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Un objectif : former des militants socialistes et pas des activistes (même très radicaux) ou des opportunistes (même très actifs)

lundi 9 juin 2025, par Robert Paris

William Morris dans " Où nous en sommes ?

Pour ceux qui sont sérieusement engagés dans un mouvement de luttes, il est bon de regarder en arrière de temps à autre, afin d’examiner le chemin parcouru ; cela suppose aussi d’examiner autour de nous l’effet qu’il produit sur ceux qui n’y participent pas. De multiples raisons justifient cet examen, la meilleure étant que les individus engagés dans une telle activité se laissent facilement confiner dans une atmosphère artificielle qui les sépare du monde extérieur, les empêche de distinguer ce qui s’y passe réellement et d’orienter à bon escient la poursuite de leur action.

Voilà maintenant sept ans que le socialisme a refait surface dans ce pays. Le temps a pu sembler long à certains, tant cette période fut riche d’espérances et de déceptions. Cependant, sept années ne représentent qu’un laps de temps très court dans l’histoire d’un mouvement sérieux ; peu de causes ont autant progressé, et en si peu de temps, que le socialisme ne l’a fait à sa manière.

Que cherchons-nous à accomplir ? Changer l’organisation sociale sur laquelle repose la prodigieuse structure de la civilisation, qui s’est construite au cours de siècles de conflits, au sein de systèmes vieillissants ou moribonds, conflits dont l’issue fut la victoire de la civilisation moderne sur les conditions naturelles de vie.

Sept années pouvaient-elles suffire à faire visiblement progresser vers sa réalisation un projet d’une telle ampleur ?

Considérez de surcroît les qualités de ceux qui s’attelèrent à cette tâche de renverser les bases de la société moderne. Où sont les individus d’État qui ont abordé les questions capitales que posaient les socialistes anglais à l’Angleterre du XIXe siècle ? Où sont les grands théologiens qui, du haut de leurs chaires, ont prêché la bonne nouvelle du bonheur à venir ? Où sont les physiciens qui ont exprimé leur joie ou leur espérance face à l’avènement d’une société qui saurait au moins utiliser leurs découvertes extraordinaires pour le bien de l’humanité ?

Inutile de mettre la main à la plume pour transcrire leurs noms. Le voyageur (c’est-à-dire le travailleur) est tombé aux mains des voleurs, et le prêtre ou le lévite ont passé leur chemin ; ou peut-être, dans notre cas, ont-ils même jeté une pierre ou deux à l’individu blessé : il fallut pour l’aider un samaritain, un paria, un personne peu respectable.

Et qui étaient-ils, ceux qui entreprirent de « faire la révolution » — c’est-à-dire, comme je l’ai dit, de donner à la société une base nouvelle diamétralement opposée à la nôtre ? Quelques ouvriers, plus durement atteints encore dans leurs misérables conditions de travail que leurs compagnons ; quelques éléments épars du prolétariat cultivé dont le ralliement à la cause socialiste devait ruiner les maigres chances de réussite ; un ou deux déclassés du monde politique ; quelques étrangers fuyant la tyrannie bureaucratique de leurs gouvernements ; enfin, ici et là, un écrivain ou un artiste, chimériques et plus ou moins cinglés.

Et malgré tout, ils étaient assez nombreux pour agir. Contrairement à toute prévision, ce mouvement vers la liberté qui existe depuis sept ans, à travers eux si ce n’est grâce à eux, a profondément gravé dans son époque l’idée de socialisme. Certes, les travailleurs n’ont pas encore récolté le bénéfice de leur action mais c’était impossible qu’ils le pussent : aucun profit matériel et durable ne peut leur être acquis tant que le socialisme reste une simple cause et n’est pas parvenu à fonder une nouvelle société. Mais comme je l’ai écrit la semaine dernière, ce mouvement a du moins réussi en ceci qu’aucun individu conscient n’est satisfait des choses comme elles sont. Si les exclamations de triomphe glorifiant la civilisation étouffaient autrefois les récriminations des plus pauvres (il y a tout au plus une dizaine d’années), elles ont maintenant tourné à l’apologie mal assurée de l’horreur et de la stupidité du système existant, que nous supportons faute de mieux (c’est la seule justification de son maintien), jusqu’à ce que nous ayons trouvé les moyens de le jeter aux oubliettes. Et les ouvriers, dont on pensait à l’époque de la « prospérité galopante » qu’ils avaient atteint le bout du rouleau et qu’ils se satisferaient d’une sorte de paradis terrestre pour subalternes, montrent maintenant qu’ils n’en resteront pas là, quoi qu’il arrive. Les principes du socialisme commencent à être si bien assimilés que, pour certains d’entre nous qui les ont entendu énoncer très souvent, ils font figure de lieux communs sur lesquels il semble inutile de s’appesantir ; jugement que je ne peux cependant en aucun cas partager, comme je vais tout de suite m’en expliquer.

Tout cela est du passé. Comment ? Et pourquoi ? Est-ce en vertu des qualités de ceux qui sont à l’origine du mouvement ? Cette petite bande d’excentriques qui a fait siennes les thèses socialistes au cours des dernières années, valait-elle mieux que ne le laissaient croire les apparences ? Nous avons pour la plupart fait preuve d’humanité, certes, mais on ne peut pas dire que se soient développés parmi nous de grands ou d’inattendus talents pour la gestion et la conduite des affaires, ou de grandes qualités de prévoyance. Nous avons été ce que nous paraissions, du moins aux yeux de nos amis, et c’était la moindre des choses. Nous avons commis dans nos rapports internes autant d’erreurs que n’importe quel parti dans un laps de temps équivalent. Plus souvent qu’à notre tour, nous avons vidé des querelles et parfois aussi, par crainte de celles-ci, nous avons acquiescé à ce avec quoi nous étions en désaccord.

Nous avons connu l’égoïsme, la vanité, la fainéantise et l’irréflexion jusque dans nos rangs, ainsi, tout de même, que le courage et le dévouement. Lorsque j’ai rejoint le mouvement, j’espérais tout d’abord que se révéleraient un ou même plusieurs meneurs, issus du milieu ouvrier, et qu’ils deviendraient, en repoussant toute aide de la bourgeoisie, de grands personnages historiques. Je garderais bien cet espoir s’il semblait proche de se concrétiser, car il me tient à cœur en vérité ; mais, en toute franchise, cela ne paraît pas en prendre le chemin.

