aucune justification légale - , mais il ne devrait plus exister dorénavant, à les en croire.

En Allemagne, l’ordre en vigueur repose sur la révolution qui a commencé en 1848 et s’est achevé en 1866. L’année 1866 connut une révolution totale. Comme la Prusse n’est devenue une puissance que parles trahisons et les guerres contre l’Empire allemand en s’alliant avec l’étranger (1740,1756, 1795) [6], l’Empire prusso-allemand n’a pu s’instaurer que par le renversement violent de la Confédération allemande et la guerre civile. Il ne sert de tien, en l’occurrence, d’affirmer que les autres se seraient rendus coupables de violation des traités d’alliance : les autres affirment le contraire. Jamais encore une révolution n’a manqué du prétexte de légalité : cf. la France de 1830, où le roi Charles X aussi bien que la bourgeoisie affirmaient - chacun de leur côté - avoir la légalité de son côté. Mais il suffit. La Prusse provoqua la guerre civile et donc la, révolution. Après la victoire, elle renversa trois trônes « de droit divin », et annexa des territoires, parmi lesquels celui de l’ex - ville libre de Francfort. Si cela n’est pas révolutionnaire, je me demande ce que ce mot signifie. Non content d’avoir agi ainsi l’État prussien confisqua la propriété privée des princes qu’elle venait de chasser du pouvoir. Il reconnut lui-même que cela n’était pas légal, mais bien révolutionnaire, en faisant approuver cet acte après coup par une assemblée - le Reichstag - qui n’avait pas plus le droit de disposer de ces fonds que le gouvernement [7].

L’Empire prusso-allemand, en tant qu’achèvement de la Confédération de l’Allemagne du Nord créée par la force en 1866, est un produit parfaitement révolutionnaire. Je ne m’en plains pas. Ce que je reproche à ceux qui l’ont fait, c’est de n’avoir été que de piètres révolutionnaires, de ne pas avoir été encore plus loin, en annexant directement l’Allemagne entière à la Prusse. Or quiconque opère avec le fer et le sang, renverse des trônes, avale des États entiers et confisque des biens privés, ne doit pas condamner autrui parce qu’il est révolutionnaire. Dès lors que le parti a le même droit d’être ni plus ni moins révolutionnaire que. le gouvernement de l’Empire, il dispose de tout ce dont il a besoin.

Récemment, on affirmait officieusement : la Constitution de l’Empire n’est pas une convention entre les princes et le peuple ; ce n’était qu’un accord entre les princes et les villes fibres, qui peuvent à tout instant la révoquer et la remplacer par une autre. Les organes gouvernementaux qui enseignaient cette théorie demandaient en conséquence le droit, pour les gouvernements, de renverser la Constitution impériale. On a fait aucune loi d’exception, ni entrepris aucune poursuite contre eux. C’est fort bien, nous ne réclamons pas davantage pour nous, dans le cas extrême, que ce que l’on demande ici pour les gouvernements.

Le duc de Cumberland est l’héritier légitime incontesté du trône de Brunswick. Le roi de Prusse n’a pas d’autre droit de siéger à Berlin que celui que Cumberland revendique au Brunswick. Pour ce qui est du reste, Cumberland ne peut le revendiquer qu’après avoir pris possession de sa couronne juridiquement légitime. Or le gouvernement révolutionnaire de l’Empire allemand l’empêche d’en prendre possession par la violence. Nouvel acte révolutionnaire.

Comment cela se passe-t-il pour les partis ?

En novembre 1848, le parti conservateur a violé sans hésitation aucune la législation à peine créée en mars. De toute façon, il ne reconnut l’ordre constitutionnel que comme étant tout à fait provisoire, et se serait rallié avec enthousiasme à tout coup d’État opéré par des forces absolutistes et féodales [8].

Les partis libéraux de toutes nuances ont participé à la révolution de 1848 à 1866, et même aujourd’hui ils n’admettraient pas qu’on leur déniât le droit de s’opposer par la force à un renversement de la Constitution.

Le Centre reconnaît l’Église comme puissance suprême, au-dessus de l’État ; celle-ci pourrait donc lui faire un devoir d’effectuer une révolution.

