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La situation des femmes en 1891 en Europe occidentale

lundi 30 septembre 2024, par Robert Paris

La situation des femmes en 1891 en Europe occidentale

On dit fréquemment : « le degré de civilisation d’un peuple se mesure le mieux à la situation que la femme y détient ». Nous tenons cette formule pour bonne, mais on s’aperçoit alors que notre civilisation si renommée n’en est pas encore arrivée bien loin dans ce sens

On dit fréquemment : « le degré de civilisation d’un peuple se mesure le mieux à la situation que la femme y détient ». Nous tenons cette formule pour bonne, mais on s’aperçoit alors que notre civilisation si renommée n’en est pas encore arrivée bien loin dans ce sens.

Dans son livre « l’asservissement de la femme » (le titre indique l’idée que se fait l’auteur de la situation de la femme en général), John Stuart Mill dit : « La vie des hommes est devenue plus sédentaire. Le progrès de la civilisation unit l’homme à la femme par un plus grand nombre de liens ». La première proposition n’est pas exacte, la seconde ne l’est que conditionnellement ; celle-ci peut être juste dans le cas où les relations conjugales entre l’homme et la femme sont sincères. Tout homme sensé doit considérer comme avantageux pour lui-même et pour sa femme que celle-ci, sortant du cercle étroit de ses occupations domestiques, entre davantage dans la vie, se familiarise avec le courant de son époque et lui impose ainsi des « liens », peut-être, mais pas bien lourds. D’autre part, il y a lieu de rechercher également si notre vie moderne n’a pas introduit dans la vie conjugale des facteurs qui contribuent bien plus que jadis à détruire le mariage.

Il est certain que jadis aussi, dans les pays où la femme pouvait être propriétaire, les considérations matérielles influaient sur les mariages beaucoup plus que l’amour et l’affection réciproques, mais nous n’avons pas d’exemple que le mariage soit devenu autrefois, comme aujourd’hui, d’une manière aussi cynique, une espèce de marché public livré à la spéculation, une simple question d’argent. De nos jours le trafic matrimonial est pratiqué sur une vaste échelle parmi les classes qui possèdent - il n’a aucun sens pour ceux qui n’ont rien - avec urne impudeur qui permet de considérer comme une amère ironie le mot souvent répété de la « sainteté » du mariage. Comme toutes choses, cette manière de faire n’est pas sans avoir sa raison d’être. À aucune époque, il n’a été plus difficile qu’aujourd’hui à la grande majorité de l’humanité d’atteindre au bien-être tel qu’on le conçoit en général ; mais à aucune époque non plus on n’a mené aussi universellement la lutte - d’ailleurs juste en elle-même - pour arriver à une existence digne de l’être humain et à toutes les jouissances de la vie. Il n’y a pas, à proprement parler, de différences entre les positions et les classes. L’idée démocratique de l’égalité de tous dans le droit à la jouissance a réveillé dans tous les esprits le désir de transporter aussi ce droit dans la réalité. Mais la majorité ne comprend pas encore que l’égalité dans la jouissance n’est possible que s’il y a égalité dans les droits et les conditions de l’existence sociale. Par contre, les idées qui l’emportent aujourd’hui et l’exemple venu d’en haut apprennent à chaque individu à se servir de n’importe quel moyen de nature à l’amener, d’après lui, à son but, sans trop le compromettre. C’est surtout ainsi que la spéculation sur le mariage d’argent est devenue un moyen de parvenir. Le désir d’avoir de l’argent, le plus d’argent possible, d’une part, l’ambition du rang, des titres, des dignités, de l’autre, trouvent particuliè­rement à se satisfaire mutuellement dans ce que l’on est convenu d’appeler les hautes régions de la société. Le mariage y est le plus souvent considéré comme une simple affaire ; il constitue un lien purement conventionnel que les deux parties respectent extérieurement, tandis que pour le reste chacune d’elles agit à sa fantaisie. Et nous ne faisons ici qu’une demi-allusion aux mariages politiques dans les plus hautes sphères. Dans ces unions, le privilège d’entretenir impunément des relations extra-conjugales selon son caprice ou ses besoins s’est silencieusement établi en règle - à la vérité, encore, beaucoup plus au profit de l’homme qu’à celui de la femme. Il fut un temps où être la maîtresse d’un souverain était de bon ton, où chaque prince devait avoir au moins une maîtresse qui faisait dans une certaine mesure partie de ses attributs princiers. C’est ainsi que Frédéric-guillaume Ier de Prusse (1713-1740) entretint, au moins pour la forme, avec la femme d’un général, des relations dont l’intimité consistait en ce qu’il se promenait chaque jour pendant une heure avec elle dans la cour du château. D’autre part, il est connu de tout le monde que l’avant-dernier roi d’Italie, le « roi-gentilhomme », ne laissa pas moins de trente-deux enfants adultérins. Et l’on pourrait multiplier largement ces exemples.

L’histoire intime de la plupart des Cours et des familles nobles de l’Europe est pour tout homme qui « sait » une chronique scandaleuse presque ininterrompue, sou­vent assombrie par des crimes de la pire espèce. Il est donc on ne peut plus nécessaire que des sycophantes retraçant l’histoire, non-seulement mettent hors de doute la « légitimité » des différents « pères et mères de la patrie » qui se sont succédé, mais encore qu’ils s’évertuent à nous les présenter tous comme des modèles des vertus domestiques, comme des maris fidèles et de bons pères de famille.

Dans toutes les grandes villes, il y a des endroits et des jours déterminés où se réunit la haute société dans le but de provoquer des fiançailles et des mariages. Ces réunions, on les a fort proprement appelées la « Bourse du mariage ». Car, comme à la Bourse, la spéculation et le jeu y jouent le principal rôle ; ni la tromperie ni le mensonge n’y font défaut. Des officiers criblés de dettes, mais pouvant présenter un titre de vieille noblesse ; des roués, cassés par la débauche, cherchant à refaire dans le port du mariage leur santé ruinée et ayant besoin d’une garde-malade ; des industriels, des commerçants ou des banquiers frisant la banqueroute ou la prison et qui demandent à être « sauvés » ; enfin tous ceux qui ne songent qu’a acquérir de l’or et des richesses ou à augmenter celles qu’ils ont, s’y rencontrent avec des employés qui ont de l’avancement en perspective, mais qui, pour l’heure, ont des besoins d’argent. Tout ce monde vient s’offrir et passe marché sans s’occuper de savoir si la femme est jeune ou vieille, belle ou laide, saine ou malade, bien ou mal élevée, pieuse ou frivole, chrétienne ou juive. Et quelle est l’expression dont s’est servi un illustre homme d’État : « Un mariage entre un étalon catholique et une jument juive est chose on ne peut plus recommandable ». Cette image, empruntée d’une façon si frappante au langage de l’écurie, trouve, ainsi que l’expérience le démontre, une application vivante dans les hautes régions de notre société. L’argent égalise toutes les tares et l’emporte dans la balance sur toutes les imperfections. D’innombrables agences matrimoniales, puissamment organisées, des entremetteurs et des entremetteuses de tous genres opèrent le racolage et cherchent candidats et candidates pour le « saint état du mariage ». Ce commerce est particulièrement profitable lorsqu’il « travaille » pour des membres des hautes classes. C’est ainsi qu’en 1878 eut lieu à Vienne contre une entremetteuse un procès pour empoisonnement qui se termina pour l’accusée par une condamnation à 15 jours de prison, et au cours duquel il fut établi que l’ancien ambassadeur de France à Vienne, le comte Banneville, avait payé à cette femme 22.000 florins de commission pour lui avoir procuré son épouse. D’autres membres encore de la haute aristocratie furent fortement compromis dans le même procès. Il sautait aux yeux que pendant des années certains fonctionnaires de l’État avaient laissé cette femme accomplir ses menées ténébreuses et criminelles. Pourquoi ? Ce qu’on apprit ne laissait à cet égard aucun doute. On se raconte des histoires analogues qui se passent dans la capitale de l’empire allemand. Quiconque, jeune homme ou jeune fille, ne trouve aujourd’hui sous la main rien de convenable pour se marier, confie ses peines de cœur à des journaux pieusement conservateurs ou moralement libéraux qui veillent moyennant finances et sans bonnes paroles à ce qu’il se trouve des âmes sœurs. L’abus des entremises matrimoniales est devenu tel que les gou­vernements se sont, de ci de là, vus forcés de combattre par des avertissements et des mesures répressives des escroqueries devenues trop manifestes. C’est ainsi qu’en l876 la capitainerie générale de Leipzig publiait un avis pour appeler l’attention sur l’industrie clandestine des agences matrimoniales et invitait la police à lui signaler pour être punis les empiétements qui se produiraient sur les limites fixées. Du reste l’État qui, en d’autres cas, - par exemple lorsqu’il s’agit de partis politiques qui deviennent gênants - se pose volontiers en gardien de « l’ordre et de la morale », se décide assez rarement à lutter d’une façon sérieuse contre un scandale qui s’aggrave tous les jours.

Dans un autre ordre d’idées, l’État aussi bien que l’Église ne jouent pas un rôle bien brillant dans les mariages de ce genre, si « sacrés » soient-ils. Le fonctionnaire de l’État à qui revient la mission de conclure le mariage, a beau être fermement convaincu que le couple qui est devant lui a été réuni au moyen des pratiques les plus viles ; il a beau être de notoriété publique que les fiancés ne sont pas le moins du monde assortis ni par leur âge ni par leurs qualités physiques ou morales ; la femme a beau avoir vingt ans et l’homme soixante-dix, ou réciproquement ; la fiancée a beau être jeune, jolie, heureuse de vivre, et le futur vieux, rhumatisant et grognon : tout cela ne regarde ni le représentant de l’État ni celui de l’Église ; ils n’ont rien à demander à ce sujet. L’union est « consacrée », et consacrée par l’Église avec d’autant plus de solennité que la rétribution de ce « commerce sacré » a été plus abondante.

Mais qu’au bout de quelque temps un mariage conclu de cette manière se montre comme malheureux au possible, ainsi que tout le monde, la triste victime elle-même - qui est régulièrement la femme - l’avait prévu ; que l’une des parties demande sa séparation de l’autre ; alors l’État comme l’Église soulèvent les plus grandes difficul­tés, eux qui, précédemment, ne s’étaient pas inquiété de savoir si les liens qu’on leur demande de délier avaient été noués par un amour réel, par un penchant purement naturel et moral ou par un égoïsme cynique et malpropre. Ni l’État ni l’Église ne jugent de leur devoir de se renseigner avant le mariage sur ce que l’union peut avoir de manifestement contre-nature, et, par suite, de profondément immoral. Qu’il s’agisse de séparation, on n’admet que rarement la répulsion morale pour motif ; on exige des preuves palpables qui toujours déshonorent ou rabaissent l’une des parties dans l’opinion publique et faute desquelles la séparation n’est pas prononcée. L’Église romaine principalement, en n’accordant la dissolution du lien conjugal que par une dispense spéciale du pape, fort difficile à obtenir, et en ne prononçant tout au plus que la séparation de corps, aggrave l’état de choses sous lequel gémissent toutes les nations catholiques.

Voilà comment on enchaîne l’un à l’autre des êtres humains ; l’une des parties devient l’esclave de l’autre et est contrainte, par « devoir conjugal », de se soumettre à ses baisers, à ses caresses les plus intimes, qu’elle a peut-être plus en horreur que ses injures et ses mauvais traitements.

Et maintenant je pose cette question : un pareil mariage - et il y en a beaucoup de ce genre - n’est-il pas pire que la prostitution ? La prostituée est encore jusqu’à un certain point libre de se soustraire à son honteux métier et, si elle ne vit pas dans une maison publique, elle a le droit de se refuser à vendre ses caresses à un homme qui, pour une raison ou pour une autre, ne lui plaît pas. Mais une femme vendue par le mariage est tenue de subir les caresses de son mari, quand bien même elle a cent raisons de le haïr et de le mépriser.

Dans certains autres mariages conclus sous l’influence prépondérante de considé­rations matérielles, les situations sont moins mauvaises. On s’arrange, on établit un modus vivendi, on accepte le fait accompli comme une chose à laquelle on ne peut rien changer, parce qu’on a peur du scandale, parce que l’on craint de nuire à ses intérêts matériels, que l’on a des enfants auxquels il faut songer, - encore que ce soient précisément ceux-ci qui souffrent le plus, au milieu de l’existence froide et sans amour des parents qui m’a même pas besoin pour cela de se changer en hostilité ouverte, en disputes et en querelles. L’homme, de qui provient le plus souvent, com­me le démontrent les procès en séparation, le scandale dans le mariage, sait, grâce à sa situation prépondérante, se dédommager ailleurs. La femme ne peut que bien plus rarement prendre ainsi les chemins de traverse, d’abord parce que s’y lancer est plus dangereux pour elle, pour des raisons d’ordre physique, en sa qualité de partie pre­nante, et ensuite parce que chaque pas fait en dehors du mariage lui est compté comme un crime que ni l’homme ni la Société ne pardonnent. La femme ne se résou­dra à la séparation que dans les cas les plus graves d’infidélité ou de mauvais traite­ments de la part du mari, parce qu’elle est obligée, en pesant le pour et le contre, de considérer le mariage comme un asile. Elle ne se trouve le plus souvent pas dans une position matérielle indépendante, et une fois séparée, la société lui fait une situation qui n’a rien d’enviable. Si, malgré cela, l’énorme majorité des demandes en séparation proviennent de la femme (88 % en France, par exemple) [4], c’est là un symptôme de la dangereuse gravité des maux que le mariage entraîne pour elle. Le nombre chaque année croissant, dans presque tous les pays, des unions dissoutes, en témoigne large­ment. Il exagérait donc à peine, ce juge autrichien qui, d’après un feuilleton du « Jour­nal de Francfort » de 1878, s’écriait : « les plaintes en adultère sont aussi nombreuses que les plaintes pour carreaux cassés ».

L’insécurité sans cesse croissante du travail, la difficulté chaque jour plus grande d’atteindre une position à moitié certaine au milieu de la lutte économique de tous contre tous, ne permettent pas d’entrevoir que, sous notre système social, toutes les misères dont le mariage est la cause puissent cesser ou même s’atténuer. Au contraire, les maux qui découlent du mariage ne pourront que grandir et s’aggraver par ce fait qu’il est étroitement lié aux conditions actuelles de la fortune et de la société.

D’une part la corruption croissante du mariage, de l’autre et surtout l’impossibilité pour un grand nombre de femmes d’arriver à conclure une union légitime, permettent de considérer comme des paroles irréfléchies les raisonnements comme celui-ci : la femme doit rester confinée dans son ménage ; c’est comme maîtresse de maison et comme mère qu’elle a sa mission à remplir. Par contre, la corruption forcément gran­dissante du mariage multipliera nécessairement les raisons qui y mettent obstacle - malgré les facilités que pourra accorder l’État - ainsi que les relations sexuelles extra-conjugales, la prostitution et toute la série des vices contre nature [5].

Dans les classes qui possèdent, il n’est pas rare que, tout comme dans la Grèce antique, la femme tombe au rang de machine à produire des enfants légitimes, de gardienne de la maison, ou de garde-malade de son mari. L’homme entretien pour son plaisir et pour la satisfaction de ses fantaisies amoureuses des courtisanes et des hétaïres - qu’on appelle chez nous des maîtresses - avec les élégantes demeures des­quelles on pourrait faire les plus beaux quartiers de nos villes. En dehors de cela, les mariages contre nature mènent à toutes sortes de crimes, comme l’assassinat du conjoint ou la recherche de jouissances artificielles. L’assassinat conjugal doit surtout se pratiquer fréquemment pendant les épidémies cholériques, étant donné qu’on pense généralement que les symptômes du choléra ressemblent en bien des points à ceux de l’empoisonnement, que l’émotion générale, le grand nombre des cadavres, le danger de la contagion diminuent ce que la visite peut avoir de méticuleux et rendent nécessai­res le prompt enlèvement et l’enfouissement rapide des cadavres.

Dans les classes de la société où l’on n’a pas les moyens d’entretenir une maîtresse, on se rabat sur les lieux de plaisir publics ou intimes, les cafés chantants, les concerts, les bals, les maisons de femmes. Les progrès de la prostitution sont un fait partout reconnu.

Si, dans les classes moyennes et supérieures de la société, le mariage se trouve déconsidéré, d’une part en raison de son caractère mercantile, du superflu des riches­ses, de l’oisiveté, du sybaritisme, et d’un autre côté par une nourriture du cœur et de l’esprit correspondante, par la frivolité des spectacles, le caractère lascif de la musi­que, l’immoralité et la grivoiserie des romans et des illustrations, des causes analogues ou différentes produisent le même résultat dans les classes inférieures. La possibilité, pour le salarié, de se créer par son travail une situation, est aujourd’hui chose si précaire qu’il n’en est pas tenu compte par la masse des travailleurs dans les questions qu’ils ont à agiter. Le mariage d’argent ou d’intérêt leur est, par lui-même, interdit aussi bien qu’à la partie féminine de leur classe. En règle générale, le mariage n’est pour le travailleur que la satisfaction du penchant qu’il a pour une femme ; cependant il n’est pas rare que le calcul de voir l’épouse gagner un salaire avec lui joue un rôle dans cette sorte d’unions, de même qu’il lui arrive d’envisager ce fait que les enfants pourront acquérir de bonne heure la valeur d’un instrument de travail et couvriront ainsi, dans une certaine mesure, les frais de leur entretien. Cela est triste, mais ce n’est que trop vrai. En dehors de cela, il ne manque pas d’autres motifs qui mettent obstacle au mariage de l’ouvrier. Une trop riche fécondité sexuelle affaiblit ou annihile même la main-d’œuvre de la femme, et augmente les dépenses du ménage ; les crises commerciales et industrielles, l’introduction de nouvelles machines ou de méthodes de production perfectionnées, les guerres, la fâcheuse action des traités de commerce et de douane, les impôts indirects, diminuent plus ou moins, pour une durée tantôt longue, tantôt courte, le gain de l’ouvrier, et finissent par le jeter tout à fait sur la paille. Tous ces coups du hasard aigrissent les caractères, et c’est sur la vie domestique qu’ils influent tout d’abord, quand chaque jour, à chaque heure, femme et enfants réclament à l’homme leur strict nécessaire sans qu il puisse leur donner satisfaction. Trop souvent, de désespoir, il cherche sa consolation au cabaret dans son verre de mauvaise eau-de-vie ; le dernier sou du ménage se dépense ; les disputes et les querelles ne prennent plus fin. C’est là qu’est la ruine du mariage et de la vie de famille.

Prenons un autre exemple. L’homme et la femme vont au travail. Les enfants sont laissés à eux-mêmes ou à la surveillance de frères et sœurs plus âgés auxquels man­que la première qualité nécessaire a cette mission : l’éducation. Ce qu’on appelle le dîner (repas de midi) est englouti au grand galop, à la condition encore que les parents aient le temps de revenir chez eux ; le soir, tous deux rentrent à la maison épuisés de fatigue. Au lieu d’un intérieur agréable et riant, ils trouvent un logis étroit, malsain, manquant d’air, de lumière et souvent des commodités les plus indispensables. La femme a maintenant de l’ouvrage plein les mains, du travail jusque par-dessus la tète pour ne mettre en ordre que le plus nécessaire. Les enfants, criant et faisant tapage, sont vivement mis au lit ; la femme s’assied, coud et raccommode jusque tard dans la nuit. Les distractions intellectuelles, les consolations de l’esprit font entièrement défaut. Le mari n’a pas d’instruction, ne sait pas grand chose, la femme encore moins, le peu qu’on a à se dire est vite épuisé. L’homme va chercher au cabaret la distraction qui lui manque chez lui ; il boit, et si peu qu’il dépense, c’est encore beaucoup pour sa position. Parfois, il s’abandonne aussi au jeu, vice qui fait plus particulièrement tant de victimes dans les classes élevées, et il perd trois fois, dix fois plus qu’il ne dépense à boire. Pendant ce temps, la femme, assise à sa besogne, se laisse aller à la rancune contre son mari ; il lui faut travailler comme une bête de somme, il n’y a pour elle ni un instant de repos ni une minute de distraction ; l’homme, lui, use de la liberté qu’il doit au hasard d’être né homme. La mésintelligence est complète. Mais si la femme est moins fidèle à son devoir, si rentrant le soir fatiguée du travail, elle cherche les délassements auxquels elle a droit, alors le ménage marche à rebours, et la misère de­vient doublement dure. Oui, en vérité, nous vivons dans « le meilleur des mondes ».

Toutes ces circonstances contribuent aujourd’hui à désorganiser davantage le mariage du prolétaire. Même les périodes pendant lesquelles le travail marche le mieux ont leur influence néfaste, car cela oblige l’ouvrier à travailler le dimanche, à faire des heures supplémentaires, et lui enlève le peu de temps qu’il lui restait à consacrer à sa famille. Dans des milliers de cas, il lui faut des demi-heures, des heures entières même pour se rendre à son travail ; utiliser le repos de midi pour revenir à la maison est presque toujours une impossibilité ; il se lève donc le matin à la première heure, alors que les enfants sont encore profondément endormis et il rentre tard le soir pour les trouver déjà couchés. Beaucoup de travailleurs, notamment les ouvriers du bâtiment dans les grandes villes, restent dehors toute la semaine à cause de l’éloi­gnement de leur chantier et ne rentrent chez eux que le dimanche ; et l’on veut que la vie de famille prospère dans ces conditions-là ! D’autre part, l’emploi du travail de la femme et de l’enfant prend chaque jour plus d’extension, surtout dans l’industrie texti­le qui fait servir ses milliers de métiers à vapeur et de machines à filer, par des femmes et des enfants dont la main d’œuvre est peu rétribuée. Dans ce cas, les condi­tions des sexes et des âges sont presque retournées. La femme et l’enfant vont à la fabrique ; l’homme, n’avant plus d’emploi, reste à la maison et vaque aux travaux domestiques. À Colmar, à la fin de novembre 1873, sur 8109 ouvriers employés à l’industrie textile, il y avait 3509 femmes, 3416 hommes seulement et 1184 enfants, de telle sorte que femmes et enfants réunis formaient un total de 4693 contre 3416 hommes.

