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Des écrits pour comprendre le suicide

dimanche 15 septembre 2024, par Robert Paris

UN SUICIDE

O pauvre oiseau blessé, mis à mort par la vie !

Cœur qui battais trop fort, cœur trop doux et trop fier,

Te voilà replié sous ton aile engourdie

Et tu ne sais plus rien des souffrances d’hier.

Quoi ! la rigidité ! Quoi ! la paix immobile !

Quoi ! le combat cessé ! Quoi ! la trêve de Dieu !

O lutteur désarmé de ta force inutile

Et qui te réservais ton dernier coup de feu !

Qu’attendais-tu du monde et que voulait ton âme ?

Que te disait ta fièvre et qu’as-tu donc cru voir

Pour t’être enveloppée en ton secret de femme ?

Silence, larmes, sang, pourpre du désespoir !

Qu’attendais-tu du monde en ton rude courage ?

Quels soleils autrefois t’étaient donc apparus ?

O vous tous qui passez, qu’aucun mépris n’outrage

Ce sanglot ignoré qui ne tressaille plus !

Des écrits pour comprendre le suicide

Karl Marx

Peuchet : Au sujet du suicide

La critique française de la société possède au moins en partie le grand avantage d’avoir mis en évidence les contradictions et la monstruosité de la vie moderne non seulement dans les rapports sociaux de classes particulières mais dans tous les cercles et toutes les structures de l’ensemble des relations sociales actuelles et, cela, avec des descriptions d’une vivacité immédiate, d’une intuition profonde, d’une délicatesse et d’une originalité d’homme du monde qu’on peut vainement chercher chez toute autre nation. Que l’on compare, par exemple, les exposés critiques d’Owen et de Fourier, dans la mesure où ils concernent le mouvement social actuel, pour se faire une idée de cette supériorité des français. Ce n’est pas en France, seulement chez des écri­vains véritablement et proprement « socialiste » que l’on doit chercher la description critique des conditions sociales mais chez des écrivains appartenant à toutes les branches de la littérature, notamment de la littérature romanesque et des mémoires. Je vais donner, â l’aide de quelques extraits concernant « Le suicide » pris dans les « mémoires tirés des archives de police etc... par Jacques Peuchet », un exemple de cette critique française qui peut immédiatement montrer jusqu’à quel point peut être fondée l’illusion des bourgeois philanthropes selon laquelle il s’agirait de donner un peu de pain et d’éducation aux prolétaires, que seul le travailleur s’étiolerait seulement à cause de l’état social actuel et, qu’ensuite, le monde existant serait le meilleur des mondes. [1]

Chez J. Peuchet, comme chez beaucoup de vieux praticiens français, presque tous disparus, qui ont connu, depuis 1789, les innombrables illusions, enthousiasmes, constitutions, régimes, défaites et victoires, la critique des rapports de propriété, des rapports familiaux existants et, particulièrement, des rapports privés, en un mot de la vie privée, apparaît comme la conséquence de leurs expériences politiques. J. Peuchet (né en 1760) passa des belles lettres à la médecine, de la médecine à la jurisprudence, de la jurisprudence à l’administration et à la police. Avant l’éruption de la révolution française il travailla avec l’Abbé Morellet à un dictionnaire du commerce dont, seul, le prospectus est paru et, depuis lors, s’occupa de préférence d’économie politique et de l’administration. C’est seulement durant une courte période que Peuchet fut un partisan de la révolution française ; il se tourna très tôt vers le parti royaliste et eut, durant un certain temps, la direction de la Gazette de France et, plus tard, se chargea de la fameuse publication royaliste le « Mercure » de Mollet du Pan. Il se faufila de façon très rusée à travers la révolution française, tantôt poursuivi, tantôt occupé au département de l’administration et de la police. La géographie commerçante (5 volumes, in folio) qu’il publia en 1800 attira sur lui l’attention de Bonaparte, le premier consul ; il fut nommé membre du Conseil du commerce et des arts. Plus tard il occupa, sous le ministère de François de Neufchateau, une place élevée dans l’administration. En 1814 la Restauration le fit censeur. Durant les cent jours il se retira. Lors de la restauration des Bourbons il obtint le poste de conservateur des archives de la préfecture de police de Paris qu’il occupa jusqu’en 1827. Peuchet allait droit au but et en tant qu’écrivain, il ne fut pas sans influencer les orateurs de la Constituante, de la Convention, du Tribunal ainsi que, sous la Restauration, les députés dé la Chambre. Parmi ses nombreuses œ ;uvres, la plupart économiques, la plus connue, en dehors de sa géographie commerçante déjà citée, est sa Statistique de la France (1807).

Peuchet rédigea ses mémoires, dont il rassembla la matière à partir des archives de la police de Paris et à partir de sa longue expérience pratique dans la police et dans l’administration, alors qu’il était vieux, et ne laissa paraître qu’après sa mort de telle sorte qu’on ne peut en aucun cas le compter parmi les socialistes et les communistes "irréfléchis" dont la merveilleuse profondeur et les connaissances universelles se distinguent nettement de la grande médiocrité de notre écrivain, bourgeois fonctionnaire et pratique.

Ecoutons notre conservateur des archives de la préfecture de police au sujet du suicide.

Le chiffre annuel des suicides, en quelque façon normal et périodique parmi nous, ne peut être considéré que comme le symptôme d’un vice constitutif de la société moderne, car à l’époque des disettes et dans les hivers rigoureux, ce symptôme est toujours plus manifeste, de même qu’il prend un caractère épidémique lors des haltes de l’industrie et quand les banqueroutes se succèdent en ricochet. La prostitution et le vol grandissent alors dans la même proportion. En principe, bien que la plus large source du suicide découle principalement de la misère, nous le retrouvons dans toutes les classes, chez les riches désoeuvrés, comme chez les artistes et les hommes politiques. La diversité des causes qui le motivent nous paraît échapper au blâme uniforme et sans charité des moralistes.

Des maladies de consomption ; contre lesquelles la science actuelle est inerte et insuffisante, des amitiés, méconnues, des amours trompés, des ambitions qui se découragent, des douleurs de famille, une émulation étouffée, le dégoût d’une vie monotone, un enthousiasme refoulé sur lui-même, sont très certainement des occasions de suicide pour les natures d’une certaine richesse, et l’amour même de la vie, ressort énergique de la personnalité, conduit fort souvent à se débarrasser d’une existence détestable.