Or ce sont là les partis qui nous demandent et à nous seuls parmi tous les partis, que nous proclamions vouloir renoncer dans tous les cas à l’emploi de la violence, et nous soumettre à n’importe quelle pression et violence, non seulement lorsqu’elle est simplement formellement légale - légale au jugement, de nos, adversaires [9] - , mais encore lorsqu’elle est directement illégale !

Nul parti n’a jamais renoncé au droit à une résistance armée dans certaines circonstances, à moins de mentir. Nul n’a jamais renoncé à ce droit extrême.

Mais s’il s’agit de discuter des circonstances dans lesquelles un parti se réserve ce droit, alors la partie est gagnée. On passe alors de cent à mille circonstances. Notamment pour un parti, dont on proclame qu’il est privé de droits et qui, par décision d’en haut, est directement poussé à la révolution comme seule issue. Une telle déclaration de mise hors la loi peut être renouvelée d’un jour à l’autre, et nous venons tout juste d’en subir une. Il est proprement absurde de demander à un tel parti une déclaration aussi inconditionnelle.

Pour le reste, ces messieurs peuvent être tranquilles. Dans le rapport de forces militaire actuel, nous ne déclencherons pas l’action les premiers, tant qu’il y aura supériorité militaire contre nous : nous pouvons attendre jusqu’à ce que la puissance militaire cesse d’être une puissance contre nous [10]. Toute révolution qui aurait lieu avant, même si elle triomphait, ne nous hisserait pas au pouvoir, mais les bourgeois, les radicaux, c’est-à-dire les petits bourgeois.

En outre, même les élections ont montré que nous n’avions rien à attendre de la conciliation, c’est-à-dire de concessions faites à notre adversaire. Ce n’est qu’en opposant une fière résistance que nous avons inspiré à tous le respect, et sommes devenus une puissance. On ne respecte que la puissance, et tant que nous en serons une, les philistins nous respecteront. Quiconque leur fait des concessions se fait mépriser par eux, et n’est déjà plus une puissance. On peut faire sentir une main de fer dans un gant de velours, mais il faut la faire sentir. Le prolétariat allemand est devenu un puissant parti, que ses représentants s’en montrent dignes !

Notes

[1] Nous ne suivons pas ici un strict ordre chronologique par rapport aux textes du chapitre précédent. Nous le faisons essentiellement pour étayer les problèmes de la violence (et de la question agraire qui sont étroitement liés) de l’argumentation « juridique » ad hoc.

[2] Le point de départ de la polémique fut l’article de Kautsky dans la Neue Zeit critiquant le Capital de Rodbertus. Le social-démocrate réformiste Schramm, l’un des responsables du Jahrbuch für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, éprouva le besoin de prendre la défense du plagiaire et critique de Marx qu’était Rodbertus et d’écrire « l’article de Kautsky était superficiel et irréfléchi », cf. Neue Zeit, no 11 de 1884 dans lequel Kautsky répondit aussitôt.
Dans la Neue Zeit, n° 1 de 1885, Engels intervint à son tour, pour soutenir Kautsky et publia sous le titre « Marx et Rodbertus » la préface à la première édition allemande de 1884 de la Misère de la Philosophie de Marx, traduite en allemand par Bernstein. Schramm ne se tint pas pour battu et revint à la charge dans le n° 5 de la même Neue Zeit. Pire encore, dans son ouvrage intitulé « Marx, Rodbertus, Lassalle », publié fin 1885 par la maison d’édition du social-démocrate Louis Viereck, Schramm. s’en prit au socialisme « unilatéral et dogmatique de Marx ». Le secret de ces « défauts » provenait aux dires de Schramm, de ce que Marx était et restait (d’où son unilatéralité et sans doute son dogmatisme ?) partisan de la révolution violente, et d’attaquer les dirigeants de la social-démocratie allemande, cette « clique » qui défend un « marxisme unilatéral et infaillible » et ne cherche à atteindre « ses buts que par des moyens violents ». Et Schramm de proposer que le parti abandonne la tactique de Marx qui, comparée à celle de Lasalle, n’est qu’une « tactique de chambre ». C’est bel et bien le problème de la violence qui trace la ligne de démarcation entre opportunistes révisionnistes, toujours anti-dogmatiques, et les révolutionnaires marxistes.