Dans l’industrie cotonnière anglaise, il y avait en 1875, sur 479.515 travailleurs, 258.667 femmes, soit 54 % du chiffre total ; 38.558 ou 8 % de jeunes ouvriers des deux sexes, âgés de 13 à 18 ans ; 66.900 ou 14 % d’enfants au-dessous de 13 ans, et seulement 115.391 hommes, soit 24 %. Qu’on se fasse une idée de la vie de famille que ces gens-là peuvent mener !

Notre état « chrétien », dont on cherche inutilement le « christianisme » partout où il devrait être appliqué, quitte à le trouver partout où il est funeste ou superflu, cet état « chrétien » agit absolument commue le bourgeois « chrétien », ce qui ne saurait étonner aucun de ceux qui savent que le premier n’est que le commis du second. Non seulement il se garde bien d’édicter des lois qui fixent des limites normales au travail de la femme, et interdisent absolument celui des enfants, mais encore il n’accorde lui-même à beaucoup de ses employés ni le repos complet du dimanche, ni une durée normale de travail, et il trouble ainsi leur vie de famille. Les employés des postes, des chemins de fer, des prisons, etc., sont tenus en grand nombre de remplir leurs fonc­tions au-delà des limites de temps habituelles, et leur rétribution est en proportion inverse du travail qu’ils fournissent. Mais c’est là une situation partout normale aujourd’hui, et pour le moment la majorité la trouve parfaitement dans l’ordre.

Comme d’autre part les loyers sont trop élevés en comparaison des salaires et des revenus des petits employés et des petites gens, travailleurs et petites gens sont obligés de se resserrer à l’extrême. On prend à domicile ce qu’on appelle des logistes, hommes ou femmes, souvent même des deux sexes à la fois. Jeunes et vieux vivent dans le cercle le plus limité, sans séparation des sexes, étroitement entassés même dans les circonstances les plus intimes : ce qu’il en résulte pour la pudeur et la morale, des faits épouvantables le démontrent. Et quelle influence peut avoir, dans le même ordre d’idées, sur les enfants, le travail de la fabrique ? Incontestablement la plus mauvaise qui se puisse imaginer, tant au point de vue physique qu’au point de vue moral.

L’emploi toujours plus répandu des femmes même mariées est appelé à avoir les plus funestes conséquences, notamment pendant les grossesses, au moment des accouchements et durant le premier âge des enfants, alors que la nourriture de ceux- ci par la mère est indiquée. Il en résulte, pendant la grossesse, une foule de maladies qui influent d’une façon aussi pernicieuse sur l’enfant que sur l’organisme de la femme, des avortements, des venues avant terme ou de mort-nés. L’enfant une fois mis au monde, la mère est obligée de retourner le plus rapidement possible à la fabrique pour que sa place n’y soit pas prise par une concurrente. Ce qu’il on résulte inévitablement pour les petits nourrissons, c’est qu’ils ne reçoivent que des soins négligés, une nourriture mal appropriée ou complètement nulle ; on les bourre d’opiats pour les faire rester tranquilles. Conséquences : une mortalité considérable, les maladies de langueur, le dépérissement, en un mot la dégénérescence de la race. Les enfants grandissent, dans bien des cas, sans avoir eu quoi que ce soit joui de l’amour paternel ou maternel, et sans avoir, de leur côté, ressenti le véritable amour filial. Voilà comment naît, vit et meurt le prolétariat. Et l’état « chrétien », la société « chrétienne » s’étonnent de voir la grossièreté, l’immoralité, les crimes de toute nature, s’accroître sans cesse !

Lorsque, au début de la période décennale de 1860, des milliers et des milliers d’ouvriers des districts cotonniers d’Angleterre furent réduits au chômage par suite de la guerre de sécession de l’Amérique du Nord, les médecins firent cette découverte saisissante que, malgré la profonde misère de la population, la mortalité des enfants diminua. La raison en était fort simple. Les enfants étaient mieux soignés et rece­vaient la nourriture de la mère dont ils n’avaient jamais profité pendant les périodes de travail meilleures. Le même fait a été constaté par les hommes de l’art de l’Amérique du Nord, lors de la crise des années 1810, dans les états de New-York et du Massachusetts. Le manque général de travail força les femmes à chômer et leur laissa le temps de soigner leurs enfants.

Dans l’industrie à domicile, que les théoriciens romantiques aiment tant à nous présenter comme idyllique, les conditions de la vie de famille et de la morale n’en sont pas d’un cheveu meilleures. Du matin au soir la femme y est enchaînée au travail à côté de l’homme ; les enfants, dès leur plus jeune âge, sont employés à la même besogne. Entassés dans les locaux les plus exigus que l’on puisse imaginer, l’homme, la femme et la famille, filles et garçons, vivent au milieu des déchets du travail, parmi les exhalaisons et les odeurs les plus désagréables, privés de la plus indispensable propreté. Les chambres à coucher forment le pendant des locaux où l’on se tient dans le jour et où l’on travaille. Ce sont en général des trous obscurs, sans ventilation, qui reçoivent pour la nuit un nombre d’êtres humains dont le quart seulement y serait déjà logé dans les conditions les plus malsaines. Bref, il existe des situations telles qu’elles donnent le frisson à quiconque est habitué à une existence digne d’un être humain.

La lutte pour l’existence devenant chaque jour plus pénible, hommes et femmes en sont souvent réduits à commettre et à supporter des actes qu’ils auraient, autrement, en horreur. C’est ainsi qu’en 1877, à Munich, il fut constaté que, parmi les prostituées inscrites à la police et surveillées par elle, il ne se trouvait pas moins de 203 femmes mariées à des ouvriers ou à des artisans. Et combien de femmes mariées exercent ce honteux métier par nécessité, sans se soumettre au contrôle de la police, qui froisse au suprême degré le sentiment de la pudeur et la dignité humaine.

Si le prix élevé des grains pendant un an influe déjà dans une mesure appréciable sur l’abaissement du chiffre des mariages et des naissances, les crises, telles qu’elles sont inéluctablement liées à notre système industriel, et qui durent des années entières, ont, à ce point de vue particulier, une influence encore plus sensible. C’est ce que démontre d’une façon frappante la statistique des mariages dans l’Empire alle­mand. En 1872, l’année du « réveil » industriel, il fut conclu 423.900 mariages : en 1879, où la crise atteignit son maximum d’intensité, 335.133 seulement ; les mariages avaient donc diminué de 25 %, et même de 33 %, si l’on tient compte de l’augmen­tation de population qui s’était produite entre temps. En Prusse, pendant les années où la crise sévit véritablement, de 1876 à 1879, le chiffre des unions avait décru d’une façon remarquable d’année en année. Ces chiffres étaient de 224.773 en 1876, de 210.357 en 1877, de 207.754 en 1878 et de 206.752 en 1879. Le chiffre des nais­sances diminuait également d’une façon significative. La crainte de la misère, la pensée de ne pouvoir donner aux enfants une éducation en rapport avec leur situation, poussent encore les femmes de toutes classes à des agissements qui ne sont pas plus d’accord avec les lois de la nature qu’avec le Code pénal. À ces agissements appar­tiennent les différents moyens employés pour empêcher la conception, et, quand celle-ci a eu lieu malgré tout, la suppression du fruit importun, l’avortement. On ferait fausse route si l’on voulait affirmer que ces moyens ne sont employés que par des femmes à l’esprit léger et dénuées de conscience. Ce sont au contraire fort souvent des épouses fidèles à leurs devoirs qui, pour échapper à ce dilemme, ou de se refuser à leur mari en comprimant énergiquement leur instinct sexuel ou de pousser leur époux à des détours qu’il n’a en général que trop de propension à suivre, préfèrent se résou­dre à employer des manœuvres abortives. À côté de celles-là, il y en a d’autres, particulièrement dans les classes élevées, qui, pour cacher une faute, ou par répu­gnance pour les incommodités de la grossesse, de l’accouchement, de l’élevage, ou encore par crainte de voir plus vite leurs charmes se flétrir et de peur de perdre alors en considération auprès de leur mari ou des hommes de leur monde, se soumettent à ces manœuvres coupables et trouvent au poids de l’or l’aide complaisante du médecin et de la sage-femme. C’est ainsi qu’au printemps de 1878, à New-York, se suicida une femme qui habitait un palais somptueux, qui pendant plus d’une génération avait exercé son honteux métier sous les yeux de la police et de la justice, et qui finit par payer sa dette à la vindicte publique à la suite d’une dénonciation qui faisait peser sur elle de lourdes charges. Cette femme, malgré son existence fastueuse, laissa une for­tune qui fut évaluée à plus d’un million et demi de dollars. Sa clientèle se recrutait exclusivement dans les cercles les plus riches de New-York. À en juger par le chiffre croissant des offres non déguisées qui s’étalent dans nos journaux, chaque jour aug­mente le nombre des établissements de tout genre où l’on fournit aux femmes et aux filles des classes riches les moyens d’attendre dans le plus rigoureux secret les suites de leurs « fautes ».

La crainte de voir le nombre des enfants devenir trop considérable eu égard à la fortune que l’on possède et aux frais de leur entretien, a élevé dans des classes, dans des peuples entiers, les règles de continence à la hauteur d’un système et, dans certains cas, en a fait une calamité publique. C’est ainsi qu’il est un fait généralement constaté, à savoir que le malthusianisme est pratiqué à tous les degrés de la société française. Dans aucun pays civilisé le nombre proportionnel des mariages n’est aussi élevé qu’en France, et dans aucun le chiffre des naissances n’est aussi bas, l’augmen­tation de la population aussi lente. À ce dernier point de vue la France ne vient même qu’après la Russie. En France, le bourgeois, le petit propriétaire, le petit cultivateur, suivent ce système, et le travailleur français se laisse aller au courant général.

Il n’en est pas autrement chez les Saxons de Transylvanie ; soucieux de conserver compacte leur grande fortune pour rester parmi le peuple la classe prépondérante, et de ne pas trop affaiblir leur patrimoine par les partages, ils s’appliquent à réduire leur postérité légitime le plus possible. Par contre, les hommes cherchent en grand nombre la satisfaction de leur instinct sexuel en dehors du mariage. Ainsi s’explique ce qui a frappé les ethnologues, à savoir le nombre des bohémiens blonds et des roumains ayant le type ainsi que les qualités caractéristiques du germain, l’activité et l’écono­mie, qualités qui en dehors de cela se trouvent si rarement chez eux. Grâce à ce système, les Saxons, bien qu’immigrés en grand nombre en Transylvanie dès la fin du XIIème siècle, s’y trouvent à peine portés aujourd’hui au nombre de 200.000. En revanche, en France, où il n’y a pas de races étrangères spécialement utilisées à la satisfaction des instincts sexuels, le chiffre des infanticides et des abandons d’enfants suit une progression significative, ces deux catégories de crimes étant encore favori­sées par les dispositions du Code civil français qui interdit la recherche de la paternité [6]. La bourgeoisie française, comprenant bien quelle monstruosité elle com­mettait, en mettant, de par la loi, les femmes trompées dans l’impossibilité de s’adres­ser au père de leur enfant pour le nourrir, a cherché à alléger le sort de celles-ci par la création d’orphelinats. D’après notre fameuse « morale », le sentiment paternel n’exis­te pas, on le sait, pour l’enfant naturel ; il n’existe que pour les « héritiers légiti­mes ». Par l’institution des orphelinats, la mère devait, elle aussi, être enlevée aux nouveau-nés. Ceux-ci viennent au monde orphelins. La bourgeoisie fait élever ses bâtards aux frais de l’État, comme « enfants de la Patrie ». Merveilleuse institution ! Cependant, malgré les orphelinats, où les soins à donner aux enfants leur font défaut et où ceux-ci meurent en masse, l’infanticide et l’avortement augmentent en France dans une pro­portion bien plus élevée que la population.

De 1830 à 1880, les cours d’assises françaises eurent à juger 8563 infanticides, et encore ce chiffre monta de 471 en 1831 à 980 en 1880. Dans le même laps de temps, il fut prononcé 1032 condamnations pour avortements, mais 41 en 1831 et 100 en 1880. Naturellement ce n’est que l’immense minorité des avortements qui vient à la connaissance de la justice et seulement, en règle générale, lorsqu’ils ont pour consé­quences des maladies graves ou des cas de mort. La population des campagnes figure dans les infanticides pour 75 % ; celle des villes pour 67 % dans les cas d’avorte­ments. À la ville les femmes ont sous la main plus de moyens d’empêcher la naissance ; de là un grand nombre de cas d’avortements et relativement moins d’infan­ticides. À la campagne, la proportion est renversée.

Telle est l’image que nous présente, dans la plupart des cas, le mariage actuel. Elle s’écarte, sérieusement, des jolies peintures que nous en font les poètes et des fantai­sistes englués de poésie, mais elle a l’avantage... d’être vraie.

Cependant cette image serait incomplète si je négligeais d’y ajouter encore quelques traits essentiels.

Quel que soit le résultat des controverses sur les capacités intellectuelles des deux sexes - et nous reviendrons ultérieurement sur cette question - il n’existe aucune divergence d’opinion sur ce fait qu’à l’heure actuelle le sexe féminin, comparé au sexe masculin, lui est moralement inférieur. Il est vrai que Balzac, qui n’était pourtant pas un ami des femmes, a déclaré ceci : « Une femme qui a reçu une éducation masculine possède en réalité les qualités les plus brillantes et les plus fécondes pour fonder son bonheur propre et celui de son mari » ; et Göthe, qui connaissait à coup sûr bien les femmes et les hommes de son temps, dit finement dans les « Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (Confessions d’une belle âme) » : « On avait rendu ridicules les femmes savantes et l’on ne voulait pas non plus souffrir les femmes instruites, pro­bablement parce que l’on ne trouvait pas poli de faire honte à un aussi grand nombre d’hommes ignorants » ; mais de nos jours, la masse n’a rien résolu de ces deux opinions. La différence entre les deux sexes consiste et doit consister en ceci que la femme est ce que les hommes, ses maîtres, l’ont faite.

L’éducation de la femme, en général, a été, de tout temps, plus négligée encore que celte du prolétaire, et toutes les améliorations que l’on fait aujourd’hui dans cet ordre d’idées sont encore insuffisantes à tous égards. Nous vivons en un temps où le besoin d’échanger ses idées croît dans tous les cercles, même dans la famille ; la grande négligence dans l’éducation de la femme se présente donc comme une lourde faute qui porte en elle son châtiment pour l’homme.

Le fond de l’éducation morale de l’homme consiste, en deux mots, à éclairer sa raison, à aiguiser sa pensée, à étendre ses connaissances pratiques, à renforcer sa volonté, bref à perfectionner ses fonctions intellectuelles. Pour la femme au contraire, l’éducation, là surtout où elle se donne dans une large mesure, s’attache principale­ment à rendre plus profondes ses facultés sensitives, à lui donner une culture toute de forme et de bel esprit, qui agit au plus haut degré sur sa sensibilité et sa fantaisie, comme par la musique, les belles-lettres, l’art et la poésie. C’est là le système le plus fou, le plus malsain que l’on pût appliquer ; il fait voir que les autorités chargées d’établir la mesure d’éducation à donner à la femme ne se sont laissées guider que par leurs idées préconçues de la nature de son caractère féminin et de la position qui lui est assignée dans la vie humaine. Ce qui manque à nos femmes, ce n’est ni une vie surchauffée, toute de sensations et de fantaisie, ni un renforcement de leur nervosité, ni la connaissance du beau, ni celle du bel esprit ; le caractère féminin a été richement développé et perfectionné dans ce sens, et l’on n’a donc fait qu’accentuer le mal. Mais si la femme, au lieu d’avoir trop de sensibilité, ce qui devient souvent désagréable, avait une bonne portion de raison juste, de faculté de penser exacte ; si au lieu d’être nerveuse et timide elle avait du courage physique et les nerfs solides ; si elle avait la science du monde, des hommes et des forces de la nature, au lieu de les ignorer com­plètement et de ne connaître que l’étiquette et le bel esprit, elle s’en trouverait bien mieux et l’homme aussi, sans aucun doute.

En général, ce que l’on a jusqu’ici le plus nourri, et sans mesure, chez la femme, c’est ce que l’on appelle la vie de l’esprit et de l’âme : par contre, on a empêché ou profondément négligé le développement de sa raison. Il en résulte qu’elle souffre littéralement d’une hypertrophie de vie intellectuelle et spirituelle, qu’elle en devient plus accessible à toutes les superstitions, à toutes les croyances miraculeuses, qu’elle constitue toujours un terrain inappréciable pour toutes les charlataneries, religieuses et autres, un instrument approprié à toutes les réactions. La masse des hommes, bornés comme ils le sont, s’en plaignent parce qu’ils en souffrent personnellement, mais ils n’y changent rien parce qu’ils sont eux-mêmes empêtrés dans les préjugés jusqu’aux oreilles.

La grande majorité des femmes étant, au point de vue intellectuel, formées comme nous venons de le dépeindre, il en découle naturellement qu’elles envisagent le monde sous un tout autre aspect que ne le font les hommes ; et la fin de l’histoire, c’est qu’il se soulève entre les deux sexes des différends continuels.

La participation à la vie publique est aujourd’hui, pour tout homme, un de ses devoirs essentiels ; que nombre d’individus ne le comprennent pas, cela ne change rien à l’affaire. Mais chaque jour s’élargit le cercle de ceux qui reconnaissent que la vie publique et ses institutions sont liées de la façon la plus intime à ce que l’on appelle les intérêts privés de chacun ; que le bien ou le mal, pour l’individu comme pour la famille, dépendent beaucoup plus de l’état des institutions publiques et com­munes que des qualités ou des actes d’un chacun, en raison de ce fait que tous les efforts tentés par l’homme isolé pour lutter contre des privations qui résultent de l’état des choses et constituent sa propre situation, sont absolument impuissants. Comme d’autre part la lutte pour l’existence exige une ténacité bien plus considérable que par le passé, il faut à l’homme, pour parer à toutes les obligations qui lui incombent, une dépense de temps qui diminue notablement celui qu’il consacrait ou devait consacrer à la femme. La femme, par contre, en raison de l’éducation qu’elle a reçue et de sa façon d’envisager le monde, ne peut absolument pas comprendre que l’intérêt que porte l’homme aux événements publics ait un autre but que celui de se trouver en la société de ses pareils, de gaspiller son argent et sa santé, de se créer des soucis nou­veaux, toutes choses dont elle aurait seule le dommage. Voilà l’origine des querelles de ménage. Le mari se voit souvent placé dans l’alternative ou de renoncer à travailler à la chose publique et de se soumettre à sa femme, - ce qui ne le rend pas plus heureux-, ou de renoncer â une partie de la paix conjugale et des agréments du ména­ge s’il place au-dessus de tout cela la revendication du bien-être général, qu’il sait être étroitement lié au sien propre et à celui de sa famille. S’il réussit à faire entendre raison à sa femme et à la dompter, c’est qu’il a franchi un rude écueil ; mais cela n’arrive que rarement. En général, l’homme a cette idée que ce qu’il veut ne regarde pas sa femme et qu’elle n’y entend rien. Il ne prend pas la peine de l’éclairer. « Tu ne comprends rien à ces choses-là » est la réponse stéréotypée quand la femme se plaint et s’étonne d’être si complètement mise de côté à son sens. Si les femmes ne com­prennent pas, cela provient du manque de raison de la plupart des hommes. Mais quand la femme en arrive à ce que l’homme emploie des faux-fuyants pour sortir de chez lui et aller satisfaire son besoin de conversation - besoin qui, en général ne répond pas à des prétentions élevées mais qui cependant ne peut être satisfait à la maison - alors surgissent de nouveaux motifs de querelles conjugales.

Ces différences dans l’éducation et dans les manières de voir passent presque inaperçues au début du mariage, quand la passion est encore dans toute sa force. Mais elles s’accentuent en même temps que mûrissent les années et se font alors d’autant plus sensibles, parce que la passion sexuelle s’éteint de plus en plus, et qu’elle devrait d’autant plus nécessairement faire place à l’harmonie morale entre les époux.

Laissons même de côté la question de savoir si l’homme a le sentiment de ses devoirs civiques et s’il les remplit. Sa situation naturelle, ses relations professionnelles avec le dehors, le mettent, dans une foule de circonstances, en rapports suivis avec les éléments et les opinions les plus divers, et le font ainsi pénétrer dans une atmosphère intellectuelle qui élargit le cercle de ses vues, même sans qu’il y soit pour rien. Il se trouve le plus souvent, de par son état, dans un milieu intelligent ; par contre la femme, en raison de ses travaux domestiques qui l’absorbent du matin au soir, se voit enlever ou diminuer le temps de s’instruire, quand même elle y serait disposée ; bref, elle s’encroûte et se pétrifie moralement.