Cependant, je le répète, malgré tous les obstacles, nous avons obtenu des résultats. Pourquoi ? Mon propos ci-dessus a déjà fourni une partie de la réponse mais il faut en répéter la teneur : parce que l’infrastructure de la société moderne qui semblait inexpugnable va à la ruine. Elle a fait son temps et va se transformer en autre chose. Voilà donc la raison qui, en dépit de nos erreurs, nous a permis d’agir. Je ne crois pas non plus que puissent se réunir les moyens du grand changement sans que parallèlement se développe la capacité des piliers de la société (c’est-à-dire des ouvriers) à prendre en charge ce changement et à construire le nouvel ordre qui en sortira.

Voilà du moins de quoi nous encourager. Certaines d’entre nous ne sont-ils pas déçus, malgré la façon nouvelle dont le socialisme est généralement considéré ? Cette déception n’est que trop naturelle. Lorsque au début nous avons commencé à nous unir, presque rien n’était exprimé en dehors des grands idéaux du socialisme. Et sa réalisation nous semblait tellement lointaine que nous ne pouvions guère envisager les moyens de sa mise en œuvre, si ce n’est sous la forme de grands événements dramatiques qui auraient certes transformé nos vies en tragédies, mais nous auraient extirpés de la « paix » sordide qu’est la civilisation. Avec l’influence croissante du socialisme, cela aussi a changé. Notre succès même a estompé les grands idéaux qui nous guidaient alors, car l’espoir d’une réalisation partielle et, pour ainsi dire, vulgarisée du socialisme nous a rendu impatients. Nous sommes tous convaincus, je pense, qu’il se réalisera ; il n’est donc pas extraordinaire que nous mourrions d’envie de le voir se réaliser de notre vivant. Par conséquent, ce sont les méthodes pour y parvenir plutôt que les grands idéaux qui nous préoccupent. Mais il est inutile de parler de méthode si elle n’est pas, du moins en partie, immédiatement applicable ; et c’est dans la nature même de telles méthodes partielles d’être prosaïques et décourageantes, bien qu’elles soient nécessaires.

Deux tendances coexistent à propos de ces méthodes : d’un côté, notre vieille connaissance qu’est le réformisme, qui prend aujourd’hui beaucoup plus d’importance qu’auparavant en raison du mécontentement grandissant et des nets progrès du socialisme ; de l’autre, la révolte, ou plutôt l’émeute, limitée, dirigée contre les autorités qui règnent absolument et sans partage et qui peuvent aisément la réprimer : elle est donc nécessairement vaine et inconséquente.

Je désapprouve les deux méthodes : principalement parce que les palliatifs que sont les réformes doivent être mendiés et que les émeutes sont le fait d’individus qui ne savent rien du socialisme et ignorent totalement quelle pourrait être l’étape suivante si, contrairement à toute prévision, leur lutte était victorieuse. Par conséquent, nos maîtres, au mieux, seraient toujours les maîtres car rien ne les remplacerait. Nous ne sommes pas prêts pour un tel changement ! Les autorités pourraient être un peu bousculées sans doute et légèrement plus enclines à céder du terrain face aux revendications des esclaves, mais ceux-ci le demeureraient : car les individus resteront assujettis tant qu’ils ne seront pas préparés à prendre eux-mêmes leurs affaires en main. Je pense même que l’utilisation de moyens violents et partiels n’ébranlera pas du tout le pouvoir des autorités mais au contraire le renforcera car les timides de toutes les classes, qui ensemble font la masse des individus, se rallieront alors à lui.

Je viens d’évoquer les deux directions que ceux que j’appelle les partisans de l’impatience déclarent ouvertes. Avant de décrire la seule méthode qui puisse convenir à certains d’entre nous, je veux exprimer, aussi brièvement que possible, mon avis sur l’état actuel de notre mouvement.

Ceux qui sont plus ou moins attirés par le socialisme, sans être vraiment socialistes, se tournent généralement vers le nouveau syndicalisme ou le réformisme. Ces individus estiment qu’ils peuvent arracher aux capitalistes quelques lambeaux de leurs profits et privilèges. Les maîtres croient aussi, à en juger d’après leurs récentes menaces de coalition, que cela pourrait advenir. Mais ces avantages ne seraient que très partiels, et nous, socialistes, contrairement à d’autres, savons bien que les gens ne pourraient pas en rester là si cela arrivait. Passons là-dessus pour le moment. L’aspect parlementaire de la lutte semble être actuellement en suspens et il a fait place à l’aspect syndical. Mais, bien entendu, il réapparaîtra. Et, en son temps, si rien ne vient entraver le cours logique des événements, une loi finira par proclamer la journée légale de huit heures, sans que cela ne change grand-chose pour les travailleurs et leurs maîtres.

D’autre part, je crois que le socialisme d’État n’est ni désirable en soi, ni surtout possible comme projet global. Cependant, une réalisation quelconque en sera certainement tentée et, à mon avis, cette tentative précédera toute édification du nouvel ordre des choses. A ce propos, le succès de l’utopie de monsieur Bellamy, aussi mortellement ennuyeuse soit-elle, prouve que son ouvrage est dans l’air du temps. Et l’attention générale que l’on porte à ces gens habiles que sont nos amis conférenciers et pamphlétaires fabiens20 n’est pas due à leurs talents littéraires : les gens ont réellement le regard plus ou moins tourné dans leur direction.

Aujourd’hui les gens sont mécontents, ils conçoivent l’espoir d’améliorer leurs conditions de travail, et pourtant les moyens d’atteindre ce but restent incertains, ou plutôt on confond le commencement de l’emploi de ces moyens et la fin elle-même ; et c’est justement parce que les gens s’enthousiasment pour un socialisme dont ils ignorent souvent à peu près tout qu’il faut mettre en avant ses principes élémentaires, sans aucun souci de politique à court terme.

Les lecteurs saisiront mieux mon propos si j’ajoute que je m’adresse à ceux qui sont réellement socialistes, aux communistes donc. Pour nous, maintenant, la tâche essentielle est de former des socialistes, et je ne crois pas que nous puissions mener d’activité plus utile aujourd’hui. Ceux qui ne sont pas de vrais socialistes — les syndicalistes, les fauteurs de troubles, que sais-je — feront ce qu’ils sont contraints de faire et nous n’y pouvons rien. Quelque chose de bon se dégagera peut-être de leur action, mais nous n’avons nul besoin de travailler de concert avec eux — d’ailleurs nous ne pourrions le faire de gaieté de cœur puisque nous savons que leurs méthodes ne mènent pas dans la bonne direction.