Madame de Staël, qui ressassa beaucoup de lieux communs et les réhabilita quelque temps dans le plus beau style du monde, s’est attachée à démontrer que le suicide est une action contre nature, et que l’on ne saurait le regarder comme un acte de courage ; elle a surtout établi qu’il était plus digne de lutter contre le désespoir que d’y succomber. De semblables raisons affectent peu les âmes que le malheur accable. Sont-elles religieuses, elles spéculent sur un meilleur monde ; ne croient-elles en rien au contraire, elles cherchent le repos du néant. Les tirades philosophiques n’ont aucune valeur à leurs yeux, et sont d’un faible recours dans le chagrin. Il est surtout absurde de prétendre qu’un acte qui se consomme si fréquemment soit un acte contre nature ; le suicide n’est d’aucune manière contre nature, puisque nous en sommes journellement les témoins. Ce qui est contre nature n’arrive pas. Il est au contraire de la nature de notre société d’enfanter beaucoup de suicides ; tandis que les Berbères et les Tartares ne se suicident pas. Toutes les sociétés n’ont donc pas les mêmes produits ; voilà ce qu’il faut se dire pour travailler à la réforme de la nôtre, et la faire gravir un des échelons supérieurs de la destinée du genre humain. Quant au courage, si l’on passe pour en avoir dès que l’on brave la mort en plein jour et sur le champ de bataille, sous l’empire de toutes les excitations réunies, rien ne prouve que l’on en manque nécessairement quand on se donne la mort soi-même et dans les ténèbres. On ne tranche pas une pareille controverse par des insultes contre les morts. [Que le motif qui détermine l’individu à se tuer soit léger ou ne le soit pas, la sensibilité, ne saurait se mesurer chez les hommes sur la même échelle ; on ne peut pas plus conclure à l’égalité des sensations qu’à celle des caractères et des tempéramens ; et tel événement n’excite qu’un sentiment imperceptible chez les uns, qui fait naître une douleur violente chez les autres. Le bonheur ou le malheur ont autant de manières d’être et de se manifester qu’il y a de différences entre les individus et les esprits. Un poète a dit : Ce qui fait ton bonheur deviendrait mon tourment ; Le prix de ta vertu serait mon châtiment.] [2].

Tout ce que l’on a dit contre le suicide tourne dans le même cercle d’idées. On oppose au suicide les décrets de la Providence, [sans nous faire lire ces décrets d’une façon bien claire, puisque, après tout, ceux qui se frappent en doutent. Ce peut être par la faute de ceux qui n’auront pas rendu les termes de ces décrets-là intelligibles et satisfaisans. Le diamant de l’Évangile est lui-même resté dans son argile] On nous parie de nos devoirs envers la société, sans que nos droits sur la société soient à leur tour nettement définis et établis ; et l’on exalte enfin le mérite plus grand mille fois, dit-on, de surmonter la douleur que d’y succomber, ce qui est un aussi triste mérite qu’une triste perspective. Bref, on en fait un acte de lâcheté, An crime contre les lois et l’honneur.

D’où vient que, malgré tant d’anathèmes, l’homme se tue ? C’est que le sang ne coule pas de la même façon dans les veines des gens désespérés que le sang des êtres froids qui se donnent le loisir de débiter tous ces stériles raisonnements.

[Peut-être n’a-t-on pas encore étudié toutes les causes qui président au suicide ; on n’examine pas assez les subversions de l’âme dans ces terribles momens, et quels germes vénéneux de très longues douleurs ont pu développer insensiblement dans le caractère]. L’homme semble un mystère pour l’homme ; on ne sait que blâmer et l’on ignore [3].

A voir combien les institutions sous l’empire desquelles vit l’Europe disposent légèrement du sang et de la vie des peuples, et, aussi, comme la justice Civilisée s’environne d’un riche matériel de prisons, de châtimens, d’instrumens de supplice pour la sanction de ses arrêts incertains ; et le nombre inouï de classes laissées de toutes parts dans la misère ; et les parias sociaux qu’on frappe d’un mépris brutal et préventif pour se dispenser peut-être de les arracher à leur fange ; à voir tout cela, on ne conçoit guère en vertu de quel titre on pourrait ordonner à l’individu de respecter sur lui-même une existence dont nos coutumes, nos préjugés, nos lois et nos mœurs font si généralement bon marché.

[Quel que soit le motif principal et déterminant du suicide, il est certain que son action agit avec une puissance absolue sur sa volonté. Pourquoi donc s’étonner si, jusqu’à présent, tout ce qu’on a dit ou fait pour vaincre cet entraînement aveugle, est resté sans effet, et si les législateurs et les moralistes ont également échoué dans leurs tentatives ? Pour en arriver à comprendre le cœur humain, il faut d’abord avoir la miséricorde et la pitié du Christ].

On a cru pouvoir arrêter les suicides par des peines flétrissantes et par une sorte d’infamie jetée sur la mémoire du coupable. Que dire de l’indignité d’une flétrissure lancée sur des gens qui ne sont plus là pour plaider leur cause ? Les malheureux s’en soucient peu du reste ; et si le suicide accuse quelqu’un vis-à-vis de Dieu, l’accusation plane surtout sur les gens qui restent ; puisque, dans cette foule, pas un n’a mérité que l’on vécût pour lui. Les moyens puérils et atroces qu’on a imaginés ont-ils lutté victorieusement contre les suggestions du désespoir ? Qu’importent à l’être qui veut fuir le monde les injures que le monde promet à son cadavre ! Il ne voit dans l’ignominie de la claie que l’opinion lui prépare qu’une lâcheté de plus de la part des vivans. Qu’est-ce, en effet, qu’une société où l’on trouve la solitude la plus profonde au sein de plusieurs millions d’âmes, où l’on peut être pris d’un désir implacable de se tuer sans que qui que ce soit nous devine ? Cette société-là n’est pas une société ; c’est, comme le dit Jean-Jacques, un désert peuplé des bêtes féroces.

Dans les places que j’ai remplies a l’administration de la police, les suites des suicides étaient en partie dans mes attributions ; j’ai voulu connaître si dans leurs causes déterminantes il ne s’en trouverait pas dont on pût modérer ou prévenir l’effet. J’avais entrepris sur ce sujet important un travail considérable. Sans m’appesantir sur des théories, j’essaierai de présenter des faits [4].

Parmi les causes de désespoir qui font rechercher la mort aux personnes douées d’une grande susceptibilité nerveuse, aux êtres passionnés et mélancoliques, j’ai remarqué, comme fait prédominant, les mauvais traitemens, les injustices, les peines secrètes, que des parens durs et prévenus, des supérieurs irrités et menaçans, font éprouver aux personnes qui sont dans leur dépendance. La révolution n’a pas fait tomber toutes les tyrannies ; les inconvéniens reprochés aux pouvoirs arbitraires subsistent dans les familles ; ils y causent des crises analogues à celles des révolutions. [Est-il sûr, comme on le suppose, que la crainte de voir leurs amis, leurs parents ou leurs domestiques, livrés à l’infamie, et les corps traînés dans la boue, ramènerait ces hommes impitoyables à la prudence, à la modération, à la justice envers leurs inférieurs, et les porterait d prévenir ainsi des meurtres volontaires, commis dans la pensée de se soustraire à leur domination ? Je ne le pense pas ; ce serait, par un double sacrilège, souiller deux cultes à la fois, le culte des vivants et le culte des morts. On ne voit pas jusqu’ici que ce moyen ait atteint le but ; on y a sagement renoncé.