Un passage de l’opuscule : « Notes à ajouter au livre de la vie », de Gerhard d’Amyntor (Sam. Lukas, Elberfeld) dépeint bien le genre de vie de la plupart des fem­mes mariées à notre époque. On y lit, entre autres, dans le chapitre intitulé « piqûres mortelles » :

« Ce ne sont pas les événements les plus terribles à l’abri desquels nul ne saurait être, la mort du mari, la ruine morale d’un enfant bien-aimé, une longue et cruelle maladie, l’écroulement d’un projet chèrement caressé, qui détruisent chez la mère de famille tout ce qu’elle a de fraîcheur et de force, mais bien les petits soucis, chaque jour renouvelés, et qui la consument jusque dans la moelle de ses os. Que de millions de braves petites mères de famille laissent leur esprit enjoué, leur teint de roses, leur gracieux minois s’étioler et s’user dans les soins du ménage jusqu’à ce qu’elles en soient réduites à l’état de vieilles momies ratatinées, desséchées, cassées. L’éternel retour de la question : « que faut-il faire cuire aujourd’hui ? »le renouvellement quotidien de la nécessité de balayer, de battre et brosser les habits, d’épousseter, tout cela, c’est la goutte d’eau dont la chute constante finit par ronger lentement, mais sûrement, l’esprit aussi bien que le corps. C’est sur le fourneau de cuisine que s’établit le plus tristement la balance entre les dépenses et les recettes, que se font les consi­dérations les plus désolantes sur la cherté toujours croissante des vivres et la difficulté sans cesse plus grande de gagner l’argent nécessaire. Sur l’autel flamboyant où mijote le pot-au-feu, sont sacrifiées jeunesse, liberté, beauté, bonne humeur ; et qui pourrait reconnaître dans la vieille cuisinière à l’œil cave, courbée sous les soucis, la jeune mariée, joyeuse et rayonnante sous la coquette parure de sa couronne de myrte. Déjà les anciens tenaient leur foyer pour sacré, et plaçaient auprès de lui leurs Lares et leurs dieux tutélaires - ; qu’il nous soit sacré aussi le foyer sur lequel la ménagère allemande, toute à son devoir, offre sa vie en un long sacrifice pour tenir la maison toujours confortable, la table mise et la famille en bonne santé ».

Voilà tout ce que le monde bourgeois offre de consolations à la femme que l’ordre de choses actuel mène misérablement à sa perte.

Chez les femmes auxquelles leur situation pécuniaire ou sociale donne plus de liberté, l’éducation faussée, toute dans un sens et superficielle, unie aux facultés caractéristiques héréditaires du sexe féminin, exerce particulièrement une influence sérieuse. Elles n’ont de pensée que pour les choses extérieures, ne songent qu’à la toilette et aux chiffons et cherchent leur occupation et leur satisfaction dans la culture d’une élégance dépravée, en sacrifiant aux passions du luxe le plus exubérant. Une grande partie d’entre elles ne songent que fort peu à leurs enfants et à leur éducation, qu’elles abandonnent autant que possible à la nourrice et aux domestiques, pour les confier plus tard au pensionnat.

Il existe donc une série assez considérable de causes de toutes sortes qui exercent sur la vie maritale de nos jours une action perturbatrice et destructive, et par suite desquelles, dans un très grand nombre de cas, le but du mariage n’est atteint qu’en partie ou ne l’est même pas du tout. Encore ne peut-on pas connaître toutes les situa­tions de ce genre, parce que chaque couple d’époux s’ingénie à jeter un voile sur sa position, ce qui s’explique fort bien, notamment dans les classes supérieures de la société.

Notes

[1] Mainländer : « Philosophie der Erlösung ».

[2] « Les intentions et les sentiments avec lesquels deux époux s’unissent ont une influence incontestablement décisive sur les résultats de l’acte sexuel et transmettent certaines qualités caractéristiques à l’enfant qui doit en naître ». (Dr Elisabeth Blackwall : « The moral education of the young in relation to sex »). Voir aussi les « affinités électives » de Göthe, qui y dépeint d’une façon frappante l’action des sentiments.

[3] M. E..., un fabricant, m’apprend qu’il emploie d’une façon exclusive des femmes à ses métiers à tisser mécaniques ; il donne la préférence aux femmes mariées, particulièrement à celles qui ont à la maison des familles qui, pour leur entretien, dépendent d’elles ; elles sont bien plus attentives et plus aptes à s’instruire que les filles, et obligées d’astreindre toutes leurs forces au travail pour gagner leurs moyens d’existence indispensables. C’est ainsi que les qualités, les vertus qui sont le propre du caractère de la femme, tournent à son désavantage ; - c’est ainsi que tout ce qu’il y a de moral et de délicat dans sa nature devient un moyen pour la rendre esclave et la faire souffrir (Discours de lord Ashley sur le « bill des dix heures », 1844. Voir « le Capital » de Karl Marx, 2ème édition).

[4] Il a été déposé en France les moyennes suivantes de plaintes en séparation de corps par an : De 1856 à 1861, 1729 par les femmes, 184 par les maris ; de 1861 à 1866, 2135 et 260 ; de 1866 à 1871, 2591 et 330. (Bridel : « Puissance maritale »).

[5] Le Dr Karl Bücher, lui aussi, dans son ouvrage déjà cité « la question des femmes au moyen âge », déplore la déchéance du mariage et de la vie de famille. Il en accuse l’emploi croissant de travail des femmes dans l’industrie et réclame le « retour » de la femme à sa mission la plus appropriée, à la maison et à la famille, où seulement son travail acquiert de la « valeur ». Les revendications des partisans modernes des droits de la femme lui apparaissent comme du « dilettantisme » et il espère finalement que « l’on entrera bientôt dans une voie plus vraie » sans être lui-même manifestement en état d’indiquer un seul chemin menant au succès. Cela n’est pas davantage possible si l’on part du point de vue où se placent nos petits bourgeois démocrates ; d’après celui-ci, il faut considérer toute l’évolution moderne comme une sorte de cercle vicieux, comme une immense bévue com­mise par la civilisation. Seulement les peuples ne font pas de bévues dans leur dévelop­pement ; leur évolution s’accomplit suivant des lois immanentes. Ces lois, il est du devoir des penseurs de les découvrir et, guidés par elles, de montrer le chemin qui doit conduire à la suppression des maux de l’heure présente.

[6] Le § 340 du « Code Civil » dit : « La recherche de la paternité est interdite ». Par contre, le § 341 dispose que « la recherche de la maternité est admise ». Les tentatives faites pour obtenir l’abroga­tion du § 340 ont échoué, jusqu’à présent.

La situation industrielle de la femme, ses facultés intellectuelles, le darwinisme et la situation sociale de la société.

Les aspirations de la femme vers la liberté industrielle et vers son indépendance personnelle ont été jusqu’à un certain point reconnues comme « fondées en droit » par la société bourgeoise, absolument comme celles des travailleurs vers la liberté de circulation. Au fond de ce bon accueil il y avait une chose : l’intérêt de classe de la bourgeoisie. Celle-ci avait besoin de bras, tant masculins que féminins, pour pouvoir porter la grande production à son maximum d’intensité. Et au fur et à mesure que le machinisme se développe, que le système de production se divise de plus en plus en spécialités et exige une moindre éducation technique, que d’autre part s’accentue la concurrence des fabricants et la lutte de branches entières d’industrie les unes contre les autres - pays contre pays, partie du monde contre partie du monde, - le nombre des femmes employées par l’industrie ira, tout particulièrement, en augmentant.

C’est dans la condition sociale et dans le caractère de la femme qu’il y a lieu de chercher les raisons de l’extension sans cesse croissante de son emploi dans une foule chaque jour plus considérable de branches d’industrie. La femme, de tout temps considérée par l’homme comme un être inférieur, a pris par suite, à un degré plus élevé, que le prolétaire masculin, un caractère fait d’effacement, de docilité et de soumission. Elle peut donc, de prime abord, compter ne trouver de l’occupation aux côtés de l’homme ou à sa place que là où ses exigences matérielles sont inférieures à celle de l’ouvrier masculin. Une autre particularité, provenant de sa nature même en tant qu’être sexuel, l’oblige principalement à offrir sa main d’œuvre à meilleur mar­ché : c’est qu’elle est plus souvent, comparativement à l’homme, sujette à des accidents physiques qui amènent une interruption de son travail et déterminent facilement des dérangements dans la combinaison et l’organisation des forces produc­tives, telles qu’elles existent aujourd’hui dans la grande industrie. La grossesse et les couches prolongent ces chômages. Le patron exploite cette situation et cherche une double compensation aux désagréments dont il est menacé dans la grande modicité du salaire.

Par contre, le travail de la femme, notamment celui de la femme mariée - comme nous l’avons vu dans la note de la page 70 - a aussi ses avantages pour le patron. La femme est plus soumise, plus patiente, elle se laisse mieux exploiter que l’homme et supporte plus facilement les mauvais traitements. Si elle est mariée, elle est - comme le dit la note en question - « bien plus attentive et plus apte à s’instruire que les filles, et obligée d’astreindre toutes ses forces au travail pour gagner ses moyens d’existence indispensables. » Le fait que l’ouvrière ne cherche que tout exceptionnellement à s’unir à ses camarades pour obtenir une amélioration dans ses conditions de travail augmente aux yeux du patron sa valeur comme sujet d’exploitation ; elle constitue même entre ses mains un excellent atout contre les récalcitrances des ouvriers masculins. D’autre part, il n’est pas douteux qu’une plus grande patience, une dextérité plus adroite, un sens du goût plus développé, la rendent bien plus habile que l’homme dans une foule de travaux, notamment dans les plus délicats.

Toutes ces qualités féminines, le vertueux capitaliste sait pleinement les apprécier, et c’est ainsi qu’avec le développement de notre industrie la femme trouve d’année en année à s’employer davantage, et - ceci est péremptoire - sans améliorer d’une façon notable sa situation sociale. Partout où la main d’œuvre féminine est employée, elle évince régulièrement la main d’œuvre masculine. Celle-ci, supplantée de la sorte, veut vivre ; elle s’offre moyennant un salaire plus bas. Cette offre influe encore sur le salaire de la femme. La diminution du salaire devient une sorte de vis sans fin qui fait mouvoir avec d’autant plus de force le mécanisme du progrès industriel, toujours en révolution, que ce mouvement progressiste évince aussi la main d’œuvre féminine et multiplie l’offre des « bras » pour le travail. Des découvertes, des procédés industriels nouveaux combattent dans une certaine mesure cet excès de main d’œuvre, mais pas avec assez d’efficacité pour arriver à de meilleures conditions dans le travail. Car tout accroissement de salaire ,au-dessus d’une certaine mesure, détermine le patron à se préoccuper d’améliorer encore son outillage et à remplacer le cerveau et les bras humains par la machine, automatique et sans volonté. Si, à l’origine du système de production capitaliste, le travailleur masculin s’est épuisé à lutter contre le travailleur masculin, aujourd’hui c’est un sexe qui lutte contre l’autre, et par la suite on luttera âge contre âge. La femme supplante l’homme, et elle sera supplantée à son tour par l’enfant. Voilà ce qui constitue « l’ordre moral » dans l’industrie moderne.

La tendance qu’ont les patrons à augmenter notamment la durée de la journée de travail pour exprimer de leurs ouvriers le maximum de production se trouve parti­culièrement favorisée par le peu de force de résistance qu’y opposent les ouvrières. De là ce phénomène qu’en Allemagne, par exemple, c’est dans l’industrie textile, à laquelle les femmes fournissent souvent plus de la moitié de la main d’œuvre totale, que la journée de travail est la plus longue. Habituées dès la maison, par les travaux du ménage, à ce que la durée du travail n’ait pas de limite, les femmes se laissent imposer, sans résistance, des exigences croissantes. Dans d’autres branches d’indus­trie, telles que les modes, la fabrication des fleurs artificielles, etc., où le travail à la main l’emporte, elles gâtent leur salaire et la durée de leur journée en emportant de l’ouvrage supplémentaire chez elles, où elles restent jusqu’à minuit et plus à la besogne sans s’apercevoir qu’à la fin du mois elles n’ont gagné, avec un travail de seize heures, que ce qu’elles auraient dû gagner avec un travail régulier de dix ou douze.

On a déjà maintes fois mis en évidence par des chiffres l’énorme extension prise graduellement par l’emploi de la femme dans l’industrie. Eu 1861, le chiffre des femmes utilisées par cette dernière était - en négligeant une série de petits métiers, - rien que pour l’Angleterre et le pays de Galles, de 1.024.277, et il a été certainement porté au double de nos jours. À Londres, on comptait, d’après le dernier recensement, outre 226.000 domestiques féminins, 16.000 institutrices et gouvernantes, 5.100 relieuses, 4.500 fleuristes, 58.500 modistes, 14.800 couturières, 26.800 lingères, 4.800 piqueuses de bottines, 10.800 couseuses à la machine et 41.000 blanchisseuses. On voit qu’il n’est fait ici aucune mention d’une longue série de branches d’industrie qui emploient les femmes en plus ou moins grand nombre.

Par suite du manque de ce genre de statistique pour l’Allemagne, nous n’avons pas sous les yeux de chiffres positifs sur l’extension du travail manuel et industriel de la femme dans ce pays ; ce que nous en savons n’embrasse que des branches d’occupa­tions limitées, qui ne permettent pas d’établir une proportion.

À l’heure actuelle, les métiers et les industries dont les femmes sont encore exclues ne sont qu’en petit nombre. Par contre, il existe une quantité considérable de métiers, notamment ceux qui sont alimentés par la fabrication d’objets nécessaires à leur sexe, que les femmes exercent d’une façon exclusive ou à peu près. Dans d’autres branches d’industrie, telles que l’industrie textile déjà citée, le nombre des femmes n’a pas tardé à atteindre ou même à dépasser celui des hommes,. qu’elles supplantent de plus en plus. Le résultat total est que le chiffre des femmes employées en lui-même, aussi bien que celui des genres d’occupation qui leur sont accessibles dans l’industrie, dans les diverses professions et dans le commerce, est en voie de prendre urne extension rapide. Et ce développement ne s’applique pas seulement à cette catégorie de travaux qui conviennent davantage à la femme, en raison de sa faiblesse physique, mais il embrasse encore, sans tenir compte de cette situation, toutes les fonctions dans lesquelles l’exploitation moderne croit pouvoir retirer de la femme une plus grande somme de profits. À cette catégorie appartiennent les genres de travaux les plus péni­bles physiquement, aussi bien que les plus désagréables et les plus nuisibles à la santé. Voilà qui contribue encore à réduire à sa véritable valeur cette conception fantastique par laquelle on ne voit dans la femme que l’être délicat et doucement sensible, tel que les poètes et les romanciers le dépeignent, pour chatouiller les sens de l’homme.

Les faits sont des témoins opiniâtres, et nous n’avons à nous occuper que des faits, puisqu’eux seuls nous gardent des déductions fausses et des radotages sentimentaux. Or ils nous apprennent que nous trouvons actuellement la femme employée dans les industries suivantes : les tissages de lin, de coton et d’étoffes, les fabriques de draps ; les filatures mécaniques, les ateliers d’impression sur étoffes, les teintureries ; les fabriques de plumes métalliques et d’épingles ; les sucreries, papeteries et fabriques de bronzes ; les verreries, les porcelaineries, la peinture sur verre ; les filatures de soie, les tissages de ruban et de soieries ; la fabrication du savon, de la chandelle et du caoutchouc ; les fabriques d’ouate et de paillassons ; la maroquinerie et le cartonnage ; les fabriques de dentelles et de passementerie ; la fabrication de la chaussure et des objets en cuir ; la bijouterie, les ateliers de galvanoplastie ; les raffineries d’huile et de matières grasses ; les usines de produits chimiques de tout genre ; la manutention des chiffons et des guenilles ; les fabriques d’écorce, le découpage sur bois, la xylogra­phie, la peinture sur faïence ; la fabrication et le blanchiment des chapeaux de paille ; les manufactures de vaisselle et de tabac ; les fabriques de colle et de gélatine ; la ganterie, la pelleterie et la chapellerie ; la fabrication des jouets ; les moulins à broyer le lin, l’industrie des laines de shoddy et celle des cheveux ; l’horlogerie, la peinture en bâtiments ; le nettoyage du duvet, la fabrication des pinceaux et des pains à cacheter ; la glacerie ; les poudreries et les fabriques de matières explosives, d’allu­mettes phosphoriques et d’arsenic ; l’étamage du fer blanc ; l’apprétage ; l’imprimerie et la composition typographique ; la taille des pierres fines ; la lithographie, la photographie, la chromolithographie et la méta-chromotypie ; la tuilerie, la fonderie et les usines métallurgiques ; la construction des bâtiments et des chemins de fer ; les mines, le transport des bateaux par voie fluviale ou par les canaux, etc. Nous trouvons encore les femmes dans le vaste champ qu’ouvrent à leur activité le jardinage, l’agriculture, l’élevage du bétail et toutes les industries qui s’y rattachent, et enfin dans les différentes catégories de métiers dont elles se sont occupées depuis longtemps et jusqu’à certain point à un titre privilégié : le blanchissage du linge, la confection des vêtements de femmes, les différentes branches des choses de la mode ; nous rencon­trons encore les femmes comme vendeuses et d’une façon de plus en plus fréquente, dans ces derniers temps, comme demoiselles de comptoir, institutrices, directrices d’écoles enfantines, auteurs et artistes, etc. Il y a encore des milliers de femmes des classes moyennes employées comme filles de magasin ou dans les marchés, qui par suite sont presque entièrement soustraites à toute fonction domestique et notamment à l’élevage des enfants. Enfin il y a lieu de mentionner encore une industrie dans laquelle les femmes jeunes et surtout jolies trouvent chaque jour davantage à s’employer, mais au grand détriment de leur développement physique, intellectuel et moral ; nous voulons parler des lieux publics de tous genres dans lesquels elles entrent pour servir et attirer par leurs séductions la clientèle masculine, toujours avide de jouissances.

Parmi ces divers métiers, il y en a beaucoup d’extrêmement dangereux. C’est ainsi que, dans la fabrication et le blanchiment des chapeaux de paille, les gaz sulfureux et alcalins présentent, par leurs effets, un danger constant ; il en est de même pour l’inspiration des vapeurs de chlore dans le blanchiment des étoiles végétales ; des dangers d’empoisonnement existent dans la production des papiers peints, des pains à cacheter de couleur et des fleurs artificielles, de la métachromotypie, des poisons et des produits chimiques, et surtout dans la peinture des soldats de plomb et des jouets de même métal. La manipulation du mercure dans la miroiterie constitue autant dire un arrêt de mort pour le fruit des femmes enceintes qui se livrent à cette occupation ; la fabrication des allumettes phosphoriques, la manutention des laines de shoddi, la filature de la soie, présentent également de grands dangers. La vie des travailleurs est encore menacée par les mutilations de membres auxquelles les exposent le machi­nisme de l’industrie textile, la fabrication des matières explosives et le travail aux machines agricoles. Un simple regard jeté par le lecteur sur la liste que nous venons de dresser lui prouvera qu’une foule des métiers cités appartiennent aux plus pénibles et aux plus fatigants, même pour l’homme. On se contente toujours de dire que telle ou telle occupation est indigne de la femme ; on n’arrivera à rien de bon avec cela aujourd’hui, si l’on ne trouve pas à lui assigner d’autres fonctions, plus convenables.

Vraiment, ce n’est pas un beau spectacle que de voir, sur les chantiers de cons­truction des chemins de fer, des femmes, et même des femmes enceintes, lutter avec les hommes à qui poussera le plus de brouettes lourdement chargées ; ni de les apercevoir, dans la construction des bâtiments, faire office de manœuvres, gâcher la chaux et le ciment ou porter de lourds fardeaux de pierres ; ni de les voir occupées au lavage de la houille ou du mimerai de fer, etc. On dépouille ainsi la femme de ce qu’elle a de plus légitimement féminin, on foule aux pieds son sexe, de même que, par réciprocité, dans une foule de métiers différents, on enlève à nos hommes tout ce qu’ils ont de masculin. Ce sont les conséquences de l’exploitation et de la guerre sociales. Nos détestables conditions sociales mettent fréquemment la nature sens dessus dessous.

Il est donc compréhensible et naturel que, par suite de l’extension que prend et tend à prendre davantage encore le travail féminin dans tous les genres de métiers, les hommes ne voient pas d’un bon oeil ce qui se passe, et qu’il s’élève des réclamations comme celle par laquelle ou demande la suppression absolue et l’interdiction légale du travail de la femme. Il n’est pas douteux qu’avec le développement pris par le travail féminin, la vie de famille va se perdant de plus en plus pour l’ouvrier, que la désorganisation du mariage et de la famille en est la conséquence, et que l’immoralité, la démoralisation, la dégénérescence, les maladies de toute nature, la mortalité des enfants, augmentent dans d’effrayantes proportions. Et malgré tout cela, cette évolu­tion, dans son ensemble, n’en constitue pas moins un progrès, exactement comme en a été un l’introduction de la liberté du travail, de la liberté d’établissement et de mariage, et la suppression de toutes les prohibitions, mesures qui ont favorisé le déve­loppement du grand capitalisme mais qui ont porté le dernier coup à la petite et à la moyenne industrie, et qui préparent leur ruine, sans salut possible.

Les travailleurs sont peu enclins à venir en aide à la petite industrie quand celle-ci cherche à prolonger encore un moment, d’une façon artificielle - car il ne saurait être question de faire davantage, - l’existence de professions d’une importance infime au moyen de mesures réactionnaires comme la limitation de la liberté du travail et d’établissement, des corporations et des corps de métier, etc. il est également impos­sible d’en revenir à l’ancien ordre de choses en ce qui concerne le travail des femmes, ce qui, bien entendu, n’empêche pas que des lois rigoureuses sur le régime des fabriques mettent obstacle à l’exagération de l’emploi de la main d’œuvre féminine et enfantine, et l’interdisent même absolument pour les enfants en âge de fréquenter l’école. Ici les intérêts des travailleurs se rencontrent avec ceux de l’État [1], et les intérêts de l’humanité en général avec ceux de la civilisation. Le but final à atteindre doit être la suppression des inconvénients qui résultent des progrès réalisés tels que le développement du machinisme, le perfectionnement de l’outillage et toute la méthode de travail moderne, de telle sorte qu’il n’en reste que les avantages, mais que ceux-ci profitent à tous les membres de la société.