Nous devons, je le répète, former des socialistes, c’est-à-dire convaincre les gens que le socialisme est bénéfique et qu’il est réalisable. Lorsque nous aurons réuni assez d’individus autour de cette conviction, ils découvriront d’eux-mêmes le type d’action nécessaire pour pratiquer leurs idées. Tant qu’aucune prise de conscience massive n’existe, l’action en vue d’un changement total qui profiterait à toute la population est impossible. En sommes-nous là, en approchons-nous ? Certainement pas. Si nous nous éloignions de cette atmosphère ensorceleuse qui émane du combat militant, nous verrions clairement ceci : aussi nombreux soient ceux qui croient possible de contraindre par quelque moyen les maîtres à mieux se comporter vis-à-vis d’eux et qui sont impatients de les y forcer (par des moyens prétendument pacifiques comme la grève, par exemple), aucun d’entre eux, excepté une toute petite minorité, n’est prêt à se passer de maîtres. Ils ne se sentent pas capables de prendre leurs affaires en main et de devenir responsables de leurs vies dans ce monde. Lorsqu’ils y seront prêts, le socialisme sera alors réalisé mais sinon rien ne peut raccourcir ce délai, ne serait-ce que d’un jour.

Formons par conséquent des socialistes. Nous ne pourrons rien faire de plus utile, et propager sans cesse nos idées n’est pas un moyen dépassé. Au contraire, pour ceux qui comme moi ne croient pas au socialisme d’État, c’est le seul moyen rationnel d’arriver à un nouvel ordre des choses.

Lénine dans "Que faire ?"

La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et couches de la population avec l’Etat et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles. C’est pourquoi, à la question : que faire pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques ? - on ne saurait donner simplement la réponse dont se contentent, la plupart du temps, les praticiens, sans parler de ceux qui penchent vers l’économisme, à savoir “aller aux ouvriers”. Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les social-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée.

Si nous avons choisi cette formule anguleuse, si notre langage est acéré, simplifié à dessein, ce n’est nullement pour le plaisir d’énoncer des paradoxes, mais bien pour “faire penser” les économistes aux tâches qu’ils dédaignent de façon aussi impardonnable, â la différence existant entre la politique trade-unioniste et la politique social-démocrate et qu’ils ne veulent pas comprendre. Aussi demanderons-nous au lecteur de ne pas s’impatienter, et de nous suivre attentivement jusqu’au bout.

Considérez le type de cercle social-démocrate le plus répandu depuis quelques années, et voyez-le à l’œuvre. Il a des “liaisons avec les ouvriers” et s’en tient là, éditant des feuilles volantes où il flagelle les abus dans les usines, le parti pris du gouvernement pour les capitalistes et les violences de la police. Dans les réunions avec les ouvriers, c’est sur ces sujets que roule ordinairement la conversation, elle ne sort presque pas de là ; les conférences et causeries sur l’histoire du mouvement révolutionnaire, sur la politique intérieure et extérieure de notre gouvernement, sur l’évolution économique de la Russie et de l’Europe, sur la situation de telles ou telles classes dans la société contemporaine, etc., sont d’une extrême rareté, et personne ne songe à nouer et à développer systématiquement des relations au sein des autres classes de la société. A dire vrai, l’idéal du militant, pour les membres d’un pareil cercle, se rapproche la plupart du temps beaucoup plus du secrétaire de trade-union que du chef politique socialiste. En effet, le secrétaire d’une trade-union anglaise, par exemple, aide constamment les ouvriers à mener la lutte économique, il organise des révélations sur la vie de l’usine, explique l’injustice des lois et dispositions entravant la liberté de grève, la liberté de piquetage (pour prévenir tous et chacun qu’il y a grève dans une usine donnée) ; il montre le parti pris de l’arbitre qui appartient aux classes bourgeoises, etc., etc. En un mot, tout secrétaire de trade-union mène et aide à mener la “lutte économique contre le patronat et le gouvernement”. Et l’on ne saurait trop insister que ce n’est pas encore là du social-démocratisme ; que le social-démocrate ne doit pas avoir pour idéal le secrétaire de trade-union, mais le tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d’arbitraire et d’oppression, où qu’elle se produise, quelle que soit la classe ou la couche sociale qui ait à en souffrir, sachant généraliser tous ces faits pour en composer un tableau complet de la violence policière et de l’exploitation capitaliste, sachant profiter de la moindre occasion pour exposer devant tous ses convictions socialistes et ses revendications démocratiques, pour expliquer à tous et à chacun la portée historique et mondiale de la lutte émancipatrice du prolétariat. Comparez, par exemple, des militants comme Robert Knight (le secrétaire et leader bien connu de l’Union des chaudronniers, une des trade-unions les plus puissantes d’Angleterre) et Wilhelm Liebknecht . Essayez de leur appliquer les oppositions auxquelles Martynov réduit ses divergences avec l’Iskra. Vous verrez - je commence à feuilleter l’article de Martynov - que R. Knight a beaucoup plus “appelé les masses à des actions concrètes déterminées” (p. 39), et que W. Liebknecht s’est occupé davantage de “présenter en révolutionnaire tout le régime actuel ou ses manifestations partielles” (pp. 38-39) ; que R. Knight a "formulé les revendications immédiates du prolétariat et indiqué les moyens de les faire aboutir” (p. 41), et que W. Liebknecht, en s’acquittant de cette tâche également, ne s’est pas refusé non plus à “diriger en même temps l’action des différentes couches de l’opposition”, à “leur dicter un programme d’action positif [1]“ (p. 41) ; que R. Knight s’est efforcé précisément de “donner autant que possible à la lutte économique elle-même un caractère politique” (p. 42) et a parfaitement su "poser au gouvernement des revendications concrètes promettant des résultats tangibles” (p. 43), alors que W. Liebknecht s’est beaucoup plus occupé de “révélations” “étroites” (p. 40) ; que R. Knight a accordé plus d’importance à "la marche progressive de la lutte obscure, quotidienne” (p. 61), et W. Liebknecht à la “propagande d’idées brillantes et achevées” (p. 61) ; que W. Liebknecht a fait du journal qu’il dirigeait, précisément “l’organe de l’opposition révolutionnaire, dénonçant notre régime, et principalement le régime politique, celui-ci étant en opposition avec les intérêts des couches les plus diverses de la population” (p. 63) ; tandis que R. Knight “a travaillé pour la cause ouvrière en liaison organique étroite avec la lutte prolétarienne” (p. 63), Si l’on entend la “liaison étroite et organique” dans le sens de ce culte de la spontanéité que nous avons étudié plus haut à propos de Kritchevski et de Martynov, - et il a “restreint la sphère de son influence”, naturellement persuadé comme Martynov que “par là même il accentuait cette influence” (p. 63). En un mot, vous verrez que, de facto, Martynov rabaisse la social-démocratie au niveau du trade-unionisme, non pas sans doute faute de vouloir du bien à la social-démocratie, mais simplement parce qu’il s’est un peu trop hâté d’approfondir Plekhanov au lieu de se donner la peine de le comprendre.