[3] Cf. K. Marx, Le Capital, Livre Deuxième, tome IV des Éditions Sociales, pp. 13 - 24.

[4] Cette simple phrase d’Engels explique toute la tactique suivie par le gouvernement allemand après la loi anti-socialiste afin de démobiliser au maximum les masses révolutionnaires allemandes, de diviser autant que possible la direction de leurs organisations de classe, bref d’émasculer le mouvement, il utilisera le chantage de la violence, qui devait canaliser le prolétariat dans la voie démocratique et pacifique de la légalité bourgeoise.
Sept ans avant l’abolition de la loi anti-socialiste, Engels montre déjà que cette loi signifiait simplement que le gouvernement prenait les devants dans la LUTTE de classes, en empêchant par tous les moyens que la social-démocratie n’utilise des moyens autres que légaux et pacifiques - quitte à ce que le gouvernement utilise la force pour ce faire.

[5] Une déclaration de renonciation au recours à la force eût réduit la social-démocratie à n’être plus qu’un parti électoral, agissant sur le terrain des réformes, et non de la révolution après les éclatantes victoires électorales du parti social-démocrate allemand.

[6] Marx décrit ces faits dans ses manuscrits de 1863-1864 relatifs aux Rapports entre la France, la Pologne et la Russie, cf. Marx- Engels, la Russie, Éditions 10-18, pp. 80-113.

[7] Engels décrit ici à l’intention de Bebel les faits assemblés dans son ouvrage, le Rôle de la violence dans l’histoire : Violence et économie dans la formation du nouvel Empire allemand, trad. fr. in : Marx-Engels, Écrits militaires, pp. 562 - 563.

[8] Marx avait construit en 1849 sa défense devant les jurés de Cologne sur cet argument pour expliquer que la révolution ne faisait qu’utiliser la violence, comme la contre-révolution elle-même, si bien qu’il ajoutait : « On peut pendre ses adversaires, mais non les condamner. A titre d’ennemis vaincus, on peut les éliminer de son chemin, mais en ne peut les JUGER à titre de criminels » (cf. Marx-Engels, Le Parti de classe, I, p. 176).

[9] Aux yeux du marxisme, les lois elles-mêmes font partie des superstructures de force de l’État qui permettent aux classes dirigeantes d’asseoir, par l’utilisation de la violence potentielle, leur domination sur les classes exploitées. En d’autres termes, les lois ne, sont pas la codification rationnelle des rapports sociaux (sur la base d’un Contrat social), mais l’expression d’un rapport de force qui fait que la classe au pouvoir impose SON ordre (esclavagiste, féodal, capitaliste, prolétarien), au reste de la société.

[10] Engels souligne toujours qu’il ne parle pas d’utiliser la violence DANS LE RAPPORT DE FORCES ACTUEL.

Engels

1884

https://www.marxists.org/francais/marx/works/00/sda/sda_6_2.htm

Parti et révolution violente

L’ensemble des philistins libéraux a eu un tel respect de nous (à la suite de l’attitude exemplaire des social-démocrates durant la période au cours de laquelle leurs activités socialistes étaient interdites, donc illégales et clandestines, en raison de la loi antisocialiste) qu’ils se mettent à crier d’une seule voix, : oui, si les social-démocrates veulent se placer sur le terrain légal et abjurer la révolution, alors nous serons pour l’abolition immédiate de la loi antisocialiste [1]. Il ne fait donc aucun doute que l’on vous fera cette proposition au Reichstag. La réponse que vous ferez est très importante non pas tant pour l’Allemagne, où nos braves camarades l’ont déjà donnée au cours des élections, que pour l’étranger. Une réponse docile anéantirait aussitôt l’effet énorme produit par les élections.