C’est un contre-sens et une criante anomalie, que les progrès de la civilisation et des conquêtes qui sont le produit du développement de l’humanité tout entière, ne profitent qu’à ceux qui peuvent se les approprier en vertu de leur puissance matérielle, que des milliers de travailleurs et d’ouvriers laborieux soient frappés de terreur et d’angoisse en apprenant que le génie humain vient encore d’inventer urne machine qui produit vingt et trente fois plus que le bras de l’homme et qu’il ne leur reste plus dès lors que la perspective d’être jetés sur le pavé comme inutiles et superflus [2]. Il en résulte que ce qui devrait être salué avec joie par tout le monde devient l’objet des sentiments les plus hostiles, sentiments qui, à des époques plus éloignées, ont déterminé plus d’une fois l’assaut des fabriques et la démolition des machines. Le même esprit d’hostilité existe aujourd’hui entre l’homme et la femme. Ceci est égale­ment contre-nature. il y a donc lieu de chercher à fonder un ordre social dans lequel la totalité des instruments de travail soit la propriété de la communauté, qui reconnaisse l’égalité des droits à tous, sans distinction de sexe, qui entreprenne l’appli­cation de tous les perfectionnements et de toutes les découvertes, tant techniques que scientifi­ques, qui enrôle en même temps pour le travail tous ceux qui, à l’heure actuelle, ne produisent pas ou emploient leur activité à des choses nuisibles, les paresseux et les fainéants, de telle sorte que la durée du travail nécessaire à l’entretien de la société soit réduite à son minimum et que, par contre, le développement physi­que et intellectuel de tous ses membres soit porté à son plus haut degré. De cette façon seulement la femme deviendra, comme l’homme, un membre de la société utilement productif et à droits égaux ; de cette façon seulement elle pourra donner leur plein développement à ses facultés physiques et morales, remplir tous ses devoirs et jouir de tous ses droits sexuels. Une fois placée vis-à-vis de l’homme dans la plénitude de sa liberté et de son égalité, elle sera à l’abri de toute exploitation indigne d’elle.

La suite de cet exposé montrera que toute notre évolution actuelle tend à une situation de ce genre et que ce sont précisément les maux dont nous souffrons tant et si cruellement au cours de cette évolution qui amèneront, dans un temps qui n’est pas trop lointain, l’état de choses rêvé. Commuent ? - Nous le discuterons plus tard.

Bien que le progrès caractéristique réalisé dans la situation de la femme au sein de notre vie sociale se touche du doigt et que quiconque a les yeux ouverts soit obligé de le voir, on n’en entend pas moins tous les jours parler de la vocation naturelle de la femme qui la destinerait exclusivement au ménage et à la famille. Et même ce langage retentît le plus haut là où la femme cherche à entrer aussi dans le cercle de ce qu’on appelle les carrières élevées, par exemple dans les branches supérieures de l’enseignement et de l’administration, dans les carrières médicale et judiciaire, dans les sciences naturelles. On y va chercher les raisonnements les plus risibles et les plus absurdes, que l’on défend avec les apparences de l’érudition. Il en est souvent des appels à la science et à l’instruction comme des appels à l’ordre et à la morale. Bien qu’il ne se soit pas encore trouvé d’hommes pour présenter l’immoralité et le désordre comme une situation désirable (il faudrait faire une exception pour les individus qui se sont emparés du pouvoir et de la puissance au moyen du désordre et de l’immo­ralité, cas dans lequel ceux-ci se sont toujours efforcés de présenter leurs actes comme nécessaires à l’ordre, à la religion et à la morale), ces plaisanteries n’en vont pas moins, avec tous leurs effets préjudiciables, à l’adresse des hommes qui veulent fonder la vraie morale, le véritable ordre, en un mot un état de choses plus digne de l’humanité. De même l’appel à l’instruction et à la science doit faire aujourd’hui les frais des railleries pour défendre ce qu’il y a de plus absurde et de plus réactionnaire. On vient mous dire que la nature et la conformation physique de la femme la destinent à la vie domestique et à la famille, que c’est là qu’elle doit remplir le but de sa vie. Nous avons vu commuent elle peut le faire. Et le grand argument que l’on invoque, c’est que la femme est, au point de vue intellectuel, inférieure à l’homme, et qu’il est absurde de croire que dans cet ordre d’idées elle soit on mesure de produire quoi que ce soit de remarquable.

Ces opinions, émises par des « savants », répondent si bien au préjugé commun à tous les hommes sur la vocation essentielle et les capacités de la femme, que celui qui les produit peut toujours compter sur l’approbation de la masse des hommes et aujourd’hui encore sur celle de la majorité des femmes. Mais bien que la majorité doive décider, bien qu’elle ne laisse rien s’accomplir contre sa volonté et ses préjugés, cela ne veut pas dire qu’elle veuille toujours ce qu’il y a de plus raisonnable. Des idées nouvelles rencontreront toujours une résistance énergique, aussi longtemps que l’instruction et la faculté de comprendre seront aussi rudimentaires qu’aujourd’hui et que les conditions sociales seront telles que la réalisation de ces idées soit de nature à léser les intérêts des classes dirigeantes. Il est facile à ces classes intéressées d’exploiter à leur profit le préjugé des masses, et c’est ainsi qu’au début les idées nouvelles ne conquièrent qu’une faible minorité, qu’on les raille, qu’on les vilipende et qu’on les persécute par dessus le marché. Mais lorsque ces idées sont bonnes et raisonnables, lorsqu’elles surgissent comme une conséquence nécessaire des circons­tances, elle gagnent du terrain et la minorité finit par devenir la majorité. Il en a été ainsi de toutes les idées nouvelles dans le cours de l’histoire de l’humanité, et celle du socialisme, avec laquelle la véritable et complète émancipation de la femme est en si intime corrélation, offre aujourd’hui le même spectacle.

Le Christianisme n’a-t-il pas été au début en infime minorité ? Les idées de la Réforme et de la bourgeoisie moderne n’ont-elles pas eu aussi leurs adversaires tout-puissants ? Et n’en ont-elles pas moins vaincu pour cela ? Et le socialisme est-il en quoi que ce soit perdu parce que, dans l’empire allemand il est garrotté par des lois d’exception et ne peut remuer ? Jamais sa victoire n’a été plus certaine que lorsqu’on a cru l’avoir tué.

Il est des socialistes qui ne se montrent pas moins antipathiques à l’émancipation de la femme que ne le sont les capitalistes au socialisme. Tout socialiste se rend compte de la situation dépendante dans laquelle il se trouve vis-à-vis du capitaliste et il s’étonne que d’autres, et notamment les capitalistes eux-mêmes, ne veuillent pas s’en rendre compte comme lui ; mais il arrive dans bien des cas qu’il ne sent pas à quel point la femme est dépendante de l’homme, parce que son propre et cher moi en viendrait à être mis en question. C’est la tendance à sauvegarder des intérêts, réels ou supposés, qui alors sont toujours primordiaux et sacrés, qui rend les hommes aveugles de la sorte.

Invoquer la vocation naturelle de la femme à n’être qu’une ménagère ou une éleveuse d’enfants a juste aussi peu de sens que prétendre qu’il devra éternellement y avoir des rois parce qu’il y en a toujours eu partout, depuis que nous avons une « histoire ». Bien que nous ne sachions pas d’où le premier roi a tiré son origine, pas plus que nous ne savons où se révéla le premier capitaliste de vocation, il nous est cependant connu que la royauté a subi, dans le cours des siècles, des modifications profondes, qu’on tend de plus en plus à la dépouiller de sa puissance, et nous pouvons en conclure à bon droit qu’un temps viendra où on considérera la royauté comme superflue. Comme la royauté, toute institution gouvernementale ou sociale est sou­mise à des transformations, à des évolutions constantes, et finalement vouée à la disparition complète, il en va exactement de même pour le mariage et pour la condition de la femme dans celui-ci. La situation de la femme dans le mariage, au temps de l’ancienne famille patriarcale, diffère essentiellement de celle qu’elle occupait on Grèce où, comme nous le voyons d’après les paroles de Démosthène, la femme avait pour seul but « de faire des enfants légitimes et d’être une fidèle gardienne du foyer. » Qui donc oserait défendre aujourd’hui comme « conforme à la nature »une pareille situation, sans s’attirer le reproche de déconsidérer la femme ? Il m’est pas douteux qu’il existe encore aujourd’hui des originaux qui partagent dans leur for intérieur la manière de voir des Athéniens, mais nul n’oserait à l’heure actuelle exprimer hautement ce qu’un des hommes les plus remarquables de la Grèce pouvait reconnaître publiquement et en toute liberté comme naturel il y a 2.200 ans. C’est en cela que consiste le grand progrès réalisé. Si donc tout le développement moderne, notamment dans la vie industrielle, a sapé par la base des millions de mariages, il a d’autre part exercé sur l’union conjugale une action heureuse, notamment là où la situation sociale des conjoints permettait d’écarter les influences néfastes. C’est ainsi qu’il n’y a pas de longues années, on ne considérait pas seulement comme naturel, dans tous les ménages de bourgeois ou de paysans, que la femme s’occupât de la couture, du tricot, de la lessive - bien que cela soit dès aujourd’hui fort passé de mode -, mais encore elle cuisait le pain, filait, tissait et blanchissait la toile, brassait la bière, fabriquait le savon et la chandelle. Faire confectionner une pièce d’habillement hors de la maison était par toute la ville considéré comme une énorme prodigalité, discuté et jugé par les hommes aussi bien que par les femmes comme un événement. Cet état de choses dure peut-être encore par-ci par-là de nos jours, mais à l’état d’exception. Plus de 90 femmes sur 100 se dispensent aujourd’hui de la plupart de ces besognes, et avec juste raison. D’une part, beaucoup de ces travaux s’exécutent mieux, d’une façon plus pratique et à meilleur compte que ne pouvait les faire la ménagère, et d’autre part l’installation domestique qu’ils exigent ferait aujourd’hui défaut, tout au moins dans les villes. C’est ainsi qu’en une courte période d’années, il s’est réalisé dans notre vie de famille une grande révolution à laquelle nous ne prêtons si peu d’attention que parce que nous la considérons comme naturelle. L’homme s’accommode des faits nouveaux et ne les remarque même pas s’ils ne se produisent pas devant lui d’une façon trop subite ; mais en présence des idées nouvelles qui tendent à l’arracher à la routine consacrée, il se cabre avec entêtement.

Cette révolution qui s’est accomplie dans notre vie domestique et qui se poursuit toujours plus avant, a aussi, dans un autre ordre d’idées, modifié d’une façon profonde la situation de la femme dans la famille. Elle est devenue plus libre, plus indépen­dante. Nos grands mères n’avaient pas songé à cela, et ne pouvaient pas y songer, que des jeunes ouvriers, des apprentis, en viendraient à vivre hors de la maison et loin de la table de famille, à fréquenter les théâtres, les concerts et les lieux de plaisir, et souvent même - cela est terrible à dire - pendant la semaine. Et laquelle de ces bonnes vieilles femmes aurait pensé, aurait osé penser à se préoccuper des affaires publiques, quand bien même non politiques, comme cela arrive pourtant de nos jours pour beaucoup de femmes déjà ? On fonde des associations dans les buts les plus divers, on entretient des journaux, on réunit des congrès. Comme ouvrière, la femme entre dans des corporations, assiste aux réunions et aux assemblées d’hommes et se trouve déjà par-ci par-là - je parle de l’Allemagne - en possession du droit de vote pour la nomination des conseils de prud’hommes.

Quel est donc le routinier qui voudrait supprimer tous ces changements, bien qu’il soit indéniable que dans cet état de choses, à côté des rayons, il se trouve aussi des ombres qui précisément tiennent à nos conditions sociales gâtées et pourries, mais qui ne l’emportent pas sur le côté lumineux. Si l’on faisait voter les femmes, si conser­vatrices qu’elles soient jusqu’à présent en général, il en ressortirait qu’elles n’ont aucune disposition à revenir aux anciennes et étroites conditions patriarcales du commencement du siècle.

Aux États-Unis, où la société, il est vrai, est encore aussi placée sur le pied bourgeois, mais où elle n’a à se débattre ni avec les vieux préjugés européens ni avec des institutions surannées, et où l’on est bien plus disposé à adopter les idées nou­velles quand elles promettent des avantages, on envisage depuis longtemps et dans des milieux très étendus la situation de la femme tout autrement que chez nous. On y est par exemple déjà venu, en maints endroits, à cette saine pensée qu’il n’est pas seulement pénible, embarrassant et dangereux pour la bourse, que la femme cuise encore le pain et brasse la bière elle-même, mais on considère déjà comme superflu et nuisible à la caisse qu’elle prépare encore ses repas dans sa propre cuisine. La cuisine particulière est remplacée par des sociétés alimentaires, munies de fourneaux à vapeur et de machines ; les femmes font le service à tour de rôle, et le résultat est que le manger revient trois fois moins cher, qu’il a meilleur goût, qu’il offre plus de variété et coûte beaucoup moins de peine à préparer. Nos officiers qui, à part cela, ne sont pas décriés comme socialistes et communistes, font absolument de même ; ils forment dans leurs cercles une société à capital variable, nomment un administrateur qui veille aux achats et se procure les vivres en gros ; on convient du menu et la préparation se fait à la cuisine à vapeur de la caserne. Ils vivent à bien meilleur compte qu’à l’hôtel et ont une nourriture pour le moins aussi bonne.

Qu’à côté de la cuisine on installe le lavoir et le séchoir à vapeur comme il en existe déjà ; qu’au chauffage par le fourneau, qui fait perdre du temps et n’est pas agréable, on substitue un système de chauffage central pratique comme il en existe déjà - bien qu’insuffisants et imparfaits - dans nos hôtels, nos riches maisons particu­lières, nos hôpitaux, nos écoles et nos casernes, et la femme sera déchargée de travaux éminemment pénibles et qui lui font perdre un temps précieux. On hausse volontiers les épaules en entendant exposer ces plans et d’autres analogues. Si, il y a cinquante ou soixante ans, on avait proposé à nos femmes d’épargner à leurs filles et à leurs domestiques la corvée d’aller puiser de l’eau par l’installation d’un service distributeur, elles n’auraient pas manqué de déclarer la chose insensée et inutile, bonne tout au plus à donner à leurs filles et à leurs servantes des habitudes de paresse. Napoléon Ier n’a-t-il pas proclamé absurde l’idée de faire marcher un navire à la vapeur ? Et combien n’a-t-on pas critiqué nos chemins de fer en considération de ces « pauvres rouliers » ?

Ainsi la société bourgeoise actuelle laisse entrevoir, dans tous les domaines, des germes que la société nouvelle n’aura qu’à développer en grand et d’une manière géné­rale pour déterminer une puissante évolution vers le mieux.

Il ressort clairement de tout cela que l’évolution entière de notre existence sociale ne tend pas à renfermer à nouveau la femme à la maison et près de son foyer, comme le lui assignent nos fanatiques de la vie domestique, qui soupirent après cela comme au milieu du désert les Juifs pleuraient les platées de viande de l’Égypte perdues, mais bien au contraire à la faire sortir du cercle étroit de son ménage, à lui faire complètement prendre part à la vie publique du peuple - dans lequel on cessera de ne compter que les hommes - et à tous les devoirs civilisateurs de l’humanité. C’est ce qu’a pleinement reconnu aussi Laveleye, en écrivant [3] : « À mesure que progresse ce que nous nous plaisons à appeler la civilisation, le sentiment de la piété et les liens de la famille s’affaiblissent et exercent une moindre influence sur les actions des hommes. Ce fait est si général qu’on peut le considérer comme une loi d’évolution sociale ». Parfaitement exact. Ce n’est pas seulement la situation de la femme qui a subi des modifications profondes, mais encore celle du fils et de la fille dans la famille ; ceux-ci ont acquis une indépendance inconnue jadis. Cela se voit surtout aux États-Unis où, grâce à l’atmosphère sociale entière, l’éducation est poussée à un degré bien plus élevé que chez nous dans le sens du personnalisme et de l’indépendance masculins. Les points sombres qui font également tache aujourd’hui à cette forme de l’évolution ne sont pas absolument nécessaires et, sous l’influence de conditions sociales meilleures, ils pourront fort bien se dissiper, et ils se dissiperont.

De même que Laveleye, le Dr Schaeffle reconnaît que la modification profonde du caractère de la famille à notre époque est due à ces causes sociales. Il dit [4] : « La tendance qu’a la famille, comme il a été exposé dans le chap. 2, à revenir à ses fonc­tions spécifiques, se manifeste clairement au cours de l’histoire. La famille constitue une fonction dont on se sert provisoirement et pour suppléer aux autres. Quelle que soit la place qu’elle ait prise, à titre purement surrogatif, dans les lacunes des fonc­tions sociales, elle la cède aux institutions spéciales du droit, de l’ordre, de la puissance, de la religion, de l’instruction, de la science technique, etc., dès que ces institutions prennent naissance. »

Les femmes elles-mêmes vont plus loin, bien que tout d’abord en minorité seulement, et quoique leurs visées manquent de clarté complète. Elles ne veulent pas seulement pouvoir mesurer leurs forces avec celles de l’homme sur un terrain indus­triel plus étendu, elles ne veulent pas seulement conquérir une situation plus libre et plus indépendante dans la famille, elles veulent particulièrement utiliser leurs capa­cités intellectuelles dans les positions élevées. Il s’agit ici, maintenant, de cet argument aux termes duquel elles n’y seraient pas aptes, parce qu’elles n’y auraient pas été préparées par la nature. Bien que la question de l’exercice des hautes fonctions par les femmes n’en concerne, dans la société actuelle, qu’un petit nombre, elle n’en est pas moins d’une importance capitale. Car si on la résolvait négativement, la possibilité affirmée d’un plus complet développement et de l’égalisation des droits de la femme serait mise en question aussi. En outre, il faut détruire le préjugé qui consis­te pour la grande majorité des hommes à croire très sérieusement que les femmes doivent rester et resteront toujours leurs inférieures au point de vue intellectuel.

Il n’en est maintenant que plus facile de voir comment ces mêmes hommes, qui ne trouvent aucun moyen de remédier à ce que la femme soit occupée à des travaux dont beaucoup sont extrêmement pénibles, souvent dangereux, dans lesquels les plus grands périls menacent sa pudeur et où il lui faut manquer de la façon la plus éclatante à ses devoirs d’épouse et de mère, comment ces mêmes hommes, disons-nous, cherchent à l’écarter d’occupations où ces obstacles et ces dangers existent beaucoup moins et qui conviendraient bien mieux à son corps délicat, lequel malgré cela pourrait encore supporters pour la vigueur, une comparaison victorieuse avec celle de plus d’un savant.

Parmi les savants qui, en Allemagne, ne veulent pas entendre parler, ou tout au plus d’une façon très-restreinte, de l’accession de la femme aux hautes études, on compte, par exemple, le professeur Bischof, de Munich, le Dr Louis Hirt, de Breslau, le professeur H. Sybel, L de Baerenbach, le Dr E. Reich et nombre d’autres. De Baerenbach croit même pouvoir refuser à la femme l’accession à la science et lui en dénier les aptitudes, notamment par ce fait que jusqu’ici il ne s’est révélé parmi les femmes aucun génie et qu’elles sont manifestement inaptes à l’étude de la philosophie. Il me semble que jusqu’ici le monde s’est contenté de philosophes masculins et qu’il peut se passer des féminins. Et pour ce qui est de l’objection que les femmes n’auraient encore produit aucun génie, elle ne me paraît ni solide ni probante. Les génies ne tombent pas du ciel, il leur faut l’occasion de se former et de se développer ; cette occasion, l’historique que nous avons fait dans cet ouvrage de la formation intellectuelle de la femme l’a suffisamment prouvé, a jusqu’ici fait presque complète­ment défaut à celle-ci, que l’on a même, pendant des milliers d’années, opprimée de toutes façons. Dire que la femme n’a aucune prédisposition au génie parce qu’on croit pouvoir refuser tout génie au nombre pourtant élevé de femmes remarquables, est exactement aussi faux que si l’ont prétendait que parmi les hommes il n’y a pas eu d’autres génies possibles que ceux que l’on considère comme tels parce qu’ils ont en l’occasion de se manifester. Le dernier des maîtres d’école de village sait déjà quelle quantité d’aptitudes n’arriveront même pas à se former parmi ses élèves, parce que toute possibilité de se produire leur fera défaut. Les génies et les talents, dans l’huma­nité masculine, ont certainement été mille fois plus nombreux que ceux qui se sont manifestés jusqu’ici, les conditions sociales les avant étouffés ; il en est exactement de même pour les capacités du sexe féminin qui, depuis des milliers d’années, a été bien plus encore soumis à l’oppression, aux entraves et à l’étiolement. Nous n’avons mal­heureusement aujourd’hui pas la moindre donnée qui nous permette de juger de l’abondance de forces et de capacités intellectuelles qui se développeraient chez l’homme comme chez la femme, le jour où elles pourraient se former dans des conditions conformes à la nature.

Il en va aujourd’hui dans l’humanité exactement comme dans le monde végétal, où des millions de précieuses graines n’arrivent pas à percer parce que le sol sur lequel elles tombent est déjà occupé par d’autres plantes qui dérobent au jeune rejeton la nourriture, l’air et la lumière. Les mêmes lois qui régissent la nature règlent aussi la vie humaine. Si de nos jours un jardinier ou un cultivateur s’avisait d’affirmer que telle ou telle plante est incapable de se développer ou d’arriver à sa croissance, sans l’avoir expérimentée ou même après l’avoir gênée jusque-là dans son développement par un traitement mal approprié, ce jardinier ou ce cultivateur serait considéré comme un nigaud par tous ses voisins plus éclairés, et ce serait à bon droit. La même chose arriverait si, pour obtenir un animal de race plus parfaite, il se refusait à croiser une femelle de ses animaux domestiques avec un mâle de race supérieure.