Mais revenons à notre exposé. S’il est, autrement qu’en paroles, pour le développement intégral de la conscience politique du prolétariat, le social-démocrate, avons-nous dit, doit “aller dans toutes les classes de la population”. La question se pose comment faire ? Avons-nous des forces suffisantes pour cela ? Existe-t-il un terrain pour ce travail dans toutes les autres classes ? Cela ne sera-t-il pas ou n’amènera-t-il pas un recul du point de vue de classe ? Arrêtons-nous à ces questions.

Nous devons “aller dans toutes les classes de la population” comme théoriciens, comme propagandistes, comme agitateurs et comme organisateurs. Nul ne doute que le travail théorique des social-démocrates doit s’orienter vers l’étude de toutes les particularités de la situation sociale et politique des différentes classes. Mais on fait très, très peu sous ce rapport, beaucoup moins qu’on ne fait pour l’étude des particularités de la vie à l’usine. Dans les comités et les cercles, on rencontre des gens qui se spécialisent dans l’étude de quelque production sidérurgique, mais on ne rencontre presque pas d’exemples de membres d’organisation qui (obligés, comme cela arrive souvent, de quitter pour telle ou telle raison l’action pratique) s’occuperaient spécialement de recueillir des documents sur une question d’actualité de notre vie sociale et politique, pouvant fournir à la social-démocratie l’occasion de travailler dans les autres catégories de la population. Quand on parle de la faible préparation de la plupart des dirigeants actuels du mouvement ouvrier, on ne peut s’empêcher de rappeler également la préparation dans ce sens, car elle aussi est due â la compréhension “économiste” de la “liaison organique étroite avec la lutte prolétarienne”. Mais le principal, évidemment, c’est la propagande et l’agitation dans toutes les couches du peuple. Pour le social-démocrate d’Occident, cette tâche est facilitée par les réunions et assemblées populaires auxquelles assistent tous ceux qui le désirent, par l’existence du parlement, où il parle devant les députés de toutes les classes. Nous n’avons ni Parlement, ni liberté de réunion, mais nous savons néanmoins organiser des réunions avec les ouvriers qui veulent entendre un social-démocrate. Nous devons savoir aussi organiser des assemblées avec les représentants de toutes les classes de la population qui désireraient entendre un démocrate. Car n’est pas social-démocrate quiconque oublie pratiquement que “les communistes appuient tout mouvement révolutionnaire”, que nous devons par conséquent exposer et souligner les tâches démocratiques générales devant tout le peuple, sans dissimuler un seul instant nos convictions socialistes. N’est pas social-démocrate quiconque oublie pratiquement que son devoir est d’être le premier à poser, aiguiser et résoudre toute question démocratique d’ordre général.

“Mais tous, sans exception, sont d’accord là-dessus !” interrompt le lecteur impatient - et la nouvelle instruction à la rédaction du Rabotchéïé Diélo, adoptée au dernier congrès de l’Union, déclare tout net : “Doivent être utilisés pour la propagande et l’agitation politique tous les phénomènes et événements de la vie sociale et politique qui touchent le prolétariat soit directement comme classe à part, soit comme avant-garde de toutes les forces révolutionnaires en lutte pour la liberté.” (Deux congrès, p. 17, souligné par nous). Ce sont là, en effet, d’excellentes et très justes paroles, et nous nous tiendrions pour entièrement satisfaits si le Rabotchéïé Diélo les comprenait, s’il n’en émettait pas en même temps d’autres qui les contredisent. Il ne suffit pas de se dire “avant-garde”, détachement avancé, - il faut faire en sorte que tous les autres détachements se rendent compte et soient obligés de reconnaître que nous marchons en tête. Nous demandons donc au lecteur : les représentants des autres “détachements” seraient-ils donc de imbéciles au point de nous croire sur parole en ce qui concerne “l’avant-garde” ? Imaginez seulement ce tableau concret. Un social-démocrate se présente dans le “détachement” des radicaux russes instruits ou des constitutionnalistes libéraux, et dit : Nous sommes l’avant-garde ; “maintenant une tâche se pose à nous : comment conférer, autant que possible, à la lutte économique elle-même un caractère politique”. Un radical ou un constitutionnaliste tant soit peu intelligent (il y a pourtant beaucoup d’hommes intelligents parmi les radicaux et les constitutionnalistes russes) ne fera que sourire en entendant ce propos, et il dira (à part soi, bien entendu, car c’est la plupart du temps un diplomate expérimenté) : faut-il donc qu’elle soit simpliste, cette “avant-garde” ! Elle ne comprend même pas que c’est là notre tâche - la tâche des représentants avancés de la démocratie bourgeoise, - de conférer à la lutte économique même des ouvriers un caractère politique. C’est que nous aussi, de même que tous les bourgeois d’Europe occidentale, nous voulons entraîner les ouvriers à la politique, mais seulement à la trade-unioniste, et non social-démocrate. La politique trade-unioniste de la classe ouvrière est précisément la politique bourgeoise de la classe ouvrière. Et formuler sa tâche pour cette “avant-garde”, c’est justement formuler une politique trade-unioniste. Aussi peuvent-ils se dire social-démocrates tant qu’ils veulent. Je ne suis tout de même pas un enfant pour m’emporter sur les étiquettes ! Mais qu’ils ne se laissent pas entraîner par ces malfaisants dogmatistes orthodoxes ; qu’ils laissent “la liberté de critique” â ceux qui traînent inconsciemment la social-démocratie dans le sillage du trade-unionisme !