La question se pose en ces termes, à mon avis :

Tout l’état politique en vigueur actuellement en Europe est le fruit de révolutions. Partout, le terrain constitutionnel, le droit historique et la légitimité ont été mille fois violés, voire totalement bouleversés. Toutefois, il est dans la nature de tous les partis, c’est-à-dire des classes, parvenus au pouvoir d’exiger que l’on reconnaisse désormais le droit nouveau, créé par la révolution, voire qu’on le tienne pour sacré. Le droit à la révolution a existé sinon ceux qui règnent actuellement n’auraient plus aucune justification légale , mais il ne devrait plus exister dorénavant, à les en croire.

En Allemagne, l’ordre en vigueur repose sur la révolution qui a commencé en 1848 et s’acheva en 1866. L’année 1866 connut une révolution totale. Comme la Prusse n’est devenue une puissance que par les trahisons et guerres contre l’Empire allemand, en s’alliant avec l’étranger (1740, 1756, 1795), l’Empire prusso-allemand n’a pu s’instaurer que par le renversement violent de la Ligue allemande et la guerre civile. Il ne sert de rien, en l’occurrence, d’affirmer que les autres se seraient rendus coupables de violation des traités d’alliance : les autres affirment le contraire. Jamais encore une révolution n’a manqué du prétexte de légalité : cf. la France de 1830, où le roi Charles X aussi bien que la bourgeoisie affirmaient, chacun de leur côté, avoir la légalité de son côte. Mais suffit, la Prusse provoqua la guerre civile, et donc la révolution. Après la victoire, elle renversa trois trônes « de droit divin » et annexa des territoires, parmi lesquels celui de l’ex-ville libre de Francfort. Si cela n’est pas révolutionnaire, je me demande ce que ce mot signifie. Non contente de cela, elle confisqua la propriété privée des princes qu’elle venait ainsi de chasser. Elle reconnut elle-même que cela n’était pas légal, mais bien révolutionnaire, en faisant approuver cet acte après coup par une assemblée le Reichstag qui n’avait pas plus le droit de disposer de ce fonds que le gouvernement.

L’Empire prusso-allemand, en tant qu’achèvement de la Ligue de l’Allemagne du Nord créée par la force en 1866, est un produit parfaitement révolutionnaire. Je ne m’en plains pas. Ce que je reproche à ceux qui l’ont fait, c’est de n’avoir été que de piètres révolutionnaires, de ne pas avoir été encore plus loin, en annexant directement l’Allemagne entière à la Prusse. Or, quiconque opère avec le fer et le sang, renverse des trônes, avale des États entiers et confisque des biens privés, ne doit pas condamner d’autres hommes parce que révolutionnaires. Si le parti a le simple droit d’être ni plus ni moins révolutionnaire que le gouvernement de l’Empire, il dispose de tout ce dont il a besoin.

Récemment, on affirmait officieusement : la constitution de l’Empire n’est pas une convention entre les princes et le peuple. Ce n’était qu’un accord entre les princes et les villes libres qui pouvait à tout instant être révoqué et remplacé par un autre. Les organes gouvernementaux qui enseignaient cette théorie demandaient en conséquence le droit, pour les gouvernements, de renverser la constitution impériale. On n’a fait aucune loi d’exception, ni entrepris aucune poursuite contre eux. Bien, nous ne réclamons pas plus pour nous dans le cas extrême que ce que l’on demande ici pour les gouvernements.

Le duc de Cumberland est l’héritier légitime incontesté du trône de Brunswick. Le roi de Prusse n’a pas d’autre droit de siéger à Berlin que le droit que Cumberland revendique au Brunswick. Pour ce qui est du reste, Cumberland ne peut le revendiquer qu’après qu’il a pris possession de sa couronne juridiquement légitime. Mais le gouvernement révolutionnaire de l’Empire allemand l’empêche d’en prendre possession par la violence. Nouvel acte révolutionnaire.

Comment cela se passe-t-il pour les partis ?

En novembre 1848, le parti conservateur a violé, sans hésitation aucune, la législation à peine créée en mars.

De toute façon, il ne reconnut l’ordre constitutionnel que comme étant tout à fait provisoire, et se fût rallié avec enthousiasme à tout coup d’État de la part des forces absolutistes et féodales.