Pour obtenir un bon résultat sur l’esprit des supérieurs envers leurs subordonnés, et principalement sur les parents entre eux, on a pensé que la crainte de se voir atteint par la diffamation et le scandale public serait encore une mesure efficace. Cette mesure ne suffirait pas, et le blâme plein d’amertume qu’on verse à loisir sur le maheureux qui s’est arraché la vie, diminue chez les provocateurs, si même il n’en éteint le sentiment en eux, la honte de tous ces scandales et la conscience d’en avoir été les vrais provocateurs. Le clergé me semble plus irréligieux que la société même lorsqu’il donne la main à de si lâches préjugés par le refus de toute sépulture religieuse]. En somme, les rapports entre les intérêts et les esprits, les véritables relations entre les individus, sont à créer de fond en comble parmi nous ; et le suicide n’est qu’un des mille et un symptômes de cette lutte sociale, toujours, flagrante, dont tant de combattants se retirent parce qu’ils sont las de compter parmi tes victimes et parce qu’ils se révoltent contre la pensée de prendre un grade au milieu des bourreaux [5]. En veut-on quelques exemples ; je vais les extraire des procès-verbaux authentiques.

Dans le mois de juillet 1816, la fille d’un tailleur, domicilié sous les piliers des halles, était promise en mariage a un étalier boucher, jeune homme de bonnes mœurs, économe et laborieux, très épris de sa jolie fiancée, qui le lui rendait bien. La jeune fille était couturière ; elle avait l’estime de tous ceux qui la connaissaient ; et les parents de son futur l’aimaient tendrement. Ces braves gens ne laissaient échapper aucune occasion d’anticiper sur la possession de leur bru ; on imaginait des parties de plaisir dont elle était la reine et l’idole. [L’estime générale ajoutait à l’estime que les fiancés avaient l’un pour l’autre].

L’époque du mariage arrive ; tous les arrangemens sont faits entre les deux familles, et les conventions arrêtées. La veille du jour fixé pour se rendre à la municipalité, la jeune fille et ses parents devaient souper dans la famille du jeune homme ; un léger incident survint. De l’ouvrage à rendre pour une riche maison de leur clientelle retint au logis le tailleur et sa femme ; ils s’excusèrent ; mais la mère de l’étalier s’obstinant, vint chercher sa petite bru qui reçut l’autorisation de la suivre.

Malgré l’absence de deux des principaux convives, le repas fut des plus joyeux. Il se débita beaucoup de ces gaudrioles de famille que la perspective d’une noce autorise. [La belle-mère se voyait déjà marraine d’un gros poupon. On but, on chanta]. L’avenir fut mis sur le tapis. Fort avant dans la nuit, on se trouvait encore à table. Par une tolérance qui s’expli­ue, les parens du jeune homme, enthousiasmés de leurs enfans et jouissant de leur double tendresse, fermèrent le yeux sur le tacite accord des deux futurs. Les mains se cherchaient ; le feu se mettait aux poudres. L’amour et la familiarité leur montaient la tête. Après tout, l’on regardait le mariage comme fait ; et ces pauvres jeunes gens se fréquentaient depuis longtemps sans que l’on eût le plus léger reproche à leur adresser ? Jamais les plaisirs d’un bon mariage n’avaient été analysés plus vivement. L’attendrissement du père et de la mère du fiancé, à qui ce couple d’amoureux rappelait des souvenirs de jeunesse, l’heure avancée, des désirs mutuels et déprisonnés par la tolérance de leurs mentors, la gaieté sans gêne qui règne toujours dans de semblables repas, tout cela réuni, et l’occasion qui s’offrait en souriant, et le vin qui pétillait dans les cerveaux, tout favorisait un dénouement qui se devine. Les amoureux se retrouvèrent dans l’ombre, lorsque l’on eut éteint les lumières. On fit semblant de n’y rien comprendre, de ne pas s’en douter. Leur bonheur n’avait là que des amis et pas d’envieux. [Le fond prit un instant le pas sur la forme, et ce plaisir à demi dérobé ne dut en être que plus doux].

La jeune fille ne retourna chez ses parens que le lendemain matin. Ce qui prouve combien elle se croyait peu coupable, c’est qu’elle y revint seule. [Son tort était grand sans doute, n’eût-elle considéré que l’inquiétude des siens grâce au prolongement d’absence ; mais si jamais la bonté, l’indulgence, la prudence, la retenue, furent imposées à des parens envers un enfant, ce devait être dans une circonstance pareille, puisque tout s’apprêtait pour légitimer l’escapade amoureuse. De plus coupables ont été plus heureux].

La petite se glissa dans sa chambre et dépêcha sa toilette ; mais ses parens l’eurent à peine aperçue, que, dans un accès de colère dont on ne put les détourner, ils prodiguèrent à leur fille, avec acharnement, tous les noms, toutes les épithètes dont on peut se servir pour vouer l’imprudence au déshonneur. Le voisinage en fut témoin, le scandale n’eut pas de bornes. Jugez de la secousse dans une âme qui se sentait vierge par sa pudeur et par le mystère que l’on outrageait. Vainement l’enfant éperdue représentait à ses parens qu’ils la livraient eux-mêmes à la diffamation, qu’elle avouait son tort, sa folie, sa désobéissance ; mais que tout allait être réparé. Ses raisons et sa douleur ne désarmèrent pas leur furie. Compères et commères accoururent à l’éclat, et firent chorus [6]. Le sentiment de la honte qui résultait de cette scène affreuse fit prendre à l’enfant la résolution de s’ôter la vie ; elle descendit, d’un pas rapide, à travers les malédictions, et courut, l’égarement dans les yeux, se précipiter à la rivière ; les mariniers ne la retirèrent de l’eau que morte, et parée de ses ornemens de noces. Comme de raison, ceux qui s’étaient d’abord mis contre la fille, se tournèrent aussitôt contre les parens : cette catastrophe épouvantait leurs âmes [7]

Peu de jours après, les parens vinrent réclamer à la police une chaîne d’or, que l’enfant portait à son cou, et que le père de son futur lui avait donnée, une montre d’argent doré, des boucles d’oreilles et une bague garnie d’une petite émeraude, tous objets qui avaient été déposés dans les bureaux, comme on le pense bien.

Je ne manquai pas de reprocher avec force à ces gens leur imprudence et leur barbarie. Dire à ces forcenés qu’ils en rendraient compte devant Dieu, vu leurs préjugés étroits, et le manque de religion qui règne dans les basses classes mercantiles, ç’aurait été leur faire trop peu d’impression ; la cupidité les attirait, plus que le désir de posséder deux ou trois reliques ; je crus pouvoir les punir par là. Ils réclamaient les bijoux de la jeune fille ; je les leur refusai ; je gardai les certificats dont ils avaient besoin pour retirer ces effets de la caisse où, suivant l’usage, on les avait déposés. Tant que je fus à ce poste, ils eurent tort dans leurs réclamations, et je pris plaisir à braver leurs injures. Ce n’est que depuis ma sortie qu’ils en ont obtenu la remise.