Le léger sourire d’ironie de notre constitutionnaliste se change en un éclat de rire homérique, lorsqu’il apprend que les social-démocrates qui parlent de l’avant-garde de la social-démocratie, en cette période de domination à peu près complète de la spontanéité dans notre mouvement, craignent par-dessus tout de voir “minimiser l’élément spontané”, de voir “diminuer le rôle de la marche progressive de cette lutte obscure, quotidienne par rapport à la propagande des idées brillantes, achevées”, etc., etc. ! Le détachement “avancé” qui craint de voir la conscience gagner de vitesse la spontanéité, qui craint de formuler un “plan” hardi qui force la reconnaissance générale même parmi ceux qui pensent autrement ! Confondraient-ils par hasard le mot avant-garde avec le mot arrière-garde ?

En effet, examinez de près le raisonnement que voici, de Martynov. Il déclare (p. 40) que la tactique accusatrice de l’Iskra est unilatérale, que “quelles que soient la méfiance et la haine que nous semions envers le gouvernement, nous n’atteindrons pas notre but tant que nous n’aurons pas développé une énergie sociale suffisamment active pour son renversement”. Voilà bien, soit dit entre parenthèses, la préoccupation - que nous connaissons déjà - d’intensifier l’activité des masses et de vouloir restreindre la sienne propre. Mais la question n’est pas là, maintenant. Donc, Martynov parle ici d’énergie révolutionnaire (“pour le renversement”). A quelle conclusion arrive-t-il donc ? Comme en temps ordinaire les différentes couches sociales tirent inévitablement chacune de son côté, “il est clair par conséquent que nous, social-démocrates, ne pouvons pas simultanément diriger l’activité intense des diverses couches d’opposition, nous ne pouvons pas leur dicter un programme d’action positif, nous ne pouvons pas leur indiquer les moyens de lutter de jour en jour pour leurs intérêts... Les couches libérales s’occuperont elles-mêmes de cette lutte active pour leurs intérêts immédiats, qui les mettra face à face avec notre régime politique” (p. 41). Ainsi donc, après avoir parlé d’énergie révolutionnaire, de lutte active pour le renversement de l’autocratie, Martynov dévie aussitôt vers l’énergie professionnelle, vers la lutte active pour les intérêts immédiats ! Il va de soi que nous ne pouvons diriger la lutte des étudiants, des libéraux, etc., pour leurs “intérêts immédiats” ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agissait, très respectable économiste ! Il s’agissait de la participation possible et nécessaire des différentes couches sociales au renversement de l’autocratie ; et cette “activité intense des diverses couches d’opposition”, non seulement nous pouvons mais nous devons absolument la diriger, si nous voulons être l’“avant-garde”. Quant à mettre nos étudiants, nos libéraux, etc., “face à face avec notre régime politique”, ils ne seront pas seuls à y pourvoir ; c’est surtout la police et les fonctionnaires de l’autocratie qui s’en chargeront. Mais “nous”, si nous voulons être des démocrates avancés, nous devons avoir soin de faire penser ceux qui, proprement, ne sont mécontents que du régime universitaire, ou seulement du régime des zemstvos, etc., à ceci que tout le régime politique ne vaut rien. Nous devons assumer l’organisation d’une ample lutte politique sous la direction de notre parti, afin que toutes les couches d’opposition, quelles qu’elles soient, puissent prêter et prêtent effectivement à cette lutte, ainsi qu’à notre parti, l’aide dont elles sont capables. Des praticiens social-démocrates, nous devons former des chefs politiques sachant diriger toutes les manifestations de cette lutte aux multiples aspects, sachant au moment utile “dicter un programme d’action positif” aux étudiants en effervescence, aux zemtsy mécontents, aux sectaires indignés, aux instituteurs lésés, etc., etc. C’est pourquoi Martynov a tout à fait tort quand il affirme que “à leur égard, nous ne pouvons jouer qu’un rôle négatif de dénonciateur du régime... Nous ne pouvons que dissiper leurs espoirs dans les différentes commissions gouvernementales” (souligné par nous). Ce disant, Martynov montre qu’il ne comprend rien de rien au rôle véritable de l’“avant-garde” révolutionnaire. Et si le lecteur prend cela en considération, il comprendra le sens véritable de la conclusion suivante de Martynov : “L’Iskra est l’organe de l’opposition révolutionnaire, elle dénonce notre régime, et principalement notre régime politique, celui-ci heurtant les intérêts des diverses couches de la population. Quant à nous, nous travaillons et travaillerons pour la cause ouvrière en liaison organique étroite avec la lutte prolétarienne. En restreignant la sphère de notre influence, nous accentuons par là l’influence elle-même”(p. 63). Le sens véritable de cette conclusion est celui-ci l’Iskra veut élever la politique trade-unioniste de la classe ouvrière (politique à laquelle, par malentendu, par impréparation ou par conviction, se bornent si souvent chez nous les praticiens) au niveau de la politique social-démocrate. Or le Rabotchéïé Diélo veut abaisser la politique social-démocrate au niveau de la politique trade-unioniste. Et il assure encore à tous et à chacun que “ce sont des positions parfaitement compatibles dans l’œuvre commune” (p. 63). O sancta simplicitas !