Il n’y aurait pas en Allemagne un seul paysan assez ignorant pour ne pas se rendre compte des résultats que produirait un semblable traitement pour ses plantes et son bétail, -une autre question est de savoir si ses moyens lui permettent d’appliquer les meilleures méthodes - ; ce n’est que pour ’humanité que des gens même pétris de science se refusent à admettre ce qu’ils considèrent comme une loi immuable pour tout le reste des objets terrestres. Et pourtant chacun peut, sans être un naturaliste, faire dams la vie de tous les jours ses remarques les plus instructives. Comment se fait-il que les fils de paysans se diffé­rencient des enfants des villes ? Comment se fait-il que les enfants des classes les mieux placées se distinguent de ceux des pauvres par la conformation de la figure et du corps, et même relativement par certaines qualités intellectuelles ? Cela provient de la différence dans les conditions de la vie et de l’éducation. L’exclusivisme qui existe dans l’éducation en vue d’une vocation définie imprime à l’homme son propre caractère. Un prêtre, un instituteur, se reconnaît facilement, dans la plupart des cas, à l’allure, à l’expression de la physionomie ; un militaire également, même quand il est en tenue bourgeoise. Un cordonnier se distingue aisément d’un tailleur, un menuisier d’un serrurier. Deux jumeaux qui, dans leur enfance, se seront ressemblés d’une façon frappante, offriront dans un âge plus avancé une différence remarquable si leur carrière n’a pas été la même, si l’un s’est livré à un rude travail manuel, comme for­geron par exemple, et si l’autre s’est adonné à l’étude de la philosophie. L’hérédité et l’adaptation jouent donc un rôle prépondérant dans le développement de l’être humain comme dans le règne animal, et l’homme parait même être, de toutes les créatures, la plus souple et la plus docile. Il suffit souvent de peu d’années d’un autre genre de vie et d’occupation pour faire de lui un homme tout différent. Ce changement rapide, au moins quant à l’extérieur, ne se manifeste nulle part d’une façon plus frappante que là où un homme de conditions chétives et pauvres passe brusquement à une situation de beaucoup meilleure. Si c’est la culture de son esprit qui lui permet le moins de renier son passé, cela ne tient pas à l’impossibilité de la perfectionner davantage mais bien à ce que, passé un certain âge, la majeure partie des hommes n’éprouvent plus le besoin d’acquérir davantage de connaissances intellectuelles, ou le tiennent pour parfaitement inutile. Voilà surtout pourquoi un parvenu de ce genre n’a que peu à souffrir de ce défaut. Notre époque, qui n’a de regards que pour l’argent et les moyens matériels, s’incline bien plus volontiers devant l’homme au gros sac d’argent que devant l’homme de génie richement doué au point de vue intellectuel, quand celui-ci a le malheur d’être pauvre et roturier. Il est certain que l’on ne reconnaît presque plus leur origine dans les manières et les allures des enfants d’un semblable parvenu, et moralement ils deviennent aussi de tout autres hommes.

Mais l’exemple le plus frappant de ce que font de l’homme le changement radical des conditions de la vie et l’éducation, nous le trouvons dans nos districts industriels. Les travailleurs et les bourgeois y offrent des contrastes extérieurs tels qu’on les dirait appartenir à deux races d’hommes différentes. Bien que je fusse habitué à ce contraste, il ne m’en frappa pas moins d’une façon presque effrayante à l’occasion d’une réunion électorale que je tins en 1877 dans une ville industrielle du cercle de l’Erzgebirge. La réunion, dans laquelle j’avais une discussion avec un professeur libéral, était organisée de telle sorte que les deux partis étaient fortement représentés et serrés l’un contre l’autre dans l’enceinte. Nos adversaires s’étaient emparés du devant de la salle ; c’étaient presque tous des hommes forts, vigoureux, souvent de haute taille, à l’aspect plein de santé ; dans le fond de la salle et sur les galeries s’étaient placés les ouvriers et les petits bourgeois, pour les neuf dixièmes des tisserands, petits, minces, à la poitrine étroite, aux joues pâles, dont les soucis et la misère se lisaient sur le visage. Les uns représentaient la vertu satisfaite et la morale solvable, les autres étaient les abeilles laborieuses et les bêtes de somme, grâce au produit du travail desquelles les premiers avaient si bonne mine, tandis qu’eux-mêmes souffraient de la faim. Que pendant une génération on les place dans des conditions d’existence également favorables et le contraste disparaîtra, il sera sûrement effacé dans leur descendance.

D’autre part il est visible qu’il y a plus de difficulté à discerner la situation sociale chez la femme que chez l’homme, parce qu’elle s’accommode à une situation nouvelle et adopte des habitudes d’existence supérieures avec bien plus de souplesse et d’habileté. Son aptitude dans ce sens dépasse celle de l’homme, plus embarrassé en tous points. Quelle raison a-t-on donc de douter qu’au point de vue intellectuel elle soit capable d’un grand développement ?

Tout cela nous permet de reconnaître les effets considérables qu’ont les lois de la nature sur le développement et sur les conditions sociales de la société.

C’est être borné ou de mauvaise foi que de nier qu’une condition sociale amé­liorée, au point de vue de l’existence et de l’éducation tant physiques que morales, pourrait élever la femme à un degré de perfection dont nous n’avons aujourd’hui aucune notion précise. Ce que jusqu’à présent des femmes isolées ont réalisé ne permet presque pas d’en douter, car ces femmes s’élèvent au-dessus de la masse de leur sexe, au moins d’autant que les hommes de génie dépassent la foule de leurs congénères. Dans le gouvernement des États, les femmes, eu égard à leur nombre, et en prenant pour établir la valeur de leurs actes la même mesure dont on se plait à se servir pour juger aujourd’hui les princes, ont montré en général plus de talent même que les hommes. Rappelons pour exemples Isabelle et Blanche de Castille, Élisabeth de Hongrie, Élisabeth d’Angleterre, Catherine de Russie, Marie-Thérése, etc. Au reste, plus d’un grand homme de l’histoire se réduirait singulièrement si l’on savait toujours ce qu’il se devait à lui-même et ce qu’il devait aux autres. Des historiens allemands, par exemple Mr de Sybel, ont présenté comme l’orateur le plus remar­quable et l’un des plus grands génies de la Révolution française le comte Mirabeau. Et voici que les recherches ont prouvé que ce génie si puissant doit le canevas de presque tous ses discours, et celui des plus remarquables sans exception, au concours obligeant et à l’assistance de quelques savants travaillant silencieusement, qu’il sut habilement employer. D’un autre côté, des figures de femmes comme Madame Roland, madame de Staël, George Sand, méritent la plus haute estime et plus d’une étoile masculine pâlit auprès d’elles. Ce que des femmes ont fait comme mères d’hommes remarquables est également connu. Pour tout dire en un mot, les femmes ont produit, dans l’ordre intellectuel, tout ce qu’il était possible de donner dans des circonstances éminemment défavorables, et cela justifie les meilleures espérances dans leur développement moral ultérieur.

Mais admettons que les femmes ne soient en général pas aussi susceptibles de développement que les hommes, qu’elles ne doivent devenir ni des génies ni de grands philosophes ; est-ce que cette circonstance a servi de règle pour la majorité des hommes lorsqu’on leur a accordé, tout au moins dans les termes de la loi, l’égalité de droits avec les « génies » et les philosophes » ? Les mêmes savants qui dénient à la femme des aptitudes élevées sont aussi facilement enclins à en faire autant à l’égard des travailleurs manuels et des ouvriers. Quand le noble se réclame de son « sang bleu » et de son arbre généalogique, ils sourient dédaigneusement et haussent les épaules ; mais vis-à-vis de l’homme des classes inférieures ils se tiennent pour une aristocratie qui doit ce qu’elle est devenue non pas à la faveur des circonstances de la vie, - il n’y a pas de danger ! ce serait ravaler leurs personnes - mais bien en tout et pour tout à leur propre talent, à leur propre intelligence. Les mêmes hommes qui, sur certains points, sont les plus dénués de préjugés, qui n’ont qu’une piètre opinion de ceux qui ne pensent pas librement comme eux sont, sur d’autres points, dès qu’il s’agit de leur intérêt d’état ou de classe, de leur présomption et de leur amour-propre, bornés jusqu’à l’étroitesse et animés d’une hostilité qui va jusqu’au fanatisme. Voilà ce que les hommes des hautes sphères pensent de ceux des classes inférieures, voilà comment ils les jugent, et voilà comment à son tour le monde masculin tout entier pense et juge lorsqu’il est question des femmes. Les hommes, pris en grande majorité, ne voient dans la femme qu’un instrument de profits et de plaisir ; la considérer comme leur égale en droits répugne à leurs préjugés. La femme, pour eux, doit être soumise, obéissante, rester confinée exclusivement dans son ménage et abandonner tout le reste comme domaine « au roi de la création. » Elle devrait comprimer ses pensées, ses aspirations personnelles autant que possible et attendre patiemment ce que sa Pro­vidence terrestre, le père ou le mari, décidera d’elle. Plus elle se soumet à toutes ces exigences, plus elle est estimée « raisonnable, morale et vertueuse », dut-elle périr à moitié ou complètement sous le poids des douleurs physiques et morales qui sont la conséquence de sa situation d’opprimée. Mais si l’on parle d’égalité entre tous les êtres humains, c’est une absurdité que de vouloir en exclure la moitié.

De par la nature, la femme a les mêmes droits que l’homme ; le hasard de la naissance n’y peut rien changer. L’exclure des droits de l’humanité parce qu’elle est née femme et non homme - ce qui n’est pas plus la faute de l’homme que la sienne - est aussi absurde et injuste que si l’on faisait dépendre l’exercice de ces droits du hasard de la religion ou des opinions politiques, ou que si deux individus se considé­raient comme ennemis parce que le hasard de la naissance les a fait appartenir à des races ou à des nationalités différentes. Toutes ces entraves, toutes ces tendances oppressives sont indignes d’un homme libre et le progrès de l’humanité consiste à les écarter et même le plus rapidement possible. Nulle autre inégalité n’a le droit d’exister que celles créées par la nature pour l’accomplissement, différent dans la forme mais semblable au fond, du but naturel de la vie. Mais aucun sexe ne saurait dépasser les limites que lui impose la nature, parce que ce faisant il détruirait son propre but naturel. Nous pouvons en être assurés, et aucun sexe, pas plus qu’une classe, n’est fondé à imposer ses limites à l’autre sexe ou à une autre classe.

Nous pourrions arrêter ici notre argumentation contre ce qu’il y a d’injustifié à exclure la femme des hautes fonctions intellectuelles ou même à lui on dénier les capacités, mais il nous reste encore à examiner une objection capitale.

Le grand cheval de bataille de nos adversaires est que la femme a une cervelle plus petite que l’homme, ce qui démontrerait son éternelle infériorité. Le premier point est exact ; nous allons voir ce qu’il en est de la conclusion.

La grosseur du cerveau, et par suite le poids de la masse cérébrale, sont géné­ralement inférieurs chez le sexe féminin. D’après Huschke [5], le volume moyen du cerveau de l’Européen est de 1.446 centimètres cubes, celui de la femme de 1.226. Différence : 220 centimètres cubes. Comme poids, le professeur Bischoff estime que le cerveau masculin est en général de 126 grammes plus lourd que le féminin. Le professeur Meinert estime que le rapport en poids du cerveau masculin au féminin est comme 100 à 90. Mais le poids de la masse cérébrale est très différent chez les divers individus de l’un et de l’autre sexe. D’après le professeur Reclam, le cerveau du natu­raliste Cuvier pesait 1.861 grammes, celui de Byron 1.807, celui du mathématicien Dirichlet 1.520, celui du célèbre mathématicien Gaus 1.492 seulement, celui du philologue Hermann 1.358 et celui du savant Hausmann 1.226. Nous trouvons là une différence absolument énorme dans le poids du cerveau d’hommes richement doués au point de vue intellectuel. Le cerveau de Hausmann pesait à peu près le poids moyen du cerveau de la femme.

Ces différences dans les cerveaux permettent de constater tout d’abord que c’est aller trop vite en besogne que de faire dépendre exclusivement du poids de la masse cérébrale la mesure des capacités intellectuelles. Somme toute, les recherches sur ce point sont encore trop nouvelles et trop peu nombreuses pour rendre possible un jugement définitif. Mais, en dehors du poids moyen du cerveau chez les deux sexes, il faut aussi faire entrer en ligne de compte le reste de leur organisation physique, et alors on s’aperçoit qu’en prenant en considération la taille et le poids moyen du corps, le cerveau féminin est proportionnellement plus gros que celui de l’homme. Autant la taille du corps décide peu de sa vigueur, autant peut-être la seule masse cérébrale influe peu sur la masse intellectuelle. Nous voyons de très petits animaux (les four­mis, les abeilles) en surpasser en intelligence de bien plus gros (par exemple le mouton, la vache), de même que nous constatons souvent que des individus de belle prestance restent, pour leurs aptitudes intellectuelles, loin derrière d’autres, de petite taille et d’extérieur insignifiant. Tout cela dépend donc, très vraisemblablement, non pas seulement de la masse du cerveau, mais encore et surtout de son organisation, et tout d’abord de sa culture et de son exercice.

Le cerveau, pour pouvoir développer entièrement toutes ses facultés, doit, comme tous les autres organes, être soigneusement exercé et convenablement nourri. Si l’on néglige ce soin, ou si le façonnement du cerveau est entrepris d’après une méthode entièrement fausse, au lieu d’en stimuler et d’en développer les parties qui repré­sentent surtout le discernement, on développera plutôt celles où le sentiment et la fantaisie ont leur siège ; de la sorte on ne l’entravera pas seulement, mais on ira jusqu’à l’atrophier. L’une des parties se nourrira aux dépens de l’autre.

Et maintenant, il n’est pas un homme connaissant un peu l’histoire de l’évolution de la femme qui puisse nier que, dans l’ordre d’idées qui nous occupe, on a commis une lourde faute à. l’égard de celle-ci depuis des milliers d’années et qu’on en commet encore. Lorsque le professeur Bischoff prétend que la femme a, tout aussi bien que l’homme, pu développer son cerveau et son intelligence, cela prouve une somme d’ignorance inouïe et interdite à un savant sur un sujet qu’il a lui-même mis en dis­cussion. Comment donc expliquer ce fait frappant que, parmi les peuples peu cultivés, tels que les nègres et presque toutes les peuplades sauvages, la masse et le poids du cerveau chez l’homme et la femme se rapprochent beaucoup plus que chez les peuples civilisés ? Uniquement par ceci que les hommes de ces derniers peuples ont déve­loppé au plus haut degré leurs fonctions cérébrales et que celles-ci ont été enrayées chez les femmes. Dans la première partie de cet ouvrage nous avons montré com­ment, au début, les qualités physiques et morales des deux sexes ont pu n’être qu’à peine différentes, mais comment aussi, par suite de la situation prépondérante prise par l’homme sur la femme pendant une longue période d’évolution, cette diffé­rence a nécessairement dû aller en s’accentuant.

Si nos savants veulent être des lumières de l’histoire naturelle, qu’ils daignent aussi comprendre que les lois de leur science trop étroite sont applicables à la vie et au développement des êtres humains. Qu’ils daignent apprendre que les lois de l’évolution, de l’hérédité, de l’adaptation, s’appliquent aussi exactement à l’homme qu’à tout autre être, que l’homme n’est pas une exception dans la nature, que la con­naissance exacte des phases de son développement particulier et la doctrine de l’évolution appliquée à son cas nous font apparaître clair comme le jour ce qui sans cela reste obscur et voilé, et devient un sujet de mysticisme scientifique ou de science mystique.

Quelques savants, le Dr L. Büchner, par exemple, prétendent que la différence entre les cerveaux des deux sexes n’est pas la même chez les divers peuples civilisés. Elle serait la plus grande chez les Allemands et les Hollandais ; viendraient ensuite les Anglais, les Italiens, les Suédois, les Français. C’est chez ces derniers que les sexes se rapprocheraient le plus quant au cerveau. Mais Büchner ne s’explique pas sur la question de savoir s’il faut en conclure que chez les français les femmes ont acquis un plus grand développement et se sont ainsi rapprochées des hommes ou si, inver­sement, les hommes se sont moins développés et ont déterminé de la sorte cette plus grande ressemblance, - car les deux cas seraient possibles. D’après l’état de l’instruction en France, on peut fort bien admettre le premier.

Un fait certain, c’est donc que la forme du cerveau s’est également développée en raison de l’éducation donnée, si tant est que ce mot d’éducation puisse être employé surtout pour une grande partie des temps passés et que l’expression « d’élevage » ne soit pas plus exacte. Tous les physiologistes sont d’accord sur ce point que le siège propre de la formation de l’intelligence est dans les parties antérieures du cerveau, au-dessus des. yeux, c’est-à-dire la face immédiatement antérieure de la boîte crânienne. Les parties du cerveau qui intéressent la vie sentimentale et affective, comme nous la désignons, doivent se trouver dans la portion centrale de la tête. La différence de la forme de la tête chez l’homme et chez la femme corrobore cette opinion ; chez le premier, c’est la face antérieure de la tête qui est la plus développée, chez la femme c’en est le milieu.

Et c’est d’après cette conformation de la tête, résultat de la condition prépon­dérante de l’homme d’une part et de l’état de sujétion de la femme de l’autre, que s’est développée la conception de la beauté pour les deux sexes. D’après l’idée du beau, telle que l’avaient les Grecs et telle qu’elle sert encore de règle aujourd’hui, la femme doit avoir un front étroit, plutôt bas, l’homme un front haut et particulièrement large. Et cette conception de la beauté, qui démontre leur infériorité, les femmes en sont pénétrées à tel point qu’elles tiennent pour une regrettable marque de laideur un front élevé, dépassant la moyenne, et cherchent à corriger artificiellement la nature en ramenant de force leurs cheveux sur le front, pour le faire paraître plus bas.

Après tout cela il n’y a donc pas lieu de s’étonner de ce que les femmes soient intellectuellement ce qu’elles sont. Certes Darwin a raison quand il dit que si l’on plaçait l’une à côté de l’autre une liste comprenant les hommes qui se sont le plus distingués dans la poésie, la peinture, la sculpture, la musique, la science et la philo­sophe, et une seconde liste des femmes les plus remarquables dans cet ordre d’idées, il n’y aurait aucune comparaison à établir entre les deux. Mais faut-il s’étonner de cela ? Il y aurait lieu de s’étonner s’il en était autrement. Le Dr Dodel-Port [6] répond aussi très justement à cette argumentation que les choses prendraient une tout autre tournure si, durant un certain nombre de générations, hommes et femmes recevaient la même éducation et la même instruction dans l’exercice de ces arts et de ces scien­ces. La femme, prise dans sa généralité, est aussi plus faible que l’homme, ce qui précisément n’est pas le cas chez beaucoup de peuples sauvages et se manifeste même fréquemment d’une façon inverse. Mais, quant aux modifications que l’exercice et l’éducation dès le jeune âge peuvent apporter à cet état de choses, nous le constatons chez les écuyères et les acrobates qui peuvent lutter de courage, de désinvolture, d’agilité et de vigueur avec n’importe quel homme et exécutent souvent des choses étonnantes.

Dés lors donc que tout cela n’est que la condition de la vie et de l’éducation, du « dressage », pour employer crûment une expression scientifique, et que l’application des lois de la nature produit aujourd’hui des effets tout à fait surprenants, notamment en ce qui concerne nos animaux domestiques, il ne saurait être douteux le moins du monde que l’application de ces lois à la vie physique et intellectuelle des êtres humains mènerait à de mien autres résultats encore, parce que l’homme, en tant que sujet d’éducation, connaissant son but et ses fins, y mettrait lui-même du sien.

On voit, d’après tout ce que nous venons d’exposer, en quelle corrélation étroite, voire intime, les sciences naturelles modernes sont avec toute notre existence sociale et son développement. On voit encore que les lois naturelles, appliquées à la société humaine, nous éclairent sur mos conditions respectives, que sans elles nous ne saurions atteindre dans toute leur étendue. Si, par l’application de ces lois naturelles au développement de l’être humain [7], nous poussons jusqu’aux causes premières , nous trouvons que l’autorité, le caractère. les qualités physiques, chez un individu comme pour des classes ou les peuples entiers, dépendent en première ligne des conditions de l’existence, c’est-à-dire de la puissance économique et sociale qui, à son tour, subit l’influence du climat, de la conformation et de la fertilité du sol. Marx, Darwin, Buckle ont tous trois, chacun dans sa propre sphère, la plus grande portée pour l’évolution moderne ; leurs doctrines et leurs découvertes influeront dans la plus large mesure sur la forme et le développement à venir de la société.

Si les tristes conditions et l’indignité de l’existence humaine, - c’est-à-dire l’imper­fection de l’état social - sont reconnues être cause de l’insuffisance et de la défectuo­sité du développement individuel, il en découle nécessairement que l’amélioration des conditions de la vie doit également avoir de l’action sur les êtres humains. La conclusion en est encore que l’application rationnelle à ceux-ci des lois de la nature, connue sous le nom de Darwinisme, créera des êtres humains nouveaux, mais exigera aussi des conditions sociales appropriées et finira par mener ainsi, selon la doctrine de Marx, au socialisme. Il ne servira de rien de se rebiffer et d’essayer d’enrayer le mouvement... « Et si tu ne marches pas de bon gré, j’emploierai la force »... la force de la raison, s’entend.