La même année, un jeune créole, d’une figure charmante, appartenant à l’une des plus riches familles de la Martinique, se présenta dans mon bureau, et dès que nous fûmes seuls, me fit la révélation d’une de ces plaies qui laissent d’incurables ulcères au foyer de la vie privée. Il venait s’opposer formellement à la remise du cadavre d’une jeune femme, sa belle-sœur, que le mari, propre frère du créole, réclamait depuis la veille. Cette femme s’était noyée. Ce genre de mort volontaire est le plus fréquent. Les préposés à la fouille de la rivière avaient retrouvé le corps non loin de la grève d’Argenteuil. Par un de ces instincts réfléchis dé pudeur qui domine les femmes, jusque dans l’aveuglement du désespoir, la triste victime avait noué soigneusement la frange de sa robe autour de ses pieds. Cette précaution pudique prouvait le suicide jusqu’à l’évidence. À peine était-elle défigurée lorsque les mariniers la transportèrent à la Morgue. Sa beauté, sa jeunesse, la richesse de ses vêtemens, prétaient à mille conjectures sur la cause première de cette catastrophe. L’affliction du mari, qui la reconnut le premier, passait d’ailleurs les bornes ; il ne comprenait pas le premier mot de ce malheur, du moins me l’avait-on dit ; je n’avais pas encore vu cet homme. Je représentai au créole que nul ne pouvait prévaloir contre les droits et la réclamation du mari qui faisait en ce moment élever un magnifique tombeau de marbre pour ensevelir les restes inanimés de sa femme. « Après l’avoir tuée, le monstre ! » criait le créole en se promenant avec agitation.

À la chaleur du désespoir de ce jeune homme, à ses supplications pour que j’obtempérasse à ses voeux, à ses larmes, je crus reconnaître des symptômes d’amour, et je le lui dis. Il me l’avoua ; mais en me jurant, avec les attestations les plus vives, que sa belle-sœur n’en avait jamais rien su. Seulement, pour mettre à l’abri la réputation de sa belle-sœur que ce meurtre volontaire pouvait faire accuser d’une intrigue par l’opinion publique toujours prompte à noircir le chagrin, il prétendait produire à la lumière les barbaries de son frère, fallût-il s’asseoir pour cela lui-même sur la sellette d’un tribunal. Il me suppliait de le guider dans cette affaire. À travers le décousu de sa révélation emportée, voici ce que je re­cueillis. M. de M..., frère de ce créole, homme à bonnes fortunes, avec des goûts d’artiste aimant le luxe et la vie de représentation, s’était uni depuis moins d’un an à cette jeune femme, sous les auspices d’une inclination réciproque ; ils formaient le plus beau couple que l’on pût voir. Après le mariage, un vice de sang, venu de famille peut-être, s’était déclaré tout à coup et violemment dans la constitution du nouvel époux. Cet homme, si fier d’un beau physique, d’une tournure élégante, et d’une perfection de formes qui semblaient ne pas lui permettre de craindre des rivaux autour de lui, travaillé tout à coup par un mal inconnu contre les ravages duquel la science avait échoué, s’était misérablement transformé des pieds à la tête. Il avait perdu ses cheveux ; sa colonne vertébrale s’était déviée ; de jour en jour, la maigreur et les rides le métamorphosaient a vue d’oeil ; pour les autres, du moins ! car son amour-propre essayait de se soustraire à l’évidence. Mais ceci ne l’alitait pas ; une vigueur de fer semblait triompher des atteintes de ce mal ! il se survivait vigoureusement dans ses propres débris. Le corps tombait en ruines et l’âme restait debout. II continuait de donner des fêtes, de présider à des parties de chasse, et de mener le riche et fastueux train de vie qui paraissait la loi de son caractère et de sa nature. Cependant, les avanies, les quolibets, les mots plaisans des écoliers et des gamins lorsqu’il se promenait à cheval dans les promenades, des sourires désobligeans et moqueurs, d’officieux avertissements d’amis sur les nombreux ridicules qu’il se donnait par l’obstination de ses manières galantes auprès des femmes dont il devenait le plastron, dissipèrent enfin son illusion et le mirent sur ses gardes vis-à-vis de lui-même. Dès qu’il s’avoua sa laideur et sa difformité, dès qu’il en eut la conscience, son ca­ractère s’aigrit, des pusillanimités lui vinrent. Il parut moins empressé de conduire sa femme aux soirées, aux bals, aux concerts ; il se réfugia dans sa demeure, à la campagne ; supprima les invitations, élimina des gens sous mille prétextes ; et les politesses de ses amis envers sa femme, tolérées par lui tant que l’orgueil lui donnait la certitude de sa supériorité, le rendirent jaloux, soupçonneux, violent. Il voyait dans tous ceux qui persévéraient à le fréquenter le parti pris de faire capituler le cœur de celle qui lui restait comme son dernier orgueil et sa dernière consolation. Vers ce temps, le créole arriva de la Martinique pour des affaires dont la réinstallation des Bourbons sur le trône de France semblait devoir favoriser la réussite. Sa belle-soeur lui fit un excellent accueil ; et, dans le naufrage des relations sans nombre qu’elle avait contractées, mais qu’il fallut voir s’engloutir, le nouveau venu conserva les avantages que son titre de frère lui donnait tout naturellement auprès de M. de M... Notre créole prévit la solitude qui se formerait autour de ce ménage, tant par les querelles directes que son frère eut avec plusieurs amis, que par mille procédés indirects pour en venir à chasser et à décourager les visiteurs. Sans trop se rendre compte de l’impulsion amoureuse qui le rendait exclusif lui-même, le créole approuva ces idées de retraite, et les favorisa même de ses conseils. M. de M.... taillant dans le vif, finit par se retirer tout à fait dans une jolie maison de Passy, qui devint en peu de temps un désert.

La jalousie s’alimente des moindres choses. Quand elle ne sait à quoi se prendre, elle se consume et s’ingénie ; tout sert d’aliment. Peut-être la jeune femme regrettait-elle les plaisirs de son âge. Des murs interceptèrent la vue des habitations voisines ; les persiennes furent fermées du matin au soir. M. de M.... rôdait avec des armes pendant la nuit, et faisait sa ronde avec des chiens. Il s’imaginait apercevoir des traces sur le sable, et créait des suppositions étranges à propos d’une échelle changée de place par le jardinier. Le jardinier lui-même, ivrogne presque sexagénaire, fut mis à la porte : L’esprit d’exclusion n’a pas de frein dans ses outrages, il va jusqu’à l’imbécillité. Le frère, innocent complice de tout cela, comprit enfin qu’il travaillait au malheur de la jeune femme, qui, de jour en jour surveillée, insultée, privée de tout ce qui pouvait distraire une imagination riche et heureuse, devint chagrine et mélancolique autant qu’elle avait été franche et rieuse. Elle pleurait et cachait ses larmes, mais la trace en était assez visible. Un remords vint au créole. Résolu de s’expliquer naïvement avec sa belle-sœur, et de réparer une faute à laquelle un sentiment furtif d’amour donnait assurément naissance, il se glissa de bon matin sous un bosquet où de temps en temps la captive allait prendre l’air et cultiver des fleurs. En usant de cette liberté si restreinte, elle se savait, il faut le croire, sous l’oeil de son jaloux ; car, à l’aspect de son beau-frère, qui se trouvait pour la première fois et à l’improviste en tête-à-tête avec elle, la jeune femme montra la plus grande alarme. Elle joignit les mains :

Eloignez-vous, au nom du ciel ! lui dit-elle avec terreur ; éloignez-vous !