Poursuivons. Avons-nous assez de forces pour pousser notre propagande et notre agitation dans toutes les classes de la population ? Certes, oui. Nos économistes, qui sont souvent portés à le nier, perdent de vue le pas de géant accompli par notre mouvement de 1894 (environ) à 1901. En véritables “suiveurs” qu’ils sont, ils vivent souvent avec les idées de la période, depuis longtemps révolue, du début de notre mouvement. En effet, nous étions alors étonnamment faibles, notre résolution était naturelle et légitime â vouloir nous consacrer entièrement au travail parmi les ouvriers et à condamner sévèrement toute déviation de cette ligne ; car il s’agissait alors uniquement de nous consolider dans la classe ouvrière. Maintenant une masse prodigieuse de forces est entraînée dans le mouvement ; nous voyons venir à nous les meilleurs représentants de la jeune génération des classes instruites ; partout et toujours, sont obligés de résider dans les provinces des gens qui ont déjà pris ou veulent prendre part au mouvement, et qui tendent vers la social-démocratie (tandis qu’en 1894 on pouvait compter sur ses doigts les social-démocrates russes). Un de plus graves défauts de notre mouvement - en politique et en matière d’organisation - est que nous ne savons pas occuper toutes ces forces, leur assigner le travail qui leur convient (nous reviendrons d’ailleurs là-dessus dans le chapitre suivant). L’immense majorité de ces forces est dans l’impossibilité totale “d’aller aux ouvriers”, de sorte qu’il ne saurait être question du danger de voir détourner des forces de notre oeuvre essentielle. Et pour fournir aux ouvriers une initiation politique véritable, complète et pratique, il faut que nous ayons "nos hommes", des social-démocrates, dans toutes les couches sociales, sur toutes les positions permettant de connaître les ressorts intérieurs du mécanisme de notre Etat. Et il nous faut ces hommes-là, non seulement pour la propagande et l’agitation, mais encore et surtout pour l’organisation.

Existe-t-il un terrain pour agir dans toutes les classes de la population ? Ceux qui ne voient pas cela montrent que leur conscience retarde sur l’élan spontané des masses. Chez les uns, le mouvement ouvrier a suscité et continue de susciter le mécontentement ; chez les autres, il éveille l’espoir en l’appui de l’opposition ; à d’autres enfin, il donne la conscience de l’impossibilité du régime autocratique, de sa faillite certaine. Nous ne serions des "politiques” et des social-démocrates qu’en paroles (comme cela se produit très souvent dans la réalité), si nous ne comprenions pas que notre tâche est d’utiliser toutes les manifestations de mécontentement, de rassembler et d’étudier, d’élaborer jusqu’aux moindres éléments d’une protestation, fût-elle embryonnaire. Sans compter que des millions et des millions de paysans travailleurs, de petits producteurs, de petits artisans, etc., écouteraient toujours avidement la propagande d’un social-démocrate tant soit peu avisé. Mais est-il une seule classe de la population où il n’y ait pas des hommes, des cercles et des groupes mécontents de la servitude et de l’arbitraire et, par suite, accessibles à la propagande du social-démocrate, interprète des aspirations démocratiques les plus urgentes ? A qui voudra se représenter concrètement cette agitation politique du social-démocrate dans toutes les classes et catégories de la population, nous indiquerons les révélations politiques. au sens large du mot, comme principal moyen de cette agitation (mais pas le seul, bien entendu).

“Nous devons, écrivais-je dans mon article “Par où commencer ?”(Iskra n° 4, mai 1901) dont nous aurons à parler plus loin en détail, éveiller dans toutes les couches tant soit peu conscientes du peuple, la passion des révélations politiques. Si les voix qui se lèvent pour dénoncer le régime sont politiquement si faibles, si rares et si timides actuellement, nous ne devons pas nous en émouvoir. La cause n’en est nullement dans une résignation générale à l’arbitraire policier. La cause en est que les gens capables de faire des révélations et prêts à les faire, n’ont pas de tribune d’où ils pourraient parler, pas d’auditoire qui écouterait passionnément et encouragerait les orateurs ; qu’ils ne voient nulle part dans le peuple une force à laquelle il vaille la peine de porter plainte contre le “tout-puissant” gouvernement russe... Nous sommes en mesure maintenant et nous avons le devoir de créer une tribune pour dénoncer le gouvernement tsariste devant le peuple entier ; et cette tribune doit être un journal social-démocrate [2].”

Cet auditoire idéal pour les révélations politiques est précisément la classe ouvrière, qui a besoin avant et par-dessus tout de connaissances politiques étendues et vivantes, et qui est la plus capable de profiter de ces connaissances pour entreprendre une lutte active, dût-elle ne promettre aucun "résultat tangible". Or la tribune pour ces révélations devant le peuple tout entier, ce ne peut être qu’un journal intéressant toute la Russie. “Sans un organe politique, on ne saurait concevoir dans l’Europe actuelle un mouvement méritant le nom de mouvement politique". Et la Russie, de ce point de vue, se rattache incontestablement à l’Europe actuelle. La presse est depuis longtemps devenue chez nous une force ; sinon le gouvernement ne dépenserait pas des dizaines de milliers de roubles à l’acheter et à subventionner toute sortes de Katkov et de Mechtcherski. Et le fait n’est pas nouveau que, dans la Russie autocratique, la presse illégale parvenait à enfoncer les barrières de la censure et obligeait les organes légaux et conservateurs à parler d’elle ouvertement. Il en a été ainsi entre 1870 et 1880 et même entre 1850 et 1860. Or combien plus larges et plus profondes sont aujourd’hui les couches populaires prêtes à lire la presse illégale et à y apprendre “à vivre et à mourir”, pour employer l’expression d’un ouvrier, auteur d’une lettre adressée à l’Iskra (n° 7). Les révélations politiques sont une déclaration de guerre au gouvernement au même titre que les révélations économiques sont une déclaration de guerre aux fabricants. Et cette déclaration de guerre a une portée morale d’autant plus grande que la campagne de dénonciations est plus vaste et plus vigoureuse, que la classe sociale qui déclare la guerre pour commencer la guerre, est plus nombreuse et plus décidée. C’est pourquoi les révélations politiques sont par elles-mêmes un moyen puissant pour décomposer le régime adverse, un moyen pour détacher de l’ennemi ses alliés fortuits ou temporaires, un moyen pour semer l’hostilité et la méfiance entre les participants permanents au pouvoir autocratique.

Seul le parti qui organisera véritablement des révélations intéressant le peuple entier pourra devenir, de nos jours, l’avant-garde des forces révolutionnaires. Or ces mots : “intéressant le peuple entier” ont un contenu très vaste. L’immense majorité des révélateurs qui n’appartiennent pas à la classe ouvrière (car pour être une avant-garde, il faut justement entraîner les autres classes) sont des politiques lucides et des hommes de sang-froid et de sens pratique. Ils savent parfaitement combien il est dangereux de “se plaindre” même d’un petit fonctionnaire, à plus forte raison du “tout-puissant” gouvernement russe. Et ils ne nous adresseront leur plainte que lorsqu’ils verront qu’elle peut vraiment avoir un effet, que nous sommes une force politique. Pour devenir aux yeux du public une force politique, il ne suffit pas de coller l’étiquette “avant-garde” sur une théorie et une pratique d’arrière-garde ; il faut travailler beaucoup et avec opiniâtreté â élever notre conscience, notre esprit d’initiative et notre énergie.