La loi darwinienne de la lutte pour l’existence, qui a pour point essentiel dans la nature que l’être le mieux organisé et le plus robuste supplante et détruit l’être infé­rieur, amène pour l’espèce humaine cette conclusion que l’homme, en tant qu’être pensant et doué de discernement, peut modifier, améliorer et perfectionner d’une façon profonde les conditions de son existence, c’est-à-dire son état social et tout ce qui s’y rattache, de telle sorte qu’en fin de compte elles deviennent également favorables pour tous les êtres humains. L’humanité se crée petit à petit, sous forme de lois et d’institutions, des conditions qui permettent à chaque individu de développer ses aptitudes et ses capacités pour son bien propre comme pour le bien général, mais qui lui enlève le pouvoir de nuire a autrui ou à la collectivité parce qu’il est immé­diatement compréhensible que ce faisant il se nuirait à lui-même. Cet état de choses agit finalement de telle sorte sur l’intelligence et sur les idées de l’homme que la pensée de dominer et de nuire finit par ne plus trouver la moindre place dans son cerveau.

Le Darwinisme est donc, comme toute science vraie, une science éminemment démocratique [8], et lorsque ses propres représentants se refusent à le reconnaître et vont même jusqu’à soutenir le contraire, c’est qu’ils ne savent pas apprécier la portée de leur propre science, ce qui d’ailleurs n’est pas nouveau. Ses adversaires, et tout particulièrement les honorables membres du clergé, qui ont toujours le nez creux quand il s’agit d’avantages terrestres ou de choses nuisibles pour eux, l’ont mieux compris, et ils dénoncent en conséquence le Darwinisme comme socialiste et athée. Il n’est pas du tout à l’honneur de M. le professeur Virchow d’être d’accord avec ces gens et d’avoir, en 1877, au Congrès des naturalistes à Munich, objecté au professeur Haeckel que « le Darwinisme mène au socialisme », naturellement pour discréditer et décrier la doctrine parce que Haeckel demandait l’introduction de la théorie de l’évolution dans les programmes d’études.

Si les théories Darwiniennes mènent au socialisme, comme le prétend Virchow, cela ne prouve rien contre ces théories, mais cela prouve en faveur du socialisme. Car la véritable science n’a en rien à se préoccuper de savoir si ses conséquences mènent à telle ou telle institution politique, à telle ou telle situation sociale. Elle a à examiner si les théories sont justes, et si elles le sont, on doit les accepter avec toutes leurs conséquences. Celui qui agit autrement, en vue de son avantage personnel, pour se ménager les faveurs d’en haut, dans un intérêt de classe ou de parti, commet un acte méprisable et fait tort à la science. La science professionnelle, telle qu’elle existe en particulier dans nos Universités, ne peut en effet que dans des cas extrêmement rares prétendre à l’indépendance et au caractère personnel. La peur de perdre leur place et les faveurs du pouvoir, d’être obligés de renoncer aux titres, aux décorations et à l’avancement, conduit la plupart des représentants de la science à plier l’échine, à cacher leurs convictions ou même à dire publiquement le contraire de ce qu’ils pensent et savent dans leur for intérieur. Quand, comme en 1870. à l’occasion d’une prestation de serment de fidélité, un Dubois-Reymond en vient à s’écrier en pleine Académie de Berlin : « Les Universités sont les centres d’éducation de la garde du corps intellectuelle des Hohenzollern », on peut juger par là de ce que pensent du but de la science le gros de ceux qui sont bien au-dessous de Dubois-Reymond comme savoir et comme importance [9]. La science est ravalée au rang d’humble servante de la force.

Il est par suite aussi fort explicable que le professeur Haeckel et ses adhérents, tels que le professeur Schmidt, M. de Hellwald et d’autres encore, se défendent énergi­quement contre cet épouvantable reproche que le Darwinisme fait les affaires du socialisme, et prétendent de leur côté « qu’au contraire, le Darwinisme est aristocra­tique en ce qu’il enseigne que partout dans la nature l’être mieux organisé et plus robuste opprime l’être inférieur ; que, par suite, les classes instruites et possédantes, représentant dans l’humanité ces êtres mieux organisés et plus robustes, leur prédomination est justifiée parce qu’elle est conforme aux lois de la nature ».

Après les arguments que nous avons déjà produits, la fausseté de cette conclusion est évidente. Admettons que ce soit là la conviction de ces messieurs ; ils n’appliquent alors leurs théories à l’humanité que d’une façon brutalement mécanique. Parce que la lutte pour l’existence se poursuit inconsciemment dans la nature chez des animaux et des êtres qui n’ont aucune connaissance de ses lois, il doit donc en être de même pour l’espèce humaine ? Mais, heureusement que ces messieurs les savants le veuillent on non, l’humanité en vient à connaître les lois qui régissent son évolution et elle n’a donc besoin que d’appliquer cette connaissance à ses institutions politiques, sociales et religieuses, pour les transformer. Par conséquent, la différence entre l’être humain et l’animal consiste en ceci que l’homme est un animal pensant tandis que l’animal n’est pas un homme pensant. Voilà ce que, dans toute leur science, messieurs les Darwiniens n’ont pas entrevu. D’où le cercle vicieux dans lequel ils tournent.

Naturellement, M. le professeur Haekel et ses gens nient aussi que le Darwinisme conduise à l’athéisme, et ils font alors, après avoir, par toutes leurs déductions et toutes leurs démonstrations, écarté le « créateur » , les efforts les plus énergiques pour le faire rentrer en contrebande par la porte de derrière. On se fabrique alors son genre personnel de « religion », que l’on appelle « haute moralité », « principes moraux », etc. M. le professeur Haeckel essaya même, en 1882, au Congrès des naturalistes d’Eisenach, et en présence de la famille grand-ducale de Weimar, non seulement de sauver la religion, mais encore de présenter son maître Darwin comme un homme religieux. L’entreprise échoua piteusement comme purent le constater tous ceux qui ont lu ce discours et la lettre de Darwin citée, et qui savent penser. La lettre de Darwin disait exactement le contraire de ce qu’elle devait dire d’après le professeur Haeckel, bien qu’avec précaution, parce que Darwin, tenant compte lui aussi de la « piété » de ses compatriotes les anglais, ne se risquait jamais à dire publiquement ce qu’il pensait en réalité de la religion. Il l’avait fait dans l’intimité, comme on le sut peu après le Congrès de Weimar, à l’endroit du Dr Büchner, auquel il avait avoué que, depuis sa quarantième année, c’est-à-dire depuis 1849, il ne croyait plus à rien parce qu’il n’avait pu arriver à aucune démonstration en faveur de la foi. Dans les dernières années de sa vie, Darwin a aussi soutenu secrètement un journal athée paraissant à New-York.

On peut en dire autant de la science moderne et de son influence sur le dévelop­pement de l’espèce humaine, et des dénégations conscientes de ses principaux représentants en Allemagne ou de la portée inconsciente qu’ils lui donnent.

Avec le professeur Virchow le Dr Dühring tombe aussi sur Darwin et le Darwinisme, et il le fait, à la vérité, d’une façon parfaitement grossière. Pour y arriver il se dépeint le Darwinisme tel qu’il n’est pas et il le combat avec des armes qu’il a empruntées en partie au Darwinisme lui-même. Ce sont là des extravagances ave lesquelles on ne discute pas.

Pour en revenir à notre véritable sujet, faisons encore ressortir ceci. Si les sciences naturelles et le système d’élevage artificiel dont elles sont la base ont pu, on parfaite connaissance de leur objectif et de leur but, produire dans le monde animal et végétal des formes et des espèces entièrement nouvelles (ce système d’élevage va si loin pour les animaux domestiques que l’on arrive à rapetisser artificiellement la tête d’une certaine espèce de bœufs pour augmenter le poids de la viande dans les autres parties du corps, que pour la même raison on raccourcit les jambes des porcs et que l’on obtient, on appliquant les lois de l’évolution déjà connues, des modifications analo­gues et qui paraissent presque incroyables), les lois de l’évolution adaptées à l’éducation humaine devront finalement conduire à ce que l’on puisse susciter des qualités physiques et morales données et développer les individus avec harmonie.

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Les femmes veulent donc, en vertu de leur instinct inné de perfectionnement, entamer aussi la lutte avec l’homme sur le terrain intellectuel, et se refusent à attendre qu’il plaise à celui-ci de développer leurs fonctions cérébrales. Elles y trouvent pour obstacle l’esprit du siècle, cette force latente mais dont les effets sont profonds, cette essence de tous les embarras matériels et moraux de l’humanité. Par-ci par-là elles ont réussi, d’accord avec les hommes, à supprimer toutes les entraves qui leur étaient imposées et à se jeter dans l’arène intellectuelle ; dans certains pays même elles ont pu le faire avec un succès particulier. Ces pays sont principalement l’Amérique du Nord et la Russie, qui, dans leur organisation politique et sur beaucoup de points de leur organisation sociale, sont les deux extrêmes. C’est ainsi qu’il y a aujourd’hui en Amérique et en Russie de nombreuses femmes médecins parmi lesquelles beaucoup jouissent d’une grande renommée et ont une grosse clientèle [10]. Il n’est pas douteux que la femme, aux aptitudes de laquelle à soigner les malades on tend volontiers justice, est aussi particulièrement donnée pour l’exercice de la médecine. En dehors de cela, l’introduction de médecins féminins serait un grand bienfait pour nos femmes, car le fait d’avoir à se confier à des hommes en cas de maladie et à propos des perturbations physiques si diverses qui se rattachent aux fonctions de leur sexe, en empêche beaucoup d’en appeler en temps utile aux secours de l’art. Il en résulte une foule d’inconvénients, non seulement pour les femmes, mais encore pour les hommes. Il n’est pas un médecin qui n’ait eu à se plaindre de cette réserve souvent coupable des femmes et de leur répugnance à avouer franchement leur mal. Cela est naturel ; il est seulement insensé que les hommes, et tout particulièrement les médecins, ne veuillent pas reconnaître combien l’étude de la médecine est justifiée pour la femme.

L’étude de la médecine par la femme aurait encore une autre utilité par suite de ce fait qu’il y a pénurie de médecins, tout au moins dans les campagnes, et que notre jeunesse bourgeoise, reculant autant que possible devant les efforts sérieux,. ne s’y adonne pas en foule. En général le zèle et l’ardeur de cette jeunesse pour l’étude sem­blent assez louches - il suffit de voir les résultats annuels des examens pour le volontariat d’un an pour s’en convaincre - et la concurrence féminine produirait un effet très salutaire.

À ce point de vue encore les État-Unis fournissent de bons exemples. Il y existe, à la stupéfaction de toutes nos vieilles perruques savantes ou ignorantes des deux sexes, des écales supérieures où des élèves masculins et féminins réunis reçoivent l’instruction. Écoutons-en le résultat. Le président White, de l’Université du Michigan, déclare ceci : « Sur l.300 étudiants le meilleur élève pour la langue grecque est depuis plusieurs années une jeune fille : le meilleur élève pour les mathématiques, dans une des classes les plus fortes de notre Institut, est également une jeune fille, et nombre de nos meilleurs élèves en histoire naturelle et en science générale, sont encore des jeunes filles ». Le Dr Fairshild, président du collège Oberlin, dans l’Ohio, dont plus de mille étudiants des deux sexes suivent les cours en commun, dit : « Pendant mes huit années de professorat des langues mortes, - latin, grec et hébreu - et des sciences philosophiques et morales, ainsi que pendant mes onze années d’enseignement des mathématiques pures et appliquées, je n’ai remarqué aucune espèce de différence entre les deux sexes, sauf dans leur façon de s’exprimer ». Edouard H. Machill, président du collège Swarthmore dans le Delaware, auteur de l’ouvrage auquel nous avons emprunté les données ci-dessus [11], dit qu’après une expérience de quatre années il en est arrivé à cette conclusion qu’au point de vue moral comme au point de vue des mœurs même, l’éducation commune des deux sexes a donné les meilleurs résultats. Cela soit dit incidemment pour ceux qui regardent les bonnes mœurs comme com­promises par une éducation de ce genre. Il faudra couper encore bien des perruques en Allemagne avant que la raison se soit frayé la voie.

On objecte encore à cela qu’il n’est pas convenable d’admettre les femmes à côté des étudiants masculins dans les amphithéâtres, dans les salles d’opérations et d’accouchement. Si les hommes ne trouvent rien de choquant à procéder à leurs études et à leurs recherches sur des sujets féminins en présence d’infirmières et d’au­tres femmes malades, il n’y a aucune raison pour que cela ne convienne pas aussi pour des étudiantes. Le professeur peut également faire beaucoup par sa manière d’enseigner et exercer une grande influence sur le maintient de ses auditeurs des deux sexes. Il y a lieu d’admettre encore que les femmes qui, dans les conditions actuelles, se consacrent à des études de ce genre, sont animées d’un sérieux et d’une force de volonté tels qu’elles l’emportent de beaucoup à ce point de vue sur la plupart des étudiants masculins. Des professeurs qui ont simultanément enseigné à des élèves des deux sexes, constatent ce fait. Le zèle des femmes est généralement plus grand que celui des jeunes gens. Enfin les femmes, une fois leurs études de médecine achevées, pourraient aussi entreprendre l’instruction de leurs congénères - si décidément on s’obstine à tenir pour nécessaire la séparation des sexes, peu naturelle quand il s’agit des choses de la nature.

En réalité, ce sont de tout autres motifs qui portent la plupart des professeurs de médecine, surtout ceux de l’Université, à prendre vis-à-vis des étudiantes une attitude hostile. lis voient là une « diminution » de la science, qui pourrait perdre en consi­dération aux yeux de la foule bornée si l’on voyait que les cerveaux féminins sont eux aussi capables de saisir une science qui jusqu’ici n’a été réservée qu’à l’élite du sexe masculin.

Malgré toutes les grandes phrases qu’on pourrait nous objecter, il n’en est pas moins vrai que notre état universitaire se trouve, comme notre état général d’éduca­tion, dans une situation précaire. À l’école primaire on dérobe à l’enfant son temps le plus précieux pour bourrer sa cervelle de choses qui ne concordent ni avec la raison ni avec les constatations de la science ; on le charge d’un lourd bagage dont il ne trou­vera pas l’emploi dans la vie et qui le gênera bien plutôt dans son avenir et dans son développement ; il en est de même pour nos écoles supérieures. Dans les établisse­ments préparatoires aux études universitaires, on bourre la mémoire des élèves d’un tas de matières arides et inutiles dont l’étude absorbe le plus clair de leur temps et la force la plus précieuse de leurs cerveaux ; ont agit le plus souvent de la même façon dans l’Université, où on leur enseigne une masse de choses vieillies, surannées, superflues, à côté d’une minime proportion de choses utiles. La plupart des profes­seurs, leurs cahiers de cours une fois établis, les rabâchent pendant des années, semestre par semestre, sans omettre les plaisanteries dont ils sont parsemés. Les hautes fonctions de l’enseignement deviennent pour beaucoup un pur et simple métier, et les étudiants n’ont pas besoin de bien de la sagacité pour s’en apercevoir. L’idée que se font ceux-ci de la vie universitaire contribue aussi à ne pas leur faire prendre trop au sérieux leurs années d’études, et plus d’un qui voudrait les prendre au sérieux en est rebuté par la méthode d’enseignement pédantesque et fastidieuse de la plupart des professeurs. Vienne l’époque des examens et l’on se fourrera alors rapide­ment, mécaniquement, dans la tète, en une couple de mois, ce qui parait absolument indispensable pour pouvoir s’en tirer passablement. L’examen une fois heureusement passé et quelque situation administrative ou professionnelle obtenue, la majeure partie de ces « lettrés »continuent d’expédier leur besogne d’une façon purement machinale et routinière et trouvent fort mauvais que quelque « illettré » ne les accueille pas de la façon la plus respectueuse, en ne les considérant et traitant pas comme une race d’hommes à part et d’une noblesse supérieure. Seul l’homme qui a le désir de faire des progrès ne découvre que plus tard combien il a appris de choses inutiles, à l’exclusion précisément de celles qui lui seraient le plus nécessaires, et ne commence qu’alors à apprendre effectivement. Pendant la meilleure partie de sa vie on l’a importuné d’une foule de choses inutiles ou nuisibles ; il lui faut en consacrer une autre partie à se débarrasser de ce fatras et se mettre à force de travail à la hauteur des idées de son temps, et ce n’est qu’alors qu’il peut réellement devenir un membre utile de la société. Beaucoup n’arrivent pas à se tirer de la première phase, d’autres restent empêtrés dans la seconde, un petit nombre seulement parvient à s’élever jusqu’à la troisième.

Mais le « decorum » exige que l’on conserve tout cette défroque du Moyen-âge, toutes ces matières d’enseignement inutiles, et comme les femmes, en raison de leur sexe, sont de prime-abord exclues des écoles préparatoires, cette situation fournit un prétexte commode pour leur fermer les portes des amphithéâtres. Un des professeurs de médecine les plus renommés de Leipzig fit un jour franchement à une dame l’aveu suivant : « L’éducation de collège n’est, à la vérité, pas nécessaire pour comprendre la médecine, mais il faut l’exiger comme condition préliminaire d’introduction aux études, pour que le prestige de la science ne souffre pas ».

Le professeur Bischoff, de Munich, a donné entre autres pour raison du conseil qu’il donne aux femmes de ne pas se livrer à l’étude de la médecine « la brutalité des étudiants », ce qui est certes fort significatif. Le même professeur dit encore dans un passage de son travail sur le sujet en question - et ce passage est caractéristique : Pourquoi n’accorderait-on pas, même si l’on est professeur, par-ci par-là, à une femme intéressante, intelligente et jolie par-dessus le marché, de suivre un cours traitant de quelque science simple ? C’est là, une manière de voir que partage visiblement M. Von Sybel et qu’il exprime ainsi : « Rarement un homme a été en mesure de refuser à une écolière avide d’apprendre et aimable sou concours et son aide ».

Il serait dommage de perdre un seul mot de plus pour réfuter de semblables « raisons » et de pareilles idées. Le temps viendra où on ne se préoccupera ni de la brutalité des gens bien élevés, ni de l’esprit de routine on des velléités sensuelles des savants, mais où l’on fera ce qu’ordonnent la raison et la justice.

Comme nous l’avons déjà remarqué, les traditions pleines de préjugés dont souffrent l’Europe en général et l’Allemagne en particulier, se rencontrent bien moins dans l’Amérique du Nord. C’est ainsi que les femmes y sont arrivées à des situations très considérées comme médecins, avocats, professeurs, et cela dans les plus grands établissements d’instruction - les femmes détenant en Amérique la majorité des places de l’enseignement et dans les divers emplois publics des communes ou de l’État. En Russie également on professe à l’égard des femmes des idées bien plus libres et plus élevées qu’en Allemagne. Nombre de femmes russes se sont adonnées avec un grand succès aux différentes études scientifiques. Au printemps de 1878, une étudiante russe à Berne, Madame Litwinow, de Toula, passa ses examens avec une telle distinc­tion, notamment pour les mathématiques, que la Faculté de Philosophie lui décerna le diplôme du Doctorat à l’unanimité, avec la note la plus élevée. Un fait analogue se produisit quelques mois après pour une autrichienne, mademoiselle Welt, devant la Faculté de médecine de Berne. Et depuis, nombre de cas de ce genre se sont présentés [12].

Le gouvernement allemand, dans le peu de cas où il a employé les femmes, par pur esprit de spéculation, ne les a considérées que comme une main d’œuvre moins chère, qu’il paie, pour des services identiques, beaucoup plus mal que celle des hommes. Mais comme ceux-ci, dans les conditions actuelles, sont personnellement animés déjà, vis-à-vis de la femme, de sentiments hostiles nés de la concurrence, et commue cette hostilité se double par le fait que leurs bras risquent d’être supplantés par d’autres moins coûteux, il en résulte pour les femmes une situation qui n’a rien d’agréable et qui amène de nombreux conflits. Ajoutez à cela qu’en Allemagne l’ar­mée fournit chaque année, en sous-officiers libérés du service et en officiers réformés, une telle quantité d’aspirants à des emplois administratifs qu’il ne reste plus de place pour les autres forces actives. De là une rapide mise à l’écart des femmes déjà employées. Il ne faut pas non plus méconnaître que, par suite de l’exagération de la durée du travail quotidien que l’État comme les particuliers imposent à la main-d’œuvre féminine, il se produit partout de lourds inconvénients, notamment lorsque la femme a encore à remplir en outre des devoirs domestiques. Le système actuel de la vie de ménage est autant en contradiction avec les exigences que la vie impose à des millions de femmes que la forme économique générale l’est avec la dignité d’homme de chaque individu.

Les femmes ont démontré et démontrent chaque année davantage que, malgré toute la négligence apportée à la culture de leurs facultés intellectuelles, elles n’en manquent point, et que dès aujourd’hui elles sont en mesure d’entreprendre la lutte avec l’homme sur bien des terrains. Il y a parmi elles autant de bons écrivains et d’artistes, et cela dans les genres les plus divers, que de représentants de toutes les professions libérales. Cela tend à prouver, contre les clameurs réactionnaires, qu’on ne pourra pas, à la longue, leur refuser l’égalité des droits. Mais il n’est également pas douteux que, dans les circonstances actuelles, elles n’en ont pas davantage atteint pour cela leur but, ni pour elles, ni pour l’homme. L’entrée plus fréquente de la femme dans les hautes carrières - ce qui n’est jamais possible qu’à une minorité, - aura nécessaire­ment là les mêmes effets que dans le domaine de l’industrie. Non-seulement la femme sera plus mal payée dans les carrières libérales, à mesure que l’offre grandira avec la concurrence, mais elle y sera encore bien plus opprimée, et cela pour les mêmes raisons que nous avons développées plus haut en ce qui concernait les femmes utilisées par l’industrie ; Je connais cependant un cas où une femme devait prendre la place d’un homme dans l’enseignement supérieur, mais… avec la moitié des appointe­ments seulement. C’est là une proposition honteuse, mais parfaitement justifiée par les principes qui dominent dans le monde bourgeois ; elle a été faite et acceptée par la force des circonstances, il ne reste donc aucun doute sur ce point : la conquête de l’accès aux carrières libérales ne vaudra ni aux femmes, ni aux hommes qui en seront les victimes, d’être délivrés de la misère sociale. Il faut aller plus loin.