Et, de fait, le beau-frère eut à peine le temps de se cacher dans une serre, que M. de M... survint. Le créole entendit des éclats, il voulut écouter ; le battement de son coeur l’empêcha de saisir le plus léger mot d’une explication que cette fuite, si le mari la découvrait, pouvait rendre plus déplorable encore. Cet incident aiguillonna le beau-frère ; il y vit la nécessité d’être dès ce jour le protecteur d’une victime. Il s’efforça de sacrifier toute arrière-pensée d’amour, dans la résolution de se dévouer pour sa belle-sœur. L’amour peut aller jusqu’au renoncement le plus absolu, sans abdiquer néanmoins son droit de protectorat car ce dernier renoncement serait d’un lâche. Il continua de voir son frère, prêt à lui parler franchement, à s’avouer, à lui dire tout. M. de M.... n’avait pas encore de soupçons de ce côté ; mais cette persistance de son frère en fit naître. Sans lire trop clairement dans les causes de cet intérêt, M. de M.... s’en méfia, prévoyant ce que l’intérêt pourrait devenir. Le créole comprit bientôt que son frère n’était pas toujours absent, comme il le prétendait après coup, toutes les fois que l’on venait inutilement sonner à la porte de la maison dé Passy. Un ouvrier serrurier fit les clefs que l’on voulut sur le modèle de celles que son bourgeois avait déjà forgées pour M. de M... Le créole ne s’effrayait pas des chiens de garde : les chiens le connaissaient. Après un éloignement de dix jours, rouerie assez habile de l’époux, le créole, exaspéré par la crainte, et se mettant lui-même des chimères dans l’esprit, pénétra de nuit dans l’enclos, franchit une grillé placée devant la cour principale, atteignit les toits au moyen d’une échelle, et se glissa le long des plombs jusque sous la fenêtre d’un grenier qui lui permit d’arriver près de la chambre à coucher de son beau-frère. Des exclamations violentes lui donnèrent la facilité d’arriver contre une porte vitrée. Ce qu’il vit le navra. La clarté d’une lampe éclairait l’alcôve. Sous les rideaux, les cheveux en désordre et la figure pourpre de rage, M. de M... à demi-nu, agenouillé près de sa femme et sur le lit même dont elle n’osait sortir, quoiqu’en se dérobant à demi, l’accablait des reproches les plus sanglans, et semblait un tigre prêt à la mettre en pièces.

- Oui ! lui disait-il, je suis hideux, je suis un monstre, et je ne le sais que trop ; je te fais peur. Tu voudrais qu’on te débarrassât de moi, qu’on te délivrât de ma vue. Tu désires l’instant qui te rendra libre. Et ne me dis pas le contraire ; je devine ta pensée dans ton effroi, dans ta répugnance, dans tes larmes. Tu rougis des indignes sourires que j’excite, et je te révolte ! Tu comptes sans doute une par une les mi­nutes qui doivent s’écouler jusqu’à ce que je ne t’obsède plus de mes infirmités et de ma présence. Tiens ! il me prend des désirs affreux, des rages de te défigurer, de te rendre semblable à moi, pour que tu ne puisses conserver l’espoir de te consoler avec tes amans du malheur de m’avoir connu. Je briserai toutes les glaces de cette maison, pour qu’elles ne me reprochent pas un contraste, pour qu’elles cessent d’alimenter ton orgueil. Ne faudrait-il pas te mener ou te laisser aller dans le monde, pour voir chacun t’encourager à me haïr ? Non, non ! tu ne sortiras d’ici qu’après m’avoir tué. Tue-moi ! Préviens ce que je suis tenté de faire tous les jours. Tue-moi !

Et le forcené se roulait sur le lit avec des cris, avec des grincemens, de l’écume aux lèvres et mille symptômes de frénésie, avec des coups qu’il se portait lui-même dans sa fureur, près de cette femme éperdue qui lui prodiguait les caresses les plus tendres et les supplications les plus pathétiques. Enfin elle le dompta. La miséricorde avait sans doute remplacé l’amour ; mais ce n’était pas assez pour cet homme devenu si repoussant, et dont les passions avaient encore tant d’énergie. Un long abattement fut la suite de cette scène qui pétrifia le créole. Il frémit, et ne sut à qui s’adresser pour soustraire la malheureuse à ce supplice. Cette scène, évidemment, devait se renouveler tous les jours ; car, dans les spasmes qui la suivirent, madame de M.... recourut à des fioles préparées par elle, à dessein de rendre un peu de calme à son bourreau. Le créole, à Paris, représentait à lui seul, pour le moment, la famille de M. de M.... ; peut-être deviendrait-il dangereux de risquer une démarche. C’est dans ce cas surtout que l’on pourrait maudire la lenteur des formes juridiques et l’insouciance des lois que rien ne ferait sortir de leurs allures compassées, parce qu’après tout, il ne s’agissait que d’une femme, l’être que le législateur entoure le moins de garanties. Une lettre de cachet, une mesure arbitraire auraient seules prévenu des malheurs que le témoin de ces rages prévoyait trop. I1 se résolut pourtant à risquer le tout pour le tout, sauf à prendre les suites à son compte, sa fortune le mettant à même de faire d’énormes sacrifices, et de ne pas craindre la responsabilité de toutes les audaces. Déjà des médecins de ses amis, déterminés comme lui-même, préparaient une irruption dans la maison de M. de M.... pour constater ces momens de délire et séparer de vive force les deux époux, lorsque l’événement du suicide, en éclatant, justifia des prévisions tardives et trancha la difficulté.

Certes, pour quiconque ne borne pas tout l’esprit des mots à leur lettre, ce suicide était un assassinat ; mais il était aussi le résultat d’un vertige extraordinaire de jalousie [8] ; et le malheureux mari, qui survécut fort peu de temps à sa femme, échappait à l’accusation de son frère autant à la faveur des termes exprès de notre législation que par l’exagération même du penchant qui le rendait coupable. On juge bien que cette affaire n’eut pas d’autres suites, et que je parvins, sinon à rendre la paix au créole, du moins à l’empêcher de faire un éclat inutile et dangereux. Dangereux surtout pour la mémoire de celle qu’il aimait, car les désœuvrés auraient accusé la victime d’une liaison adultère avec le frère de son mari. Le cadavre fut remis à M. de M...., dont la douleur occupa la capitale par une scène déchirante au cimetière Montmartre, lorsque le prêtre jeta la dernière pelletée de cendre sur le cercueil. J’en fus témoin, et le reproche expira sur mes lèvres. Personne ne sut, sinon le frère et moi, la vérité de cette triste affaire, et le coupable même, trop amoureux de sa victime pour lire dans son propre cœur, semblait l’ignorer comme tout le monde. J’entendis murmurer autour de moi des ignominies sur ce suicide, et je les méprisai. On rougit de l’opinion publique lorsqu’on la voit de près, avec ses lâches acharnemens et ses sales conjectures]. ,

Peu de semaines au reste s’écoulaient sans m’apporter des révélations de ce genre.