Le parti libéral de toutes nuances a participé à la révolution de 1848 à 1866, et même aujourd’hui n’admettrait pas qu’on lui déniât le droit de s’opposer par la force à un renversement violent de la constitution [2].
Le centre reconnaît l’Église comme puissance suprême, au-dessus de l’État, celle-ci pourrait donc lui faire un devoir d’effectuer une révolution.

Et ce sont là les partis qui nous demandent, à nous seuls de tous les partis, que nous proclamions vouloir renoncer dans tous les cas à l’emploi de la violence et de nous soumettre à n’importe quelle pression et violence, non seulement lorsqu’elle est légale dans la forme légale au jugement de nos adversaires , mais même lorsqu’elle est directement illégale ?

Nul parti n’a jamais renié le droit à une résistance armée dans certaines circonstances, à moins de mentir. Nul n’a jamais renoncé à ce droit extrême.

Mais s’il s’agit de discuter des circonstances dans lesquelles un parti se réserve ce droit, alors la partie est gagnée. On passe alors de cent à mille circonstances. Notamment celui d’un parti que l’on proclame privé de droits, et qui par décision d’en haut est directement poussé à la révolution. Une telle déclaration de mise hors la loi peut être renouvelée d’un jour à l’autre, et nous venons tout juste d’en subir une. Il est proprement absurde de demander à un tel parti une déclaration aussi inconditionnelle.

Pour le reste, ces messieurs peuvent être tranquilles. Dans les conditions militaires actuelles, nous ne déclencherons pas l’action les premiers, tant qu’il y a encore une puissance militaire contre nous : nous pouvons attendre jusqu’à ce que la puissance militaire cesse d’être une puissance contre nous. Toute révolution qui a lieu avant, même si elle triomphait, ne nous hisserait pas au pouvoir, mais les bourgeois, les radicaux, c’est-à-dire les petits-bourgeois.

Au reste, les élections ont montré que nous n’avons rien à attendre de la conciliation, c’est-à-dire de concessions faites à notre adversaire. Ce n’est qu’en opposant une fière résistance que nous avons inspiré le respect et sommes devenus une puissance. On respecte uniquement la puissance, et tant que nous en serons une, le philistin nous respectera. Quiconque lui fait des concessions se fait mépriser par lui, et n’est déjà plus une puissance. On peut faire sentir une main de fer dans un gant de velours, mais il faut la faire sentir. Le prolétariat allemand est devenu un puissant parti, que ses représentants s’en montrent dignes !

Notes

[1] Cf. Engels et A. Bebel, 18 novembre 1884.

Dans les deux textes suivants, Engels tire, d’une part, la conclusion de toute la période durant laquelle les activités révolutionnaires avaient été interdites par la loi au parti social-démocrate allemand et, d’autre part, la perspective de développement de la période successive.
Le premier texte donne la même synthèse de la position théorique du parti vis-à-vis de la violence que la fameuse introduction de 1895 aux Luttes de classes en France (Éd. sociales, 1948 p. 21-38), considérée un peu comme le testament politique d’Engels et tronquée par les dirigeants social-démocrates de l’époque. (Cf., à ce propos, la lettre d’Engels à Richard Fischer, du 8 mars 1895, in MARX-ENGELS, La Commune de 1871, 10/18, p. 259-262.)
On peut se faire une idée précise, après la lettre d’Engels à Bebel, de la nouvelle tactique que le gouvernement de Bismarck adoptera vis-à-vis de la social-démocratie allemande, afin de démobiliser au maximum les masses révolutionnaires allemandes, de diviser si possible la direction de leurs organisations de classe, bref d’émasculer le mouvement par un habile chantage au recours à un coup de force gouvernemental afin de canaliser le prolétariat dans le cours démocratique et pacifique de la légalité bourgeoise.

[2] Engels montre ainsi que l’application ou la défense de la loi est elle-même liée à l’emploi de la violence, ce qui enlève tout argument contre la violence à ceux qui sont pour l’ordre, la loi et la constitution établie.

Engels

https://www.marxists.org/francais/marx/works/00/parti/kmpc088.htm

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