Notes

[1] La dégénérescence de la race chez les travailleurs, ,produite par le régime moderne des manu­factures, a par exemple obligé plusieurs fois l’État, dans les dernières périodes décennales, à diminuer la taille réglementaire pour l’armée.

[2] L’inspecteur de fabrique A. Redgrave prononça en 1871 à Bradford un discours dans lequel il dit entre autres choses : « Ce qui m’a frappé depuis quelque temps, c’est le changement d’aspect des fabriques de laine. Jadis elles étaient peuplées de femmes et d’enfants, maintenant le machinisme semble faire toute la besogne. Un fabricant a répondu à une de mes questions par cette expli­cation : Avec l’ancien système, j’employais 63 personnes ; après l’introduction de machines perfec­tionnées, je réduisis mes ouvriers à 33, et plus récemment, par suite de nouvelles et importantes modifications, j’étais en mesure de les réduire de 33 à 13 ». Il résulte de là qu’en peu d’années, avec le système de grande production actuel, le chiffre des ouvriers a, dans une seule fabrique, diminué de près de 80 %, la production restant au moins la même.
On trouvera, dans le « Capital » de Karl Marx, de nombreuses et intéressantes commu­nications dans le même sens.

[3] « De la propriété et de va forme primitive ». Chap. 20.

[4] « Structure et vie du corps social ». Tome I.

[5] Dr L. Büchner : « Die Frau, ihre naturliche Stellung und gesellschaftliche Bestimmung ». - « Neue Gesellschaft », années 1879 et 1880.

[6] « La nouvelle histoire de la création ».

[7] C’est là une découverte que Karl Marx a été le premier à faire et qu’il a établi d’une façon classique dans ses ouvrages, particulièrement dans « Le Capital ». Le « manifeste communiste » de février 1848, rédigé par Karl Marx et Fr. Engels, repose sur cette idée fondamentale et peut être considéré aujourd’hui encore comme le modèle achevé de l’œuvre de propagande la plus parfaite.

[8] « L’amphithéâtre de la science est le temple de la démocratie ». Buckle : « Histoire de la Civili­sation en Angleterre », tome II, 2e partie, chap. 4.

[9] M Dubois-Raymond a répété cette phrase au mois de février 1883, lors de la fête anniversaire de Frédéric le grand, en rappelant les attaques dont il avait été l’objet à ce propos.

[10] Il existait déjà, dès le IXe et le Xe siècles, des femmes médecins et des praticiennes de grand renom dans l’empire arabe, et notamment sous la domination des Maures en Espagne, où elles faisaient leurs études à l’université de Cordoue. La femme était, à cette époque, bien plus libre dans l’empire musulman-arabe, grâce à Mahomet qui améliora considérablement sa situation sociale. Mais, dans la suite, les influences asiatiques, persanes et turques, ont amoindri sa situation en Orient. On trouvera d’intéressants renseignements là-dessus dans l’ « histoire de la civilisation de l’orient » de von Kremer. Au XIIe siècle, des femmes étudiaient également la médecine à Bologne et à Palerme.

[11] An Adress upon the Co-Education of the Sexes. Philadelphie.

[12] À Berlin aussi la glace est enfin rompue. On y comptait, au printemps de 1883 cinq femmes exer­çant la médecine et jouissant d’une clientèle totale très étendue. Les vieilles perruques des savants allemands s’en agitent avec inquiétude.
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La situation de la femme devant le droit. Sa place dans la politique.

Quand une catégorie, une classe d’individus, se trouve dans la dépendance et dans l’oppression, cette dépendance trouve toujours son expression dans les lois du pays où elle est en usage. Les lois constituent l’état social d’un peuple, ramené à certaines formules et exprimé par celles-ci ; elles en sont la propre image. Les femmes, en tant que sexe dépendant et opprimé ne font pas exception à cette règle. Les lois sont d’ordre négatif et d’ordre positif. Négatif, en ce sens que dans la répartition des droits elles ne tiennent pas plus compte des êtres opprimés que s’ils n’existaient pas ; positif, en ce qu’elles les instruisent de leur situation d’infériorité et indiquent, le cas échéant, certaines exceptions.

Notre droit commun est basé sur le droit romain qui ne connaissait l’homme que comme être possédant quelque chose. Cependant l’ancien droit germanique, qui concevait l’homme plus libre et se faisait également de la femme une idée plus digne - déjà, au temps de tacite, il existait des tribus qui avaient des femmes pour chefs, ce qui constituait une monstruosité aux yeux des Romains, - a conservé son influence. Par contre, chez les nations latines, les idées du droit romain dominent encore aujourd’hui, particulièrement en ce qui concerne le sexe féminin. Ce n’est pas l’effet du hasard si, dans la langue française, l’être humain pris en général et l’être humain masculin ne sont désignés que par un seul et même mot : « l’homme ». Le droit fran­çais ne connaît l’être humain qu’en tant qu’homme. Il en était de même à Rome. Il y avait des citoyens romains, et seulement des femmes de citoyens romains ; la citoyenne n’existait pas.

Il est superflu d’énumérer la liste variée des nombreux droits communs, particu­lièrement ceux de l’Allemagne. Quelques exemples suffiront.

D’après le droit commun allemand, la femme est partout une mineure par rapport à l’homme ; celui-ci est le maître auquel elle doit obéissance dans le mariage. Si elle n’est pas obéissante, le code prussien donne à l’homme de « basse » condition le droit de lui infliger une correction corporelle immodérée. Comme la vigueur et le nombre des coups ne sont inscrits nulle part, l’homme en décide souverainement. Dans le code de la ville de Hambourg il est dit : « Mais l’application équitable d’une correction légère est permise et accordée à l’homme sur son épouse, aux parents sur leurs enfants, aux instituteurs sur leurs élèves, au maître et à la maîtresse de la maison sur leurs domestiques ».

Des prescriptions de ce genre existent en grand nombre en Allemagne. D’après le code prussien l’homme peut encore prescrire à sa femme pendant combien de temps elle devra donner le sein à son enfant. C’est l’homme qui tranche toutes les questions concernant les enfants. Vient-il à mourir, la femme est partout obligée d’accepter un tuteur pour eux ; elle est considérée commue mineure et incapable de les élever seule, même quand il n’est subvenu à leur entretien que par sa fortune ou son travail personnels. Sa fortune est administrée par l’homme ; en cas de faillite, dans la plupart des États, on la considère comme la propriété de celui-ci et on en dispose lorsqu’un contrat passé avant le mariage n’en a pas assuré la possession à la femme. Là où le droit de primogéniture existe pour la propriété foncière, la femme, quand elle est l’aînée, ne peut entrer en possession du bien si elle a des frères ou s’il existe des hommes dans la famille ; elle ne recueille la succession que si elle n’a pas de frères ou si ceux-ci sont morts. Les droits politiques, qui, en général, reposent sur la même base, elle ne peut pas les exercer, sauf dans quelques cas particuliers, comme en Saxe, où la loi communale lui accorde comme propriétaire le droit électoral actif, mais lui refuse le droit passif, c’est-à-dire l’éligibilité. Mais si elle a un mari, tous les droits se reportent sur celui-ci. Dans la plupart des États, elle n’a pas le droit de conclure de traité sans le consentement de son mari, hors le cas où elle possède une maison de commerce personnelle, que la loi nouvelle lui permet de fonder. La femme est exclue de toute action. La loi prussienne sur le droit de réunion interdit aux écoliers, aux apprentis au-dessous de 18 ans et aux femmes de prendre part aux réunions et aux assemblées politiques. Il n’y a pas encore bien des années que plusieurs codes de procédure criminelle allemands interdisaient la présence des femmes dans l’auditoire pendant les débats publics des tribunaux. Une femme engendre-t-elle un enfant illégitime ? Elle n’a aucun droit à une pension alimentaire si, au moment où elle a été fécondée, elle a accepté un cadeau de son amant. Une femme fait-elle prononcer sa séparation de son mari ? Elle n’en porte pas moins son nom comme un souvenir éternel de lui ; c’est donc comme si elle se mariait une seconde fois.

Ces exemples doivent suffire. En France, la femme est plus mal partagée encore. Nous avons déjà parlé de la façon dont on y traite la recherche de la paternité dans les cas de naissance illégitime. À cela se rattache ce fait, qu’en cas de simple adultère de la part du mari, la femme ne peut pas porter de plainte en séparation de corps ; il faut que l’adultère ait été commis avec des circonstances aggravantes. Par contre, l’homme a le droit de demander la séparation de plano. Il en est de même en Espagne, en Portugal et en Italie. D’après l’art. 215 du code civil, elle n’a pas le droit de tester en justice sans le consentement de son mari et de deux de ses plus proches parents, même si elle exerce un commerce public. D’après l’art. 213, l’homme doit aide et protection à son épouse, et celle-ci lui doit obéissance. L’administration de la fortune est l’affaire du mari, etc. Des dispositions analogues se rencontrent dans la Suisse française, par exemple dans le canton de Vaud. il existe un mot bien significatif, qui donne une idée de la façon dont Napoléon 1er concevait la situation de la femme en France : « Il y a une chose qui n’est pas française, c’est une femme qui puisse faire ce qu’il lui plaît [1] ».

En Angleterre, la situation de la femme devant le droit s’est sensiblement améli­orée depuis le mois d’août 1882, et cela à la suite d’une énergique propagande faite par les femmes dans le peuple et dans le Parlement. Avant cela, la femme anglaise était purement et simplement l’esclave de son mari, qui pouvait en toute liberté disposer à sa guise de sa personne et de ses biens. Celui-ci était responsable du crime commis par elle en sa présence, à tel point elle était considérée absolument comme une mineure. La femme causait-elle un dommage à autrui, on condamnait le mari tout comme si le dommage avait été causé par quelqu’un de ses animaux domestiques ; c’était à lui d’en répondre. Par la loi d’Août 1882, la femme a été mise sur le même pied que l’homme au point de vue du Droit Civil.

De tous les États européens. c’est en Russie que la femme a la situation la plus libre. Aux États-Unis, tout au moins dans la majorité des États, elle a gagné de haute lutte sa pleine égalité devant le Droit Civil. Encore l’a-t-elle amoindrie dans ces pays par l’introduction des lois anglaises et analogues sur la prostitution.

L’inégalité évidente et tangible des femmes devant le droit, par rapport aux hommes, a fait naître cirez les plus avancées d’entre elles la prétention aux droits politiques pour pouvoir agir législativement en vue d’obtenir leur égalité. C’est la même pensée qui a déterminé la classe des travailleurs à diriger partout leur agitation sur la conquête du pouvoir politique. Ce qui semble juste pour la classe des travail­leurs ne peut ne pas l’être pour les femmes. Opprimées, privées de droits, partout traitées avec injustice, elles ont, non seulement le droit, mais encore le devoir de se défendre et de s’emparer de tous les moyens qui leur semblent bons pour conquérir une situation plus indépendante. Contre ces efforts s’élèvent naturellement encore les clameurs sinistres de la réaction Voyons de quel droit.

La grande Révolution française de l789, qui disloqua tout le vieil organisme social et qui amena une délivrance des esprits telle que le monde n’en a point vu de pareille, fit aussi entrer les femmes en scène. Beaucoup d’entre elles, dans les vingt années qui précédèrent immédiatement l’explosion de la Révolution, avaient déjà pris urne part active aux grandes luttes intellectuelles qui passionnaient à cette époque la société française. Elles accouraient en foule aux discussions sérieuses, se mêlaient aux cercles politiques et scientifiques, et aidèrent pour leur part à préparer la Révo­lution qui fît passer les théories dans la pratique. La plupart des historiens n’ont pris acte que des excès commis, et comme toujours quand il s’agit de jeter des pierres au peuple et d’exciter l’horreur contre lui, ils les ont défigurés jusqu’au monstrueux pour pouvoir n’en embellir que plus facilement les infamies des grands. Ils ont diminué ou passé sous silence l’héroïsme et la grandeur d’âme dont ont fait preuve beaucoup de femmes de cette époque. Aussi longtemps que les vainqueurs seront seuls à écrire l’histoire des vaincus, il en sera de même. Mais les temps changent.

Dès le mois d’octobre 1789, les femmes demandèrent, par une pétition à l’Assem­blée nationale, que l’on rétablît l’égalité entre l’homme et la femme, qu’on leur accordât la liberté du travail et qu’on les admit aux fonctions auxquelles leurs aptitu­des les prédisposaient. La demande du « rétablissement » de l’égalité entre l’homme et la femme donne à penser que celle-ci aurait précédemment existé. Mais c’est là une erreur à laquelle on se laissait aller à cette époque pour tout ce qui concernait le passé de l’humanité. Trompé par une étude superficielle de l’histoire, sans notions des lois de l’évolution humaine, on professait la croyance que les hommes avaient jadis vécu plus libres et plus heureux. Cette idée est encore aujourd’hui répandue par-ci par-là, mais elle était alors enseignée et représentée par les écrivains les plus influents, et notamment par Rousseau. C’est pourquoi les « revendications » jouèrent un grand rôle dans toutes les discussions politiques et sociales ; on les retrouve fréquemment encore aujourd’hui chez les écrivains radicaux français.

Lorsqu’en 1793 la Convention eut proclamé les Droits le l’homme, les femmes perspicaces s’aperçurent bien que ce n’était que des droits des hommes qu’il était question. Olympe de Gouges, Louise Lacombe, et d’autres encore, leur opposèrent les « droits de la femme » en 17 articles, les basant le 28 Brumaire (20 novembre 1793), devant la Commune de Paris, sur cette déclaration : « Si la femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit avoir aussi celui de monter à la tribune ». Et lorsqu’en présence de toute l’Europe réactionnaire marchant contre elle, la Convention eut déclaré « la patrie en danger »et convié tous les hommes en état de porter les armes à accourir en toute hâte pour défendre la Patrie et la République, d’enthousiastes parisiennes s’offrirent à faire ce que réalisèrent effectivement vingt ans plus tard contre le despo­tisme de Napoléon des femmes prussiennes : défendre la patrie le fusil à la main. Le radical Chaumette alla au-devant d’elles en leur criant : « Depuis quand est-il permis aux femmes de renier leur sexe et de se changer en hommes ? Depuis quand est-il d’usage de les voir délaisser les soins pieux de leur ménage et les berceaux de leurs enfants pour venir, sur les places publiques, prononcer des discours du haut de la tribune, se mêler aux rangs des troupes, en un mot remplir des devoirs que la nature n’a donnés en partage qu’aux hommes ? La nature a dit à l’homme : sois homme ! Les courses, la chasse, l’agriculture, la politique, les fatigues de tout genre sont ton privilège. Elle a dit à la femme : sois femme ! Le soin de tes enfants, les détails du ménage, les douces inquiétudes de la maternité, voilà tes travaux Femmes impru­dentes, pourquoi voulez-vous devenir des hommes ? Le genre humain n’est-il pas assez divisé ? Que vous faut-il de plus ? Au nom de la nature, restez ce que vous êtes ; et, bien loin de nous envier les périls d’une vie si orageuse, contentez-vous de nous les faire oublier au sein de nos familles, en laissant nos yeux se reposer sur le délicieux tableau de nos enfants, heureux grâce à vos soins éclairés ».

Les femmes se laissèrent convaincre et s’en allèrent. Sans aucun doute, le radical Chaumette a nettement rendu la pensée d’une foule de nos hommes qui, à part cela, ont horreur de lui. Du reste, je crois aussi, pour ma part, que c’est faire une répartition convenable des devoirs de chacun que de confier à l’homme la défense de la patrie et à la femme la garde du pays natal et du foyer. En Russie, à l’époque actuelle, les hommes de villages entiers, une fois leurs champs labourés, s’en vont à la fin de l’automne vers les usines lointaines, laissant à leurs femmes la garde de la maison et l’administration de la commune. Au reste, les poétiques épanchements de Chaumette se trouvent détruits par tout ce que nous avons dit de la vie de famille et de l’existence de la femme à notre époque. Ce qu’il dit des fatigues de l’homme dans l’agriculture n’est pas exact non plus, car, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, ce n’est pas le rôle le moins pénible que la femme y a joué. En ce qui concerne les « fatigues » de la chasse, des courses et de la politique, ces fatigues sont exclusive­ment, quant aux deux premiers objets, un plaisir pour l’homme, et la politique n’a de danger que pour ceux qui veulent lutter contre le courant ; du reste elle leur donne au moins autant de plaisir que de fatigue. C’est l’égoïsme masculin qui parle, dans ce discours. Mais le discours a été tenu en 1793 ; cela excuse l’orateur.

Aujourd’hui les choses vont un peu différemment. Les circonstances ont fortement changé depuis cette époque, et elles ont aussi modifié la situation de la femme. Mariée ou non, elle est plus intéressée que par le passé aux conditions sociales et politiques existantes. Il ne peut pas lui être indifférent que l’État retienne chaque année dans l’armée permanente des centaines de milliers d’hommes sains et vigou­reux, que la politique soit belliqueuse ou pacifique, quelle charge d’impôts il y a à supporter et comment ils doivent être prélevés. Il ne peut pas lui être indifférent non plus que les choses les plus nécessaires à l’existence renchérissent par suite des impôts indirects qui favorisent la falsification des vivres et frappent la famille, d’autant plus lourdement qu’elle est plus nombreuse, dans un temps où les moyens d’existence sont eux-mêmes déjà réduits à l’extrême. Elle est intéressée au plus haut degré au système d’éducation, car elle ne peut pas rester indifférente à la façon dont son sexe sera élevé dans l’avenir ; comme mère elle y a un double intérêt.

D’autre part, il y a aujourd’hui, comme nous l’avons montré, des millions de femmes qui, dans des centaines de genres e métier, sont intéressées à la manière dont est faite la loi sociale qui les concerne. Les questions qui ont trait à la durée de la journée, au travail de nuit et du dimanche, à celui des enfants, aux salaires, aux termes du congé, aux certificats, aux mesures de sûreté dans les usines, à la disposition des ateliers, etc., tous ces points essentiels de la loi les regardent aussi bien que les hommes. Les ouvriers ne connais­sent que fort peu ou même ignorent complètement les conditions du travail dans un grand nombre de branches d’industrie où les femmes sont employées exclusivement ou en majorité. Les patrons ont tout intérêt à passer sous silence des vices d’organisation qui sont leur propre faute. L’inspection des fabriques, de son côté, ne s’étend pas à un grand nombre des métiers exclusivement exercés par les femmes ; elle est encore et surtout d’une inefficacité notoire, et cependant une foule de ces branches d’industrie auraient besoin de se voir appliquer des mesures de sûreté de tous genres. Il suffit de rappeler ici les ateliers de nos grandes villes où sont parquées en commun les couturières, les tailleuses, les modistes, etc. Aucune plainte ne s’en élève, et c’est à peine si on les inspecte. Le triste résultat de l’enquête officielle faite en 1874 sur les occupations auxquelles se livrent les femmes, montre au mieux combien l’organisation manque encore et combien il reste à faire de ce côté. Enfin, en tant que productrice, la femme est également intéressée à la législation commerciale et douanière, il n’existe donc aucun doute sur ce point qu’elle a le droit de réclamer une influence, au moyen de la loi, sur la forme des conditions sociales. Sa partici­pation à la vie publique ne manquerait pas de donner à cette influence un essor considérable et d’ouvrir une quantité de points de vue.

À des réclamations de ce genre on coupe immédiatement court par cette réponse : les femmes ne comprennent rien à la politique, et pour la plupart ne veulent pas en entendre parler ; elles ne savent pas non plus se servir du droit de vote. cela est vrai et cependant ne l’est pas. Ce qu’il y a de certain, c’est que jusqu’à présent il n’y a eu qu’un très petit nombre de femmes, en Allemagne tout au moins, qui se soient risquées à réclamer pour leur sexe l’égalité des droits politiques. Une seule, à ma connaissance, Madame Edwige Dohm, est intervenue dans ce sens par ses écrits ; elle ne l’en a fait que plus énergiquement.

Exciper du peu d’intérêt que les femmes ont apporté jusqu’à présent au mouve­ment politique ne prouve absolument rien. De ce que les femmes ne se sont pas, jusqu’ici, préoccupées de la politique, il ne ressort pas qu’elles ne le devaient pas. Comment en a-t-il été jadis pour les hommes ? Les mêmes raisons que l’on fait valoir aujourd’hui contre le droit électoral des femmes, on les a invoquées en Allemagne contre le suffrage universel des hommes, pendant la première moitié de la période décennale de 1860-1870, et l’adoption de celui-ci en l867 a fait évanouir d’un seul coup toutes les objections. Moi-même j’appartenais encore, en 1863,à ceux qui se déclaraient contre le suffrage universel, et quatre ans après je lui devais mon élection au Reichstag. Il en fut. de même pour des milliers d’autres qui trouvèrent leur chemin de Damas. Toutefois, ils sont encore nombreux les hommes qui ne se servent pas de leur droit politique essentiel ou qui ne savent pas s’en servir ; mais il ne viendra à l’idée de personne de vouloir le leur retirer pour cela. En Allemagne, dans les élections au Reichstag, il y a régulièrement 40 % de citoyens qui ne votent pas, et ces abstentionnistes se recrutent dans toutes les classes, il s’y trouve des savants comme des ouvriers manuels. Et parmi les 60 % qui prennent part au scrutin, la plupart, à mon sens, votent encore comme ils ne devraient pas le faire s’ils comprenaient leur véritable intérêt. Qu’ils ne le comprennent pas, cela tient au manque d’éducation politique, que ces 60 % ont néanmoins encore à un plus haut degré que les 40 % qui s’abstiennent complètement, déduction faite de ceux qui se tiennent à l’écart de l’urne électorale parce qu’ils ne peuvent pas voter suivant leur libre conviction.