Dans la même année j’enregistrai des conventions amoureuses, causées par les refus de parens, terminées par un double coup de pistolet.

Je notai pareillement des suicides d’hommes du monde, réduits à l’impuissance à la fleur de l’âge, et que l’abus des plaisirs avait plongés dans une insurmontable mélancolie.

Beaucoup de gens mettent fin à leurs jours sous l’empire de cette obsession que la médecine, après les avoir inutilement tourmentés par des prescrip­tions ruineuses, est impuissante à les délivrer de leurs maux.

On ferait un curieux recueil, aussi, des citations d’auteurs célèbres et des pièces de vers écrites par les désespérés qui se piquent d’un certain faste dans les préparatifs de leur mort. Pendant le moment d’étrange sang-froid qui succède à la résolution de mourir, une sorte d’inspiration contagieuse s’exhale de ces âmes et déborde sur le papier, même au sein des classes les plus dépourvues d’éducation. En se recueillant devant le sacrifice dont elles sondent la profondeur, toute leur puissance se résume pour s’épancher dans une expression chaude et caractéristique.

Quelques-unes des pièces de vers qui sont enfouies dans les archives sont des chefs-d’oeuvre. Un lourd bourgeois qui met son âme dans le trafic et son Dieu dans le commerce, peut trouver tout cela très roma­nesque, et réfuter par ses ricanements des douleurs dont il n’a pas l’intelligence : son dédain ne nous étonne pas [9]. Mais que dire des bonnes gens qui font les dévots, et qui répètent ces grossièretés ?... Sans doute, il est d’une haute importance que les pauvres diables supportent la vie, ne fût-ce que dans l’intérêt des classes privilégiées de ce monde que le suicide universel de la canaille ruinerait ; mais n’y aurait-il pas d’autre moyen de faire supporter l’existence à cette canaille que les avanies, les ricanements et les belles paroles ? D’ailleurs il doit exister quelque noblesse d’âme dans ces sortes de gueux qui, décidés qu’ils sont à la mort, se frappent sans chercher d’autres ressources, et ne prennent pas le chemin du suicide par le détour de l’échafaud [10]. Il. est vrai que, dans les époques d’incrédulité, ces suicides généreux de la misère tendent à devenir de plus en plus rares ; l’hostilité se dessine, et le misérable court franchement les chances du vol et de l’assassinat. On obtient plus facilement la peine capitale que de l’ou­vrage.

Je n’ai remarqué dans la fouille des archives de la police qu’un seul symptôme de lâcheté bien manifeste sur la liste des suicides. Il s’agissait d’un jeune Américain, Wilfrid Ramsay, qui se donna la mort pour ne pas se battre en duel. [Il avait été souffleté par un garde-du-corps dans un bal public. Sa justification fut donnée par un quaker dans une feuille du temps que j’avais gardée et que je ne retrouve pas. Son défenseur l’accusait encore, et lui reprochait de ne pas avoir su porter noblement le poids de cet affront].

La classification des diverses causes de suicides serait la classification même des vices de la, société. [Mon dessein n’est pas de me livrer à cette analyse difficile, que le législateur doit aborder pourtant s’il veut extirper souverainement de notre sol les germes de dissolution où notre génération croît et dépérit comme au sein d’une ivraie qui la ronge.] On s’est tué pour la spoliation d’une découverte par des intrigants, à l’occasion de laquelle l’inventeur, plongé dans la plus affreuse détresse par suite des recherches savantes auxquelles il avait dû se livrer, ne pouvait même prendre un brevet. On s’est tué pour éviter les frais énormes et l’humiliation des poursuites dans les embarras pécuniaires, si fréquents, du reste, que les hommes chargés de la régie des intérêts généraux ne s’en inquiètent pas le moins du monde. On s’est tué faute de pouvoir se procurer du travail, après avoir longtemps gémi sous les avanies et l’avarice de ceux qui en sont, au milieu de nous, les distributeurs arbitraires. [La législation, providence sociale et secondaire, doit un compte de sang à Dieu, son premier législateur et le nôtre, de tout ce qui avorte dans les misères du corps, dans les souffrances de l’âme, dans les élans de l’esprit. On ne peut pas se trouver quitte envers les vivants par des insultes sur les tombeaux.] [11]

Un médecin vint me consulter un jour sur une mort, dont je lui conseillai (ce qu’il fit) de laisser les causes dans l’ombre, quoiqu’il jugeât nécessaire de soumettre la question qu’une mort pareille soulève trop souvent à l’examen des hommes de cœur et de tête. Il s’en accusait, et je laisse aux consciences délicates à déterminer si cet homme était réellement coupable. Ses scrupules m’occupèrent et m’en donnèrent.

Un soir, à Belleville, où il demeurait, en rentrant par une petite ruelle au fond de laquelle était sa porte, il fut arrêté dans l’ombre par une femme enveloppée dont il ne vit pas la figure, et qui le supplia d’une voix tremblante de l’écouter. À quelque distance, une personne dont il ne discerna pas davantage les traits, se promenait de long en large. Il comprit qu’un cavalier protégeait la démarche de cette dame.

- Monsieur, lui dit-elle, je suis enceinte, et si cela se découvre je suis déshonorée. Ma famille, l’opinion du monde, les gens d’honneur ne me le pardonneront pas. La femme dont j’ai trompé la confiance et l’estime en deviendrait folle, et romprait infailliblement avec son mari. Je ne plaide pas ma cause. Je suis au milieu d’un scandale que ma mort seule empêcherait d’éclater. Je voulais me tuer, on veut que je vive. On m’a dit que vous étiez pitoyable, et cela même m’a persuadé que vous ne seriez pas le complice d’un assassinat sur un enfant, quoique cet enfant ne soit pas encore au monde. Vous voyez qu’il s’agit d’un avortement. Je ne m’abaisserai pas jusqu’à la prière, jusqu’à déguiser ce qui me semble le plus abominable des crimes. J’ai cédé seulement à des supplications en me présentant à vous, car je saurai mourir. J’appelle la mort, et pour cela je n’ai besoin de personne. On fait semblant de se plaire à arroser un jardin ; on met pour cela des sabots ; on choisit un endroit glissant où l’on va puiser tous les jours, on s’arrange pour disparaître dans le bassin de la source ; et les gens disent que c’est un malheur. J’ai tout prévu, monsieur. Je voudrais que ce fût demain, j’irais de tout mon cœur. Tout est préparé pour qu’il en soit ainsi. On m’a dit de vous le dire, je vous le dis. C’est à vous de décider s’il y aura deux meurtres ou s’il n’y en aura qu’un. Puisque l’on a obtenu de ma lâcheté le serment que je me soumettrais sans ré­serve à ce que vous décideriez, prononcez !