Mais, nous demandera et nous demande le partisan follement zélé de la “liaison organique étroite avec la lutte prolétarienne”, si nous devons prendre sur nous d’organiser contre le gouvernement des révélations intéressant véritablement le peuple entier, en quoi donc se manifestera le caractère de classe de notre mouvement ? Justement en ce que l’organisation de ces révélations sera notre oeuvre à nous, social-démocrates ; en ce que tous les problèmes soulevés par le travail d’agitation seront éclairés dans un esprit social-démocrate constant et sans la moindre concession aux déformations, volontaires ou non, du marxisme ; en ce que cette ample agitation politique sera menée par un parti unissant en un tout indissoluble l’offensive contre le gouvernement au nom de tout le peuple, l’éducation révolutionnaire du prolétariat en même temps que la sauvegarde de son indépendance politique, la direction de la lutte économique de la classe ouvrière, l’utilisation des collisions spontanées avec ses exploiteurs, collisions qui dressent et amènent sans cesse dans notre camp de nouvelles couches du prolétariat

Mais l’un des traits les plus caractéristiques de l’économisme est précisément qu’il ne comprend pas cette liaison, bien plus, cette coïncidence du besoin le plus urgent du prolétariat (ample éducation politique au moyen des révélations et de l’agitation politiques) avec les nécessités de l’ensemble du mouvement démocratique. Cette incompréhension se manifeste non seulement dans les phrases “à la Martynov”, mais aussi dans différents passages de signification absolument identique, où les économistes se réfèrent â un soi-disant point de vue de classe. Voici, par exemple, comment s’expriment les auteurs de la lettre “économiste” publiée dans le n° 12 de l’Iskra [3] : “Ce même défaut fondamental de l’Iskra (surestimation de l’idéologie) est la cause de son inconséquence en ce qui touche l’attitude de la social-démocratie envers les différentes classes et tendances sociales. Arrivé au moyen de constructions théoriques”... (et non par suite de “l’accroissement des tâches du Parti qui croissent en même temps que lui”. ..) “à la nécessité d’engager immédiatement la lutte contre l’absolutisme, et sentant probablement toute la difficulté de cette tâche pour les ouvriers dans la situation actuelle .... (pas seulement sentant, mais sachant fort bien que cette tâche paraît moins difficile aux ouvriers qu’aux intellectuels “économistes” - qui les traitent en petits enfants - puisque les ouvriers sont prêts à se battre même pour des revendications ne promettant, pour parler la langue de l’inoubliable Martynov, aucun “résultat tangible”) ... “mais n’ayant pas la patience d’attendre que des forces suffisantes pour cette lutte se soient accumulées, l’Iskra commence à chercher des alliés dans les rangs des libéraux et des intellectuels”.

Oui, oui, nous avons en effet perdu toute “patience” pour “attendre” le temps heureux, que nous promettent depuis longtemps les “conciliateurs” de toute sorte, où nos économistes cesseront de rejeter la faute de leur propre retard sur les ouvriers, de justifier leur propre manque d’énergie par la prétendue insuffisance de forces chez les ouvriers. En quoi, demanderons-nous à nos économistes, doit consister “l’accumulation de forces par les ouvriers en vue de cette lutte” ? N’est-il pas évident que c’est dans l’éducation politique des ouvriers, dans la dénonciation, devant eux, de tous les aspects de notre odieuse autocratie ? Et n’est-il pas clair que, justement pour ce travail, il nous faut “dans les rangs des libéraux et des intellectuels”, des “alliés” prêts à nous apporter leurs révélations sur la campagne politique menée contre les éléments actifs des zemstvos, les instituteurs, les statisticiens, les étudiants, etc. ? Est-il vraiment si difficile de comprendre cette “savante mécanique” ? P. Axelrod ne vous répète-t-il pas depuis 1897 : “La conquête par les social-démocrates russes de partisans et d’alliés directs ou indirects parmi les classes non prolétariennes est déterminée avant tout et principalement par le caractère que prend la propagande parmi le prolétariat même” ? Or, Martynov et les autres économistes se figurent encore maintenant que les ouvriers doivent d’abord “par la lutte économique contre le patronat et le gouvernement” accumuler des forces (pour la politique trade-unioniste) et ensuite seulement “passer” - sans doute de “la préparation” trade-unioniste de l’“activité”, à l’activité social-démocrate !

"... Dans ses recherches, continuent les économistes, l’Iskra s’écarte souvent du point de vue de classe ; elle estompe les antagonismes de classe et met au premier plan la communauté de mécontentement contre le gouvernement, quoique les causes et le degré de ce mécontentement soient très différents chez les “alliés”. Il en est ainsi, par exemple, de l’attitude de l’Iskra envers les zemstvos ... . L’Iskra soi-disant “promet aux nobles mécontents des aumônes gouvernementales, l’aide de la classe ouvrière, cela sans souffler mot de l’antagonisme de classe qui sépare ces deux couches de la population”. Que le lecteur se reporte aux articles “L’autocratie et les zemstvos” (n° 2 et 4 de l’Iskra) auxquels, vraisemblablement, les auteurs de cette lettre font allusion, et il verra que ces articles [4] sont consacrés à l’attitude du gouvernement envers la “molle agitation du zemstvo bureaucratique censitaire”, envers “l’initiative des classes possédantes elles-mêmes”. Dans cet article il est dit que l’ouvrier ne saurait rester indifférent à la lutte du gouvernement contre le zemstvo, et les éléments actifs des zemstvos sont invités à laisser là leurs discours anodins et à prononcer des paroles fermes et catégoriques, lorsque la social-démocratie révolutionnaire se dressera de toute sa taille devant le gouvernement. Avec quoi ne sont pas d’accord les auteurs de la lettre ? On ne saurait le dire. Pensent-ils que l’ouvrier “ne comprendra pas” les mots “classes possédantes” et “zemstvo bureaucratique censitaire” ? Que le fait de pousser les éléments actifs des zemstvos à abandonner les discours anodins pour des paroles fermes soit une “surestimation de l’idéologie” ? S’imaginent-ils que les ouvriers peuvent "accumuler des forces” pour la lutte contre l’absolutisme s’ils ne connaissent pas l’attitude de l’absolutisme également envers le zemstvo ? Encore une fois on ne saurait le dire. Une chose est claire, c’est que les auteurs n’ont qu’une idée très vague des tâches politiques de la social-démocratie. Cela ressort avec encore plus de clarté de la phrase que voici : “Telle est également (c’est-à-dire “voilant” aussi ”les antagonismes de classes”) l’attitude de l’Iskra envers le mouvement des étudiants.” Au lieu d’exhorter les ouvriers à affirmer par une manifestation publique que le véritable foyer de violences, d’arbitraire et de dépravation n’est pas la jeunesse universitaire, mais le gouvernement russe (Iskra n° 2 [5]) nous aurions dû, vraisemblablement, publier des développements inspirés de la Rabotchaïa Mysl ! Et ce sont ces opinions-là qu’émettent des social-démocrates en automne 1901, après les événements de février et de mars, à la veille d’un nouvel essor du mouvement d’étudiants, essor qui montre bien que, dans ce domaine aussi la protestation “spontanée” contre l’autocratie devance la direction consciente du mouvement par la social-démocratie. L’impulsion instinctive qui pousse les ouvriers à défendre les étudiants passés à tabac par là police et les cosaques devance l’activité consciente de l’organisation social-démocrate !