Or l’éducation politique des masses ne peut se faire si on les tient un dehors des affaires publiques, mais seulement si on leur accorde l’exercice de leurs droits. Pas d’exercice, pas de maître. Jusqu’ici les classes dirigeantes ont cherché, dans leur inté­rêt, à tenir la majorité du peuple en tutelle politique, et cela leur a toujours parfaitement et complètement réussi. C’est ainsi que, jusqu’à l’heure actuelle, il n’a été réservé qu’à une minorité d’hommes privilégiés ou favorisés par les circonstances, de prendre la tête de l’attaque et de combattre avec énergie et enthousiasme pour tous, afin de réveiller peu à peu la grande masse engourdie et de l’entraîner après eux. Il en a été ainsi jusqu’à présent dans tous les grands mouvements d’opinion ; il n’y a donc pas plus lieu de s’étonner que de se décourager s’il n’en est pas autrement ni dans le mouvement du prolétariat moderne ni dans celui de la question des femmes. Les résultats obtenus déjà prouvent que peines, fatigues et sacrifices, trouvent leur récompense, et l’avenir nous donnera la victoire.

Dès le moment où les femmes auront obtenu l’égalité de leurs droits, naîtra aussi on elles la conscience de leurs devoirs. Sollicitées de donner leurs voix, elles se demanderont à leur tour : pourquoi ? pour qui ? Dès cet instant, il s’échangera entre l’homme et la femme des inspirations qui, loin de nuire à leurs rapports réciproques, ne feront au contraire que les améliorer dans une large mesure. La femme moins instruite, aura recours à l’homme, qui le sera davantage. il s’en suivra un échange d’idée s, de conseils, un état de choses enfin comme il n’en aura existé jusque-là entre les deux sexes que dans des cas extrêmement rares. Cela donnera à leur vie un charme tout nouveau. La malheureuse différence d’éducation et de conception que nous avons dépeinte plus haut, qui cause tant de divergences d’opinion, tant de querelles de ménage, fait hésiter le mari entre ses divers devoirs et nuit au bien de la communauté, s’effacera de plus en plus. Au lieu d’un obstacle, l’homme trouvera un soutien dans la personne d’une femme pensant comme lui ; elle ne grondera pas, même quand ses propres devoirs l’empêcheront d’y prendre part, lorsque l’homme remplira ses obliga­tions. Elle trouvera également fort bien qu’une faible partie du salaire soit dépensée pour un journal, pour la propagande, parce que le journal servira aussi à son instruction et à sa distraction, parce qu elle comprendra la nécessité de faire des sacrifices pour conquérir ce qui lui manque à elle, comme à son mari et à ses enfants : une existence vraiment humaine, une égalité de droits complète.

Ainsi l’entrée de chacun des deux membres du ménage dans la vie politique aura une action infiniment plus noble, plus moralisatrice, sur le bien-être commun, lequel est lié de la façon la plus étroite au bien-être individuel ; elle produira donc l’effet contraire de ce que prétendent les gens à courte vue ou les adversaires d’une république ayant pour base l’égalité des droits de tous ses membres. Et ces rapports entre les deux sexes s’amélioreront encore, à mesure que les institutions sociales délivreront l’homme et la femme des soucis matériels et du poids d’un travail exagéré.

Ici encore, comme dans beaucoup d’autres cas, l’habitude et l’éducation seront donc d’un grand secours. Si je ne vais pas à l’eau, je n’apprendrai jamais à nager ; si je n’étudie pas une langue étrangère, si je ne la pratique pas, je ne la comprendrai jamais. Tout le monde trouve cela naturel et dans l’ordre, mais ne comprend pas que cela s’applique également aux conditions de l’État, de la société. Nos femmes sont-elles plus incapables que les nègres bien inférieurs à elles à qui on a reconnu, dans l’Amérique du Nord, l’entière égalité de droits politiques ? Et des milliers de femmes intelligentes doivent-elles jouir de moins de droits que l’homme le plus grossier, le moins civilisé, qu’un tâcheron ignorant du fond de la Poméranie, ou quelque terrassier ultramontain de la Pologne, pour cette seule raison que le hasard de la naissance a fait de ceux-ci des hommes. Le fils a plus de droits que la mère de laquelle il tient peut-être ses meilleures qualités et qui l’a fait ce qu’il est. C’est bizarre !

Au surplus, nous ne sommes pas, en Allemagne, les premiers qui aient risqué un saut dans l’inconnu, dans ce qui ne s’était jamais vu. L’Amérique du Nord et l’Angle­terre ont déjà frayé la voie. Dans plusieurs États de la première, les femmes jouissent des mêmes droits électoraux que les bommes. Les résultats en sont excellents. Dans le territoire de Wyoming on a déjà expérimenté le droit électorat des femmes depuis 1869. Le rapport ci-dessous nous renseigne au mieux sur les effets de cette mesure.

Le 26 décembre 1872, le juge Kingmann, de Laramie-City, dans le territoire de Wyomning, écrivait au Journal des Femmes (Women’s Journal) de Chicago :

« il y a aujourd’hui trois ans que, dans notre territoire, les femmes ont obtenu le droit de vote, en même temps que celui de participer aux emplois comme les autres électeurs. Dans ce laps de temps elles ont voté et ont été élues à différentes fonctions ; elles ont notamment rempli celles de jurés et de juges de paix. Elles ont en général pris part à toutes nos élections et, bien que je croie qu’au début un certain nombre d’entre nous n’approuvaient pas cette introduction de la femme dans la vie publique, je n’en pense pas moins que personne ne saurait se défendre de reconnaître qu’elle a exercé sur nos élections une influence heureuse au point de vue de la bonne éduca­tion. Il se produisit ce fait que les élections se passèrent tranquillement, dans le plus grand ordre, et que, dans le même temps, nos tribunaux furent mis en mesure d’atteindre et de punir différents genres de crimes restés impunis jusque-là.

C’est ainsi, par exemple, que, lors de l’organisation de l’État, il n’y avait presque personne qui ne portât un revolver sur soi et qui n’en fit usage pour la moindre querelle. Je n’ai pas souvenir d’un seul cas ou un jury composé d’hommes ait reconnu coupable un de ceux qui avaient tiré, mais avec deux ou trois femmes dans le jury, celui-ci a toujours donné suite aux instructions judiciaires ».

Plus loin le juge Kingmann explique qu’à la vérité il arriva fréquemment que l’on ne put avoir des femmes dans le jury à cause de leurs occupations domestiques - ce que regrettaient les juges, - mais qu’une fois qu’elles avaient accepté une fonction, elles la remplissaient avec beaucoup de conscience. Elles donnaient, d’après lui, plus d’attention que les hommes à la marche des débats, étaient moins influencées par les relations d’affaires et des considérations étrangères au procès, et avaient une con­science plus scrupuleuse de leur responsabilité.

En outre, leur présence, commue jurés ou comme juges, aurait eu pour effet de faire régner dans la salle d’audience plus d’ordre et plus de tranquillité ; les hommes s’y seraient comportés avec beaucoup de respect et de politesse ; les auditeurs y auraient paru mieux habillés ; les débats auraient, à tous égards, pris un caractère plus digne, et les affaires se seraient dénouées plus rapidement.

Les femmes auraient eu la même heureuse influence saur les élections publiques. Celles-ci qui, précédemment, ne se passaient jamais sans force scandale, tumulte et violences de tous genres, et où les ivrognes ne manquaient pas auraient pris depuis un aspect tout autre et entièrement différent. Les femmes venant exercer leur droit de vote seraient traitées par chacun avec les plus grands égards, les braillards et les tapageurs auraient disparu, et les élections se passeraient aussi tranquillement qu’on peut le souhaiter. Elles ont également pris part aux élections en nombre toujours croissant, et il est arrivé fréquemment qu’elles votèrent dans un autre sens que leurs maris, sans que jusqu’ici cela ait rien amené de fâcheux.

Le juge Kingmann termine sa lettre par ces paroles, dignes d’être remarquées : « Je proclame aussi hautement que possible que, tandis que j’ai vu de grands avanta­ges et beaucoup de bien résulter pour la vie publique de cette modification de nos lois, je n’y ai pu découvrir ni un mal ni un inconvénient, malgré les mauvais présages que la concession accordée aux femmes avait fait émettre aux adversaires de cette mesure ».

En Angleterre également, où dans un grand nombre de communes les femmes qui paient le cens jouissent du droit de vote3 il n’en est en aucune façon ressorti rien de fâcheux. Sur 27.946 femmes qui, dans 66 communes, possédaient le droit de voter, 14.415, soit plus de 50 %, prirent part au premier scrutin. Sur 166.781 hommes, à peu près 65 % y participèrent. En Allemagne aussi, par exemple en Saxe, le droit de vote est accordé à la femme, d’une façon tout exceptionnelle, il est vrai. D’après le code des communes rurales, elle a le droit « actif » de vote quand elle est propriétaire fon­cière et non mariée. Supposons le cas où, dans une commune, il se trouverait une majorité d’électeurs de cette catégorie : elles pourraient élire les deux tiers du conseil communal, mais il leur faudrait voter… pour des hommes. Dès que la femme prend un mari, elle perd son droit de vote qui passe sur la tète de celui-ci ; la propriété est-elle aliénée, ils perdent leur droit de vote tous deux. Le droit de vote n’est donc pas attaché à la personne, mais au… sol. Voilà qui en dit long sur la morale et sur les conceptions de l’État. Homme, tu n’es qu’un zéro, si tu ne possèdes ni argent ni bien ; la raison, l’intelligence sont des accessoires, elles ne comptent pour rien.

Maintenant, on objecte encore que le droit de suffrage des femmes est dangereux parce que la femme est facilement accessible aux suggestions religieuses et parce qu’elle est conservatrice. Bien ; mais elle n’est l’un et l’autre que parce qu’elle est ignorante. Qu’on fasse donc son éducation et qu’on lui apprenne où gît son véritable intérêt. Au reste, à mon avis, on s’exagère l’influence religieuse dans les élections. Si la propagande ultramontaine en Allemagne a été si fertile en résultats, c’est unique­ment et absolument parce qu’elle a mêlé l’intérêt social à l’intérêt religieux. Les calotins de l’ultramontanisme ont lutté avec les démocrates socialistes à qui révélerait la pourriture sociale. De là leur influence sur les masses. Dès l’instant où la paix sera faite dans le « Kulturkampf », ces messieurs seront obligés de se calmer, le feuillet se retournera, et l’on verra alors combien est mince la véritable influence religieuse. Cela s’applique aussi à la femme. Dès qu’elle aura entendu, par les hommes, dans les assemblées, par les journaux, dès qu’elle aura appris par sa propre expérience où se trouve son véritable intérêt, elle s’émancipera du clergé aussi rapidement que l’homme. Mais admettons que cela n’arrive pas ; cela pourrait-il constituer une raison équitable pour lui refuser le droit de vote ?

Les adversaires les plus acharnés du droit de suffrage des femmes sont les prêtres. Ils savent pourquoi. C’est leur puissance dans leur dernier domaine qui serait en cause. Que diraient les travailleurs si les libéraux voulaient abolir le suffrage uni­versel - qui leur est fort désagréable - parce qu’il sert de plus en plus aux socialistes ? Un droit bon en soi ne devient pas mauvais par le seul fait que celui qui l’exerce n’a pas encore appris à en faire bon usage.

Il va de soi que le droit de vote actif est lié au droit passif, autrement ce serait un couteau sans lame. J’entends encore cette objection : « Une femme à la tribune du Reichstag ! Ce serait du propre » Nous avons déjà pris l’habitude de voir les femmes à la tribune dans leurs Congrès et dans leurs réunions, en Amérique aussi dans la chaire et au banc des jurés, pourquoi donc alors ne monteraient-elles pas également à la tribune du Reichstag ? On peut être certain que la première femme qui entrerait au Reichstag en serait une qui saurait s’imposer aux hommes. Lorsque les premiers représentants des travailleurs y entrèrent, on crut aussi pouvoir se moquer d’eux et l’on prétendit que les travailleurs ne tarderaient pas à s’apercevoir de la folie qu’ils avaient commise. Mais ils surent rapidement se faire respecter, et maintenant on craint qu’ils ne deviennent bientôt trop nombreux. Des plaisantins font cette objection frivole : « Représentez-vous donc une femme enceinte à la tribune du Reichstag ! Ce que ça manquerait d’ « esthétique » ! Mais ces mêmes messieurs trouvent parfaite­ment convenable que des femmes par centaines, et dans l’état de grossesse le plus avancé, soient employées aux occupations les moins « esthétiques », où dignité féminine, santé, mœurs, sont foulées aux pieds. C’est à mes yeux un triste individu que celui qui ne trouve que des plaisanteries pour une femme enceinte, quelle que soit la situation dans laquelle elle se trouve quand il la voit dans cet état. La seule pensée que sa propre mère a eu le même aspect avant de le mettre au monde devrait lui faire monter le rouge au visage ; et cette autre pensée que c’est, de par la nature, un homme qui a été le complice de cette position, et que lui-même, le brutal insulteur, attend d’un état semblable de sa femme la réalisation de ses vœux les plus chers, devrait le rendre muet de honte.

Si tout ne roulait que sur l’extérieur suffisamment esthétique des représentants du peuple, plus d’un parmi ces messieurs du Reichstag supporterait mal l’épreuve. Plus d’un d’entre eux est pourvu d’un embonpoint excessif qu’il ne doit pas à un effet primordial et essentiel de la nature, mais aux soins exagérés qu’il prend de sa chère personne, et par lequel il fait le plus grand tort à son caractère et à son intelligence. L’obésité est presque toujours le signe d’une existence de parasite, tandis que, pour une femme, la grossesse est un signe de santé physique, le témoignage de l’accom­plissement consciencieux d’une fonction naturelle. La femme qui fait des enfants rend à la collectivité un service pour le moins égal à celui de l’homme qui défend, au péril de sa vie, son pays et son foyer contre le pillage ennemi. De plus, la vie de la femme est mise en jeu à chaque maternité nouvelle ; toutes nos mères ont, à notre naissance, vu la mort de près, et beaucoup ont payé cet acte de leur vie. Le nombre des femmes qui meurent pendant leurs couches ou qui dépérissent de leurs suites est vraisem­blablement plus élevé que celui des hommes qui sont tués ou blessés sur le champ de bataille. Pour cette raison encore la femme a droit à l’égalité, notamment au cas où l’homme ferait valoir précisément ses devoirs de défenseur de la patrie comme un argument décisif contre la femme. D’ailleurs, en raison de nos institutions militaires, la plupart des hommes n’ont même pas à remplir ce devoir qui, pour la majorité d’entre eux, n’existe que sur le papier.

Toutes ces objections superficielles contre l’action de la femme dans les affaires publiques ne pourraient être formulées si la situation respective des deux sexes était naturelle, si elle ne constituait pas un antagonisme, dû à l’éducation, des rapports de maître à esclave, et si, dès l’enfance, elle ne séparait pas les deux sexes au point de vue social. C’est principalement cet antagonisme, dont le christianisme est coupable, qui tient constamment séparés l’homme et la femme, l’un au-dessus de l’autre main­tenus dans l’obscurité, et qui entrave leur liberté d’allures, leur confiance mutuelle, le développement réciproque complet de leurs qualités caractéristiques.

Un des premiers et des plus importants devoirs d’une société rationnelle sera de supprimer cette mésintelligence entre les deux sexes et de replacer la nature en pleine possession de ses droits. Dès l’école, on commence à agir contre la nature. On commence par séparer les garçons des filles ; puis on ne leur donne qu’une instruction fausse, voire nulle, sur tout ce qui concerne l’être humain considéré au point de vue sexuel. Pourtant aujourd’hui on enseigne l’histoire naturelle dans toute école passa­ble : l’enfant apprend que les oiseaux pondent des oeufs et les couvent ; on lui dit aussi à quelle époque se forment les couples, qu’il faut pour cela des mâles et des femelles qui se chargent de concert de construire le nid, de couver les oeufs et de soigner les petits. Il apprend encore que les mammifères mettent au monde leurs petits tout vivants ; on lui parle de l’époque à laquelle ces animaux entrent en rut et des combats que se livrent les mâles entre eux pendant ce temps ; on lui fait connaître le nombre habituel des petits, peut-être aussi la durée de la gestation chez la femelle. Mais on le laisse dans l’ignorance complète en ce qui concerne la formation et le développement de son propre sexe ; on lui cache cela sous un voile plein de mystère. Et lorsque l’enfant cherche à satisfaire par des questions à ses parents - il s’adresse rarement pour cela à son maître - son désir bien naturel de savoir, on lui fait avaler les histoires les plus bêtes, qui ne peuvent le contenter, et produisent un effet d’autant plus fâcheux lorsqu’un beau jour il apprend quand même le secret de sa naissance. Il doit y avoir peu d’enfants qui, à l’âge de douze ans, ne le connaissent pas déjà. Ajoutez à cela que, dans toute petite ville ainsi qu’à la campagne, les enfants ont sous les yeux, dès leur première jeunesse. L’accouplement de la volaille, le rut des animaux domestiques, et cela à proximité d’eux, dans la cour de la maison, dans la rue, quand les animaux sont menés au pâturage, etc. Ils entendent comment l’état de chaleur et son assouvissement chez les différents animaux domestiques, de même que la mise au monde de leurs petits font, de la part de leurs parents, des domestiques, de leurs frères et sœurs aînés, l’objet des discussions les plus approfondies et les moins gazées pendant les repas du matin, de midi et du soir. Tout cela fait naître dans l’esprit de l’enfant un doute au sujet de la description que lui a faite sa mère de sa propre entrée dans la vie. Le jour où il sait tout arrive quand même, mais dans des conditions bien différentes de celles dans lesquelles il serait venu si on avait suivi un système d’éducation naturel et rationnel. Le secret de l’enfant a pour conséquence de l’éloigner de ses parents et notamment de sa mère. Il arrive juste le contraire du résultat que l’on voulait atteindre par imprévoyance et manque de bons sens. Quiconque se rappelle sa propre enfance et celle de ses camarades du premier âge sait quelles sont fréquem­ment les suites de cet état de choses.

Il a été écrit sur ce sujet, par une américaine [2], un livre dans lequel celle-ci nous dit entre autres choses que, pour satisfaire aux questions que lui posait sur son arrivée au monde son fils âgé de huit ans, et ne voulant pas lui faire de contes - ce qu’elle tenait pour immoral -, elle lui révéla sa véritable origine. L’enfant, raconte-t-elle, l’écouta avec la plus grande attention, et du jour où il sut ce qu’il avait coûté à sa mère de soins et de douleurs, il s’attacha à elle avec une tendresse et un respect jusque-là inconnus et reporta même ce respect sur les autres femmes L’auteur part de ce point de vue très juste qu’une éducation conforme à la nature peut seule avoir pour consé­quence nécessaire une amélioration sensible des rapports entre les deux sexes et notamment le développement du respect et de la retenue de l’homme à l’égard de la femme. Quiconque, libre d’idées préconçues, pense d’une façon naturelle, ne saurait arriver à une conclusion différente.

Quel que soit le point d’où l’on parte pour critiquer notre situation, on en revient toujours, en fin de compte, à ceci : une modification essentielle des conditions sociales et, par là, des rapports entre les sexes. Mais dès lors que la femme, livrée à ses propres forces, ne pourrait jamais atteindre ce but, il lui faut s’enquérir d’alliés, qu’elle trouve tout naturellement dans l’agitation prolétarienne considérée comme le mouvement d’une classe opprimée. Les travailleurs ont, depuis longtemps déjà, entre­pris de donner l’assaut à cette forteresse, l’État de classes, qui représente la domi­nation d’une classe aussi bien que celle d’un sexe sur l’autre. Cette forteresse, il faut de toutes parts l’entourer de tranchées et de chemins couverts ; il faut. employer des armes de tous les calibres pour l’obliger à se rendre. Notre armée trouve partout ses officiers et les munitions nécessaires. L’économie sociale et les sciences natu­relles, unies aux recherches historiques, à la pédagogie, à l’hygiène, et la statistique viennent à notre aide pour des raisons diverses ; la philosophie ne veut pas rester en arrière et nous annonce, par la« Philosophie de la délivrance », de Maïnland, la réalisation de l’ « État idéal » comme étant d’un avenir prochain.

Ce qui facilite la conquête finale de l’État de classes actuel et son renversement, c’est la division qui règne parmi ses défenseurs qui, malgré leur association d’intérêts contre l’ennemi commun, ne s’en combattent pas moins constamment dans leur lutte « pour l’assiette au beurre ». Les intérêts des deux factions se combattent. Ce sont ensuite les révoltes qui éclatent chaque jour plus nombreuses dans les rangs de nos ennemis, dont les troupes, pour la plupart corps de notre corps, chair de notre chair, n’ont jusqu’ici combattu contre nous et contre elle-mêmes que fourvoyées par suite de malentendus, et en arrivent à voir toujours plus clair. Et ce n’est pas en dernier lieu qu il faut compter les désertions des hommes honorables appartenant aux milieux de nos adversaires, mais dont les yeux se sont dessillés, que leur haute science, leur connais­sance plus approfondie des choses, excitent à se soustraire aux misérables intérêts de classe et à l’égoïsme, et qui, obéissant à l’impulsion de leur idéal, apportent à l’huma­nité altérée de liberté le secours de leur enseignement.

Mais comme le degré complet de désagrégation où se trouvent déjà dès aujour­d’hui l’État et la société ne ressort pas encore clairement aux yeux de beaucoup de gens, bien que nous en ayons à maintes reprises montré les parties sombres, il est nécessaire d’en faire aussi l’exposé. C’est le sujet du chapitre suivant.

Notes

[1] Bridel : « Puissance maritale ».

[2] Womanhood : its Sanctities and Fidelities by Isabella Beecher-Hooker. Boston : Lee and Shepard, Publishers. New-York : Lee Shepard and Dillingham, 1874.

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