« Cette alternative, continua le docteur, m’effraya. La voix de cette femme avait un timbre pur et harmonieux ; sa main que je tenais dans la mienne, était fine et délicate. Son désespoir franc et résolu dénotait une âme distinguée. Mais il s’agissait d’un point sur lequel en effet je me sentais frémir ; quoique dans mille cas, dans les accouchemens difficiles, par exemple, quand la question chirurgicale se complique entre le salut de la mère et celui de l’enfant, la politique ou l’humanité tranchent sans scrupule à leur gré sur ces graves questions.

« - Fuyez à l’étranger, lui dis-je.

« - Impossible, me dit-elle d’un ton bref ; il n’y faut pas songer.

« - Prenez des précautions habiles.

« - Je n’en puis prendre ; je dors dans la même alcôve que la femme dont j’ai trahi l’amitié.

« - Vous êtes sa parente ?

« -Je ne dois plus vous répondre.

« J’aurais donné le plus pur de mon sang pour éviter à cette femme le suicide ou le crime, ou pour qu’elle pût sortir de ce conflit sans avoir besoin de moi. Je m’accusais de barbarie en reculant devant la complicité d’un meurtre. La lutte fut affreuse. Puis un démon me suggéra qu’on ne se tuait pas pour vouloir mourir ; qu’en ôtant aux gens compromis la puissance de faire le mal, on les forçait à se résigner à leurs fautes. Je devinais du luxe dans les broderies qui se jouaient sous ses doigts, et les ressources qu’offre la fortune dans la diction élégante de son discours. On croit devoir moins de pitié aux riches ; ma conscience se révoltait contre l’idée d’une séduction récompensée au poids de l’or, quoiqu’on n’eût pas touché ce chapitre, te qui était une délicatesse de plus et la preuve qu’on estimait mon vrai caractère. Je refusai ; mais le refus une fois parti, j’aurais voulu pouvoir le reprendre. La femme s’éloigna rapidement. L’incertitude s’empara de moi et me retint en balance. Le bruit d’un cabriolet m’apprit que je ne pouvais réparer ce que je venais de faire.

« Quinze jours après, les papiers publics m’apportaient la solution de cet effroyable doute. La jeune nièce d’un banquier de Paris, âgée tout au plus de dix-huit ans, pupille chérie de sa tante, qui ne la perdait pas de vue depuis la mort de sa mère, s’était laissée glisser dans une source de la propriété de ses tuteurs, à Villemomble. Ses tuteurs furent inconso­lables ; la qualité d’oncle excusa sans doute les larmes amères de ’son séducteur. Mais, moi, j’avais tué la mère en voulant épargner l’enfant ».

Faute de mieux, on le voit, le suicide est le recours suprême contre les maux de la vie privée.

[Citerai-je maintenant le trait de cet enfant, enfermé, par la colère de son père, dans un grenier, et qui se laissa choir d’un cinquième au milieu de ses proches, dans un accès de colère frénétique ? Citerai-je encore ces malheureux qui, chaque année, s’asphyxient avec leurs enfants pour échapper aux avanies de la misère ? Je quitte ce chapitre attristant où le mal qui ronge toutes les classes de la société se met trop énergiquement en relief. Il faut avoir raison avec sobriété.]

Parmi les causes des suicides, j’ai compté fort souvent les destitutions de places, les refus de travaux, l’abaissement subit des salaires, par suite de quoi des familles se trouvaient au-dessous des nécessités de leur entretien, d’autant que la plupart vivent au jour le jour, et qu’en général peu de gens sont au niveau de leur revenu.

À l’époque où, dans la maison du roi, l’on réforma les gardes de la prévôté de l’Hôtel, un brave homme fut supprimé, comme tout le reste, et sans plus de cérémonies. Les gouvernemens `représentatifs n’y regardent pas de si près ; on taille en grand dans les économies, tant pis pour les événemens de détail. Son âge et son peu de protection ne lui permirent pas de se replacer dans le militaire ; l’industrie était fermée à son ignorance. Il essaya d’entrer dans l’administration civile ; les prétendans, nombreux là comme ailleurs, lui fermèrent cette voie. Il prit un chagrin noir et se suicida. On trouva sur lui une lettre et des renseignemens. Sa femme était une pauvre couturière ; ses deux filles, âgées de seize à dix-huit ans, travaillaient avec elle. Tarnau disait « que, ne pouvant plus être utile à sa famille, et qu’obligé de vivre à la charge de sa femme et de ses enfants, vivant à peine du travail de leurs mains, il avait cru devoir s’ôter la vie pour les soulager de ce surcroît de fardeau ; qu’il recommandait ses enfants à madame la duchesse d’Angoulême ; qu’il espérait de la bonté de cette princesse qu’on aurait pitié de tant de misère ». Je fis un rapport à M. le préfet de police Anglès. [On remit une note au vicomte de Montmorency, chevalier d’honneur de Son Altesse Royale ; Madame donna des ordres pour qu’une somme de 600 francs fut remise à la famille du malheureux Tarnau. M. Bastien Beaupré, commissaire de police du quartier, fut chargé de la remise de ce bienfait.]

Triste ressource sans doute, après une semblable perte ; mais comment exiger que la famille royale se charge de tous les malheureux, lorsque tout compte fait, la France, telle qu’elle est, ne pourrait les nourrir. La charité des riches n’e suffirait pas, quand même toute notre nation serait religieuse, ce qui est loin d’être. Le suicide lève le plus fort de la difficulté ; l’échafaud, le reste. C’est à la refonte de notre système général d’agriculture et d’industrie qu’il faut demander des revenus et des richesses. On peut facilement proclamer, sur le parchemin, des constitutions, le droit de chaque citoyen à l’éducation, au travail, et surtout au minimum de subsistances. Mais ce n’est pas tout que d’écrire ces souhaits généreux sur le papier, il reste à féconder ces vues libérales sur notre sol par des institutions matérielles et intelligentes. La discipline païenne a jeté des créations magnifiques sur la terre ; la liberté moderne, cette fille du Christ, sera-t-elle au-dessous de sa rivale ? Qui donc viendra souder ensemble ces deux magnifiques éléments de puissance ?...

C’est presque toujours avec un ton railleur d’incrédulité que l’on repousse les pronostics indiscrets sortis de la bouche du désespoir. On les taxe d’abord de banalités vaines ; le suicide devant être, suivant l’opinion assez leste de ceux qui ne veulent pas qu’on les en occupe, du nombre de ces choses que l’on fait et dont on ne se vante point. En général, l’expression du malheur des autres nous importune. A celui qui se plaint de ses douleurs, on répond : - Croyez-vous donc que nous n’avons pas les nôtres ?... Et l’on s’imagine avoir mis un baume suffisant sur sa plaie. On se dispense du reste.