“Cependant, dans d’autres articles, continuent les auteurs de la lettre, l’Iskra condamne en termes énergiques tout compromis et prend la défense, par exemple, de l’intolérance des guesdistes.” Nous conseillons à ceux qui soutiennent d’ordinaire avec tant de présomption et de légèreté, que les divergences de vues parmi les social-démocrates d’aujourd’hui ne sont pas essentielles et ne justifient pas une scission, - de méditer sérieusement ces paroles. Les gens qui affirment que nous n’avons presque rien fait encore pour montrer l’hostilité de l’autocratie envers les classes les plus diverses, pour révéler aux ouvriers l’opposition des catégories les plus différentes de la population à l’autocratie, - ces gens peuvent-ils travailler utilement dans une même organisation avec des gens qui voient dans cette tâche “un compromis”, vraisemblablement un compromis avec la théorie de la “lutte économique contre le patronat et le gouvernement” ?

Nous avons à l’occasion du quarantième anniversaire de l’affranchissement des paysans parlé de la nécessité d’introduire la lutte de classe dans les campagnes (n° 3 [6]) et à propos du mémoire secret de Witte, nous avons décrit l’incompatibilité qui existe entre l’autonomie administrative et l’autocratie (n° 4) ; nous avons, à propos de la nouvelle loi, attaqué le servagisme des propriétaires terriens et du gouvernement qui les sert (n° 8 [7]), et acclamé le congres illégal des zemstvos, en encourageant les éléments des zemtsvos à abandonner les démarches humiliantes pour passer à la lutte (n° 8 [8]) ; nous avons encouragé les étudiants qui commençaient à comprendre la nécessité de la lutte politique et l’ont entreprise (n° 3) et, en même temps, nous avons fustigé “l’inintelligence phénoménale” des partisans du mouvement “exclusivement estudiantin”, lesquels exhortaient les étudiants à ne pas participer aux manifestations de rue (n° 3, à propos du message du Comité exécutif des étudiants de Moscou, du 25 février) ; nous avons dénoncé les “rêves absurdes”, le “mensonge et l’hypocrisie” des fripons libéraux du journal Russie (n° 5) et en même temps nous avons signalé la fureur du gouvernement des geôliers qui “réglait leur compte à de paisibles littérateurs, à de vieux professeurs et savants, à des libéraux notoires des zemstvos” (n° 5 : “Un raid de police contre la littérature”) ; nous avons révélé le sens véritable du programme “d’amélioration par l’Etat des conditions de vie des ouvriers” et salué l’“aveu précieux” : “il vaut mieux par des réformes d’en haut prévenir les revendications d’en bas, que d’attendre cette dernière éventualité” (n° 6 [9]), nous avons encouragé les statisticiens protestataires (n° 7) et blâmé les statisticiens briseurs de grève (n° 9). Voir dans cette tactique un obscurcissement de la conscience de classe du prolétariat et un compromis avec le libéralisme, c’est montrer qu’on ne comprend absolument rien au véritable sens du programme du Credo et de facto appliquer précisément ce programme, qu’on a beau répudier ! En effet, par là même, on traîne la social-démocratie à “la lutte économique contre le patronat et le gouvernement”, et l’on bat en retraite devant le libéralisme, en renonçant à intervenir activement et à définir son attitude, son attitude social-démocrate dans chaque question “libérale”.

Notes

[1] Ainsi, pendant la guerre franco-allemande, Liebknecht dicta un programme d’action à toute la démocratie, comme l’avaient fait, dans une mesure plus large encore, Marx et Engels en 1848.

[2] Voir Lénine oeuvres, 4’ éd. russe, t. 5, pp. 9-10. (N.R.)

[3] Le manque de place ne nous a pas permis de donner dans l’Iskra une ample réponse à cette lettre extrêmement caractéristique pour des économistes. Nous avons été très heureux de sa publication, car il y avait déjà longtemps que nous entendions dire de différents côtés que l’Iskra déviait du point de vue de classe, et nous n’attendions que l’occasion favorable ou l’expression précise de cette accusation courante pour y répondre. Or, ce n’est pas par la défensive, mais par des contre-attaques que nous avons coutume de riposter aux attaques.

[4] Entre ces articles, l’Iskra (n° 3) a publié un article spécial sur les antagonismes de classe dans nos campagnes. (Voir Lénine oeuvres, 4° éd. russe, t. 4, pp. 394-401. N.R.)

[5] Voir Lénine : oeuvres. 4° éd. russe. t. 4, pp. 388-393 (N.R.)

[6] Voir Lénine Oeuvres, 4° éd. russe, t. 4, pp. 394-401. (N.R.)

[7] Voir Lénine Oeuvres, 4° éd. russe, t.5, pp. 78-83. (N.R.)

[8] Voir Lénine Oeuvres, 4° éd. russe, t.5, pp. 84-85. (N.R.)

[9] Voir Lénine Oeuvres, 4° éd. russe, t.5, pp. 71-72. (N.R.)

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