S’il est juste de dire que tous les gens qui ont parlé de se mettre à mort se sont pour la plupart résignés à vivre, toujours est-il que ce symptôme n’a jamais fait défaut au chagrin de ceux qui prirent une détermination plus en rapport avec leurs paroles. Ainsi, nourrissez dans l’âme un chagrin secret, on ne vous devinera pas ; mais que le secret vous en échappe, on sourira de ce que vous aurez dit. Voilà votre alternative. Cherchez ou ne cherchez pas de recours, c’est tout comme.

Le désespoir se trouve donc parmi nous repoussé de la cécité à l’incrédulité, double résultat de l’isolement des familles et de l’insouciance inévitable des mœurs ; et c’est entre ces deux écueils que l’on se tue. Il va bien à la société de déblatérer après cela sur ses victimes !... (p. 150-151).

« L’esprit de propriété nous rend tigres. » (p. 154)
« Mais, d’après cette fidèle analyse des tortures d’un malheureux couple qui vécut de divorce et divorça par un suicide, que penser des jugeurs qui s’agenouillent sur une tombe pour graver sur l’épitaphe, avec de fausses larmes, une injure contre la morte, une calomnie contre les vivants !... L’opinion est trop fractionnée par l’isolement des moeurs, trop ignorante, pour avoir dans nos consciences l’autorité d’un tribunal équitable. Entre la version qui purifie et la version qui injurie, l’opinion prendra plus communément la plus accusatrice, à la manière des procureurs du roi et des magistrats. On ne doit, d’après elle, traîner qui que ce soit sur la claie [12] ». (p. 167)

Notes de J. Camatte

[1] « J’ai utilisé le texte allemand – Peuchet : vom Selbstmord - paru dans le volume 4 de la MEGA (œuvres complètes de K. Marx et F. Engels), reprise du texte paru en janvier 1846 dans la revue de Moses Hess Geselleschaftspiegel. J’ai confronté avec le texte en français de J. Peuchet qui est constitué par le chapitre LVIII (pp. 117-181), Du suicide et de ses causes du livre, Mémoires historiques tirés des archives. Les photocopies de ce chapitre m’ont été fournies par G. Pogorel. Malheureusement, je n’ai pas l’indication de l’édition.

Du texte de K. Marx, je n’ai pas reproduit les tableaux statistiques sur le nombre de suicides, leurs causes, etc. Ces tableaux diffèrent d’ailleurs de ceux publiés par J. Peuchet. En outre j’ai reproduit des passages – qui me semblaient intéressants - non traduits par K. Marx. Enfin j’ai signalé les commentaires interpolés de K. Marx, comme celui-ci par exemple. « Les hommes les plus peureux, les plus incapables de résistance deviennent inexorables dés qu’ils pensent faire valoir leur autorité parentale absolue. L’abus de cette dernière est également un substitut grossier aux multiples soumissions et dépendances auxquelles ils sont soumis, volontairement ou contre leur volonté, dans la société bourgeoise » (p. 396 du texte de K. Marx ; cette insertion se place p. 127 de celui de J. Peuchet après le mot furie de la phrase « Ses raisons et sa douleur ne désarmèrent pas leur furie », et non après chorus, dernier mot de la phrase suivante, comme ce fut indiqué, de façon erronée, dans Invariance à la note 5, p. 29). »

J. Peuchet exprimait bien une conviction majoritairement partagée : la répression existe depuis le début, et elle est nécessaire pour le bien des hommes et des femmes. La répression est un fondement de Homo Sapiens.

[2] Les passages entre crochets n’ont pas été traduits par Marx. En revanche tous les mots soulignés l’ont été par lui.

[3] Dans sa traduction Marx écrit ceci, après Providence : « Mais l’existence du suicide lui-même est une protestation ouverte contre les décrets illisibles ».

[4] Dans la traduction de Marx la phrase suivante termine le paragraphe :
« Je trouvais que toutes les tentatives seraient vaines en dehors d’une réforme totale de l’ordre social actuel. »

[5] Marx écrit ou à la place de et.

[6] Après chorus, Marx écrit :
« Les hommes les plus peureux, les plus incapables de résistance deviennent inexorables dés qu’ils pensent faire valoir leur autorité parentale absolue. L’abus de cette dernière est également un substitut grossier aux multiples soumissions et dépendances auxquelles ils sont soumis, volontairement ou contre leur volonté, dans la société bourgeoise ».

[7] Marx écrit : nichtigen Seele - ceux qui n’ont pas d’âme

[8] Marx interpole ici une réflexion que Peuchet est amené â faire lors du récit d’une autre anecdote qu’il ne rapporte pas :
« Au jaloux, il faut un esclave. Le jaloux peut être amant, mais l’amour n’est qu’un sentiment de luxe pour la jalousie ; le jaloux est avant tout propriétaire ».
Il est probable que les autres phrases qui semblent avoir été ajoutées par Marx soient également de Peuchet. Comme nous n’avons pas lu toute l’oeuvre de Peuchet d’où, sont extraits ces passages concernant le suicide, nous ne pouvons pas nous prononcer.

[9] Marx ajoute ici : « Qu’attendre d’autre de ces trois pour cent qui ne se doutent pas que journellement, heure par heure, petit à petit, ils assassinent leur nature humaine. »

[10] Marx traduit cette expression par Handelsepoche - époque du commerce.

[11] Marx n’a pas traduit les pages 143 à 169 où Peuchet expose différents cas afin d’étoffer sa théorie sur les causes du suicide. « Je rentre dans les misères de la vie privée, ma thèse favorite. », écrit celui-ci au début de la page 143.
Parsemant le récit de divers suicides, on trouve dans ces pages un certain nombre de remarques fort intéressantes qui permettent de mieux deviner la personnalité de Peuchet :
« La fourberie produisait sur lui l’effet qu’elle produit sur les meilleures âmes, qui la conçoivent quand ils comprennent nos moeurs, l’excusent et la justifient au besoin, parce que la fourberie est le droit de l’esclave, et que les femmes sont esclaves. » (p. 148)
« Puis elle se révolta contre l’idée de s’humilier ainsi devant l’un de ceux que son sexe se reconnaît le droit de tenir à ses genoux. L’amour, c’est la royauté des femmes, leur élément, leur vie. Toutes répugnent dans le fond du coeur à se croire soumises au jugement de qui que ce soit sur ce point. » (p. 149)

[12] « Claie : haie, clôture, ouvrage de vannier, formé de plusieurs bâtons menus et parallèles, plus ou moins espacés, et fixés par une chaîne d’osier et d’autres bâtons menus et flexibles. Traîner sur la claie : traîner publiquement un cadavre sur une claie que le bourreau faisait anciennement tirer par un cheval. ». Napoléon Landais, Dictionnaire général et grammatical des dictionnaires français, Edition de 1836.

https://www.marxists.org/francais/marx/works/1845/00/suicide.htm

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